Chapitre 3

Les mots du cœur

— Wow ! Super, Marie-Lune ! Est-ce que je peux être la marraine ? Même si je n’ai pas de chum ? Oh ! J’ai une idée… Ton père sera parrain et moi, marraine. Léandre et Sylvie… Ça sonne bien ensemble.

Sylvie était emballée. Elle babillait à pleine vitesse. Une vraie tête de linotte. Une pure sotte.

J’étais furieuse. Mes yeux lançaient des poignards. Mais au téléphone, ça ne donne pas grand-chose. Alors Sylvie continuait de dire tout haut ce qui flottait dans sa cervelle de moineau.

— C’est comme tu veux, mais moi, à ta place, je ne me marierais pas tout de suite. À cause de la bedaine. Tu vas vite devenir énorme. Et… c’est moins romantique. Si tu penses accoucher à la fin août, marie-toi à l’automne. Oh wow ! La fin octobre ! Avec les feuilles et tout. Ce serait tellement beau !

— Mange de la marde !

— Quoi ?

— Mange de la marde !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu peux vraiment être idiote, Sylvie Brisebois.

Mon amie s’est contentée de toussoter. Ça m’a donné le temps de reprendre mes esprits.

— Écoute bien. Il me reste quelques heures pour décider de ce que je fais de ma vie. Alors, arrête de te regarder le nombril avec ces histoires de marraine. Je ne sais pas quoi faire. Comprends-tu ça ?

Elle a fait semblant de se calmer. Mais la vérité était criante  : ma grossesse l’excitait. Pour Sylvie, tout est simple. Mon chum est beau comme un prince  ; il m’adore ; il a déjà un emploi et il meurt d’envie d’être le père de mon bébé. Qu’est-ce qu’une fille peut demander de plus ?

Toute la nuit, je m’étais laissé torturer. D’un côté, l’envie folle de tout effacer. Redevenir libre. Tout de suite ! De l’autre, un désir immense et complètement maboule  : inventer une famille. Fabriquer un nid. Avoir un petit oiseau, tout chaud, soudé à moi. Quand le soleil s’est montré le bout du nez, j’étais crevée et mon cœur épuisé ne disait plus rien.

Sylvie m’a proposé une session intensive de magasinage à Saint-Jérôme. La chanceuse a déjà son permis de conduire et l’auto de sa mère presque à volonté. D’après mon amie, dépenser est très thérapeutique. À son avis, on pourrait bannir les psychologues et les remplacer par des chèques-cadeaux.

J’ai dit oui. Le gazouillis de Sylvie m’empêcherait de penser. Au retour, elle me laisserait chez Antoine, et ensemble nous irions voir le Dr Larivière.

Sylvie est très systématique. Elle s’arrête seulement après avoir parcouru chaque mètre carré de tous les magasins. Notre itinéraire a débuté dans un rayon de vêtements pour hommes. Sylvie était en quête d’une chemise en denim pour son prochain chum, dont l’identité nous est encore inconnue.

— C’est ridicule, Sylvie ! Attends de savoir s’il sera grand ou gros !

Rien à faire. Sylvie vogue bien au-dessus de ces vulgaires considérations pratiques.

Au bout d’une heure, elle m’a entraînée dans une boutique de vêtements pour enfants. À peine entrée, elle a foncé sur les étalages pour nouveau-nés. J’avais le cœur en guimauve devant les pyjamas miniatures. Les bébés, c’est minuscule. À peine plus gros qu’un moineau. J’avais envie de bercer un pyjama dans mes bras.

Sylvie était d’accord avec moi. Le plus joli était brodé de lapins rose bonbon sur un velours bleu nuit. Il coûtait une fortune. Mais il était tellement mignon avec son petit pompon-queue-de-lapin à la hauteur des fesses… qu’on l’a acheté. C’était idiot, mais tant pis.

Après, je me suis mise à sortir le pyjama du sac toutes les deux minutes. J’essayais d’imaginer un bébé. Je caressais le tissu comme s’il y avait un petit ventre mou et rond sous les lapins brodés.

Sylvie a dû essayer vingt mille jeans. Devant les grands miroirs, j’ai eu un choc. Entre les os de mon bassin, il y avait bel et bien un renflement. Je ne l’avais jamais remarqué avant. À croire qu’il venait tout juste de pousser. Qu’il se forçait pour prendre de la place.

Il nous restait encore une bonne dizaine de boutiques à explorer quand j’ai senti la fatigue m’envahir. D’un coup. J’étais lessivée et mes jambes étaient en béton. On s’est arrêtées pour boire un Coke, mais j’aurais donné la lune pour être dans mon lit.

Tous les magasineurs s’étaient donné le mot pour prendre leur Coke en même temps. Il a fallu patienter un siècle avant qu’une serveuse vienne. Un enfant s’est mis à hurler.

C’était un petit garçon de trois ans environ. Sa mère semblait assez jeune. Vingt ans peut-être. Elle avait sûrement été jolie déjà, mais ses cheveux bruns défaits pendouillaient tristement sur ses épaules et son teint cireux trahissait sa fatigue. Nos regards se sont croisés. Ses yeux hurlaient de détresse. J’ai senti quelque chose se rompre en moi.

Elle caressait machinalement la tête de son fils impatient. Il avait sans doute soif, tout simplement. À côté d’elle, un enfant plus petit reniflait bruyamment. Il a épongé un peu de morve avec sa manche d’habit de neige. Le vêtement était sale et déchiré à plus d’un endroit.

La dame tripotait tour à tour l’un et l’autre, toujours de la même main. Des miettes de caresse pour les faire patienter. Elle balayait la pièce de son regard aux abois, en quête d’une serveuse. Ou d’un messie. En même temps, la jeune mère berçait son corps d’un mouvement régulier, de l’avant à l’arrière. Un petit paquet reposait au creux de son bras gauche.

C’était un bébé !

Je me suis levée d’un bond en attrapant Sylvie par le bras. La serveuse nous appelait, mais j’ai foncé vers la sortie.

Dehors, dans le silence enneigé, j’ai éclaté. Une vraie tempête de larmes.

Sylvie a su se taire. Attendre patiemment que mon ciel soit à sec.

— Qu’est-ce que tu veux, Marie-Lune ? Dis-le-moi. Je vais t’aider.

J’ai parlé à petits coups. Le souffle encore brisé par des sanglots.

— Je veux m’en débarrasser, Sylvie… Je ne me vois pas avec un bébé… J’ai peur… Aide-moi, je t’en supplie ! Je veux qu’il disparaisse. C’est moche mais c’est comme ça… Antoine a envie d’un bébé. Toi aussi. Mais pas moi… Une poupée, peut-être. Mais pas un vrai bébé.

Les mots ne sortaient pas assez vite. J’étouffais.

— Je ne veux pas l’annoncer au Dr Larivière. Je ne veux pas en discuter avec Antoine non plus. J’ai honte, comprends-tu ? Mais je veux m’en débarrasser.

Deux minutes plus tard, on roulait vers Montréal. L’année précédente, la sœur de Sylvie s’était fait avorter dans une clinique privée. En route, Sylvie a consulté un annuaire téléphonique dans une station-service. Puis elle a étudié une carte de Montréal.

Le soleil descendait. À quelle heure les cliniques d’avortement ferment-elles ? Sylvie roulait à toute vitesse en doublant presque toutes les voitures.

La clinique ressemble à une maison. J’étais persuadée qu’on s’était trompées d’adresse, mais une infirmière nous a accueillies avec un large sourire.

— Laquelle de vous deux a rendez-vous ?

Sylvie s’est mise à parler très vite. Ses propos étaient un peu incohérents, mais l’infirmière a fini par comprendre que j’avais quinze ans, que je voulais un avortement et que c’était urgent.

Elle s’est éclipsée pour revenir avec deux tasses de thé et des biscuits. Elle nous a installées dans un grand fauteuil et elle m’a promis que le Dr Marion me verrait bientôt.

Sylvie a pris ma main. Je l’ai embrassée tendrement sur la joue en tentant de sourire bravement.

Le Dr Marion m’a reçue dans un vaste bureau bien éclairé. Il voulait des dates. Comme le Dr Larivière. Je lui ai montré les chiffres encerclés sur le calendrier de mon agenda.

Il a froncé les sourcils. Comme le Dr Larivière.

— As-tu un endroit pour dormir cette nuit ? Il faudrait que j’installe des tiges laminaires… Ne t’inquiète pas, ça ne fait pas mal. Ce sont des algues. Ça fait dilater le col de l’utérus. Demain, on pourra pratiquer l’intervention.

J’ai senti l’angoisse monter.

Non. Je n’avais pas de place pour dormir. Et même si j’en avais… Il faudrait que j’avertisse mon père. Qu’est-ce que je dirais ? Je ne l’avais pas vu depuis la veille. Il m’avait laissé sur la table de cuisine une note annonçant qu’il serait au journal toute la matinée. Un samedi ! Il avait ajouté en post-scriptum  : Nous parlerons cet après-midi.

J’ai réuni un peu de courage.

— Les tiges… est-ce que c’est… vraiment nécessaire ?

— Le problème, c’est qu’à treize semaines, ta grossesse est déjà avancée. Normalement, l’intervention est simple et…

Le Dr Marion parlait, parlait, mais je ne l’entendais presque plus. Le tonnerre grondait tout autour. Des poignées de mots perçaient le tumulte de temps en temps, mais on aurait dit que le médecin parlait à une autre. J’étais spectatrice. Tout cela se passait dans un film. Au début, on croyait que c’était l’histoire d’un avortement ordinaire. Mais le scénariste s’était amusé à tout compliquer. Au fond de l’utérus, la chose avait grossie. Trop pour être simplement aspirée. Il fallait « dilater le col ». Et quoi encore ? « Écraser la masse ? »

Plus rien ne bougeait sur l’écran. Les personnages étaient figés. Le médecin semblait attendre. La fille semblait perdue.

Parfois, au lac, la pluie s’abat d’un coup, avec une force terrible. Il n’y a pas de tonnerre, ni d’éclairs. Juste une pluie démente. Un ciel devenu fou. Je pleurais à verse.

Je savais que quelques secondes plus tard, l’actrice allait se lever et partir. Je savais aussi qu’elle se sentait prisonnière. De son ventre. Et je pleurais parce que la vie est salope. Il aurait suffi que la scène se déroule une ou deux semaines plus tôt pour changer le scénario. Personne n’aurait parlé de tiges et de masse à écraser.

Je suis partie sans savoir si j’étais brave ou lâche.

Sylvie a été parfaite. Elle n’a pas demandé d’explications. Nous avons roulé pendant deux heures. Sans dire un mot.

À la maison, un nouveau billet traînait sur la table de cuisine  :

Avez-vous dévalisé toutes les boutiques ? Je suis chez l’Italien avec Monique. Venez nous rejoindre si vous rentrez avant 19 heures.

Je t’aime, Marie-Lune,

Léandre

J’ai griffonné quelques mots au dos du message  :

Je passe la nuit chez Sylvie.

Je t’aime moi aussi.

Pendant la nuit, j’ai fait un rêve. J’étais l’amie de ma mère et je tenais sa main pendant qu’elle accouchait. Nous étions seules à la maison. Fernande était allongée sur le divan-lit du salon. Par la fenêtre, derrière elle, je voyais le lac immobile. Ma mère était très calme. Elle ne gémissait même pas. À peine poussait-elle parfois de minuscules cris d’oiseau. Alors je caressais doucement son front.

Soudain, le vent s’est levé. Au bord du lac, les grands sapins se sont mis à fouetter l’air autour d’eux. On aurait dit des géants furieux. Le ciel a grondé et la forêt a tremblé. Puis le sol s’est lézardé. D’immenses fissures ont crevassé la neige.

Fernande a hurlé d’effroi. Un bébé gisait entre ses jambes.

Il ne criait pas, ne pleurait pas.

Il était bleu.

J’ai crié moi aussi. MAAAMAAAN.

Plus fort que les oiseaux sauvages.

Mais elle avait disparu.