Josée Lalonde, la travailleuse sociale, m’a laissé trois dossiers. Un bleu, un jaune et un vert. Trois possibilités. La quatrième, c’est moi.
Dans chacun des dossiers, il y a deux parents. Josée m’a remis leur histoire. Tout y est, sauf les noms et les visages.
Josée a beaucoup parlé. Moi, je n’ai presque rien dit. Ce que je veux ? Je ne le sais pas. Rester enceinte toute ma vie, tiens. Rien décider. Elle dit que j’ai le choix. Mon œil ! Garder mon bébé ou le donner ! Quand les deux solutions sont tristes, ça ressemble moins à un choix. Je m’imagine promenant un landau pendant que mes amies courent les discothèques et j’ai envie de pleurer. Mais quand je me vois sortir de l’hôpital les bras vides, je me retiens de crier. Parce que ça risquerait de fendre les falaises.
La balle est dans mon camp maintenant. Je peux choisir les parents de mon bébé. Tout comme je peux encore décider de le garder. Avec Léandre peut-être… Antoine n’a toujours pas donné signe de vie. Mon numéro d’épouvantail a dû l’effrayer pour de bon.
J’essaie de ne pas penser à lui. Ni à Jean. Parce que c’est le fouillis en dedans.
Avant d’ouvrir les dossiers, j’ai fait un pacte avec moi-même. Si aucun de ces parents de papier ne faisait l’affaire, je garderais le bébé. Je me suis installée dans mon lit, bien au chaud sous les couvertures, pour lire ces histoires de vie.
En refermant le dossier jaune, j’étais furieuse. La dame a quarante ans, son mari quarante-deux. Il est ingénieur ; elle travaille en publicité. Ils n’ont jamais eu de bébé parce qu’ils étaient trop occupés à collectionner des liasses de billets verts. Soudain, à trente-six ans, madame s’est découvert un cœur de mère. Du jour au lendemain.
Le hic, c’est que sa machine à bébés avait déjà commencé à mal tourner. Son médecin lui a suggéré de se contenter de la publicité. Madame a jeté les hauts cris et quitté son emploi. Depuis, elle joue les martyres. Elle veut prouver au monde entier que son cœur de mère est en hémorragie. Toutes ses voisines doivent la plaindre.
Moi, ça me fait chier.
La travailleuse sociale a utilisé des mots neutres et réfléchis pour raconter leur histoire, mais j’ai deviné des tas de bibites chez ces gens-là. Quelques phrases, entre autres, m’ont piquée :
Ce couple plein de bonne volonté est persuadé qu’il peut donner à un enfant tout ce dont il aura besoin. Les X habitent un immense condo avec vue sur le fleuve. Monsieur et madame ont déjà acheté des certificats bancaires en prévision des études universitaires de leur enfant. Madame préfère une fille et monsieur un garçon, mais ce qui compte le plus pour eux, c’est de recevoir un bébé en bonne santé.
Ces deux idiots croient que dans la vie on achète tout. Les condos, les diplômes, les bébés. Ils se croient supérieurs parce qu’ils ont tout plein d’argent. Ils pensent que ça suffit pour être de bons parents.
Vous voulez un bébé en santé ? Eh bien tant pis ! Il n’y a rien de garanti. Un bébé, ce n’est pas un ouvre-boîte. On ne peut pas le retourner au magasin à sa première grippe. Imbéciles, va !
Jamais, jamais je ne vous laisserai toucher à mon bébé.
Avant de plonger dans le dossier suivant, j’ai fait un saut à la cuisine. Un grand verre de lait et trois biscuits au chocolat garnis de crème à la vanille allaient me calmer. Léandre sirotait un café. Je lui ai tout raconté à propos du couple au gros condo.
Je n’avais pas terminé qu’il éclatait de rire. J’étais un peu offusquée. C’est sérieux ce que j’ai à décider.
— Veux-tu savoir ce que je pense, Marie-Lune ?
— Mmmouais…
— Je pense que tu as raison. Ce couple-là n’est pas convaincant, disons. Mais je pense aussi que tu exagères beaucoup et que tu es furieuse parce que… parce que tu as envie de le garder, ton bébé. Tu l’aimes déjà…
— Aimer ! aimer ! C’est bien beau, mais ça ne règle pas tout.
Merde ! Juste à ce moment, le petit bonjour a bougé. C’était… flagrant. On aurait dit une pirouette. Quelque chose d’acrobatique. Un long mouvement ample.
— Que se passe-t-il, Marie-Lune ?
— Il se passe qu’il essaie de me parler. Tiens… touche…
Nous devions avoir l’air intelligents. Moi debout à côté du réfrigérateur, lui à genoux, les mains plaquées sur ma bedaine. C’est tout juste si on respirait.
— Oh ! Ça y est !
Léandre était fou de joie. Jeanne a couru vers nous et s’est mise à aboyer, l’air de dire : « Moi aussi, je veux toucher. »
— Attends ! Il le fait encore. Oh ! Marie-Lune ! Ça me rappelle quand c’était toi. Tu courais des marathons la nuit. À la fin de sa grossesse, Fernande n’arrivait plus à dormir. Je posais mes mains sur son ventre, comme ça, pour te calmer. Et ça marchait !
Je suis retournée dans mon lit et j’ai chanté la comptine de « la poule sur un mur qui picosse du pain dur » pour décider du prochain dossier à lire. Au « va » de « lève la queue et puis s’en va », mon index est tombé sur la chemise bleue.
Les deux de ce couple-là, je les ai baptisés Armand et Armande. Pourquoi ? Je ne sais pas. L’histoire est un peu banale. Ils se sont connus à l’école. En cinquième année ! Et ils s’aiment depuis. C’est gentil.
Ils ont sagement attendu d’avoir vingt ans pour se marier. Et ils ont travaillé dur, autant pour gagner leur vie que pour fabriquer un bébé. Armand est machiniste dans une usine de pièces d’automobiles et Armande fait un peu de tout : du ménage, des tartes, des rideaux, du pâté chinois… Elle sait aussi faire des bébés, mais Armand a plus de difficulté. Un problème de spermatozoïdes…
Franchement, je trouve qu’ils font pitié. Même que ce ne serait pas si mal s’ils avaient mon bébé. Ce qui me chicote, c’est qu’il n’y a rien dans ce dossier. Pas l’ombre d’une bête noire. Mais pas de magie non plus.
Quand la travailleuse sociale leur a demandé pourquoi ils tenaient tant à avoir un bébé, Armand a répondu : C’est pas qu’on y tient tant. On est heureux quand même. Mais il me semble qu’avec un bébé, ça serait plus gai, plus vivant, ici. J’aime ma femme, mais à deux, à la longue, on s’ennuie. J’ai pas vraiment d’expérience avec les bébés, mais elle est l’aînée d’une famille de sept. Des couches et des biberons, elle a déjà vu ça.
Ils veulent un bébé-rayon-de-soleil, mais on sent qu’ils l’aimeraient aussi les jours de pluie. C’est correct.
Mais ce n’est pas assez.
J’étais fatiguée. Je pensais attendre au lendemain pour lire le dernier dossier. Je l’ai ouvert seulement pour voir s’il contenait plusieurs pages. Une enveloppe bleue en est tombée. À l’intérieur, il y avait une lettre. Les mots avaient été tracés d’une écriture fine et gracieuse.
Chère amie,
Vous pourrez, bien sûr, lire mon histoire dans le dossier préparé par les Services sociaux, mais je tenais à vous la raconter avec mes mots.
J’ai déjà été enceinte, comme vous, il y a six ans. J’étais folle de joie. Mon mari aussi. Ça fait cliché mais c’est la vérité : nous aimons beaucoup les enfants.
J’ai une petite boutique de vêtements pour dames avec un rayon pour enfants à l’arrière. Je dessine et je couds moi-même les vêtements pour tout-petits. Ma boutique ressemble un peu à un zoo. J’adore découper des animaux dans de jolis tissus pour les broder ensuite sur les pyjamas, les tuniques, les jupes et les salopettes. Mes hippopotames sont vraiment très drôles…
J’ai ouvert le rayon pour enfants pendant ma première grossesse. J’étais très heureuse d’être ronde comme un ballon. Les neuf mois ont été magnifiques.
L’accouchement a été douloureux, bien sûr, mais tout se déroulait bien. Mon mari disait que j’accouchais comme une chatte. Je riais parce qu’il n’y connaît rien. Il n’avait jamais assisté à un accouchement avant. Il est ébéniste.
J’ai expulsé un bébé mort-né. Il bougeait en moi quelques heures avant, mais il n’a jamais respiré.
J’ai pleuré pendant des mois. Je travaillais beaucoup, pour oublier. J’ai continué à coudre des vêtements pour enfants parce que j’aime bien voir mes petits clients rire en pointant du doigt un crocodile, une souris ou un éléphant.
Tout au long de ma grossesse, j’avais parlé à mon bébé. Après le triste accouchement, j’ai continué à le faire. Nous habitons une érablière un peu à l’écart du village où je travaille. J’aime beaucoup la nature. Quand le temps change, quand les feuilles tombent ou que la sève monte, je le raconte encore à mon bébé.
Nous avons attendu deux ans avant de tenter l’aventure d’une nouvelle grossesse. Je ne voulais pas remplacer mon bébé mort, mais je voulais un autre enfant. Vivant cette fois. Je l’ai perdu au quatrième mois. Ce fut très douloureux. Le médecin m’a conseillé de ne plus essayer. La prochaine fois, c’est moi qui pourrais y rester.
C’est horrible de perdre un bébé. On l’aime déjà, mais on n’a pas de souvenirs à chérir. On se sent tellement vide…
Mon mari et moi voulons encore un enfant. Nous avons refait nos forces et nous nous sentons d’aplomb malgré tous ces drames. Nous serions capables d’aimer de tout notre être l’enfant que vous nous confieriez.
Nous ne sommes pas riches, mais nous vivons bien. Nous nous aimons beaucoup. Il faut être très amoureux pour survivre aux épreuves que nous avons connues.
Il y a des gens qui cherchent la gloire. D’autres, la richesse. Ce que nous voulons le plus au monde, c’est un enfant.
La lettre n’était pas signée, car les adoptions se font dans l’anonymat. Le dossier n’ajoutait pas grand-chose. La lettre avait dit l’essentiel. La travailleuse sociale avait rédigé son rapport dans un style un peu officiel, avec des mots bien pesés, mais l’enthousiasme perçait entre les lignes.
J’avais si peu à offrir à mon bébé. Ma candidature méritait-elle encore d’être retenue ? Il existait quelque part des parents presque parfaits. Ils mouraient d’envie de tenir mon bébé dans leurs bras. Et ils le méritaient bien en plus.
Le drame, c’est que moi aussi, j’en avais envie. De plus en plus chaque jour. Malgré ma peur. Malgré ma peine. Malgré mes rêves d’avenir.
J’ai ouvert mon carnet et j’ai écrit, moi aussi.
le 12 mai
Cher moustique,
Je suis jalouse d’une dame merveilleuse qui voudrait t’adopter. Quoi qu’il arrive, il faudra que tu te souviennes qu’avant même ta naissance, des tas de gens auraient donné la lune pour toi.
Même moi… Il y a quelques mois, j’aurais bien voulu pouvoir me débarrasser de toi. Mais aujourd’hui, c’est différent. Je suis contente que tu sois si bien accroché, même si ça bouleverse ma vie. Tu es mon ami. Ma petite boule bien vivante qui me tient chaudement compagnie. Grâce à toi je me sens moins seule au monde.
Ton père n’est pas là. Il n’a pas lu les dossiers. Il ne sait rien de nous depuis des semaines. Et je lui en veux. Mais il a mal lui aussi. Il t’aime, lui aussi. J’en suis presque sûre.
Il s’appelle Antoine. Il est grand et beau. Et je l’aime encore, malgré tout. Il voudrait qu’on vive ensemble tous les trois. C’est peut-être encore possible… Mais quelque chose me dit qu’il ne faut pas. Même si, souvent, j’en meurs d’envie. Ce serait une erreur pour nous deux.
Ton père est une forêt, moustique. Invitante, changeante. Chaude, enveloppante. Mon corps tremble juste d’y penser. Mais c’est une forêt ravagée. Une forêt de dix-sept ans qui a vu tous les temps. La vie a écorché ton père, moustique. Il rêve beaucoup et il fuit souvent parce que sinon, ce serait trop pénible.
À première vue, la dame du dossier vert devrait te faire une bonne mère. Mais ça me fait mal de vous imaginer ensemble. J’aimerais bien, moi aussi, te tenir dans mes bras. Te caresser et te raconter la couleur du temps. C’est joli, les érablières, mais un lac, c’est bien plus beau.
Ma mère est morte, moustique. J’ai le cœur troué. Mais quand je pense à te quitter, mon cœur est prêt à exploser.
Il me reste encore quelques mois pour réfléchir. Quoi qu’il arrive, tiens bon ! Reste accroché. Je t’en supplie. Ne fais pas comme le bébé de la dame aux hippopotames.
Je t’aime,
Marie-Lune