Chapitre 9

Cœur sous avalanche

Le lac a crevé ce matin. Il y a eu trois longs grondements sourds suivis de craquements plus courts. Léandre a pris ses jumelles. Et il a vu l’eau. Le printemps est arrivé. Enfin !

Dans l’autobus scolaire, Sylvie a babillé pendant quarante-cinq minutes sur le même sujet  : Nicolas. C’est sa dernière flamme. Sa passion et sa raison de vivre depuis quatre semaines. Un record ! D’habitude, les amours de mon amie durent en moyenne une fin de semaine.

La journée a passé vite, peut-être à cause du printemps dans l’air. J’avais encore le cœur léger quand la cloche a sonné. J’ai ramassé mes livres rapidement. J’avais hâte d’être dehors, de sentir à nouveau le printemps.

J’ai eu un choc en poussant la lourde porte. Antoine était là. Il m’attendait. Ses yeux riaient. Le soleil de mai brillait en lui.

Quelqu’un en moi a crié  : « T’es un écœurant, Antoine Fournier. Un sans-cœur. » Quelqu’un en moi l’a inondé d’injures. Mais pendant ce temps-là, mes jambes couraient jusqu’à lui. Les insultes ont fondu dans la chaleur de ses bras et les restes de colère se sont effrités avant de voler en poussière.

Il m’a fait tournoyer comme une toupie.

— Attention ! Tu pourrais m’échapper.

— Pas de danger ! Je ne t’échapperais pas pour tout l’or du monde.

Il était revenu. Il m’aimait encore.

J’ai respiré un grand coup. Je voulais m’imprégner de son odeur. Lorsqu’il m’a repoussée un peu pour admirer mon ventre, j’ai vu Jean. Il marchait d’un pas ferme en direction du centre-ville. Depuis septembre, il travaille à la clinique vétérinaire presque tous les soirs après l’école. J’ai senti un frisson courir dans mon dos. Depuis le fameux soir au lac, nous nous évitions.

Antoine m’a frictionné le dos. C’était presque une vieille habitude.

— Viens… Tu as froid.

Nous avons marché jusque chez lui. Son père n’était pas là. Je m’en doutais. Sinon, Antoine aurait choisi un autre endroit. Pierre Fournier n’est pas toujours d’excellente compagnie.

Nous nous sommes assis sur le vieux sofa. Une avalanche de souvenirs a dévalé en moi. Je nous revoyais, plusieurs mois auparavant, seuls ici pour la première fois.

Antoine s’est levé. Il s’est agenouillé à mes pieds et il a appuyé doucement sa tête sur mon ventre. On aurait dit qu’il voulait entendre ce qui se passait à l’intérieur. Pauvre Antoine ! J’aurais dû lui dire que les bébés bougent parfois mais sans bruit. Tant pis ! Je ne voulais pas briser la chaleur de notre silence.

Il s’est mis à caresser mon ventre. Puis il a soulevé lentement mon chemisier, détaché les lacets de mon jean et appuyé ses lèvres chaudes sur mon ventre.

Ses mains ont flatté la peau tendue de ma bedaine arrondie, puis elles ont massé ma taille et couru sur mes côtes avant de se poser sur mes seins. On aurait dit des ailes de papillon. C’était bon.

Depuis des mois, j’avais envie d’être aimée, d’être désirée. Je m’étais si souvent sentie grosse et laide. Sous les mains d’Antoine, je redevenais une princesse.

Nous avons fait l’amour. Pour vrai. Jusqu’au bout cette fois. C’était doux et bon. Lorsque Antoine s’est étendu à mes côtés, épuisé et heureux, je pleurais sans bruit. Je savais que c’était fini.

Il était venu me proposer de repartir avec lui. M. Talbot lui offrait un meilleur salaire à son nouveau garage. Antoine avait fait des calculs. C’était serré mais on pourrait arriver. Il nous avait déniché un appartement. Une seule chambre mais assez grande pour qu’on installe un lit de bébé au pied du nôtre.

Antoine avait parlé d’une voix fébrile sans me regarder. Il a relevé la tête. Mon visage ruisselait de larmes.

Il a compris que je l’aimais. Mais pas assez pour tout laisser.

J’ai demandé à Léandre de venir me chercher. En l’attendant, j’ai flatté les cheveux dorés de mon amoureux. J’essayais de ne plus pleurer, mais des larmes roulaient quand même de temps en temps.

Les pneus ont crissé et le moteur s’est tu. Léandre venait d’arriver ; il attendait. J’ai posé un dernier baiser sur les lèvres d’Antoine. Ses paupières étaient closes. J’aurais tant voulu plonger une dernière fois dans sa forêt verte. Mais c’était fini.

Je me suis effondrée dans les bras de Léandre. J’avais mal, mais mon père semblait soulagé. Il devinait qu’il y avait eu des adieux.