Chapitre 10

Fée ou bourreau ?

— Mme Josée Lalonde s’il vous plaît.

— Qui dois-je annoncer ?

— Marie-Lune Dumoulin-Marchand.

La téléphoniste m’a flanqué une musique sirupeuse dans les oreilles et j’ai dû patienter un siècle.

— Mme Lalonde est en réunion présentement. Il vaudrait mieux rappeler. À moins que ce ne soit urgent…

— Oui. Oui, c’est urgent.

J’ai dû subir de nouveau leur musique à la guimauve. La voix de Josée a finalement percé à l’autre bout du fil.

— Marie-Lune, que se passe-t-il ?

— Je veux les rencontrer. Le couple vert. Je veux dire le couple dans le dossier vert. Vous savez… la dame aux hippopotames. Je suis fatiguée, je n’en peux plus. Je n’arrive pas à me décider. Je veux les rencontrer. S’ils refusent, tant pis, je le garde, mon bébé.

— Bon. Je vais voir s’ils acceptent. Je te rappelle aujourd’hui si je peux. Courage, Marie-Lune… Je sais que c’est difficile.

Nous avons rendez-vous à l’hôpital, dans une petite salle où d’autres couples en quête d’un bébé ont rencontré de jeunes mères fatiguées. J’ai fait exprès d’arriver en retard. Je voulais surprendre leur mine lorsqu’ils m’apercevraient.

Léandre voulait venir, mais j’ai refusé. Je devais être seule pour décider. Tout dépendrait de leur allure, des ondes qu’ils projetteraient.

J’étais un peu la maîtresse. Et je leur faisais passer un test. Si le mari a un rire idiot, tant pis, c’est fini. Si elle a un trop gros nez, désolée, c’est terminé. Aujourd’hui, c’est comme ça. Il faut un « A+ » pour passer. Rien de moins. C’est moi qui fixe les règles.

J’avais fini par l’imaginer, elle, grande, grosse et blonde. L’air pas trop intelligent. Un peu cervelle d’oiseau. Lui ? Plutôt lourdaud.

La porte était ouverte. J’entendais un mélange de voix. Soudain, un rire s’est détaché. Il était franc, cristallin. Un peu nerveux mais pur et vraiment joyeux.

Je savais que c’était elle. Le pire, c’est qu’elle ressemble à sa voix. Je n’ai pas vu l’autre tout de suite. Ni Josée. La dame aux hippopotames prenait toute la place. Et pourtant, elle n’est ni grosse ni grande. Elle est jolie.

Elle n’a pas souri gentiment en me voyant. Non. Ses yeux verts se sont agrandis. Elle avait peur, elle aussi. J’étais son bourreau ou sa fée. Je pouvais tout  : lui donner ce qu’elle désirait le plus au monde ou décider de le garder pour moi.

J’étais hypnotisée par ses yeux. Elle a les mêmes grands yeux que ma mère. Des yeux clairs. Des yeux verts. Des yeux comme un miroir, qui disent toujours le fond de l’âme.

Elle aussi lisait dans mes yeux. Les miens sont bleus. L’iris est cerclé d’un bleu plus foncé, presque mauve. Comme ceux de Léandre. Ma mère lisait souvent dans mes yeux.

— Tu peux toujours mentir, ça ne sert à rien. Tes yeux disent la vérité. Tu ne pourras jamais rien me cacher.

Et je la croyais. Je sentais que c’était vrai.

Josée a voulu briser le silence.

— Marie-Lune, je te présente Claire et François. François, Claire, voici notre Marie-Lune. Je vais chercher du café pour tout le monde ?

— Non. Je voudrais un grand verre de lait.

Il y avait du défi dans ma voix. Je voulais leur lancer à la figure que j’étais une bonne mère qui prenait bien soin de son enfant.

François s’est levé. Je l’avais à peine remarqué. Il n’est pas très grand mais plutôt costaud.

— Je vous laisse, les filles. Je pense que vous avez des choses à vous dire.

C’était malin ! Je l’aurais payé pour rester. Je n’avais pas envie d’être seule avec elle. Et puis, j’ai pensé que non. Ça irait. J’étais deux. C’est elle qui était seule. J’avais le choix, le droit.

Alors, je l’ai vue telle qu’elle était. Une jeune femme aux grands yeux verts qui porte un deuil. Comme moi. Elle n’était jamais vraiment seule. Une absence avait pris racine en elle. Je me suis souvenue des mots de sa lettre.

C’est horrible de perdre un bébé. On l’aime déjà, mais on n’a pas de souvenirs à chérir. On se sent tellement vide…

La pitié allait m’envahir lorsque, brutalement, les mots se sont imposés à moi mais avec un tout autre sens. J’aimais déjà le petit paquet de vie dans mon ventre. En le donnant, quels souvenirs aurais-je à chérir ? Allais-je être condamnée à porter en moi deux fosses immenses ?

J’avais le vertige. Peur de basculer. De tomber dans le vide. De disparaître dans ma solitude. À force de vide et d’absence, on n’existe plus. Le désert rend fou, parce qu’on ne peut s’accrocher à rien. Sans mon moustique que restait-il ? J’ai senti un lourd rideau tomber. J’en avais assez. Mes yeux ont couru vers la sortie, mais en route, ils ont croisé ses yeux à elle.

Elle me regardait toujours. Nous n’avions pas encore dit un mot. Mais ses yeux avaient changé. Elle n’avait plus peur. Son regard m’enveloppait. Elle lisait dans le mien.

Claire s’est approchée lentement et elle m’a entourée de ses bras. Je pleurais maintenant et elle aussi je crois. Mais elle ne portait pas attention à ses larmes. Elle chantonnait  : ssshhh… ssshhh… ssshhh… en caressant ma joue mouillée de ses longs doigts minces.

La dame aux hippopotames a des bras de mère. Chauds et doux comme des ailes d’oiseaux.

— Pauvre Marie-Lune… Ça doit être terrible de prendre une décision. Prends ton temps, ma belle. François et moi, on ne veut pas te brusquer. Et quoi que tu décides, je suis sûre que ce sera bien.

Elle pleurait franchement lorsqu’elle a ajouté  :

— Si ce bébé te ressemble, il sera magnifique.

J’ai ravalé quelques larmes et j’ai souri.

— Vous devriez voir le père. Il est beau comme un dieu.

J’ai ri. Et elle aussi.

Lorsque François et Josée sont revenus avec un grand verre de lait et trois cafés, nous bavardions comme deux amies. Elle m’avait décrit l’érablière ; je lui avais raconté le lac. Pas un mot sur l’adoption.

Il fallait y venir. Josée m’a demandé si j’avais des questions à poser aux « parents potentiels ». J’en avais. Des tas. Mais je ne savais plus par où commencer. Je me suis souvenue de la liste que j’avais glissée dans la poche de mon jean.

En me tortillant un peu, j’ai réussi à extirper la grande feuille pliée et l’interrogatoire a débuté.

Ça n’a rien donné. Claire et François sont ce qu’ils sont. Ils répondent donc correctement à toutes les questions.

— Et s’il naît infirme ? Sans bras ? S’il souffre d’un horrible syndrome ?

Claire a répondu sans hésiter.

— Ce bébé, nous l’avons déjà accepté tel qu’il est. Pour moi, la question ne se pose pas. Si j’avais accouché moi-même d’un enfant handicapé, je l’aurais aimé. C’est pareil.

J’allais démissionner quand je me suis souvenue des questions de l’autre côté. Elles étaient plus embêtantes à poser.

— Si j’en faisais une condition, accepteriez-vous que je revoie mon bébé ?

François a répondu.

— Non. Nous y avons déjà réfléchi. Ce serait beaucoup plus facile de dire oui… Mais, Marie-Lune, vous savez que rien ne nous obligerait à tenir notre promesse. Après la naissance du bébé, vous avez quelques mois pour changer d’idée, mais une fois l’ordonnance de placement signée, nous ne serions pas tenus de vous laisser voir cet enfant.

C’était vrai. Josée m’avait expliqué tout cela. Après la naissance du bébé, la mère biologique doit signer un consentement à l’adoption. Elle a trente jours pour changer d’idée. Une simple signature et l’enfant lui revient. Le Directeur de la protection de la jeunesse rend l’ordonnance de placement environ trois mois après la naissance. La plupart du temps, le bébé vit déjà chez ses parents adoptifs. L’ordonnance de placement clôt le dossier. La mère biologique perd alors tous ses droits sur l’enfant.

— J’aimerais ajouter quelque chose. Je pense que tu seras d’accord, François…

La voix de Claire tremblait un peu. Elle mordillait ses lèvres en parlant.

— Nous ne pouvons rien promettre. Ce serait malhonnête. Qui sait quelle serait notre réaction dans dix ans si tu voulais revoir cet enfant ? Comme l’a dit François, ce serait facile de dire oui aujourd’hui et de changer d’idée après…

Dans le fond, ils auraient le gros bout du bâton. Mais Claire n’avait pas fini.

— Si tu en faisais une condition, la réponse serait donc non. Je ne veux pas te faire une promesse que je ne pourrais peut-être pas tenir. Il faudrait aussi savoir d’avance comment cet enfant réagirait à ta requête.

La voix de Claire s’est enrouée.

— Marie-Lune… Tout cela me semblait simple et clair avant de te rencontrer. Mais aujourd’hui, je veux te laisser une promesse. Si tu nous confies ce bébé et que par la suite tu t’inquiètes à son sujet, j’accepterai toujours de t’écrire ou de te rencontrer. Et si tu es malheureuse, pour quelque raison que ce soit, je veux pouvoir t’aider.

François s’est approché d’elle, il a pris sa main. Des larmes tremblaient dans les yeux de Claire.

— C’est bien peu, mais ce serait ma façon de te dire merci. Je ne pense pas à l’adoption… Je pense à toi. À ce que tu es. À ce que cet enfant héritera de toi… Quoi que tu décides, ce bébé aura eu une mère extraordinaire pendant neuf mois. Je ne l’oublierais pas.

Josée pleurait. François aussi. Je me suis levée et je suis partie.