Chapitre 11

Si tu voyais les sapins

Encore dix semaines ! Soixante-dix jours ! L’éléphante se porte bien, mais elle aimerait décrocher sa bedaine de temps en temps. La ranger dans un tiroir pendant quelques heures pour courir comme un petit chien fou. Quel printemps plate !

Flavi a téléphoné vendredi dernier. La pauvre a attrapé une grippe carabinée. Sous les palmiers ! Elle devait nous revenir en fin de semaine, mais les plans sont modifiés. Il faut attendre que sa fièvre soit tombée. Ses vieilles copines la chouchoutent, mais je sais bien qu’elle a hâte de rentrer.

Léandre est aux oiseaux. La Presse l’invite à collaborer à ses pages sportives. Le mois dernier, Léandre avait fait la une du Clairon avec un article sur Stéphane Lacelle, un jeune de Saint-Jovite, baveux et pas beau mais plutôt habile avec un bâton de hockey. C’est un des meilleurs marqueurs de la ligue junior majeure, et Léandre a prédit que ce petit cul qui a triplé son secondaire I serait le prochain Wayne Gretsky.

En lisant l’article, j’avais eu un peu honte de mon père. Non mais quand même ! Il faut ouvrir les yeux. Même vieux, Gretsky est sexy, alors qu’à dix-sept ans, Stéphane Lacelle ne réussirait même pas à enjôler une planche à repasser. Mais si j’ai bien compris, le directeur des pages sportives de La Presse se moque de la faille esthétique dans la comparaison Lacelle-Gretsky. Il trouve que Léandre écrit bien et qu’il a du flair.

On propose à mon père d’interviewer une vedette du hockey chaque semaine. Il conserverait son emploi au Clairon mais passerait ses samedis à Montréal. Je pourrais l’accompagner et en profiter pour magasiner.

Avec ou sans bébé ?

Je suis bien contente que Léandre soit heureux. Il ne l’a pas volé. Et l’idée des balades à Montréal me ravit. Mais je crains un peu la suite. Si Léandre a tant de talent, ils voudront peut-être l’engager pour de bon. On déménagerait à Montréal ?

Il y a quelques mois, l’idée m’aurait rendue complètement maboule. De joie ! Mais je ne sais plus… Jean a dit  : « Mon pays, c’est le lac. » Et je ne l’ai pas trouvé ridicule. Jean a dit  : « Mon pays, c’est le lac. » Et j’ai eu l’impression de prendre racine.

Au cours des derniers mois, il y a eu des jours où j’ai eu l’impression de tomber au fond d’un puits et de ne plus jamais pouvoir en sortir. Il fait froid, il fait noir, c’est morbide et humide au fond d’un puits. On sent vraiment qu’on ne peut pas descendre plus bas.

Souvent, pendant ces longues journées, je me suis arrêtée pour regarder le lac. C’est beau. C’est mieux que la mer, parce qu’on ne s’y perd pas. C’est un nid pour grands oiseaux blessés, une île pour naufragés. Un royaume bien gardé. Il y a les montagnes au fond, les falaises à gauche, la butte du mont Éléphant à droite et là, tout près, les sapins, ces hautes sentinelles toujours au garde-à-vous.

Et il y a Jeanne. La pauvre ! Elle mourrait en ville. Elle passe ses journées à courir dans la forêt, pissant partout et reniflant tout ce qui bouge. À la fonte des neiges, l’idiote jappait après les feuilles volant au vent. Elle est énorme et elle mange autant qu’un poulain.

Sylvie n’a toujours pas largué Nicolas. À croire qu’elle le fait exprès. C’est plate une amie à bedaine, hein ? Ça ne danse plus, ça ne court plus et ça rit moins souvent qu’avant. Mes week-ends sont longs. Je parle beaucoup à mon moustique, mais à part les coups de pied, il n’a pas trouvé le moyen de me répondre.

Je m’ennuie de ma forêt amoureuse. J’aurais tant besoin de m’y perdre. Antoine ! Es-tu malheureux, toi aussi ? Danses-tu, le soir, avec une autre amie ? Je t’aimerai toujours, Antoine. Mais toi, m’en voudras-tu toujours ?

Deux épaves, Antoine. C’est ce que nous sommes. Terri­blement seuls, grugés par les vagues. Comprends-tu, maintenant, pourquoi on ne pouvait pas être trois ? Ce serait mauvais pour le moustique. Les épaves, c’est trop fragile. Il lui faut des parents falaises, solides comme le mur de roc de l’autre côté du lac.

J’ai marché jusqu’à la bibliothèque. Trois kilomètres. Une bonne trotte ! C’est bon pour ma ligne et ça engourdit mes pensées. La bibliothèque municipale du lac Supérieur est grande comme une boîte de sardines, mais Mlle Grandpré, notre bibliothécaire bénévole, connaît des tas de bons romans.

En rentrant, j’ai vu Jean, assis à une table, un gros livre entre les mains. Il a rougi en me voyant. J’aurais voulu fuir, mais c’était trop tard. Ç’aurait été pire.

J’avais enfilé un vieux chandail de Fernande. Normalement, il aurait été très ample, mais mon moustique le gonflait tellement que les fleurs étirées de l’imprimé ne ressemblaient plus à rien. J’étais un peu gênée de venir promener ce gros ventre entre les étagères tassées.

J’ai marmonné un faible salut puis j’ai foncé vers le rayon droit devant. J’ai grignoté trois ou quatre résumés de romans, mais ma cervelle n’enregistrait rien. J’ai pris le premier livre qui m’est tombé sous la main.

C’était un piège. Mlle Grandpré n’était pas là. Qui la remplaçait ? Jean ?

Je devais sembler bien nigaude, immobile, hébétée, avec mon roman en main.

Jean s’est approché. J’avais peur. Sa présence m’émouvait comme en ce matin frileux où il m’avait cueillie dans la neige, la tête en sang et le cœur en compote. Combien de fois, depuis, le hasard m’avait-il projetée dans ses bras ? Je reconnaissais son odeur maintenant. Et elle m’enivrait.

— Mlle Grandpré devait sortir. Elle sera de retour dans une heure. J’ai accepté de la remplacer. Si tu veux, je peux estampiller ton livre…

— Oui… oui… Merci.

Pour alléger un peu l’atmosphère, il m’a demandé des nouvelles du chiot. J’ai ri.

— Jeanne est énorme. Ce n’est vraiment plus un chiot.

Son visage s’est figé et j’ai compris que j’avais commis une gaffe. Jeanne…

Il n’a rien dit. Et moi non plus. Mais ses yeux plus sombres que la nuit brillaient d’une étrange lueur. J’espérais que les miens ne disaient rien.

De retour à la maison, je me suis enfermée avec Shabanu, le roman que je n’ai pas choisi. Quelle étrange histoire ! Shabanu est une fille du désert, une enfant de nomades qui rêve de ne jamais se marier. Elle préfère la liberté, le vent brûlant des dunes et la chaleur tranquille d’un troupeau de chameaux.

Je me suis assoupie en rêvant de liberté. À mon réveil, j’ai cherché le carnet fleuri. Et j’ai écrit.

le 10 juin

Cher moustique,

Dans ma tête, tout est clair. Comme le nom de ta mère. Mais dans mon cœur, c’est le fouillis. Un immense désordre, un terrible fatras.

J’ai décidé mais je ne veux pas leur dire. J’ai besoin de laisser la porte entrouverte jusqu’à la fin. Au cas où je n’arriverais plus à vivre avec cette décision.

Il faut que tu saches que je t’aime. C’est très important. C’est pour ça que je vais te confier à elle.

Si je te gardais, tu serais un baume. Un pansement sur ma blessure après l’accouchement. Tu me ferais du bien. J’en suis sûre. Et je te soignerais très bien. Ça aussi c’est sûr.

Mais après, je ne sais pas… Je me vois mal t’apprenant à parler et à lire. J’ai de la difficulté à te voir grandir. J’aurais tant de choses à faire avant.

J’ai des tas de rêves. Je ne suis plus sûre de vouloir devenir journaliste. La vérité, c’est que j’aimerais écrire. J’aimerais pouvoir peindre le désert avec des mots comme l’auteure de Shabanu.

Dans un peu plus d’un an, tu feras tes premiers pas dans une érablière. Claire sera très fière de toi. Ce sera l’automne. Les érables sont toujours magnifiques l’automne. Je penserai à toi. Et je souffrirai de n’avoir pas pu te montrer mon lac.

Si tu voyais les geais bleus l’hiver. Ils viennent manger à notre porte. Et l’été, au lac, on peut nager jusqu’à l’île et rêver qu’on est naufragé.

J’aurais tant aimé te montrer nos grands sapins. En les regardant, on finit par comprendre des choses. Ils nous apprennent à tenir bon dans la tourmente.

Les grands sapins restent toujours droits. Ils sont têtus comme toi. Ils ont peut-être peur, mais ils ne s’effondrent pas. Leurs branches cherchent le ciel. Ils sont forts et braves et beaux. Ils dansent sous la tempête. Et lorsque les vents cessent, leurs branches sont pleines d’oiseaux.

Je ne pourrai jamais moi-même t’enseigner cela. Et ça me fait pleurer quand j’y pense. Mais je t’ai donné la vie. C’est mon cadeau.

Ne m’oublie pas…

Je t’aime,

Marie-Lune