Je roulais depuis plusieurs heures déjà. Montréal était déjà loin et Saint-Jérôme, tout près. Quelques kilomètres encore. Je ne connaissais personne à Saint-Jérôme. Je savais seulement qu’à partir de là il faut compter quatre-vingts kilomètres pour atteindre le lac.
Je ne fuyais pas. J’aurais voulu le dire à ma psy. Expliquer à la Dre Lise Bérubé que je ne me sauvais pas sur la route du Nord. J’avais rendez-vous. J’irais hurler ma rage aux grands sapins du lac.
Les humains n’ont rien à voir avec les arbres. C’est fou de vouloir danser dans la tourmente. S’accrocher ? Tenir bon ? Foutaises ! La vie est une paroi dangereuse. Et les hommes, des alpinistes fous. Il n’existe pas de prises sûres, rien de solide à quoi on peut s’agripper. Tout cède.
J’aurais voulu tenir bon. Mais le rocher était pourri et les vents déments.
La nuit est tombée. Les automobilistes m’engueulaient à grands coups de klaxons. Arrivée à Saint-Jérôme, j’ai filé tout droit. J’avais très soif pourtant et même si je n’avais pas un sou j’aurais au moins pu trouver un endroit où boire un peu d’eau. Mais je me sentais incapable de frayer avec les humains.
Je n’étais pas triste, juste enragée. J’avais envie de tout faire sauter. De mettre le feu aux poudres. De faire péter la planète. Au lieu, je pédalais comme si des meutes furieuses couraient à mes trousses.
La route est devenue plus montagneuse et j’étais épuisée. Je marchais à côté de mon vélo depuis un bon moment lorsque j’ai aperçu l’écriteau « à vendre » devant une maison qui semblait inhabitée.
Les fenêtres étaient condamnées, mais la tige du cadenas sur la porte avait été sciée. Les gonds rouillés ont grincé et, à peine entrée, j’ai entendu des pattes griffues courir sur les lattes du plancher. Des rats ou des souris.
Il y avait du bruit à l’étage. Des craquements, des chuchotements et un tintement de verre peut-être. J’ai attendu un peu sans bouger. J’étais trop fatiguée pour me laisser effrayer.
Mes yeux se sont habitués à l’obscurité et j’ai réussi à distinguer l’escalier. J’aurais pu m’écrouler dans un coin, mais j’ai quand même gravi les marches. Pour voir.
Un garçon et une fille étaient enlacés sous l’unique fenêtre. La lune s’amusait à barbouiller leurs visages pendant qu’ils s’embrassaient. Ils ne m’avaient pas entendue. Peut-être avaient-ils trop bu ? Plusieurs bouteilles de bière gisaient autour d’eux.
Ils se bécotaient joyeusement, avec gourmandise. L’alcool ou l’amour les rendait heureux. Parfois, des rires fusaient.
Soudain, sans avertir, ils se sont déchaînés. Il l’a serrée dans ses bras comme si la fin du monde approchait et elle l’a embrassé comme s’il partait des années, à la guerre ou en mer. Ils ont roulé sur le sol.
J’avais mal comme si on m’avait rouée de coups. J’étais à quelques mètres d’eux, mais il y avait des océans entre nous. Des mondes. Des galaxies.
J’étais si désespérément seule.
Une toute petite île, un radeau à la dérive.
J’ai dégringolé les marches puis foncé vers la porte. Dehors, j’ai respiré un grand coup. Mais ça n’allait pas mieux. En voyant mon vélo, je me suis sentie complètement vidée. Plus de gaz, plus d’électricité. Plus envie d’avancer. Dans ma tête, un bout de chanson de Luc Plamondon roulait en boucle : M’étendre sur l’asphalte… Et me laisser mourir…
J’ai donné un coup de pied au vélo et je me suis écroulée sous un arbre.
Là, seulement, j’ai pleuré.
Antoine était mort. Il s’était tué.
Antoine était mort et je voulais mourir moi aussi.
J’ai scruté le ciel sans étoiles jusqu’à ce que mes yeux se ferment. J’ai dormi par à-coups, en grelottant, dans l’herbe haute.
Le soleil m’a réveillée. Un filet de lumière entre les pins et les feuillus. J’ai mis quelques secondes avant de me souvenir. En plongeant une main dans la poche de mon jean, j’ai reconnu la lettre.
Je t’embrasse pour la dernière foi.
C’était trop horrible pour être vrai.
Il y avait eu tant de départs, d’abandons, de ruptures. Antoine, Fernande, Jeanne, le moustique… J’étais un ciel de tempête déchiré par trop d’éclairs.
J’ai réussi à m’asseoir. J’avais très soif et tous mes muscles élançaient. J’ai attendu un peu. Quelques mésanges piaillaient. Les feuilles des ormes frissonnaient sous un vent paresseux.
J’ai trouvé une petite source d’eau. À peine un ruisseau. Je n’avais pas le courage d’enfourcher mon vélo alors j’ai marché lentement à côté.
Le soleil était déjà chaud et la route déserte. Combien d’heures me faudrait-il pour arriver au lac ? Je n’avais pas de lettre à écrire. Que des adieux à lancer aux arbres et au vent.
On ne commande pas toujours les souvenirs. Ils peuvent s’abattre sur nous sans avertir. Les mots d’Antoine tonnaient dans ma tête. Et voilà que soudain, Jean revenait m’habiter.
Le soleil tapait fort. Les cigales menaient un train d’enfer. C’était ma première promenade en montagne depuis l’accouchement. J’avais choisi l’eau vive et les dalles brûlantes de la cascade derrière la côte à Dubé. Je n’avais pas apporté de maillot, ni de livre, ni de pique-nique. J’étais simplement venue ; je m’étais allongée sur les pierres lisses et je m’étais presque sentie heureuse. J’avais oublié qu’on pouvait être ainsi. Le cœur comme un lac à cinq heures.
Je ne savais pas que Jean fréquentait ce lieu. Les chutes de la Boulé sont connues de tous les résidents du lac, mais il faut compter une bonne heure de marche pour s’y rendre. J’avais l’habitude d’y être seule.
Il est arrivé sans bruit. Un vrai sauvage ! Qui marche sans déranger une branche. J’ai eu peur en l’apercevant. Il a ri. J’avais relevé un peu mon tee-shirt pour me faire bronzer. Je me suis félicitée de ne pas l’avoir enlevé. Il s’est assis à côté de moi et tout mon corps a frémi. Ce n’était pas la première fois. La présence de Jean déclenchait de fabuleuses bourrasques en moi.
Il s’est mis à parler. Ça m’a aidée. Il a raconté des tas de trucs drôles sur les clients de la clinique vétérinaire où il travaillait pendant l’été. Ça me rappelait le salon de coiffure de Fernande et sa faune bizarre.
Jean a une théorie sur les hommes et les chiens : il croit vraiment que les gens adoptent un animal qui leur ressemble. Pour appuyer sa théorie, il s’est mis à me décrire des propriétaires de caniche, de basset, de bouledogue, d’épagneul et de chow-chow. C’était délirant. J’étais persuadée qu’il en inventait au moins la moitié.
— Et j’imagine que les propriétaires de saint-bernard sont tous des ogres boulimiques ?
— Tu les connais ?
Je l’ai poussé un peu. Pour rire. Il s’est laissé rouler sur les dalles près du bassin et il s’est jeté à l’eau tout habillé.
— T’es malade !
Je riais aux éclats. J’avais l’impression d’avoir cinq ans. C’était merveilleux.
— Allez, viens !
Je me suis glissée dans l’eau fraîche et peu profonde sans même hésiter.
Nous ne riions plus. L’eau ruisselait sur son visage et son tee-shirt collait à sa peau. Jean est beau. Son corps est invitant. J’ai pensé à mes propres vêtements. En baissant les yeux, je crois que j’ai rougi un peu.
Jean s’est approché très lentement. Son regard de sable et de terre, si grave soudain, était planté dans le mien.
Jamais je n’oublierai l’instant où il m’a touchée. Quelques doigts sur mon cou. J’ai eu l’impression de flamber. De la tête aux pieds. Combien souvent, au cours des derniers mois, avais-je eu envie de Jean ? Tant de désir étouffé par la peur, la solitude, la honte. Je n’étais plus enceinte ; je recommençais mon adolescence à zéro et mon corps était prêt à exploser.
Ses mains tremblaient lorsqu’il a retiré mon tee-shirt. Les miennes aussi pendant que je le déshabillais. Nous nous sommes retrouvés nus dans l’eau. Nous ne nous étions même pas embrassés. Nous ne nous étions même jamais vraiment embrassés. Sauf pour ce bref baiser à l’hôpital alors que je portais encore l’enfant d’Antoine.
Des larmes roulaient sur mes joues. Je pleurais parce que c’était un moment magique et que ces moments ne tiennent qu’à un petit fil qui, à tout instant, peut lâcher. Je pleurais parce que j’avais tellement envie de lui.
Je crois qu’il a compris. Même si c’était compliqué. Il a compris puisqu’il m’a serrée si fort que des os ont craqué.
Nous sommes restés dans l’eau jusqu’à ce que ce ne soit plus possible. Jusqu’à ce que nous n’en puissions plus de seulement nous embrasser et nous étreindre.
Jean m’a alors soulevée comme il l’avait fait déjà. Il m’a étendue sur les dalles gorgées de soleil et il a plongé doucement en moi.
J’aurais voulu que ce fabuleux moment dure toujours. Lui aussi je crois. C’est pour ça que nous sommes restés si longtemps immobiles, soudés l’un à l’autre, épuisés et heureux.
— Je t’aime.
— Moi aussi.
C’était un peu idiot de le dire parce que nous le savions tellement. Alors, nous nous sommes tus. Jusqu’à ce que les dalles deviennent fraîches.
Nos vêtements flottaient encore dans le bassin. Ce fut horrible de les remettre. Pendant qu’il me réchauffait, Jean a parlé.
De nous. Il m’aimait depuis ce matin d’hiver où il m’avait cueillie dans la neige, enceinte et en sang1. Il voulait m’aimer tout le temps. Moi aussi. Tout était bien. Alors pourquoi y avait-il des éclats de panique dans sa voix ?
Je l’ai embrassé. Pour l’apaiser. Pour le réconforter. Il a souri, dégluti. Et il a foncé.
Il partait. Trois ans. Reviendrait l’été. Quelques semaines seulement. Une chance inouïe : bourse d’études d’une école de médecine vétérinaire hyper importante en France. Il avait déjà accepté. Trop heureux de s’éloigner de moi. Il n’espérait rien alors. Il n’avait jamais rien espéré. C’est pour ça qu’il n’était pas venu à l’hôpital après l’accouchement.
— Annule tout !
Ça me semblait si simple. Il fallait régler l’affaire vite. C’était trop affreux.
— Je ne peux pas, Marie-Lune. Mon père en a arraché cette année… Je n’ai pas réussi à mettre de l’argent de côté. Cette bourse est ma seule chance d’étudier. Je pourrais me trouver du travail là-bas, après les cours, et acheter un billet d’avion à Noël. Ou t’en envoyer un…
Le petit fil avait cassé. J’aurais dû m’en douter. Il ne tient jamais. Chaque fois que l’on se sent prêt à déposer nos bagages, l’autre s’enfuit. Ou meurt. La vie n’est qu’une suite de déchirures. Alors, il faut se protéger. Ne jamais entrer en gare. Poursuivre sa route. Filer. Sans s’arrêter. Sinon, chaque fois que le train repart, on est plus petit, plus vide et plus perdu.
Il fallait faire vite. Sauter même si le train roulait. Sauter au risque de se blesser. Sauter pour sauver sa peau.
Je courais déjà lorsque j’ai entendu un cri assourdissant. Qui trouait l’air, fendait le vent, sifflant entre les troncs pour se fracasser à mes tympans.
— MARIE-LUNE !!!!
Jean aussi savait crier plus fort que les oiseaux sauvages.
1. Voir Les grands sapins ne meurent pas.