Chapitre 7

L’histoire d’Élisabeth

Je n’ai pas entendu Élisabeth approcher. Soudain, elle était là. Sans voile, le visage ruisselant, ses cheveux courts collés au front. Un vieux châle couvrait mal ses épaules et le vent battait les pans de sa robe de nuit.

Elle m’a prise par la main ; m’a fait entrer ; m’a fait monter. Je n’étais plus qu’un petit paquet de pluie. Elle m’a aidée à retirer ma chemise mouillée puis elle a arraché une couverture du lit et elle m’a enveloppée doucement dans la laine chaude.

Je me disais que c’était un autre de ces moments fragiles. De ceux qui ne durent pas. Mais j’étais incapable de lutter.

— Viens…

Élisabeth parlait. Elle acceptait enfin de rompre son satané silence.

Elle s’est assise devant moi sur le vieux tapis du salon. Ses mèches courtes frisottaient déjà.

— Je t’écoute, Marie-Lune.

Pauvre Élisabeth ! Elle ouvrait les vannes sans deviner le tumulte derrière. Elle semblait prête à tout accueillir et je savais qu’elle m’écouterait jusqu’au bout. Alors j’ai tout dit. En commençant par le plus urgent.

— Je veux mourir.

Les mots avaient déboulé. Il avait fallu que je m’accroche au regard d’Élisabeth pour ne pas tomber.

Ces trois mots résumaient l’essentiel. Je ne voulais plus lutter ; je n’avais plus envie de me battre. Mais il n’existait rien en marge de ce combat insensé. Aucun lieu pour déserter. Rien d’autre à faire que s’étendre sur le sol et se laisser mourir.

Élisabeth n’avait pas bronché. C’est ce que j’aimais tant chez elle. Cette présence tranquille et assurée, ces yeux d’azur. On pouvait jeter l’ancre dans ces eaux immobiles.

Alors, j’ai raconté. Les bras chauds et parfumés de Fernande et ce matin cruel où j’avais tant voulu embrasser ma mère parce que je venais tout juste de comprendre qu’elle allait mourir. Nous allions nous quitter fâchées, sans adieux. J’étais prête à courir jusqu’à l’hôpital. Je me sentais capable d’enjamber des montagnes pour arriver à temps.

Mais c’était inutile. Elle était déjà morte.

C’est là que tout avait commencé. La peur folle des départs. La hantise de l’absence. L’impression que tout glisserait toujours entre mes doigts. Au début, j’arrivais à chasser ces inquiétudes. Mais, peu à peu, elles se sont incrustées.

Les adieux au moustique ont ravivé l’angoisse. L’annonce du départ de Jean m’a confirmé que la vie était impossible. Tout ce que je touche meurt ou disparaît.

J’avais déjà raconté ça à ma psy. Elle avait écouté, elle aussi. Mais le reste, je ne l’avais jamais dit. J’avais bien failli, quelquefois, dans le petit bureau de la rue Panet, mais à la dernière minute je ravalais les mots.

J’ai raconté à Élisabeth mon pire cauchemar. Celui dans lequel ma mère m’accusait de l’avoir tuée.

À mon réveil, chaque fois, je me disais que ma mère connaissait mon secret. Elle savait qu’à sa mort une petite partie de moi s’était sentie soulagée. J’avais mal jusqu’au fond de l’âme pourtant, mais la mort de ma mère apportait aussi une promesse : je pourrais aimer Antoine. Fernande ne s’interposerait plus entre lui et moi. Ça aussi c’était vrai. Même si c’était monstrueux.

Élisabeth ne paraissait pas horrifiée. Peut-être ne me croyait-elle pas. Il fallait qu’elle me croie, alors j’ai haussé le ton.

— Écoute ! Ma mère venait de mourir, rongée par un cancer que je n’avais même pas deviné, malgré une foule d’indices. Son corps était encore chaud et je pensais à Antoine et j’étais soulagée. M’entends-tu ?

J’aurais voulu qu’Élisabeth se sauve. Si j’avais pu, j’aurais couru moi aussi pour échapper à ces souvenirs.

Élisabeth ! Ma douce Élisabeth ! Elle s’est penchée et elle m’a embrassée.

Alors, je lui ai raconté ma vie sans le moustique. Comment l’arrivée de chaque nouvelle saison me chavirait. J’aurais tant voulu lui montrer le lac, les sapins, les chutes… Aux quatre saisons. Dans l’air parfumé du printemps et les vents glacés d’automne. Sous des soleils de neige et de feu.

Je lui ai parlé de tous ces petits garçons que j’avais épiés dans les rues de Montréal. Combien de fois m’étais-je demandé si l’enfant, là, sur le trottoir, devant moi, était le mien ? Je ne savais même pas si mon fils était blond, si ses cheveux bouclaient, s’il y avait une forêt dans ses yeux.

Pendant trois ans, la pression avait monté. La pauvre Dre Bérubé avait beau essayer de recoller les morceaux à mesure qu’ils tombaient, je craquais de partout.

— J’étais déjà en miettes avant la lettre d’Antoine, alors dis-moi, Élisabeth, comment je pourrais continuer ? J’en ai assez de vivre entourée de fantômes avec la douleur et l’angoisse collées au ventre. Quand j’étais dans ta cellule, j’ai vu le visage de Jean à la fenêtre. Je ne t’ai pas parlé de Jean, Élisabeth… Je ne te parlerai pas de Jean.

Je pleurais. Encore. À cause de Jean. De cette île fabuleuse où j’avais rêvé de vivre. Je ne voulais pas penser à Jean. Je ne voulais plus souffrir.

— Je veux mourir, Élisabeth. J’espère que mon moustique ne sera pas comme moi. Qu’il apprendra à se tenir droit. C’est un vieux rêve à moi. Quand il pleut, quand il tonne, quand le ciel s’emballe et que le vent devient fou, les sapins du lac, devant la maison, restent bien droits. Il n’y a que leurs bras qui s’agitent et ploient. Mais il n’y a rien de fragile dans ces mouvements-là. On dirait qu’ils défient les tempêtes, qu’ils se moquent du vent. J’ai toujours cru qu’ils dansaient dans la tourmente. En les regardant, on se sent plus grand. On a l’impression que tout est possible.

J’entendais la rumeur du vent dans les arbres, mais elle ne m’atteignait plus. Je songeais à cette scène qu’on retrouve dans presque tous les films de guerre. Un soldat court. La balle siffle. L’homme est touché. Son corps est agité d’un soubresaut mais il tient miraculeusement le coup. Puis, c’est la rafale. Une pluie de balles. Il est criblé de trous. Des tas de petits obus dans la tête, le cœur, le ventre. Alors, l’homme chancelle et il tombe.

J’avais fini. Je ne parlerais plus. Élisabeth me regardait toujours.

— C’est tout ?

J’ai écarquillé les yeux. Oui… c’était tout. Alors, j’ai hoché la tête.

— Pauvre Marie-Lune. Ton histoire est bien triste, mais tout le monde a ses fantômes. Tu n’es pas la seule et, crois-moi, tu n’es pas un monstre.

Était-ce pour me consoler ? Pour gagner du temps ou me prouver son amitié ? Peut-être avait-elle deviné ma curiosité. Cette nuit-là, Élisabeth m’a raconté son histoire.

Je l’ai reçue comme un cadeau.

— Je suis née à Cergy, en banlieue de Paris. Ma mère est infirmière, mon père, professeur d’histoire. Ce sont des parents chouettes. J’ai aussi un frère et une sœur. C’est à l’école primaire que j’ai rencontré Simon. Sa première lettre d’amour, il me l’a écrite avec des crayons de cire. « Je t’adore beaucoup Lisabeth. » Il avait signé : « le beau Simon ». Simon n’était pas prétentieux. Simplement, tout le monde l’appelait le beau Simon. Il avait d’immenses yeux bleus, des tas de boucles blondes, un sourire radieux. Je lui avais répondu : « Moi aussi. » Et j’avais signé : « Élisabeth » en insistant sur le É avec mon crayon.

À douze ans, nous avons promis de nous épouser. Mes seins s’étaient mis à pousser. J’aimais Simon d’une manière nouvelle et j’étais triste lorsque Léonie Dubreuil riait avec lui. Le jour où elle a invité Simon à passer le week-end avec sa famille à leur maison de campagne, j’ai senti mon cœur arrêter de battre. Simon a hésité un peu. J’étais désespérée. Puis, il a demandé :

— Élisabeth peut-elle venir aussi ?

Léonie était furieuse. Elle n’a même pas répondu. J’ai sauté au cou de Simon. L’idiot semblait surpris. Il n’avait rien compris. Alors, je lui ai expliqué qu’à mon humble avis Léonie était amoureuse de lui. Il a haussé les épaules.

— C’est impossible ! Je t’aime et nous allons nous épouser.

La demande en mariage était peut-être moins pompeuse que dans les films à la télé, mais j’étais ravie et nous nous sommes embrassés.

Nous étions inséparables. À neuf ans, pour la première fois, nous nous étions retrouvés dans deux classes différentes. Ensemble, nous étions allés rencontrer M. Murail, le directeur. Simon avait parlé. Je ne me souviens plus des mots, mais il était diablement sérieux et le lendemain son pupitre était à côté du mien.

J’ai toujours aimé Simon et j’ai toujours voulu devenir médecin. À cause de Françoise, ma mère, qui était infirmière. Je l’entends encore…

— Si j’avais su, je serais devenue médecin ! Soulager, soulager… J’en ai marre. marre, marre, marre ! C’est guérir que je veux.

Elle s’enflammait et parfois mon père se fâchait.

— Tu ramènes tes malades à la maison. Ils sont toujours là, dans ta tête, tout le temps. Tu ne penses qu’à eux.

C’était un peu vrai, mais nous savions que mon père aimait ma mère justement pour cette raison. « Son engagement ». J’ai mis bien des années avant de comprendre la portée de ces mots.

Simon m’écoutait parler des patients de ma mère et de leurs maux divers. Je voulais devenir chirurgienne. Arracher tout ce qui était bousillé. Ou cardiologue. Rafistoler des cœurs ! Les urgences aussi m’intéressaient. Stopper le sang. Réanimer… Simon a finalement décidé que je n’arriverais pas à accomplir tous ces exploits en une seule vie. Il plongerait donc lui aussi.

Les premières années furent formidables. Nous étudiions comme des dingues, animés d’une même ardeur et toujours si heureux d’être ensemble. L’hôpital fut un choc pour moi. Mille fois plus horrible, mille fois plus extraordinaire que tout ce que j’avais imaginé.

Pauvre Simon ! Tant d’heures à m’apaiser, à m’écouter. Au gré des étages où j’étais assignée pendant mon internat, je rentrais à la maison extasiée ou abattue et la tête toujours bourrée de questions. Comprends-moi. J’étais plutôt douée et je saisissais bien la nature comme le développement des maladies et les diverses interventions possibles. Mais le reste… La nature humaine, la souffrance, l’espoir… Tout cela me paraissait bien mystérieux.

Plus tard, en y repensant, j’ai compris qu’il y avait eu des moments décisifs. Comme cette nuit aux urgences, en février. Il avait neigé pendant des heures et toute la ville était paralysée. La dame avait presque accouché dans le taxi. On voyait déjà la tignasse rousse du bébé entre ses jambes. J’avais prononcé une phrase banale en l’apercevant, car j’étais trop abasourdie pour trouver d’autres mots.

— Tout va bien, madame. Votre bébé s’en vient.

Crois-le ou non, c’est tout ce qu’elle attendait. Elle avait retenu son bébé de toutes ses forces pendant de longues minutes avec la seule énergie de son amour parce qu’elle avait peur que ça déraille et qu’elle voulait son bébé en lieu sûr, en bonnes mains.

Ces bonnes mains, c’était elle. Ce lieu sûr, c’était elle. Le bébé n’avait besoin de rien d’autre. L’expulsion fut formidable. J’ai à peine eu le temps d’attraper le petit être glissant. Je me sentais dépassée. C’était magique, mystérieux, tellement merveilleux.

Un mois plus tard, j’étais à l’étage des cancéreux. Tous les jours, je constatais un décès. Jeunes, vieux, pauvres, riches, aucun d’eux ne voulait mourir. Plusieurs patients se débattaient, d’autres étaient plus résignés. En rentrant, le soir, je me sentais coupable de vivre et je me demandais pourquoi j’avais tant désiré devenir médecin.

— On ne peut rien faire, Simon. Nous trompons la douleur ; nous étirons un peu les vies. C’est tout. Et parfois nous ne réussissons même pas ça. Le patient nous implore d’un regard si douloureux…. Je voudrais alors l’aider à mourir sans trop souffrir. N’est-ce pas ce qu’on fait avec les chevaux et les chiens ? Parce qu’on les aime et qu’on les respecte. Parce qu’il y a des souffrances que nul ne devrait endurer.

C’est Simon qui m’a appris à simplement consoler quand plus rien ne va. Il m’écoutait sans m’interrompre et caressait doucement mes cheveux en faisant : chuuuttt… chuuuttt… chuuuttt… C’est peut-être ça, la plus grande médecine.

Simon n’était pas insensible. Il trouvait, lui aussi, notre tâche difficile. Mais il n’était pas, comme moi, torturé par tant de questions. Était-ce moi qui comprenais mal ? Ou lui qui ne percevait pas le mystère ? Pour Simon, la vie, la mort faisaient partie de l’ordre des choses. Il était sans doute aussi ému que moi mais beaucoup moins déchiré.

On ne s’habitue pas à côtoyer de si près le bonheur et l’horreur. Mais avec l’aide de Simon, je me sentais devenir un sacré bon médecin. Quant à lui, les patients l’adoraient. Les infirmières aussi d’ailleurs…

Comme moi, Simon a eu un choc en apprenant que nous serions séparés pendant trois mois, la durée de notre dernier stage, celui en région éloignée. Cette fois, le directeur ne s’était pas laissé amadouer. Simon partait en Bretagne et moi dans les Hautes-Alpes. À nos retrouvailles, nous devions nous épouser. J’avais hâte et Simon aussi. Nous vivions ensemble depuis le début de notre internat, mais il fallait remplir cette promesse que nous nous étions faite à douze ans. Ce n’était pas un jeu mais un engagement. J’avais fini par comprendre le sens du mot fétiche de mon père.

À mon arrivée à Chauveau dans le Briançonnais, j’ai d’abord cru qu’on m’avait joué un tour. Il n’y avait pas de village, à peine un hameau. Le Dr Morel, le médecin chargé de superviser mon travail, a profité de mon séjour pour s’éclipser. Le vieil homme était fatigué et il aimait trop le vin. Je pensais que ces trois mois seraient bien longs, mais tous les jours des paysans se présentaient à la clinique logée dans ma petite maison et j’étais même souvent débordée. Heureusement, tous les jeudis, une jeune infirmière me prêtait main-forte.

La clientèle de cette clinique était parfois étonnante. Je me souviendrai toujours de la première semaine. Entre deux infections pulmonaires et quelques fractures, un homme est arrivé, le visage ensanglanté, une petite chèvre dans ses bras. Il avait franchi je ne sais quels obstacles pour sauver cet animal blessé. Leur sang se mêlait sur la chemise du pauvre homme. Il avait besoin de plusieurs points de suture au front mais, avant de pouvoir commencer, j’ai dû lui promettre qu’immédiatement après je recoudrais le flanc de sa chèvre.

À la fin de cette première semaine, j’ai compris que j’étais heureuse. Malgré l’absence de Simon, à qui je pensais mille fois par jour et à qui je racontais tout dans ma tête.

J’étais presque née à Paris ; je ne connaissais de vivant que les gens. Et voilà que je découvrais la montagne, ses rochers, ses fleurs, ses bêtes et ses torrents. J’aurais pu passer des heures à contempler cette nature grandiose ; à cueillir la gentiane, l’ancolie, le chardon à fleur bleue et la lavande ; à guetter le passage d’un chamois, d’un aigle ou de quelques bouquetins.

La nuit du neuvième jour, un bruit m’a réveillée. Quelqu’un martelait ma porte à grands coups. Un peu comme toi, Marie-Lune, tout à l’heure…

— Vite ! Venez ! Sœur Emmanuelle est mourante.

J’avais dû calmer un peu la pauvre petite sœur avant de la laisser continuer.

— Elle allait mieux depuis presque une semaine. Mais hier, brusquement, son état s’est détérioré. Elle va mourir.

Dehors, un brouillard épais étouffait les étoiles. J’ai attrapé ma trousse et j’ai sauté dans le véhicule tout-terrain qui a démarré en trombe. C’était un peu surprenant, cette religieuse à l’ancienne, avec voile et tout, filant sur la route en lacet au volant d’une vieille jeep poussiéreuse.

Le monastère était à trente minutes de route. J’ai appris avec effroi que sœur Emmanuelle avait vingt-huit ans. Deux mois plus tôt, le Dr Morel avait diagnostiqué une embolie. L’idiot ne m’en avait même pas glissé un mot. Les membres étaient paralysés, mais le reste était intact. Jusqu’à cette rechute.

J’aurais voulu que Simon soit là. Je me sentais incapable d’affronter la mort sans armes. Si sœur Marie-Michelle disait vrai, il n’y avait rien à faire sinon caresser les cheveux de cette Emmanuelle en murmurant : chuuuttt… chuuuttt… chuuuttt… jusqu’à ce que la dernière lueur en elle vacille puis s’éteigne.

La prieure avait installé Emmanuelle dans une petite chambre au monastère. Elles étaient quatre ou cinq autour d’elle. Les autres moniales chantaient dans la chapelle.

Jamais je n’oublierai le visage d’Emmanuelle. Si pâle, et pourtant, lumineux. Ses yeux étaient fermés, mais la vie battait encore derrière les minces paupières. Elle a pris ma main. C’était moi, le médecin ; elle qui allait basculer dans le vide. Et voilà qu’elle prenait ma main. Pas pour s’accrocher à la vie comme tant d’autres mourants l’avaient fait avant. Non. Elle a simplement, presque imperceptiblement, pressé ma main dans la sienne.

Puis, elle a ouvert les yeux. Des yeux pleins de tout. De soleil et de terre, de silence et de lumière. Clairs et profonds. Un faible sourire s’est dessiné sur ses lèvres. Ses amies chantaient toujours dans la chapelle à côté. Elle a chuchoté.

— Je vais mourir.

Il n’y avait pas de regrets, ni de peur dans sa voix. Sans être résignée, elle ne luttait pas. Elle était plus pâle que la lune, mais elle irradiait.

Elle est morte presque tout de suite.

Autour d’elle, les sœurs n’ont pas bougé. On voyait bien, pourtant, qu’elle venait de décéder. Je me suis sentie obligée de le dire :

— Elle est morte.

Dans la chapelle, à côté, le chant a pris un nouvel élan. On aurait dit qu’elles voulaient porter leur amie, l’élever, l’aider à s’envoler.

Je suis restée longtemps. Une heure, peut-être deux. Une émotion d’une violence inouïe m’avait envahie. La marée montait en moi. Une présence fragile, immense, m’inondait. J’avais peur de bouger. Je ne voulais rien perdre de tout cela.

Des heures plus tard, de retour à ma petite maison, j’étais encore habitée par cette merveilleuse chose et toute la nuit j’ai pensé à Emmanuelle. Je la revoyais, si brave, si solide, à deux pas du vide.

J’avais fait un saut en parachute à la fin de ma première année de médecine. Tous les ans, plusieurs étudiants de la faculté s’initiaient à ce sport. Devant la porte ouverte de l’avion, quelques secondes avant de plonger dans le vide, une peur atroce m’avait étranglée. Je portais un parachute de secours en plus de l’autre, à ouverture automatique. Il n’y avait jamais eu d’accident à ce club d’aéronautique. C’était insensé… mais j’avais horriblement peur que les deux parachutes n’ouvrent pas.

J’avais sauté quand même. Et pendant cinq secondes épouvantables qui m’avaient paru des siècles, j’avais cru que j’allais mourir. Je ne pensais même pas à ouvrir le parachute de secours. J’étais paralysée d’effroi lorsque j’ai enfin senti la brusque secousse. La voilure s’était gonflée ; je flottais. J’ai atterri sans problème et je n’ai plus jamais sauté.

Emmanuelle avait sauté en souriant. Dans la joie. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute au fond de ses yeux. Elle savait qu’Il était là. Qu’Il l’attendait. Pour elle, le néant n’existait pas. Elle avait rendez-vous avec Dieu. Depuis des années, elle préparait amoureusement ce moment et voilà qu’Il l’appelait, enfin. Alors, elle courait vers Lui, rayonnante.

Tous les jeudis après-midi, pendant ces trois mois, je confiais la clinique à Laurence, la jeune infirmière qui m’assistait, et je fonçais vers le monastère. J’arrivais à temps pour les vêpres. Après, je parlais longuement à sœur Francesca, la prieure. Les autres moniales restaient blotties dans leur silence, mais sœur Francesca avait pour tâche d’accueillir les visiteurs de passage et de guider ceux qui croyaient avoir trouvé une vocation.

Je savais que Dieu m’avait appelée. Sœur Francesca aussi. Elle voyait clair en moi même si elle ne le disait pas.

S’il n’y avait pas eu Simon, j’aurais défoncé la porte du monastère quelques jours après ma première visite. Je me serais jetée dans les bras du Seigneur tout de suite, sans me débattre.

Mais j’aimais Simon. Et même, aussi étonnant que cela puisse paraître, je l’aimais encore plus qu’avant. D’une certaine façon, rien n’avait changé. Le souvenir de l’odeur de son corps me grisait encore. Je chérissais chacun des moments que nous avions partagés. J’aimais tout ce qu’il représentait. Mais j’avais rencontré Dieu et plus rien n’était pareil.

Pauvre Simon ! Cent fois, je lui ai écrit mais il n’a rien reçu. Toutes ces lettres ont échoué dans la corbeille.

Il m’attendait à la gare. Il était encore plus beau que dans mes souvenirs. J’ai couru vers lui ; je me suis jetée dans ses bras et j’ai pleuré, pleuré, jusqu’à ce que mon corps soit encore secoué de sanglots mais qu’il n’y ait plus de larmes. Je ne savais pas ce qu’il fallait dire. Je n’avais rien décidé, mais dans les bras de Simon je venais de comprendre que quoi que je fasse, quoi que je dise, mon cœur appartenait à Dieu.

Pauvre Simon ! Je lui serais toujours infidèle. J’aimais Dieu et cette certitude fulgurante abolissait tout. Plus rien ne comptait ; tout mon être tendait vers Lui.

Simon a eu très mal. C’était un prix affreux à payer. Si bien que parfois mes certitudes chancelaient. J’étais prête à renoncer à Lui. À rester pour Simon. J’aimerais Dieu d’un peu plus loin. C’est tout. Mais la nuit, mon cœur, mon âme se révoltaient. J’étouffais. Je n’en pouvais plus de vivre loin de Lui.

Un matin, Simon m’a embrassée en pleurant. Il m’a dit adieu. Il m’aimait. Il savait aussi que je l’aimais. Et il avait mal de me voir souffrir. Pour me libérer, il partait.

Je suis rentrée au monastère le jour même. Et j’ai découvert que sœur Francesca avait raison. De l’extérieur, la vie moniale semble monotone. Ces mêmes gestes, ces mêmes prières. Mais c’est tout le contraire. À l’intérieur, c’est les montagnes russes. Ce que nous vivons est très intense. Il y a des moments extraordinaires et d’autres très difficiles…

Je n’ai jamais regretté mon choix, Marie-Lune. Dieu m’a vraiment appelée. Mais quelques jours avant de prononcer mes premiers vœux, je me suis enfuie. J’ai erré deux jours dans les montagnes, plus malheureuse que les pierres. À mon retour au monastère, sœur Francesca m’attendait. Elle n’a rien dit. Elle m’a prise dans ses bras et elle m’a bercée comme une enfant.

Tout s’écroulait. J’avais peur. Je ne pouvais pas prononcer ces vœux.

Non, Marie-Lune… Ce n’est pas ce que tu penses. Je n’avais pas peur de la solitude et du silence. Avec Dieu on n’est jamais seule et le silence est rempli de prières. Rien au monde ne m’attirait plus que Dieu. Mais j’avais peur, Marie-Lune… Affreusement peur de ne pas être à la hauteur. Je me sentais si petite, si pauvre, si imparfaite. Et je l’aimais tellement. J’aurais voulu être grande et belle et forte. Cent fois plus fervente. J’avais si peur qu’il ne m’aime pas. Qu’il ait seulement pitié de moi.

Sœur Francesca avait tout deviné.

— Tu peux fuir jusqu’au bout du monde, Élisabeth, ça ne changera rien. Si Dieu s’est installé en toi, tu le retrouveras toujours et tu découvriras qu’il t’aime comme tu es. Tu aurais beau tuer ton père, ta mère, ton frère, Élisabeth… Rien de ce que tu peux faire ou imaginer ne le fera changer. Il t’aimera toujours autant et il sera toujours là. Dieu ne nous abandonne pas. Il ne blâme pas, ne calcule pas. Son amour est immense. Maintenant, décide ce que tu voudras. Tu es libre.

Je me suis écroulée dans ses bras. Un mois plus tard, j’ai prononcé les premiers vœux. Et peu après, je suis venue ici. Souvent, encore, j’ai peur de ne pas être à la hauteur. Mais je n’ai jamais regretté de m’être unie à Lui. La peur paralyse, Marie-Lune. Il faut savoir la repousser. Elle cache le plus important.

Élisabeth avait terminé son histoire. Elle est repartie.