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L’après-midi du premier samedi de septembre, les pensionnaires regagnent Sainte-Kilda. Elles reviennent sous un ciel dont le bleu, sans le vol en V des oiseaux migrateurs s’entraînant pour le grand départ, évoquerait encore l’été. Les filles poussent des cris de joie, s’étreignent dans les corridors qui ont conservé la fraîcheur des volets clos et sentent la peinture fraîche. Elles arrivent bronzées ou pelées, avec des récits de vacances, de nouvelles coupes de cheveux et des seins plus rebondis, ce qui, au premier abord, les rend méconnaissables et distantes, même pour leurs meilleures amies.

Mlle McKenna leur a souhaité la bienvenue. Son discours achevé, on a enlevé les fontaines à thé, les biscuits succulents. Baisers des parents, ultimes recommandations plus assommantes les unes que les autres. Quelques bleusailles ont fondu en larmes. Une fois les affaires oubliées déposées à l’entrée, les autos sont reparties. Le bruit des moteurs s’est estompé le long de l’allée avant de se dissoudre, absorbé par le monde extérieur. Il ne reste que les internes, la surveillante générale, les deux ou trois enseignants malchanceux désignés pour assurer le bon déroulement de cette rentrée. Et le collège, livré à lui-même.

Pour Holly, tout est si déroutant qu’elle doit se persuader qu’elle ne rêve pas. Elle a tiré sa valise dans le couloir menant à l’aile des pensionnaires, vers sa nouvelle chambre. Le vacarme des roues sur le carrelage résonnait jusqu’au plafond, très haut au-dessus de sa tête. Elle a suspendu ses serviettes, étalé sur son lit sa couette aux rayures blanche et jaune qui, encore marquée par ses plis, sentait toujours le plastique. Julia et elle ont hérité des lits proches de la fenêtre. Finalement, Selena et Becca leur ont laissé le choix. Vu sous ce nouvel angle, le parc paraît différent : un jardin rempli de recoins secrets, attendant d’être exploré.

Même la cantine déconcerte Holly. Elle ne l’a connue qu’à l’heure du déjeuner, bondée, étouffante, les filles s’interpellant bruyamment, mangeant d’une main et tapant des textos de l’autre. Au dîner, l’excitation de la rentrée est retombée. Les pensionnaires marchent lourdement, par petits groupes, entre les longues rangées de tables vides. Une fois assises, penchées sur leurs boulettes de viande et leur salade, elles parlent bas. La lumière semble plus terne qu’au déjeuner. L’odeur est plus forte, mélange de viande cuite et de vinaigre, à la fois savoureuse et écœurante.

Quelques internes, cependant, élèvent la voix. Joanne Heffernan, Gemma Harding, Orla Burgess et Alison Muldoon sont installées deux tables plus loin, mais Joanne tient pour acquis que tout le monde, où qu’elle se trouve, veut entendre chaque mot qu’elle prononce. Et quand elle dit une ânerie, personne n’a le courage de le lui faire remarquer.

— Eh, c’était dans Elle. T’as pas lu ? C’est censé être super génial. En fait, c’est bidon, à mon avis. On peut faire ça avec un exfoliant, tu crois pas, Orls ?

— Putain ! s’écrie Julia en grimaçant et en se bouchant une oreille. Jurez-moi qu’elle ne hurle pas comme ça au petit déjeuner. Je suis pas une fille du matin.

— C’est quoi, un exfoliant ? demande Becca.

— Un machin pour la peau, répond Selena.

Joanne et sa bande font tout ce que conseillent les magazines pour le visage, les cheveux, la cellulite.

— On croirait plutôt un truc de jardin.

— Ou une arme de destruction massive, s’exclame Julia. Et elles, elles sont l’armée des droïdes exfoliants qui obéissent aux ordres, comme des moutons. Exfolions, exfolions !

Elle a pris une voix caverneuse de Dalek et s’est exprimée assez fort pour que Joanne et les autres se tournent brusquement vers elle. Toutefois, elles n’ont pas réagi assez vite. Elles ne voient que Julia brandir une boulette de viande fichée au sommet de sa fourchette avant de demander à Selena s’il s’agit d’un œil-de-bœuf, sans prêter la moindre attention à Joanne. Joanne la considère avec mépris, se détourne en rejetant ses cheveux en arrière, comme si des paparazzis guettaient ses moindres gestes, puis triture le contenu de son assiette.

— Exfolions, exfolions ! répète Julia sur le même ton.

Elle retrouve aussitôt sa voix normale.

— À propos, Hol, ta mère les a trouvés, ces filets de linge sale ?

Elles gloussent toutes les trois. Alors, Joanne lance sèchement :

— Pardon, tu m’as parlé ?

— Ils sont dans ma valise, répond Holly à Julia. Quand je la déferai, je… Qui ? Moi ?

— Toi ou une autre. Y a un problème ?

Julia, Holly et Selena ne bronchent pas. Becca fourre la moitié d’une pomme de terre dans sa bouche pour ne pas pouffer.

— Les boulettes te débectent ? improvise Julia.

Elle s’esclaffe avec une seconde de retard. Joanne rit à son tour, tout comme les autres Daleks, mais ses yeux restent froids.

— T’es une marrante, toi.

Julia retrousse son nez du bout de son majeur.

— Merci. J’adore plaire.

— T’as raison, rétorque Joanne. Continue.

Et elle se remet à manger.

— Exfol…

Cette fois, Joanne est prête à l’insulter. Selena s’interpose à temps.

— Les filles, j’ai des filets de linge sale en trop. Si vous en voulez…

Elle tourne le dos à Joanne pour lui cacher ses mimiques. Mais sa voix est posée, aimable, sans la moindre ironie. Le regard au laser de Joanne les foudroie toutes les quatre puis s’attarde sur les autres tables, défiant quiconque oserait lui chercher des poux dans la tête.

Becca a avalé sa nourriture trop vite. Elle exhale un énorme rôt. Elle devient cramoisie, ce qui donne à ses amies le prétexte qu’elles attendaient avec impatience. Elles hurlent de rire, s’agrippent les unes aux autres, le front contre la table.

— Vous êtes vraiment dégueulasses, grommelle Joanne.

Dociles, ses suivantes singent sa moue écœurée. Leur servilité ne fait qu’accentuer l’hilarité des copines. Tout à coup, la viande de Julia lui remonte dans le nez. Cramoisie à son tour, elle l’évacue en se mouchant avec une serviette en papier. Ses amies en tombent presque de leur chaise.

Lorsque leur fou rire s’apaise, leur désir de provoquer Joanne et sa bande s’est évanoui. Elles ont toujours eu de bons rapports avec elles, ce qui est la sagesse même.

— C’était quoi, ce délire ? chuchote Holly à Julia.

— C’était quoi ? Si elle n’avait pas arrêté de nous les casser avec ses cosmétiques à la con, elle m’aurait crevé les tympans. Et, bingo, ça a marché.

Penchées sur leurs plateaux, les Daleks jettent alentour des regards soupçonneux, en chuchotant.

— Mais tu vas te la mettre à dos, murmure Becca en arrondissant les yeux.

Julia hausse les épaules.

— Et alors ? Elle va me flinguer ? Tu crois qu’elle me fait peur ?

— Calme-toi, intervient Selena. Si tu veux te battre avec Joanne, tu as toute l’année. Pas besoin de commencer ce soir.

— Pourquoi pas ? On n’a jamais été intimes.

— On n’a jamais été ennemies non plus. Et tu vas devoir vivre avec elle.

— Exact, conclut Julia en faisant pivoter son plateau pour attraper sa salade de fruits. Je crois que je vais bien m’amuser, cette année.

 

 

Tout près, de l’autre côté d’une rue encadrée de hauts murs et bordée d’arbres, les internes de Colm sont eux aussi de retour. Chris Harper a jeté sa couette rouge sur son matelas, fourré ses vêtements dans son armoire en beuglant, d’une voix qui vient de muer, la version obscène de l’hymne du collège, applaudissant lorsque ses camarades de chambrée ont repris le refrain avec des gestes sans équivoque. Il a collé deux posters au-dessus de son lit, placé sur sa table de nuit une photo de famille au cadre neuf. Il a enveloppé le sac plastique plein de promesses dans une vieille serviette de toilette, l’a dissimulé au fond de sa valise qu’il a ensuite plaquée contre le mur, au sommet de son armoire. Après avoir vérifié dans le miroir les ondulations de sa frange, il descend en courant vers le réfectoire avec Finn Carroll et Harry Bailey. Tous les trois crient, s’esclaffent et occupent toute la largeur du couloir, faisant des bras de fer, s’empoignant pour savoir lequel s’est le plus musclé cet été. Chris Harper a hâte de commencer cette année. Il a des projets.

Il lui reste huit mois et deux semaines à vivre.

 

 

— Et après, qu’est-ce qu’on fait d’habitude ? demande Julia lorsqu’elles ont avalé leur salade de fruits et rangé leur plateau dans le râtelier.

Du fond de la cuisine leur parviennent des bruits de vaisselle, des engueulades proférées dans une langue qui pourrait être du polonais.

— Ce qu’on veut jusqu’à l’étude, répond Selena. Parfois, on va au supermarché, ou alors on regarde les mecs de Colm jouer au rugby sur le terrain de sport. Mais, en semaine, on n’a pas le droit de sortir du parc. On peut donc aller dans la salle commune, ou…

Elle se précipite déjà vers la porte du fond, en compagnie de Becca. Holly et Julia les suivent.

Il fait encore jour. Le parc s’étend à perte de vue. Jusqu’à présent, Holly et Julia n’ont pas eu l’occasion de s’y aventurer. Non qu’il leur soit interdit, mais les demi-pensionnaires ne peuvent y accéder qu’après le déjeuner ; et elles n’en ont jamais le temps. Tout, pour Holly, est un émerveillement : le dégradé des verts, les chants d’oiseaux, la pénombre sous les branches.

— Venez ! crie Selena en dévalant la pelouse comme si elle lui appartenait.

Becca se lance derrière elle. Julia et Holly courent pour les rattraper. Au-delà du portail de fer forgé, des sentiers serpentent entre les arbres, s’enfoncent dans une forêt perdue à mille lieues de la ville : taches de lumière, battements d’ailes, rouge éclatant des fleurs mettant en valeur la tresse sombre de Becca et la blondeur de Selena tressautant à l’unisson tandis qu’elles escaladent une colline minuscule plantée de buissons qui semblent avoir été taillés en boules par des elfes. Tout à coup, la pénombre se dissipe. Et le soleil aveuglant oblige Holly à mettre une main devant les yeux.

Aussitôt, l’ombre revient. La clairière est petite. De grands cyprès entourent un cercle d’herbe rase. Ici, l’air est différent : frais, apaisant. Seuls des grésillements d’insectes et le roucoulement paresseux d’une colombe perturbent le silence.

— On vient là, dit Selena, à peine essoufflée.

— Vous ne nous avez jamais amenées ici, réplique Holly.

Selena et Becca échangent un coup d’œil, puis haussent les épaules. Un instant, Holly se sent presque trahie. Même si Selena et Becca sont internes depuis deux ans, elle n’imaginait pas qu’elles partageaient des secrets. Elle se rassure très vite : maintenant, ces secrets sont aussi les siens.

— Si on ne peut pas s’isoler de temps en temps, dit Becca, on devient barge. Ici, c’est notre refuge.

Elle s’affale dans l’herbe en emmêlant ses maigres jambes, lève les paumes vers Holly et Julia, comme si, pour se faire pardonner, elle leur offrait la clairière en cadeau de bienvenue.

— C’est génial, murmure Holly.

Elle hume l’herbe tondue, le parfum de la terre humide entre les cyprès et les senteurs animales, émanations de bêtes sauvages qui, trottant furtivement à ses pieds, chercheraient un havre pour la nuit.

— En dehors de vous, personne ne vient ici ?

— Les autres ont leur propre endroit, précise Selena. Nous, on n’y va pas.

Julia tourne sur elle-même, renverse la tête pour contempler les oiseaux virevoltant dans le ciel bleu.

— J’aime, chuchote-t-elle. J’aime énormément.

Elle s’allonge près de Becca qui, avec un soupir joyeux, lui sourit.

Elles s’étirent, remuent jusqu’à ce que le soleil couchant cesse de les éblouir. L’herbe est lisse, plus douce qu’une fourrure.

— Putain, le discours de McKenna ! ricane Julia. « Vos filles ont déjà si bien démarré dans la vie grâce à l’éducation que vous leur avez donnée, à la culture et aux principes que vous leur avez inculqués, et nous sommes si fiers de prendre la relève en poursuivant votre œuvre, faites passer le sac de vomi. »

— Elle dégoise le même baratin chaque année, dit Becca. Mot pour mot.

— À ma première rentrée, mon père a failli me ramener à la maison à cause de ces salades, ajoute Selena. Il prétend que c’est élitiste.

Son père vit dans une communauté à Kilkenny et porte des ponchos de laine tissés à la main. Sa mère a quand même tenu à l’envoyer à Sainte-Kilda.

— Papa pensait la même chose, enchaîne Holly. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. J’avais la trouille qu’il balance une insanité à la fin du discours. Heureusement, ma mère lui a broyé les orteils.

— D’accord, c’est complètement élitiste, reconnaît Julia. Et alors ? Y a rien de mal à être élitiste. Certains sont moins débiles que d’autres. Prétendre le contraire, ça n’ouvre pas l’esprit. Ça rend con. Moi, ce qui m’a fait gerber, c’est la lèche. Comme si on était des crottes chiées par nos parents. Et McKenna leur tapote la tête en les félicitant pour leur excellent travail, et eux remuent la queue, lui lèchent la main en pissant sur le plancher. Qu’est-ce qu’elle en sait ? Et si mes parents n’avaient jamais lu un bouquin de leur vie et m’avaient nourri tous les jours avec des Mars frits à la poêle ?

— Elle s’en fout, assène Becca. Elle veut simplement qu’ils soient contents de dépenser un maximum de fric pour se débarrasser de nous.

Silence. Les parents de Becca travaillent la plupart du temps à Dubaï. Ils n’ont pas pris la peine de faire le voyage pour la rentrée, laissant à la gouvernante le soin de l’accompagner.

— Ça fait du bien de vous voir ici, dit Selena.

— Ça n’a pas encore l’air réel, répond Holly.

Ce n’est qu’à moitié vrai. En fait, elle se sent si bien qu’elle a l’impression d’avoir toujours été là.

— Pareil pour moi, dit Becca en contemplant le ciel, d’une voix dont toute tristesse a disparu.

— Ça viendra, réplique Selena. Il faut un peu de temps.

Elles ne bougent plus, comme si elles faisaient corps avec l’herbe, la terre, la quiétude qui les engourdit ; le chant discret d’un oiseau, le clignotement des rayons de soleil dans l’épaisseur des cyprès. Holly se remémore sa journée, ainsi qu’elle le fait chaque après-midi dans le bus qui la ramène chez elle, sélectionnant des épisodes qu’elle pourra raconter : une histoire drôle un peu osée pour son père, un détail susceptible d’impressionner sa mère ou, si elle est en colère contre elle, ce qui lui arrive souvent ces temps-ci, de la choquer et de provoquer de sa part une réaction outrée. Désormais, ce ne sera plus la peine. Ses journées ne se termineront plus par une rigolade de son père ou un haussement de sourcils de sa mère. Elle ne les partagera plus avec eux ; mais avec les autres.

Ce jour où tout a changé, elle s’en souviendra dans cinquante ans. Jamais elle n’oubliera ce soir où Julia a provoqué les Daleks, où Selena et Becca les ont emmenées, Julia et elle, dans la clairière aux cyprès.

— On ferait mieux de rentrer, murmure Becca, sans bouger.

— Il est encore tôt, objecte Julia. Tu nous as dit qu’on avait le droit de faire ce qu’on voulait.

— En principe, oui. Mais les bonnes sœurs aiment bien garder un œil sur les nouvelles. Au cas où elles auraient envie de se faire la malle.

Elles rient. Tout là-haut, des oies sauvages traversent le ciel. Leur cri, la douceur de l’herbe sous les doigts de Holly, les battements de cils de Selena contre le soleil : cet instant durera toujours. Le reste s’estompe, tel un songe.

Quelques minutes plus tard, Selena proclame :

— Bec a raison ! On devrait y aller. Au cas où on nous chercherait jusqu’ici…

Si une prof découvrait la clairière… Cette idée les fait bondir. Elles se lèvent, s’époussettent. Becca ôte des brins d’herbe des cheveux de Selena, remet son peigne en place.

— De toute façon, dit Julia, je n’ai pas fini de défaire ma valise.

— Moi non plus, renchérit Holly.

Elle pense à l’aile des pensionnaires, aux hauts plafonds qui répercuteront bientôt la voix sévère des nonnes. Elle pense à sa chambre : l’univers de la nouvelle, de la véritable Holly qui vient de naître et qui, comme Julia affrontant Joanne, ne se laissera plus jamais impressionner par personne.

— Tu pourras rentrer à la maison quand tu voudras, lui a affirmé son père un million de fois. De jour comme de nuit : un coup de fil et je viendrai te chercher dans l’heure. Compris ?

— Compris, lui a-t-elle rétorqué un million de fois. Si je change d’avis, je t’appelle et je rentre aussitôt chez nous.

Jusqu’à maintenant, elle n’avait pas imaginé qu’elle n’en aurait peut-être plus envie.