Conway poussa la lourde porte d’entrée, d’un bois patiné et sombre. Au fond d’un vestibule désert au carrelage usé et nimbé de soleil, un escalier circulaire au bois également sombre, désert lui aussi, menait aux étages.
Tout à coup, une cloche retentit dans tout le bâtiment. D’autres portes s’ouvrirent avec fracas, déversant, dans un grand bruit de course, une nuée de filles en uniforme bleu marine et vert qui parlaient toutes à la fois.
— Merde ! jura Conway en élevant la voix pour que je puisse l’entendre. On tombe mal. Amène-toi.
Elle s’engagea dans l’escalier, ramassée comme un boxeur, jouant des coudes contre la vague de corps et de livres. Je la suivis, environné de cheveux flottants, de rires. Le soleil dévalait la rampe tel un torrent, faisait éclater les couleurs. Il m’enrobait, me soulevait, me rendait aussi gai que ces adolescentes heureuses de vivre, comme si ce jour m’appartenait, comme si mon destin, avec son lot de danger et de chances, allait se jouer ici, à pile ou face.
Je n’avais jamais pénétré dans un tel endroit. Pourtant, j’avais l’impression de rentrer chez moi. J’éprouvais la même griserie qu’à l’époque où, gamin rêveur, dégingandé et gauche, je dévorais des bouquins à la bibliothèque de l’Ilac Center avec le sentiment de braver un interdit, loin de mon quartier pour que personne ne me reconnaisse, certain que je me retrouverais un jour entre des murs semblables à ceux-là.
— On commence par la directrice, m’annonça Conway sur le palier. McKenna. Une connasse. Tu sais ce qu’elle nous a demandé, à Costello et à moi, sur la scène de crime ? « Pourriez-vous empêcher les médias de révéler le nom du collège ? » Tu te rends compte ? La victime, le coupable, rien à foutre. Un seul souci : la réputation de son établissement.
Des filles nous bousculaient, hors d’haleine. « Pardon, pardon. » Seules deux ou trois nous jetèrent un bref regard. Les autres couraient trop vite pour s’intéresser à nous. Des casiers claquaient. Même les couloirs étaient superbes, avec leurs hauts plafonds aux moulures de plâtre, les tableaux et le vert doux des murs. Conway s’arrêta devant une porte.
— C’est ici. Compose-toi la tête de l’emploi.
Elle entra sans frapper. Une blonde frisée farfouillant dans un classeur se retourna, esquissa un sourire de commande.
— Salut, lui dit Conway.
Elle passa devant elle, marcha à grandes enjambées jusqu’à la porte intérieure, qu’elle referma derrière nous.
Dans la pièce, tout était calme. Tapis épais. Mobilier à l’ancienne, décor choisi : bureau de style tapissé de cuir vert, étagères bourrées de livres, portrait à l’huile, au cadre pesant, d’une nonne revêche. Seuls éléments fonctionnels : le fauteuil de direction et l’ordinateur portable dernier cri.
La femme assise derrière le bureau posa un stylo et se leva.
— Inspecteur Conway. Nous vous attendions.
— Preuve de votre éblouissante intelligence, railla Conway en se tapotant la tempe.
Elle saisit deux chaises alignées contre le mur, les tira jusqu’au bureau et s’assit.
— Ravie d’être de retour.
La femme ignora sa saillie.
— Et ce monsieur est… ?
— Inspecteur Stephen Moran, répondis-je.
— Ah… C’est vous qui avez téléphoné ce matin à notre secrétaire.
— En effet.
— Merci de nous avoir tenues informées. Mademoiselle Eileen McKenna. Directrice.
Elle ne tendit pas la main. Donc, je ne le fis pas non plus.
— Parfois, un œil neuf nous paraît utile, dit Conway en accentuant son accent racaille. Un expert. Ça vous gêne ?
Mlle McKenna ne broncha pas. Elle se rassit, croisa les mains sur le cuir vert. J’étais resté debout, par politesse. Je m’assis à mon tour. Elle déclara enfin :
— Que puis-je pour vous ?
Imposante, Mlle Eileen McKenna. Pas grosse ; charpentée, telles que le deviennent certaines femmes de pouvoir après la cinquantaine, prêtes à affronter les pires tempêtes sans même se mouiller. Menton charnu, sourcils fournis. Cheveux argentés, lunettes à monture d’acier. Je ne m’y connais pas en toilette féminine, mais je sais reconnaître la qualité. Le tweed verdâtre de son tailleur n’était pas du bas de gamme. Quant à son collier de perles, il ne venait pas de chez Penneys.
— Comment va le collège ? demanda abruptement Conway, renversée dans sa chaise, jambes étales et coudes écartés, comme si elle tenait à occuper l’espace.
— Très bien, merci.
— Vraiment ? Je me souviens quand même de votre panique. Toutes ces années passées à maintenir une tradition d’excellence qui risquait de tourner en eau de boudin si des plébéiens de notre acabit insistaient pour faire leur travail… J’en avais des remords. Je suis ravie de constater qu’il n’en a rien été.
Négligeant Conway, Mlle McKenna se tourna vers moi.
— Je ne vous cacherai pas que de nombreux parents ont hésité à laisser leur fille dans un établissement où un meurtre avait été commis. Que le coupable n’ait pas été identifié n’a pas arrangé les choses.
Petit sourire perfide à Conway, qui ne réagit pas.
— Paradoxalement, la présence envahissante de la police et les multiples interrogatoires, qui auraient dû donner l’impression d’une situation sous contrôle, ont empêché tout retour à la normale. Le harcèlement des médias, auquel la police, trop occupée, n’a pu mettre un frein, n’a fait qu’aggraver les choses. Trente-trois couples de parents ont retiré leur fille du collège. Presque tous les autres ont menacé de le faire. Toutefois, j’ai pu les persuader que ce ne serait pas dans l’intérêt de leur enfant.
Je la crus sur parole. Cette voix tranchante, sans réplique : une Maggie Thatcher irlandaise, ne souffrant aucune contestation et devant qui on se serait empressé de s’excuser, même sans raison. Seul un père aux couilles de bronze aurait osé la contredire.
— Pendant plusieurs mois, nous avons été à deux doigts de fermer. Mais Sainte-Kilda, depuis plus d’un siècle, a surmonté de multiples épreuves. Nous avons survécu à celle-là.
— Merveilleux, ricana Conway. Et s’est-il produit, pendant ces temps difficiles, un événement ou un incident dont nous aurions dû avoir connaissance ?
— Nous vous en aurions immédiatement informés. À ce propos, inspecteur, je pourrais vous poser la même question.
— C’est-à-dire ?
— Je présume que votre visite a un lien avec le fait que, ce matin, Holly Mackey s’est absentée sans autorisation pour aller vous parler.
De nouveau, elle s’adressait à moi. Je rétorquai :
— Nous ne pouvons entrer dans les détails.
— Bien entendu. Mais, de même que vous êtes en droit de savoir ce qui pourrait se révéler capital pour votre travail, d’où mon empressement à permettre à la police d’interroger nos élèves, j’ai le droit, et même le devoir, de savoir ce qui pourrait être crucial pour le mien.
Légère menace.
— Je vous l’accorde. Soyez certaine que nous vous informerons de chaque élément important.
Lueur glacée derrière les lunettes.
— Malgré tout le respect que je vous dois, inspecteur, je crains que vous ne soyez susceptible de juger de ce qui est important ou non. Vous n’êtes pas en mesure de prendre une décision de cet ordre à propos d’un collège et d’une élève dont vous ignorez tout.
Cette fois, je me trouvai pris entre deux feux. D’un côté, la directrice cherchant à me déstabiliser ; de l’autre, Conway qui m’observait à la dérobée, mesurant ma résistance.
— Je conçois que ma réponse vous déçoive, conclus-je. Mais c’est le mieux que je puisse faire.
Mlle McKenna me scruta un instant. Persuadée qu’elle n’obtiendrait rien d’autre de moi, elle me sourit.
Conway remua, à la recherche d’une position plus confortable.
— Et si vous nous parliez du panneau des secrets ?
Dehors, la cloche explosa une seconde fois. Appels lointains ; nouveaux pas précipités. Les portes des classes se refermèrent. Enfin, le silence.
Je discernai un éclair de méfiance dans les yeux de Mlle McKenna. Mais son visage resta de marbre.
— L’endroit des secrets est un tableau d’affichage.
Elle prit son temps, pesant ses mots.
— Nous l’avons inauguré en décembre. Les élèves y épinglent des cartes, utilisent des images et des légendes pour transmettre anonymement leurs messages. Nombre de ces cartes témoignent d’une créativité certaine. Cela permet aux élèves de libérer des émotions qu’elles n’oseraient pas dévoiler ailleurs.
— Bref, intervint Conway, un endroit où elles peuvent, en toute impunité, dégommer celles qu’elles ont dans le nez, répandre n’importe quelle rumeur. Je ne suis peut-être pas assez raffinée pour apprécier la subtilité de votre démarche et vos jeunes demoiselles n’auraient peut-être jamais un comportement aussi vulgaire, mais cela me paraît la plus mauvaise idée dont on m’ait parlé depuis longtemps.
Sourire de piranha.
— Soit dit sans vous offenser.
— Nous avons estimé, enchaîna la directrice, imperturbable, qu’il s’agissait d’un moindre mal. L’automne dernier, un groupe d’élèves a créé un site Internet qui remplissait la même fonction. Cela a abouti aux dérives que vous décrivez. Le père d’une de nos pensionnaires a mis fin à ses jours il y a quelques années. Sa mère nous a signalé le site. Quelqu’un avait posté une photo de l’élève en question, avec cette légende : « Si ma fille était aussi moche, moi aussi je me tuerais. »
Les yeux de Conway sur moi. Des lames de rasoir dans les cheveux. Tu les trouves toujours aussi exquises ?
Elle avait raison. L’évidence me frappa de plein fouet, me fit tressaillir comme une écharde plantée sous un ongle. Cela n’était pas venu de l’extérieur, comme Chris Harper. Cela avait grandi ici, entre ces murs.
— Et alors ? coupa Conway. Bloquez le site.
— Et le suivant vingt-quatre heures plus tard, et puis un autre, et encore un autre ? Nos élèves ont besoin d’une soupape de sécurité, inspecteur. Vous souvenez-vous qu’une semaine après l’incident…
Conway gloussa : incident.
— … qu’une semaine après l’incident, donc, des internes affirmèrent avoir vu le fantôme de Chris Harper ?
— Dans les toilettes des filles, précisa Conway à mon intention. Normal. Ce serait le premier endroit qu’irait explorer un ado s’il devenait invisible, pas vrai ? Dix gamines hurlant à pleins poumons, s’accrochant en tremblant les unes aux autres. J’ai presque dû les gifler avant qu’elles me racontent ce qui se passait. Elles voulaient que j’aille dans les gogues avec mon flingue et que je le descende. Il a fallu des heures pour les calmer.
— Après cette crise, reprit Mlle McKenna, se tournant de nouveau vers moi, nous aurions pu interdire à quiconque de mentionner Chris Harper. Et le « fantôme » serait réapparu, sans doute pendant des mois. Au lieu de cela, nous avons mis sur pied une cellule d’assistance psychologique pour toutes nos élèves, centrée sur les différentes manières d’exprimer leur peine. Ensuite, nous avons installé une photo de Christopher Harper sur une petite table, à la sortie de la salle de réunion, devant laquelle elles pouvaient dire une prière, déposer une fleur ou une carte. Ainsi, elles ont extériorisé leur chagrin avec dignité.
— La plupart ne le connaissaient même pas, me dit Conway. Elles n’avaient aucun chagrin à exprimer. Elles cherchaient simplement un prétexte pour perdre la boule. Elles méritaient un bon coup de pied au cul, pas une caresse attendrie sur la joue.
— Peut-être, admit la directrice. Mais le « fantôme » ne s’est plus jamais manifesté.
Elle eut un sourire satisfait. Tout était rentré dans l’ordre.
D’après ce que m’avait dit Conway, je m’étais attendu à une grande perche efflanquée aux cheveux teints en blond et au sourire figé, jacassante, stupide et snob. Or, cette femme n’avait rien d’une gourde.
— Donc, reprit-elle, nous avons suivi la même approche avec le panneau d’affichage. Nous avons canalisé, contrôlé les impulsions. Et, là encore, les résultats ont été pleinement satisfaisants.
Elle n’avait pas bougé depuis qu’elle s’était rassise. Dos droit, mains croisées. Massive.
Conway jouait avec un Montblanc noir et or qu’elle avait saisi sur le bureau.
— Contrôlé ? De quelle façon ?
— Le panneau est surveillé. Nous l’inspectons, à la recherche de messages inappropriés, avant l’entrée en classe, pendant la récréation, à l’heure du déjeuner et une dernière fois après les cours, en fin de journée.
— Vous avez trouvé des messages inappropriés ?
— Bien sûr. Mais pas souvent.
— Quel genre ?
— Généralement, diverses versions de « Je déteste tel ou telle ». Il s’agit d’ordinaire d’une autre élève ou d’un professeur. Nous prohibons l’emploi des noms ou les détails permettant d’identifier une personne. Bien sûr, certaines transgressent ces règles. Transgressions la plupart du temps inoffensives : le prénom d’un garçon que la rédactrice du message trouve à son goût, un serment d’amitié éternel. Mais elles sont parfois cruelles, même si elles témoignent d’un désir d’aider plutôt que de nuire. Il y a quelques mois, nous avons découvert une carte ornée de la photo d’une ecchymose, avec ce commentaire : « Je crois que le père d’Untelle la frappe. » Nous avons immédiatement retiré le message. Et nous avons réglé la question avec l’élève impliquée. En toute discrétion, bien entendu.
Conway fit tourner le stylo en l’air, le rattrapa avec dextérité.
— Bien entendu. En toute discrétion.
— Pourquoi un tableau ? demandai-je. Pourquoi ne pas avoir tout simplement créé un site Internet de votre cru avec un professeur pour le modérer, en spécifiant que tout ce qui pourrait blesser quelqu’un ne serait jamais posté ? N’aurait-ce pas été plus sûr ?
Mlle McKenna me considéra avec soin : manteau de bonne facture mais vieux de deux ans, cheveux convenablement coupés quoiqu’un peu longs. Sans doute se demandait-elle à quel genre d’« expert » elle avait affaire. Elle décroisa les mains, les recroisa. Elle ne se méfiait pas encore de moi, mais se tenait sur ses gardes.
— Nous avons effectivement envisagé cette solution. Plusieurs professeurs y étaient favorables, pour les raisons que vous venez de mentionner. Je m’y suis opposée. En partie parce que cela aurait exclu nos pensionnaires, qui n’ont pas librement accès à Internet. Mais surtout, inspecteur, parce que les adolescentes glissent facilement d’un monde à l’autre. Elles perdent vite le sens des réalités. Je ne crois pas qu’il faille les encourager à utiliser Internet plus que nécessaire, encore moins d’en faire le déversoir de leurs secrets les plus intimes. Je crois que nous devons les enraciner fermement dans le monde réel.
Conway eut une mimique sarcastique. Ça, le monde réel ?
La directrice ne releva pas la raillerie. De nouveau ce sourire satisfait.
— Je ne me suis pas trompée. Il n’y a plus eu de sites. En fait, les élèves raffolent des complications du monde réel : la nécessité d’attendre un moment avant d’épingler un message sans être vue, de trouver un prétexte pour filer au troisième étage sans se faire remarquer. Les filles aiment avoir leurs petits secrets. D’un autre côté, elles aiment les révéler. Le tableau offre un parfait équilibre entre les deux.
— Avez-vous déjà essayé de découvrir qui avait déposé un message ? Si une fille avouait « Je me drogue », vous chercheriez certainement à savoir de qui il s’agit. Comment feriez-vous ? Par exemple, le tableau est-il équipé d’une caméra de surveillance ?
— Une caméra de surveillance ?
Elle parut à la fois amusée et surprise, comme si je venais de lui parler en chinois.
— C’est un collège, inspecteur. Pas une prison. Et nos filles n’ont aucun goût pour l’héroïne.
— Combien d’élèves compte votre établissement ?
— Presque deux cent cinquante. De la cinquième à la terminale ; deux classes par année, environ vingt élèves par classe.
— Le tableau existe depuis à peu près cinq mois. Statistiquement, dans ce laps de temps, quelques-unes de vos deux cent cinquante élèves ont forcément vécu des épreuves dont vous auriez souhaité être informée : agression, trouble du comportement alimentaire, dépression.
J’avais raison. Pourtant, j’eus l’impression de tenir des propos scandaleux, de cracher sur le tapis. Je poursuivis quand même :
— Or, ainsi que vous venez de le dire, les adolescentes brûlent de révéler leurs secrets. Et vous m’affirmez que vous n’avez rien trouvé de plus grave que « Le cours de français me saoule » ?
Mlle McKenna baissa les yeux vers ses mains, réfléchit un instant.
— Quand une identification devient indispensable, dit-elle, nous avons nos méthodes. Nous sommes tombés sur une carte où figurait un crayon dessinant un ventre féminin. Le dessin avait été tailladé en plusieurs endroits avec une lame effilée. La légende disait : « J’aimerais l’arracher de mon corps. » Nous devions absolument identifier cette élève. Notre professeur d’arts plastiques a proposé des suggestions basées sur le style du dessin. D’autres professeurs ont émis des hypothèses d’après l’écriture manuscrite de la légende. Le soir même, nous avions un nom.
— Elle se tailladait pour de bon ? murmura Conway.
Infime signe de tête. Oui.
— Le problème a été résolu.
Ni dessin ni écriture manuscrite sur notre carte. La fille qui se tailladait voulait qu’on la découvre. La nôtre, non. En tout cas, elle n’avait pas l’intention de nous faciliter les choses.
Mlle McKenna déclara, cette fois à nous deux :
— Cela prouve que le tableau joue un rôle positif. Même les messages du genre « Je hais Diana » sont utiles. Ils nous permettent de repérer les élèves susceptibles de subir ou d’infliger de mauvais traitements. Ce tableau, inspecteurs, nous ouvre une fenêtre sur la vie intime de nos élèves. Si vous connaissiez les adolescentes, vous comprendriez à quel point c’est inestimable.
— Magnifique, dit Conway, jouant toujours avec le stylo. A-t-on inspecté cet inestimable tableau hier soir, après la fin des cours ?
— Comme chaque jour à la même heure.
— Qui l’a fait hier ?
— Demandez-le aux professeurs. Ils s’attribuent la tâche à tour de rôle.
— Elles savent, j’en suis sûre, qu’il est surveillé. Elles voient les professeurs le parcourir. Nous agissons au grand jour. Toutefois, si telle est votre question, nous ne leur avons pas communiqué les horaires précis.
Notre inconnue ignorait donc qu’ils nous permettraient peut-être de la confondre. Elle pensait pouvoir se fondre dans le flot joyeux de filles déboulant dans le couloir.
— Après la fin des cours, des élèves ont-elles regagné le bâtiment principal ? s’enquit Conway.
Silence encore. Puis :
— Vous savez peut-être que l’année de transition, la seconde, comporte de nombreux travaux pratiques : projets collectifs, expériences scientifiques, etc. Souvent, les élèves de seconde doivent, pour leurs devoirs, utiliser les sources de documentation dont dispose le collège : salle d’arts plastiques, ordinateurs.
— Donc, en déduisit Conway, des élèves de seconde étaient ici hier soir. Qui et à quelle heure ?
Les deux femmes se mesurèrent. Cheftaine contre flic. La directrice répondit :
— Votre conclusion me semble un peu hâtive. J’ignore qui, hier soir, se trouvait dans le corps de logis principal. Mlle Arnold, la surveillante générale, détient une clé de la porte reliant l’aile des pensionnaires au bâtiment des classes et note le nom de chaque élève ayant reçu l’autorisation de s’y rendre après les heures de cours. Renseignez-vous auprès d’elle. Je vous dis simplement que, n’importe quel soir, quelques élèves de seconde auraient pu y pénétrer. Inspecteur, votre métier vous pousse à voir le mal partout. Cependant, croyez-moi, on ne peut prêter de sombres desseins à des gamines travaillant à un exposé sur les techniques de communication.
— Nous sommes là pour nous en assurer.
Conway se dressa de toute sa taille, les bras au-dessus de la tête.
— Ce sera tout pour l’instant. Il nous faudra la liste des filles qui ont eu la permission d’accéder au bâtiment central après les cours. Rapidement. Entre-temps, nous allons étudier cet inestimable tableau.
Elle jeta le stylo sur le bureau, comme un caillou dans une mare. Il roula sur le cuir vert, s’immobilisa à cinq centimètres des mains de la directrice. Mlle McKenna ne broncha pas.
Le collège avait retrouvé sa quiétude, ses bruits familiers. Quelque part, des filles chantaient un madrigal : des bribes aux belles harmonies, interrompues et reprises toutes les trois mesures, lorsque le professeur corrigeait une faute. Now is the month of maying, when merry lads are playing, fa la la la…
Conway savait où nous allions. Elle m’entraîna au dernier étage, suivit un couloir, passa devant des portes de classe fermées. Au fond, une fenêtre ouverte laissait entrer une brise tiède charriant un parfum de verdure.
— Nous y voilà, dit-elle en s’arrêtant devant une niche.
Le panneau était là : un mètre de haut, deux de large. Il surgissait de la niche et nous frappait en plein visage, tel un flipper aux lumières colorées clignotant toutes à la fois. Chaque centimètre était occupé : photos, dessins et peintures se chevauchaient, se bousculaient au milieu de visages soulignés au marqueur, de légendes gribouillées à la main ou découpées en caractères d’imprimerie.
On lisait au sommet, en grandes lettres noires plus tarabiscotées que le titre d’un roman d’heroic fantasy : L’ENDROIT DES SECRETS.
En dessous, en plus petit et sans fioritures : « Bienvenue dans l’endroit des secrets. N’oubliez pas que le respect des autres est une des valeurs fondamentales du collège. N’abîmez pas et n’enlevez pas les cartes des autres. Celles identifiant qui que ce soit ou contenant des propos insultants ou obscènes seront enlevées. Si l’une d’elles vous pose un problème, parlez-en à votre professeur principal. »
Je dus fermer les yeux avant de discerner, dans ce fouillis, des images nettes. Un labrador noir : « Je voudrais que le chien de mon frère meure pour que je puisse avoir un chiot. » Un index dressé : « ARRÊTE DE TE CURER LE NEZ APRÈS L’EXTINCTION DES FEUX CAR J’ENTENDS TOUT !!! » Un cornet de Cornetto collé avec du Scotch : « C’est à ce moment-là que j’ai su que je t’aimais… Et j’ai si peur que tu le saches aussi. » Un enchevêtrement d’équations découpées et collées les unes sur les autres : « Ma copine me laisse copié parsk je comprends rien. » Le dessin au crayon de couleur d’un bébé béat : « Tout le monde a accusé son frère, mais c’est moi qui ai appris à mon cousin à dire Va te faire f… ! »
— La photo, énonça Conway, était épinglée au-dessus d’une autre, composée de deux moitiés de cartes postales : la Floride en haut, Galway en bas. Elle dit : « Je raconte à tout le monde que c’est mon endroit préféré parce qu’il est cool… En fait, c’est mon endroit préféré parce que personne, là-bas, ne sait que je suis censée être cool. » Comme j’aime Galway moi aussi, je la regarde de temps en temps en passant. C’est pour ça que j’ai remarqué la photo de Chris.
Il me fallut un moment pour piger : la déposition de Holly, mot pour mot, telle que je l’avais rédigée. Devant mon expression sidérée, Conway me lança d’un ton sarcastique :
— Tu me croyais débile ?
— Je ne pensais pas que vous aviez une mémoire d’éléphant.
— On apprend à tout âge.
Elle s’éloigna du tableau pour en avoir une vue d’ensemble.
Grande bouche barbouillée de rouge à lèvres, toutes dents dehors : « Ma mère me déteste parce que je suis grosse. » Ciel bleu sombre, collines verdoyantes, une fenêtre illuminée par le couchant : « Je veux rentrer chez moi je veux rentrer chez moi je veux rentrer chez moi. » À l’étage du dessous, la mélodie délicate du madrigal recommençait sans cesse.
— Là, dit Conway.
Elle écarta légèrement la photo d’un homme nettoyant une mouette mazoutée : « Vous pouvez continuer à me dire que je dois devenir avocate, mais moi je ferai ÇA ! » Puis elle pointa son doigt. Moitié Floride, moitié Galway. L’extrémité gauche du tableau, tout en bas.
Elle se rapprocha un peu plus, se pencha.
— Trou de punaise. Ta chérie n’a donc pas fabriqué la carte elle-même.
Si elle avait monté un bobard, Holly n’aurait pas oublié de le percer, ce trou. Je répondis quand même :
— Ça m’en a tout l’air.
Inutile d’y prélever des empreintes. Pour prouver quoi ? Il y en aurait tellement… Conway reprit, citant toujours Holly :
— « Je n’ai pas regardé la carte postale de Galway hier soir, alors que nous nous rendions dans la salle d’arts plastiques. Je ne me rappelle pas quand je l’ai fait pour la dernière fois. La semaine dernière, peut-être. »
— Si les professeurs chargés d’inspecter le panneau ont fait leur boulot, nous pourrons nous limiter aux filles qui se sont trouvées récemment dans le bâtiment après les cours. Sinon…
— Sinon, au milieu d’un tel fatras, une carte pourrait rester accrochée pendant des jours sans que personne ne la remarque. Impossible d’avoir une idée, même approximative, du moment où on l’a épinglée.
Conway laissa la mouette reprendre sa place, recula une nouvelle fois pour contempler le panneau en entier.
— Que McKenna s’extasie tant qu’elle voudra sur sa magnifique soupape de sécurité. Pour moi, c’est un foutoir.
Difficile de la contredire.
— Nous allons être obligés de les inspecter toutes.
Je devinai ce qu’elle avait en tête : à moi de décrocher les cartes, à elle de les passer en revue. Elle était la patronne.
— Le plus rapide, proposa-t-elle, serait de les enlever au fur et à mesure. Ainsi, on n’en manquera aucune.
— On ne pourra jamais les remettre exactement comme elles étaient. Vous tenez à ce que les filles sachent que nous les avons étudiées ?
— Bordel ! Toute l’affaire a été comme ça : se casser le cul à marcher sur des œufs. Mieux vaut les laisser où elles sont. Tu commences par ce côté, je prends l’autre.
Il nous fallut une demi-heure. Pour rester concentrés, nous ne parlions pas. Une seconde de distraction et il nous aurait fallu tout reprendre depuis le début. De quoi devenir chèvres.
Nous avons bien travaillé, sans hâte, au même rythme. Les points de vue divergents de Conway et McKenna se rejoignaient sur un point : nous étions bien loin de ma bonne vieille école prolo. Une fille chapardait dans les magasins. Boîte de mascara : « Je l’ai volée, je demande pardon. » Une deuxième avait des envies de meurtre. Photo d’un paquet de laxatifs : « J’aimerais mettre ça dans ta tisane pourrie. » Certains messages étaient attendrissants. Un enfant ravi serrait un ours en peluche mordillé des milliers de fois : « Mon ourson me manque !! Mais ce sourire me console. » Nœud de six rubans de différentes couleurs aux extrémités scellées à la carte avec de la cire creusée par des empreintes de pouce : « Amies pour toujours. » Certaines étaient de véritables œuvres d’art, notamment celle qui représentait, découpé au ciseau comme de la dentelle, ce qui avait dû prendre des heures, l’encadrement d’une fenêtre pleine de flocons de neige. Derrière ce rideau, une fille au visage flou hurlait : « Tout le monde croit connaître ma vérité ! »
Rien de grave : des filles qui s’ennuyaient, appelaient au secours. Au fur et à mesure de notre inspection, Conway et moi nous étions rapprochés. J’aurais pu sentir son parfum, si elle en avait eu. Je ne respirai que l’odeur de son savon.
— À votre avis, lui demandai-je, qu’y a-t-il de vrai, là-dedans ?
— La majeure partie. Pourquoi ?
— Vous m’avez assuré qu’elles mentaient toutes.
— Oui, elles mentent. Elles le font pour se tirer d’affaire, attirer l’attention ou paraître sûres d’elles-mêmes. Mais si elles s’expriment de façon anonyme, comme ici, elles se livrent en toute innocence. Toutefois, certaines légendes sont de purs fantasmes. Comme celle-là.
Elle tapota la photo d’un des héros de Twilight. « Je l’ai rencontré pendant les vacances. On s’est embrassés, c’était dément, on doit se revoir l’année prochaine. »
— D’autres messages, poursuivit-elle, sont codés. Ils contiennent des allusions qui permettent aux autres filles de savoir qui les a écrits. Les plus perfides sont des attaques en règle, que seules les élèves peuvent comprendre.
Le professeur de chant avait réussi. Le madrigal s’éleva jusqu’à nous, pur, sans une fausse note. The spring, clad all in gladness, doth laugh at winter’s sadness, fa la la la la…
— En dépit de la surveillance ?
— Les profs peuvent scruter le tableau tant qu’ils veulent. Ils ignorent ce qu’ils doivent chercher. Les filles sont finaudes. Si elles veulent déclencher une guerre, elles emploient des ruses que les adultes ne devineront jamais. Une copine te révèle un secret ? Tu le dévoiles ici. Tu as une fille dans le nez ? Tu fabriques un faux message et tu fais croire qu’il vient d’elle. Celui-là, par exemple…
Conway m’indiqua la bouche barbouillée de rouge à lèvres.
— Tu prends en douce un cliché de la maman dont une fille garde le portrait sur son casier. Et c’est parti. Tu peux la martyriser en lui répétant à longueur de journée que sa mère la prend pour une truie et la méprise. Le coup sera encore plus grandiose si tout le monde reconnaît la photo et croit que la malheureuse raconte sa vie.
— Charmant, murmurai-je.
— Je t’avais prévenu.
Fie, then, why sit we musing, youth’s delight refusing, fa la la la la…
— Et notre carte ? Bidon, ou pas ?
Je me posais la question depuis le début, sans oser l’aborder. Je refusais d’imaginer que l’affaire pourrait se terminer en deux heures par l’exclusion d’une mouflette en larmes et mon retour aux Affaires classées avec une petite tape sur la tête.
— Cinquante, cinquante, répondit Conway. Si une gamine a voulu provoquer des dégâts, c’est bien joué. Pourtant, nous devons prendre le message pour argent comptant. Tu as fini ? La cloche va sonner d’un moment à l’autre et on va être étouffés par des dizaines de collégiennes.
— J’ai terminé.
Resté trop longtemps debout, j’avais mal aux pieds.
Deux cartes méritaient d’être prélevées. La photo d’une main sous l’eau, livide et floue : « Je sais ce que tu as fait. » La seconde d’une parcelle de terre nue sous un cyprès, rageusement marquée d’une croix au stylo à bille. Pas de légende.
Conway les glissa dans deux sachets d’indices sortis de sa serviette, où elle les rangea.
— Nous interrogerons quiconque a, hier, inspecté le tableau. Ensuite, nous nous procurerons la liste des élèves qui se trouvaient là. Et on va les tanner. Cette liste, on a intérêt à nous la filer vite fait. Sinon, ça va cogner.
Nous sommes partis. Devant nous, le couloir désert s’étirait à l’infini. Je crus entendre, couvrant le brouhaha des classes et les trémolos des fa la la la la, le tableau déverser derrière nous ses plaintes et ses cris.