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Au centre du Court, on a asséché la fontaine pour dresser le gigantesque arbre de Noël qui monte jusqu’aux étages et, couvert de guirlandes électriques multicolores, semble vivant. Dans les haut-parleurs, une femme à la voix de bambin gazouille : « J’ai vu maman embrasser le Père Noël. » Un délicieux parfum de cannelle, de pin et de muscade flotte dans l’air, si appétissant qu’on a envie de le mordre. On le sent presque craquer entre ses dents.

Première semaine de décembre. Chris Harper sort de la boutique Jack Wills du deuxième étage. Entouré d’une bande d’admirateurs, un sac rempli de T-shirts neufs sur l’épaule, les cheveux plus luisants que des marrons sous la lumière aveuglante, il discute d’Assassin’s Creed II. Il lui reste cinq mois et presque deux semaines à vivre.

Selena, Holly, Julia et Becca viennent de faire leurs achats de Noël. Assises sur le rebord de la fontaine, autour du sapin, elles boivent du chocolat chaud en inspectant le contenu de leurs sacs.

— J’ai toujours rien pour mon père, dit Holly en farfouillant dans l’un des siens.

— Je croyais qu’il avait les Stiletto géantes en chocolat, répond Julia en touillant son breuvage, que la cafète a baptisé « Petit lutin du Père Noël », avec un sucre d’orge.

— Ha, ha, hashtag : OnDiraitDeLHumourMaisEnFaitNon. Chaussures pour ma tante Jackie. Mon père est impossible.

— Putain ! s’exclame Julia en examinant son gobelet d’un air horrifié. Ça a un goût de dentifrice.

— J’échange, dit Becca en lui tendant le sien. J’aime la menthe.

— C’est quoi ?

— Gingembre et moka.

— Non, merci. Au moins, je sais ce qu’il y a dans le mien.

— Le mien est extra, dit Holly. Ce qui lui ferait vraiment plaisir, ce serait un GPS à puce implanté sous ma peau pour qu’il puisse me suivre à la trace vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je sais que tous les parents sont paranos, mais lui, il est carrément fêlé.

— C’est à cause de son boulot, dit Selena. Il voit que des horreurs. Alors, il a peur que ça t’arrive.

Holly roule les yeux.

— Tu parles ! La plupart du temps, il travaille dans un bureau. Ce qu’il voit de pire, ce sont des formulaires. Il est naze, c’est tout. Tu sais ce qu’il m’a balancé la semaine dernière, quand il est venu me chercher ? Je sors, il regarde la façade du collège et beugle : « Ces fenêtres n’ont pas d’alarme ! Je pourrais les forcer en moins de trente secondes ! » Il voulait aller trouver McKenna pour lui dire que le collège était mal protégé et la forcer à installer des scanners d’empreintes digitales sur toutes les fenêtres, ou un truc de ce genre. Je lui ai répondu : « Tue-moi tout de suite. »

Selena l’entend de nouveau : ce son aigu de l’argent sur du cristal, cette note si pure qu’elle traverse la musique sirupeuse et le vacarme environnant. Elle tombe dans sa main : un cadeau, uniquement pour elles.

— J’ai dû le supplier de me ramener simplement à la maison, poursuit Holly. Je lui ai dit : « Il y a un veilleur de nuit, l’alarme de l’aile des pensionnaires fonctionne jusqu’au matin, je te jure que je finirai pas dans un réseau de trafic de blanches et, de toute façon, si tu vas casser les pieds de McKenna, je t’adresserais plus jamais la parole. » Finalement, il a laissé tomber. J’ai ajouté : « Tu te demandes pourquoi je prends le bus au lieu d’accepter que tu viennes me chercher ? Eh bien, c’est pour ça ! »

— J’ai changé d’avis, dit Julia à Becca, en grimaçant et en s’essuyant la bouche. On échange. Le tien peut pas être plus dégueu que le mien.

— Je devrais lui acheter un briquet, reprend Holly. J’en ai marre de faire semblant de pas savoir qu’il fume.

— J’ai pensé à quelque chose, hasarde Selena.

— Beurk, lance Becca à Julia. T’avais raison. On dirait un médicament pour bébé.

— Menthe de merde. Fous-moi ça à la poubelle. On peut partager celui-là.

— Je crois qu’on devrait sortir la nuit, poursuit Selena.

Les autres se tournent vers elle.

— Sortir comment ? s’enquiert Holly. Sortir de nos chambres, de la salle commune ? Ou sortir pour de bon ?

— Pour de bon.

— Mais pourquoi ? rétorque Julia, interloquée.

Selena réfléchit. Elle entend toutes les voix apaisantes qui lui serinaient quand elle était petite : « N’aie pas peur, ni des monstres, ni des sorcières, ni des gros chiens. » Et les mêmes, qui aboient à présent : « Méfie-toi ! Aie peur de tout ! », comme si c’était un devoir absolu. Aie peur de t’empâter, que tes seins soient trop gros ou trop petits. Aie peur de marcher toute seule, surtout dans des endroits si tranquilles que tu pourrais t’entendre penser. Aie peur de porter des vêtements ringards, de dire des âneries, de rire comme une cruche, de paraître godiche. Aie peur de ne pas plaire aux garçons ; aie peur de leurs avances. Aie peur des filles, elles sont toutes perverses et te démoliront en moins de deux. Aie peur des inconnus. Aie peur de ne pas obtenir de bonnes notes à tes examens, de te faire mal voir. Aie peur de toi-même, aie peur d’avoir tout faux. Et tu seras une bonne petite.

En même temps, elle rêve. Elle revoit le clair de lune dans la clairière, se souvient du moment unique qu’elles ont vécu ensemble et qui s’est estompé derrière le morne train-train quotidien.

— Maintenant, plaide-t-elle, nous sommes différentes. Nous devons donc faire quelque chose de différent. Sinon, on redeviendra comme avant. Et il faut le faire en vrai.

— Si on nous chope, objecte Becca, on se fera virer.

— Je sais. Tout le problème est là. On est trop sages. On n’arrête pas de se comporter comme il faut.

— Parle pour toi, ricane Julia en suçant un reste de gingembre au moka dans le creux de sa paume.

— Toi aussi, Jules, tu joues les petites filles modèles. Flirter avec deux ou trois types, se taper une bière et fumer une clope de temps en temps, ça compte pas. Tout le monde le fait. Tout le monde s’attend à ce qu’on le fasse, même les adultes, qui s’inquiéteraient si on le faisait pas. Personne ne trouve ça grave, sauf Sœur Cornelius, mais elle est givrée.

— Et alors ? J’ai aucune envie de dévaliser des banques ou de me shooter à l’héroïne. Si c’est ça être différente, je préfère rester comme je suis.

— Et alors, on fait que ce qu’on est censé faire. Des trucs qu’on est censé faire parce que nos parents ou les profs nous disent de le faire, ou des trucs qu’on est censé faire parce qu’on est des ados et que tous les ados le font. Moi, je veux faire quelque chose qu’on n’est pas censé faire.

— Un péché originel, approuve Holly en mâchant une guimauve. J’aime ça. J’en suis.

— Merde, toi aussi ? Pour Noël, j’ai pas envie d’avoir des copines à la masse.

— Je sens qu’on me critique, répond Holly, la main sur le cœur.

— Bien sûr, toi, tu t’en tapes, contre-attaque Julia. Si tu te fais virer, ton père te donnera sans doute une médaille. Les miens en feront une maladie. Résultat : ils m’enverront Dieu sait où et m’interdiront de vous revoir. Pour toujours.

Becca replie un foulard de soie dont elle sait déjà que sa mère ne le portera jamais.

— Mes parents, eux aussi, piqueront une crise d’enfer. Je m’en bats l’œil.

— Au contraire ! ricane Julia. Ta mère sera aux anges. Si tu arrives à la convaincre que tu as participé à une tournante au fond d’une cave, elle prendra un pied pas possible.

Becca se moque éperdument de l’opinion de ses parents. D’ordinaire, elle se ferme comme une huître dès qu’on aborde le sujet.

— Peut-être, répond-elle. Mais la perspective de me trouver un autre collège les rendra malades. Ils seront obligés de prendre l’avion jusqu’ici. Et ils n’aiment pas qu’on les dérange. Donc, ajoute-t-elle en remettant le foulard dans son sac, ils seront furax. Et je m’en bats le coquillard deux fois. Je veux faire le mur.

— Regardez-moi ça ! clame Julia, amusée, s’appuyant sur une main pour examiner Becca. Qui rue dans les brancards, tout à coup ? Bravo, Becs.

Elle lève son gobelet. Embarrassée, Becca hausse les épaules.

— Soyons claires, précise Julia. Je suis à cent pour cent pour le péché originel. Mais on pourrait pas trouver un truc vraiment dément ? Se faire virer en échange de quoi, exactement ? Se geler la foufoune sur une pelouse où je peux déjà m’asseoir quand ça me chante ? C’est pas ma conception d’un coup d’éclat.

Selena savait que Julia serait la plus difficile à convaincre.

— Écoute, dit-elle. Moi aussi, j’ai peur de me faire choper. Si j’étais virée, mon père s’en foutrait. C’est ma mère qui deviendrait dingue. Mais j’en ai tellement ma claque d’avoir la trouille ! Il faut qu’on fasse quelque chose qui nous terrifie !

— J’ai pas la trouille ! Simplement, je suis pas timbrée ! Est-ce qu’on pourrait pas juste, disons, nous teindre les cheveux en rouge ou…

— Quelle originalité ! rétorque Holly.

— Ta gueule. Ou avoir des tics chaque fois qu’on s’adresse à Houlihan…

Même à elle, cette idée paraît grotesque.

— Ça fait pas peur, objecte Becca. Je veux quelque chose d’effrayant.

— Je t’aimais mieux avant qu’il t’en pousse une paire. Ou, je sais pas, un Photoshop de la tronche ménopausée de McKenna sur une capture d’écran de Gangnam Style qu’on collerait sur le…

— On a déjà fait ce genre de truc, remarque Selena. Il faut que ce soit complètement différent.

— Mais quoi ? Qu’est-ce qu’on fera une fois dehors ?

Selena a un geste évasif.

— J’en sais encore rien. Peut-être rien de spécial. C’est pas ça qui est important.

— D’accord. « Papa, maman, désolée, je sais même pas pourquoi j’ai fait le mur, mais teindre mes cheveux en rouge n’était pas assez original… »

— Salut ! lance Andrew Moore.

Il leur sourit, encadré de deux de ses potes, comme si elles l’attendaient, comme si elles lui avaient fait signe de s’approcher. Becca comprend : leur façon de s’affaler sur le rebord de la fontaine, les jambes dans le vide, appuyées sur les mains, ressemble à une invite, à laquelle il a répondu.

Andrew Moore. Ses épaules de rugbyman, ses fringues Abercrombie et ses yeux super bleus dont tout le monde parle. Combien de nanas se pâment devant lui, rêvent de lui offrir leurs seins, leurs jambes, leurs lèvres à baiser ? Combien vendraient leur mère pour se pavaner avec lui main dans la main, le long des allées interminables, reine choisie par le roi du Court, sous les regards envieux des filles délaissées ?

— Salut, répondent Holly, Julia, Becca et Selena, un instant éblouies par cette apparition triomphante.

Le charme se rompt aussitôt. Après tout, ce n’est qu’Andrew Moore, un blaireau qui les laisse de marbre. Il s’avance, toujours souriant, se rengorge pour savourer l’adoration dont il se croit l’objet. Puis il s’assied sur le rebord de la fontaine, à côté de Selena, tandis que ses potes se pressent contre Julia et Holly.

— Alors, les filles ?

Holly lui répond du tac au tac :

— On est en pleine conversation. Accorde-nous une seconde.

Il rit, parce qu’il ne peut s’agir que d’une plaisanterie. Ses acolytes l’imitent.

— Sérieux, dit Julia.

Les comparses continuent à s’esclaffer. Andrew, lui, devine qu’il vit une expérience inédite.

— Oh, oh, est-ce que, par hasard, vous nous demanderiez de dégager ?

— Repassez dans cinq minutes, propose Selena. On a un problème à régler.

Andrew sourit de plus belle. Mais ses yeux super bleus sont beaucoup moins enjôleurs.

— Ragnagnas difficiles, je présume ?

— Quelle finesse ! s’extasie Holly. On parle simplement d’originalité. C’est pas vraiment ton rayon, non ?

Julia pouffe dans le gobelet de Becca. Andrew réplique :

— On discutait justement des filles de Kilda. La moitié d’entre elles sont des gouines, à ce qu’il paraît. Vous en êtes ?

— On peut rester pour regarder ? braille, hilare, un des copains d’Andrew.

— J’ai un doute, dit Julia. Vous, les mecs, ça vous arrive d’avoir des conversations entre vous ? Vous faites quoi, dans vos piaules ? Vous vous taillez des pipes ?

— Allez vous faire mettre, dit l’autre acolyte.

— Entrée en matière démente ! crie Becca à la cantonade. Pour draguer, c’est génial. Vous me bottez de plus en plus.

Julia, Holly et Selena éclatent de rire. Après un moment de surprise, Becca se joint à elles.

— Qui te botte, on s’en branle, grommelle le comparse. Sales pouffiasses.

— C’est pas poli, bégaye Selena, accentuant le fou rire des autres.

— Chans rancune, pouffe Julia, le nez toujours dans le gobelet de Becca. À bientôt.

— Vous êtes tarées, décrète Andrew, trop sûr de lui pour être vexé, mais plein de mépris. Faudrait vous interner. On s’en va, les gars.

Ils se lèvent et s’enfoncent dans le Court, entre des groupes de garçons et de filles qui les suivent des yeux. Même leurs culs semblent choqués.

— Putain, dit Selena, une main devant la bouche. Vous avez vu sa tronche ?

— Une fois qu’il a compris, répond Julia. Mon poisson rouge pige plus vite que lui.

Nouveaux éclats de rire. Becca s’agrippe à une branche de l’arbre de Noël pour ne pas tomber dans le bassin.

— Et leur démarche ! réussit à articuler Holly en les montrant du doigt. Visez-moi leur dégaine ! Comme s’ils disaient : « Nos couilles sont trop grosses pour que ces pucelles les attrapent, on doit même marcher en canard tellement elles sont lourdes. »

Julia se lève et les singe. Cette fois, Becca s’effondre dans le bassin. Elles hurlent tellement de rire que l’agent de sécurité s’approche d’elles pour les calmer. Holly lui raconte que Becca a une crise d’épilepsie. S’il la met dehors, on l’accusera de discrimination envers une handicapée. Il s’en va en grommelant.

Enfin, les rires s’apaisent. Les quatre filles se regardent, sidérées par leur audace.

— Ça, c’était original, dit Julia à Selena. Admettez-le. Et assez flippant.

— Exact, opine Selena. Vous voulez qu’on continue à être capables de le faire ? Ou qu’on se remette à mouiller notre culotte dès qu’un connard comme Andrew Moore daigne s’apercevoir qu’on existe ?

La femme à la voix de bambin demeuré susurre : « Tout ce que je veux pour Noël, ce sont mes deux dents de devant. » Soudain, Holly capte les premières mesures d’une chanson venue de très loin, peut-être de l’extérieur du Court : I’ve got so far, I’ve got so far left to

La mélodie meurt. Julia soupire, tend la main pour finir le breuvage au gingembre de Becca et déclare :

— Si vous vous imaginez que je vais descendre le long du mur de notre chambre en m’accrochant à un drap de lit comme une héroïne débile dans un film à la con, vous vous foutez le doigt dans l’œil.

— T’inquiète, rétorque Selena. Tu as entendu ce qu’a dit le père de Holly. Les fenêtres de la façade n’ont pas d’alarme.

 

Becca le fera. Les autres tenaient pour acquis que ce serait Holly ou Selena, au cas où l’infirmière remarquerait la disparition de la clé ; Holly est la meilleure menteuse et personne n’imaginerait que Selena puisse braver les interdits, alors que Julia est toujours la première à laquelle pensent les profs, même pour des trucs qui ne lui viendraient même pas à l’esprit. Lorsque Becca a dit : « Je veux le faire », elles en sont restées baba. Elles ont essayé de la convaincre, Selena gentiment, Holly délicatement, Julia brutalement, que ce n’était pas une bonne idée et qu’elle devrait laisser ça aux spécialistes, mais elle est restée ferme sur ses positions, arguant qu’on la soupçonnerait encore moins que Selena, étant donné qu’elle n’a jamais rien fait de plus grave que refiler ses devoirs à des copines et que tout le monde la prend pour une bonne lèche-cul, ce qui, pour une fois, pourrait se révéler utile. À la fin, les autres ont compris qu’elle ne changerait pas d’avis.

Une fois les lumières éteintes, elles l’abreuvent de conseils.

— Tu dois paraître assez patraque pour qu’elle te garde un moment dans son bureau, dit Julia, mais pas assez pour qu’elle te renvoie ici. Mettons que tu croies que tu vas dégueuler, mais que tu n’en es pas sûre. Et que tu iras mieux si tu t’allonges un instant.

Elles ont laissé leurs rideaux ouverts. Dehors, il gèle. Le givre dessine des broderies sur les carreaux, le ciel est plein d’étoiles. L’air froid frappe Becca comme s’il traversait les vitres, tel un avant-goût du vaste monde extérieur, magique et sauvage, aux senteurs de renard et de genièvre.

— Mais ne prétends pas que tu vas réellement vomir, ajoute Holly. Ça aura l’air bidon. Laisse-lui entendre que tu fais tout pour te retenir.

— Tu es vraiment sûre de toi ? interroge Selena, dressée sur un coude et tentant d’apercevoir le visage de Becca.

— Sinon, assure Holly, il n’y a pas de problème. Simplement, dis-le-nous maintenant.

— Je vais le faire, réplique Becca. Arrêtez de me tanner.

— Bravo, Becsie, conclut Julia, en se penchant pour taper sa main dans la sienne. Nous sommes fières de toi.

Le lendemain, allongée sur la couche trop étroite dans le bureau de l’infirmière et l’écoutant fredonner un air de Michael Bublé tout en remplissant de la paperasse à sa table, Becca sent le métal froid de la clé au creux de sa paume et respire déjà l’odeur des baies et des renardes galopant dans la nuit, sous les étoiles frigorifiées.

 

Avant l’extinction des feux, elles étalent leurs vêtements sur leurs lits et commencent à s’habiller. Plusieurs épaisseurs de hauts ; sweat-shirts ; jeans épais ; pyjamas par-dessus, en attendant le moment. Elles plient leurs manteaux sous leurs lits, ce qui leur évitera de faire cliqueter les cintres ou grincer les armoires. Elles alignent leurs Uggs près de la porte pour ne pas être obligées de les chercher à tâtons.

Maintenant que leur projet devient réel, elles ont l’impression d’être plongées dans un jeu de rôles imbécile où on leur donnerait des épées virtuelles pour décapiter des orcs imaginaires. Julia chante Bad Romance en se déhanchant et en faisait valser un pull par une manche, comme une strip-teaseuse. Holly l’imite, des leggins sur la tête, Selena secoue frénétiquement ses cheveux. Elles ont le tournis.

— Est-ce que ça va ? demande Becca en ouvrant les bras.

Les trois autres cessent de chanter et l’inspectent : jeans bleu foncé et sweat assorti, rembourré par ce qu’elle porte en dessous, la capuche si serrée que seul en émerge le bout de son nez. Elles se gondolent.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu ressembles à un pilleur de banques obèse, dit Holly, ce qui les fait encore plus marrer.

— T’arrives à bouger ? réussit à articuler Selena.

— Ou à voir ? renchérit Julia. Vaudrait mieux. Au cas où tu pourrais pas longer le couloir sans te cogner contre les murs.

Holly singe Becca, aveugle et titubante. Elles sont tellement hilares qu’elles en ont mal au ventre. Becca pique un fard. Elle leur tourne le dos et essaie d’enlever son sweat, mais la fermeture Éclair est coincée.

— Becs, dit Selena. On rigolait.

— Y a pas de quoi.

— Relax ! crie Julia en roulant des yeux vers Holly.

Becca tire de toutes ses forces sur la fermeture Éclair, au risque de s’abîmer les doigts.

— Si c’est juste une grosse blague, alors pourquoi on fait tout ce cirque ?

Aucune ne répond. Leur enthousiasme retombe. Elles se concertent du coin de l’œil. Et comprennent, toutes les quatre, qu’elles pensent la même chose. Cette escapade est stupide. Mieux vaudrait y renoncer, remettre les vêtements dans les armoires, se débarrasser de la clé et ne plus jamais en parler. Chacune attend que l’une d’elles le dise.

À ce moment-là, une des cheftaines du second étage, chargée de la discipline, ouvre brusquement leur porte et aboie :

— Arrêtez ce boucan et déshabillez-vous ! Extinction des feux dans trente secondes. Si vous n’êtes pas au pieu d’ici là, je fais un rapport !

Elle claque la porte sans leur laisser le temps de prononcer un mot.

Elle n’a même pas remarqué leurs fringues étalées sur les lits, ni que Becca ressemble à un cambrioleur gonflable. Toutes les quatre se regardent puis s’écroulent sur leur lit, hurlant de rire sous leur couette.

Leurs scrupules s’envolent. Plus d’hésitation. Elles vont le faire.

L’extinction des feux les trouve dans leur lit, comme de bonnes petites filles modèles : si la chef de dortoir revient, elle pourrait être d’humeur plus fouineuse. La cloche retentit, faiblit peu à peu, puis se tait.

Jamais elles n’ont guetté avec autant d’intensité, dressant l’oreille avec l’acuité d’animaux nocturnes, les bruits du collège sur le point de s’endormir. Un cri lointain, des gloussements épars, les pantoufles d’une fille se précipitant vers les toilettes. Enfin, le silence.

Lorsque l’horloge, à l’arrière du bâtiment central, sonne une heure, Selena se redresse.

Elles ne parlent pas. Elles n’allument pas de lampe de poche, ni leurs lampes de chevet. N’importe qui descendant le couloir distinguerait la lumière à travers le vasistas. Dehors, la lune est énorme. Elles enlèvent leur pyjama, gonflent leurs oreillers sous leurs couvertures, enfilent leur dernier pull et leur manteau, habiles, synchronisées, comme si elles s’étaient entraînées. Une fois prêtes, elles s’immobilisent au pied de leurs lits, leurs chaussures à la main. Elles se consultent une dernière fois, comme des explorateurs avant un long voyage, jusqu’à ce que l’une d’elles fasse le premier pas.

— Si vous êtes vraiment décidées, dit Julia, allons-y.

Personne ne bondit sur elles depuis une embrasure, aucune marche ne craque. Au rez-de-chaussée, la surveillante générale ronfle. Lorsque Becca introduit la clé dans la porte donnant sur le bâtiment principal, elle tourne comme si on avait huilé la serrure. Au moment où elles atteignent la classe de maths et où Julia soulève la poignée de la fenêtre à guillotine, elles savent déjà qu’aucune alarme ne se déclenchera. Elles savent aussi que le veilleur de nuit dort, ou téléphone, et ne regardera jamais dans leur direction. Elles mettent leurs chaussures, sautent par la fenêtre ; l’une après l’autre, rapides, silencieuses. Et elles se retrouvent dans l’herbe. Dès lors, ce n’est plus un jeu.

Le parc est tranquille, comme prêt pour un ballet, attendant les premières notes de flûte, l’apparition de danseuses éthérées et gracieuses. La lumière blanche éclabousse tout, le gel craque et chante.

Elles courent, effleurent l’herbe, plus légères que des fées. L’air froid coule dans leur bouche comme une source vive, ébouriffe leurs cheveux lorsque leur capuche, qu’elles ne prennent pas la peine de remettre en place, tombe sur leur nuque. Elles sont invisibles. Elles pourraient passer en riant devant le veilleur de nuit, lui arracher sa casquette, le laissant ahuri et pestant contre ces entités inconnues qui le cernent.

Elles s’enfoncent dans l’obscurité des petits sentiers bordés de branches enchevêtrées, frôlent les troncs penchés couverts de lierre, s’enivrent d’un parfum de terre et de feuilles mouillées. Enfin, jaillissant de ce tunnel, elles débouchent sur la clairière immaculée qui les attend.

Jamais elles ne l’ont vue ainsi. Les cyprès luisent comme des torches de glace. Des formes mystérieuses les encerclent. Des cerfs, des loups ? De grands oiseaux tournoient en criant au-dessus de leur tête, ailes déployées.

Toutes les quatre ouvrent les bras, tournoient elles aussi. Le monde vacille. Hors d’haleine, elles dansent encore, jusqu’à épuisement.

Quand elles rouvrent les yeux, elles reconnaissent leur clairière, familière, si calme sous des millions d’étoiles.

Le silence est si fantomatique qu’elles n’osent pas le rompre. Elles se couchent dans l’herbe, attentives à leur respiration, au battement de leur sang. Les rayons de lune les recouvrent, les enrobent. Elles restent ainsi, sans bouger, se laissant envahir par une volupté inconnue.

Selena avait raison. Cela rien à voir avec l’excitation de boire de la vodka au goulot ou de faire bisquer Sœur Ignatius, de flirter dans les buissons ou d’imiter la signature de leur mère pour se faire percer les oreilles. Cela n’a aucun rapport avec ce que des adultes pourraient autoriser ou prohiber. C’est une sensation unique, miraculeuse, qui n’appartient qu’à elles.

Bien plus tard, elles regagnent lentement le collège, décoiffées, la tête bourdonnante. Toujours, se disent-elles devant la fenêtre, les chaussures à la main, la lune scintillant au fond des yeux. Je m’en souviendrai toujours. Oui, toujours. Oh, toujours.

Le matin, elles découvrent des égratignures sur leurs tibias et leurs phalanges. Elles ne se rappellent même pas où et quand elles se sont écorchées. Ces blessures minuscules ne leur font pas mal. Simplement, elles les ressentent dans les moments les plus inattendus, comme des rappels de ce qu’elles ont éprouvé ; par exemple, lorsque Joanne Heffernan houspille méchamment Holly qui traîne trop dans la queue du petit déjeuner, ou lorsque Mlle Naughton reproche vertement à Becca son inattention. Elles ne comprennent pas tout de suite pourquoi elles provoquent de tels mouvements d’humeur. En fait, elles planent. Holly fixait son toast d’un air hébété ; et aucune des quatre filles n’avait la moindre idée de ce dont parlait Mlle Naughton. Leurs pieds touchaient à peine le sol. Et il leur a fallu un bon bout de temps pour atterrir.

— On le refait bientôt ? demande Selena à la récréation, en sirotant son jus d’orange avec une paille.

Un instant, elles redoutent de répondre oui, au cas où ce ne serait plus pareil. Au cas où cela ne pourrait arriver qu’une fois et que, tentant désespérément de ressentir la même béatitude, elles finiraient assises dans la clairière, se caillant les miches et se regardant comme des imbéciles.

Elles le disent quand même. Quelque chose a commencé. Il est trop tard pour l’arrêter. Becca ôte une brindille des cheveux de Julia et la planque au fond de sa poche, pour la garder.