25

Je restai dans le couloir, ahuri, sonné, hébété, jusqu’à ce que je prenne conscience que Mackey et Conway pourraient me trouver là, derrière la porte. Alors, je m’en allai, passai devant le panneau des secrets, descendis l’escalier, me déplaçant avec prudence comme si l’on m’avait frappé, comme si tous mes muscles me faisaient mal.

Le vestibule était sombre. Je tâtonnai dans le noir jusqu’à la porte d’entrée, la poussai avec peine. Je songeai à appeler un taxi pour rentrer chez moi. L’image de Conway et Mackey découvrant mon absence et m’imaginant pleurant contre mon oreiller provoqua en moi un sursaut de dignité. Je laissai mon mobile dans ma poche.

21 h 40. Les lumières extérieures blanchissaient la pelouse, éclairaient la base des arbres. Je descendis le perron, longeai la façade puis l’aile des pensionnaires, en criant :

— Que Conway aille se faire foutre !

Des rires me répondirent : des filles, là-bas, derrière le bâtiment, dans l’herbe, leurs yeux luisant dans l’ombre comme ceux de chats en goguette, ou de fantômes. À la lueur lointaine des projecteurs et celle, plus douce, de la lune, je distinguai une silhouette, puis une autre. Les pensionnaires. Conway avait demandé à McKenna de les autoriser à prendre l’air avant d’aller se coucher. La directrice avait eu la bonne idée de suivre son conseil.

Trois d’entre elles me faisaient signe, m’appelaient.

— Inspecteur Moran ! On est là !

Je me dirigeai vers elles. Elles surgirent des ténèbres, comme des Polaroïds. Gemma, Orla, Joanne. Appuyées sur les coudes, jambes étales, elles me souriaient. Je leur rendis leur sourire. Ça, je pouvais le faire, j’étais doué à ce jeu-là, plus que Conway. Voix de Gemma :

— On vous a manqué ?

— Par ici, dit Joanne en se serrant contre sa copine, tapotant l’herbe où elle avait été assise. Installez-vous près de nous.

J’aurais dû passer mon chemin. Mais elles voulaient de moi. Cette sensation était plaisante, telle de l’eau fraîche sur une brûlure.

— On a le droit de vous parler, inspecteur Moran ?

— Vous allez faire quoi ? Nous arrêter ?

— Tu aimerais ça. Les menottes…

— On peut, alors ? Votre carte dit Stephen Moran.

— On peut vous appeler inspecteur Steve ?

— Beurk, on dirait un nom d’acteur porno.

Je gardai le silence, sans cesser de sourire. Elles étaient différentes, ici, dans la nature et la nuit. Furtives, félines. Puissantes. Je savais que je n’avais aucune chance contre elles, comme lorsque trois types tournent au coin d’une rue et, d’une démarche agressive, se dirigent vers vous.

— On s’ennuie, se plaignit Joanne. Venez nous tenir compagnie.

Je m’assis. Des chauves-souris volaient au-dessus de nos têtes. L’herbe était douce, l’air sentait le printemps.

— Qu’est-ce que vous faites encore là ? s’enquit Gemma. Vous allez passer la nuit ici ?

— Il couchera où ? lança Joanne.

— Gems le veut dans son pieu, minauda Orla.

— Je t’ai demandé ton avis ? rétorqua Joanne, qui ne permettait à personne de se moquer de quelqu’un sans sa permission. Il n’ira pas dans le tien, en tout cas. Seul un nain pourrait se faufiler entre tes cuisses de mammouth.

Orla piqua un fard. Joanne s’esclaffa.

— Te bile pas, je blaguais.

— Il pourrait coucher avec Sœur Cornelius, ironisa Gemma, qui ignorait ses copines et me regardait avec un sourire en coin. L’emmener au septième ciel.

— Elle lui trancherait le zizi d’un coup de dent et irait l’offrir au petit Jésus.

Un mètre de plus au milieu des arbres et nous aurions été dans la pénombre. Ici, à la frontière, la lumière était mouvante, transformait leurs visages. Leur simplicité désinvolte qui m’avait touché tout à l’heure avait disparu. Ils semblaient désormais plus durs, figés comme de la cire.

— Nous partirons bientôt, dis-je. Encore quelques détails à régler.

— Il parle, ricana Gemma. Je croyais que vous nous faisiez la tête.

— Vous n’avez pas l’air d’avoir fini, renchérit Joanne.

— Je fais une pause.

Elle ajouta, perfide :

— Vous avez des problèmes avec la fée Carabosse ?

Pour elles, je n’étais plus un flic, mais un adulte un peu niais qu’elles pouvaient faire tourner en bourrique, avec qui elles pouvaient jouer, danser…

— Pas à ma connaissance, répondis-je.

— P’tain, quelle pimbêche ! Pour qui elle se prend ? La reine des neiges ?

— Vous êtes obligé de travailler tout le temps avec elle ? dit Gemma. Ou est-ce qu’on vous permet de souffler de temps en temps et de faire équipe avec un collègue qui bouffe pas les hamsters tout crus, juste pour le plaisir ?

Elles rirent, me défiant de rire en retour. Je revis Conway me claquer la porte au nez, regardai ces trois visages mouvants, étincelants. Je ris à mon tour.

— Ne soyez pas méchantes. Je ne suis pas son coéquipier. Je ne collabore avec elle que pour la journée.

— Tant mieux ! On se demandait comment vous surviviez, si vous carburiez pas au Prozac…

— Quelques jours de plus et ç’aurait été le cas. Voilà pourquoi je suis là. J’avais besoin de m’aérer la tête, de me détendre avec des filles comme vous.

Elles apprécièrent le compliment, firent le dos rond comme des chats. Toujours sur la défensive, habituée à se faire rembarrer, Orla déclara :

— On trouve que, comme inspecteur, vous êtes bien meilleur qu’elle.

— Lèche-cul ! s’insurgea Gemma.

— Pourtant, c’est vrai, approuva Joanne. Quelqu’un devrait dire à votre patron qu’une garce pareille ne peut pas faire du bon boulot. Quand elle pose une question, c’est comme si elle balançait de la viande pourrie à des hyènes.

— Même si elle menaçait de nous flinguer, on lui dirait pas quelle heure il est.

— En fait, ajouta Joanne avec un sourire charmeur, quand on nous interroge, on ne veut répondre qu’à vous.

La dernière fois que nous nous étions parlé, la conversation n’avait guère été amicale. Elle et ses amies voulaient quelque chose de moi. Mais quoi ?

— Ravi de l’entendre. Vous m’avez beaucoup aidé, depuis ce matin. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous.

— On a envie de vous aider.

— On pourrait être vos espionnes.

— Vos infiltrées.

— On a votre numéro de téléphone. On pourrait vous signaler par texto tout ce qui nous paraîtrait suspect.

— Si vous tenez vraiment à me donner un coup de main, vous n’avez qu’une chose à faire. À mon avis, vous savez toutes les trois qui a tué Chris. J’adorerais vous l’entendre dire.

— Qui est dans la salle d’arts plastiques ? s’écria soudain Orla, les yeux rivés sur la façade.

Une forme venait d’apparaître contre une des deux fenêtres encore éclairées, sous le balcon de pierre : Mackey, voûté, les bras croisés.

— Une autre inspecteur.

— Ha, ha ! se moqua Joanne. Je savais que vous aviez été viré !

— Parfois, nous nous relayons. Pour éviter d’avoir la tête comme un ballon.

— Ils interrogent qui ?

— Holly Mackey ?

— On vous avait bien dit qu’elles étaient bizarres.

Leur expression était gourmande, fascinée. Si Chris Harper avait assisté à la scène, il m’aurait envié. Conway, très droite, se profila dans l’encadrement de la fenêtre de la salle d’arts plastiques, puis disparut.

— Oui, reconnus-je, c’est Holly.

Conway m’aurait massacré. Je m’en foutais.

Murmures, sifflements, regards en coin. Orla respira profondément.

— Elle a assassiné Chris ?

— Oh mon Dieu !

— On croyait que c’était Zigounette, le gardien.

— Enfin, jusqu’à aujourd’hui.

— Mais quand vous avez posé toutes ces questions…

— En tout cas, on savait que c’était pas nous…

— Mais on aurait jamais pensé à…

— Holly Mackey !

Elles me dévisageaient avec passion, comme si j’avais été un magicien prêt à faire jaillir la vérité de mon chapeau. Malgré moi, je me sentis flatté, presque complice.

— Nous ne savons pas qui a tué Chris, dis-je. Mais nous faisons tout notre possible pour identifier le ou la coupable.

— Vous avez quand même une intime conviction, insinua Joanne.

Les yeux bleus de Holly murée dans son silence, préservant son secret. Mackey avait peut-être raison de l’empêcher de parler. Peut-être sentait-il qu’elle se serait confiée à moi.

Je secouai la tête.

— Ce n’est pas mon boulot. Je ne blague pas, précisai-je face à leur scepticisme. Je ne peux pas me fier à mon intuition sans avoir une preuve.

Joanne fit la moue.

— C’est pas juste. Vous cherchez à nous tirer les vers du nez et nous…

— Oh mon Dieu ! clama soudain Orla, une main devant la bouche. Vous soupçonnez quand même pas Alison !

— Vous l’avez coffrée ?

— Elle est en tôle ?

— Non. Elle est juste un peu secouée. Le fantôme de Chris l’a terrorisée.

— Normal, déclara froidement Joanne. Il nous a toutes déboussolées.

— Je n’en doute pas. Tu l’as vu ?

Elle n’oublia pas de frissonner.

— Bien sûr. Il est sans doute revenu pour me parler. Il me regardait droit dans les yeux.

Chaque fille à qui il était apparu aurait juré la même chose. Il la cherchait. Il voulait s’adresser à elle, à elle seule.

— Ainsi que je vous l’ai dit, reprit Joanne avec des trémolos de veuve, s’il n’était pas mort, on se serait remis ensemble. Il veut que je sache que je compte toujours pour lui.

— Ah ! cria Orla, la main crispée sur sa poitrine.

— Tu l’as vu, toi aussi ?

— Oh, oui ! J’ai failli avoir un infarct. Il était là, tout près. Je le jure.

— Gemma ?

Elle changea de position dans l’herbe.

— Je sais pas. Je crois pas trop aux fantômes.

Joanne éleva la voix.

— Désolée, je sais ce que j’ai vu.

— Je prétends pas le contraire. Je dis simplement que moi, je l’ai pas vu. J’ai perçu une tache contre la fenêtre, comme quand on a une poussière dans l’œil. C’est tout.

— Certaines filles sont plus sensibles que d’autres et étaient plus proches de Chris. Excuse-moi, mais on s’en tape, de ce que tu as vu.

Gemma haussa les épaules. Joanne se tourna vers moi. Elle tremblait.

— Il était là.

Mentait-elle ? Disait-elle la vérité ? Elle n’en savait rien elle-même, pas plus que ses amies.

— Voilà une autre raison pour que, quoi que vous sachiez, vous le révéliez. C’est ce que souhaite Chris.

— Pourquoi on saurait quoi que ce soit ? répliqua Joanne, impassible.

Elles ne lâcheraient rien jusqu’à ce que je le mérite.

Mais la réponse, je la connaissais. Après la rupture entre Selena et Chris, Joanne avait posté ses sentinelles la nuit, pour s’en assurer.

— Admettons, enchaînai-je, qu’une autre fille que Selena retrouvait Chris la nuit, au cours des deux semaines qui ont précédé sa mort. À votre avis, qui était-ce ?

Joanne ne broncha pas.

— Y en avait une ?

— Ce n’est qu’une supposition. Admettons quand même. Alors, qui ?

Elles se consultèrent très vite. Si elles avaient eu peur, leur crainte s’était envolée, laissant la place à un sentiment grisant : le pouvoir.

Joanne se fit leur porte-parole.

— Confirmez-nous qu’il retrouvait une fille et on vous racontera tout.

Et voilà. Surtout ne pas rater l’occasion.

— Oui. Nous avons leurs textos.

— Quel genre ? demanda Gemma.

— Des rendez-vous.

— Mais il n’y avait pas de noms ?

— Aucun. Était-ce l’une d’entre vous ?

— Non ! tonna Joanne.

Elle n’ajouta pas : « Elle aurait eu de gros ennuis », mais c’était tout comme.

— Vous savez quand même de qui il s’agit.

J’attendis, prêt à entendre : « Holly Mackey. »

Joanne se redressa, les bras derrière la nuque, la poitrine en avant.

— Donnez-nous votre opinion sur Rebecca O’Mara.

Ne pas paraître surpris par ce nom jeté en pâture. Rétorquer posément :

— Pour être franc, je n’ai guère pensé à elle.

Regards en coin, petits sourires.

— Parce qu’elle est si innocente, commenta Joanne.

— Si sage, appuya Orla.

— Si pure !

— Si timide !

— Je parie, enchaîna Joanne, qu’elle s’est comportée comme si vous lui foutiez une trouille épouvantable. Elle n’a jamais pris le moindre risque. Je suis sûre qu’elle n’a jamais bu une goutte d’alcool, n’a jamais regardé un mec.

Gemma gloussa, appuyée sur les coudes, ses cheveux balayant la pelouse.

— Tu rigoles, répondis-je, le cœur battant sourdement, comme si je touchais enfin au but.

— Je sais pas si elle a jamais picolé, dit Gemma. D’ailleurs, on s’en fout. Mais qu’elle ait jamais regardé un mec, ça…

Olga pouffa.

— Vous auriez dû la voir le dévorer des yeux. C’était pitoyable.

— Chris Harper, hasardai-je.

— Bingo ! asséna Joanne.

— Elle était dingue de lui, confirma Orla.

— Et vous pensez qu’ils sont sortis ensemble ?

Joanne retroussa les lèvres.

— Un laideron comme elle ? Impossible. Elle n’avait aucune chance. Chris pouvait avoir qui il voulait. Il ne se serait jamais intéressé à cette momie. S’ils s’étaient retrouvés sur une île déserte, il aurait préféré peloter une noix de coco.

— Donc, ce n’était pas elle qui le retrouvait. Ou alors… ?

Deuxième échange sournois.

— Pas pour l’amour, en tout cas. Ni pour la baise. Elle devait même pas savoir comment on fait.

— Alors, pourquoi ?

Silence. Elles me scrutaient, attendant que je prononce le mot.

— La came, murmurai-je enfin. Rebecca se droguait.

Orla eut un rire hystérique. Joanne me considéra avec indulgence, comme un benêt, puis ordonna aux autres :

— Racontez-lui.

Au bout d’un moment, Gemma se redressa, ôta des brins d’herbe de ses collants.

— Vous n’enregistrez rien, n’est-ce pas ?

— Non.

— Parce c’est confidentiel. Si vous le racontez à qui que ce soit en prétendant que ça vient de moi, je jurerai que c’est un bobard. Et mon père téléphonera à votre patron pour confirmer. Croyez-moi, ce sera mauvais pour votre matricule.

— Pas de problème.

— Vas-y, ordonna Joanne. Raconte-lui.

Gemma se concentra un instant en se léchant les lèvres.

— OK. Vous connaissez Ro, non ? Ronan, un des gardiens ?

— Vos collègues l’ont coffré, précisa Orla. Pour trafic de drogue.

— Je suis au courant.

— Il vendait un tas de trucs, reprit Gemma. Surtout du hasch et de l’ecstasy, mais si on voulait autre chose, il se le procurait.

Elle enlevait toujours des brins d’herbe incrustés dans ses collants. En dépit de la lumière mouvante, il me sembla qu’elle avait rougi.

Joanne lui donna un petit coup de coude méchant.

— Son régime ne marchait pas des masses, persifla-t-elle.

— Il me restait deux kilos à perdre. Où est le mal ? Donc, j’ai demandé à Ronan s’il pouvait me trouver un produit efficace.

Elle me jeta un regard craintif, quémandant mon indulgence.

— Ça a dû marcher, répondis-je. Tu es mince comme un fil.

Elle parut soulagée. Ces filles vivaient dans un autre monde. Pour Gemma comme pour les autres, admettre qu’elle avait besoin de maigrir était plus angoissant que d’avouer à un flic qu’elle avait acheté du speed.

— Bref. Ronan était le seul gardien de service le mercredi et le vendredi après-midi. Donc, on se rendait à la remise à outils après les cours et on poireautait jusqu’à ce qu’il s’amène. Ensuite, on le suivait et il sortait la came de son placard. On n’avait pas le droit d’entrer dans la remise en son absence. Il disait que s’il nous chopait à l’intérieur, ce serait fini pour nous. Il avait la trouille qu’on lui barbote sa marchandise.

Joanne et Orla se rapprochèrent de moi en tortillant des hanches, bouche bée, les yeux écarquillés.

— Donc, ce mercredi, il pleut des cordes, je descends là-bas et je le vois pas. J’attends sous les arbres. Le temps passe et il se pointe toujours pas. Je vais pas rester là à me geler les miches, pas vrai ? Alors, je me glisse dans la remise. S’il me chope, Ronan en fera pas une maladie. Après tout, il me connaît. Il va pas me prendre pour une cambrioleuse.

Les deux autres tressaillirent, anticipant la suite.

— Et sur qui je tombe ? Rebecca O’Mara. La dernière personne que je m’attendais à trouver là. Elle a presque sauté au plafond. J’ai cru qu’elle allait tourner de l’œil. Je me marre. « Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu viens chercher ta dose de crack ? »

Rires de la part des autres.

— Rebecca bredouille : « Je me suis abritée de la pluie. » Je réponds : « À d’autres. » Le collège est à deux pas, elle porte son imper et son chapeau, ce qui veut dire qu’elle est sortie délibérément sous les trombes. Et si elle est tellement timide, pourquoi se réfugier dans un endroit où elle pourrait se retrouver nez à nez avec un gardien pas commode ?

Gemma prenait de l’assurance. Elle parlait avec aisance et son histoire sonnait vrai.

— Alors, je lui dis : « Tu veux faire du jardinage ? » Il y avait un tas d’outils dans le coin où elle se blottissait. Elle en tenait un à la main, comme si elle l’avait saisi en m’entendant entrer, comme si j’étais un violeur contre qui elle aurait dû se défendre. Et elle répond : « Oui, enfin, je pensais… », jusqu’à ce que je décide de la mettre à l’aise. « Relax, t’as pas cru que j’étais sérieuse ? » Elle me fixe un moment, bafouille : « Faut que j’y aille », se précipite sous la pluie et court vers le collège.

Elle avait dû remettre la pelle à sa place avant de s’enfuir. La pelle, ou la bêche, ou la binette. Et la laisser là pour venir la reprendre, maintenant qu’elle savait ce qu’elle voulait.

Mon cœur battait la chamade. Je demandai, m’efforçant de rester impassible :

— Ronan l’a vue ?

— Je crois pas. Il est arrivé quelques minutes après. Il avait dû attendre quelque part la fin de l’averse. Il n’a pas été content de me voir dans la remise, mais il a passé l’éponge.

— Vendait-il autre chose que de la drogue ? De l’alcool ? Des clopes ?

« Parfois, on en grillait une », m’avait dit Holly. Je me souvins aussi du paquet caché dans l’armoire, sous les affaires de Julia… Rebecca pouvait encore avoir une raison innocente de s’être introduite dans la remise. Innocence coupable, mais innocence quand même.

— Exact, ricana Gemma. Et des sucettes.

— Des cartes de téléphone, dit Orla.

— Du mascara.

— Des collants.

— Des Tampax.

Elles s’esclaffèrent, Orla se renversant dans l’herbe en agitant les jambes. Joanne les coupa net.

— Il tenait pas un supermarché. Rebecca ne venait pas chercher des cookies.

Gemma se ressaisit.

— Il refilait que des choses interdites. J’aimerais bien savoir ce que qu’elle lui achetait.

— Pas des pilules amaigrissantes, en tout cas, dit Joanne. À moins qu’elle soit anorexique. Et même… Elle s’en bat l’œil, de son look. Elle se maquille même pas.

— Sans doute du hasch, conclut Orla d’un air entendu.

— Pour se shooter toute seule dans son coin ? Comme c’est triste.

— Elle aurait pu se fournir pour ses copines.

— Et elles l’auraient envoyée, elle ? Arrête. Si elles étaient toutes dans le coup, elles auraient envoyé Julia ou Holly. Rebecca était là parce qu’elle voulait quelque chose.

— Le corps torride de Ronan ?

— Son cerveau en gélatine ?

J’interrompis leurs sarcasmes.

— Quand était-ce ?

Elles se reprirent aussitôt, se regardèrent par en dessous.

— On se demandait quand vous poseriez la question, dit Joanne.

— Au printemps dernier ?

Nouveaux coups d’œil.

— La nuit suivante, asséna Gemma, Chris a été tué.

Silence.

— Vous voyez ? murmura Joanne.

Je voyais très bien.

— Vous avez affirmé qu’une fille retrouvait Chris, après sa rupture avec Selena. Comme je vous l’ai dit, s’il s’agissait de Rebecca, ce n’était pas parce qu’il était mordu. Mais si elle achetait quelque chose pour lui ? Elle se serait dévouée sans hésiter. Elle aurait fait n’importe quoi pour lui. Et il aurait accepté des rendez-vous pour récupérer le colis. Il a peut-être flirté avec elle par charité, pour lui donner de quoi rêver.

Orla pouffa.

— Avez-vous vu Rebecca sortir toute seule la nuit ? demandai-je.

— Non. On a arrêté de surveiller le couloir des semaines avant la mort de Chris.

Ses examens sanguins avaient été négatifs, m’avait appris Conway. Aucune trace de drogue.

— Et alors, continua Joanne en se rapprochant un peu plus de moi, ses jambes effleurant les miennes, elle a peut-être cru qu’ils étaient réellement ensemble. Et quand elle a compris que c’était pas vrai…

Des papillons de nuit voltigeaient au-dessus de la pelouse.

— Rebecca est toute menue. Chris, lui, était costaud. Vous croyez qu’elle aurait pu… ?

— Quand on la cherche, c’est une peau de vache, martela Gemma. S’il l’a vraiment vexée…

— Les journaux ont parlé de blessures à la tête, dit Joanne. S’il était assis, qu’est-ce que ça pouvait faire qu’elle soit plus petite que lui ?

— Elle a pu le frapper avec une pierre ! cria Orla.

— On n’en sait rien, contesta Joanne. Les journaux n’ont jamais dit ça.

Elle me fixa, guettant une confirmation de ma part. Gemma et Orla l’imitèrent. Elles ne jouaient pas la comédie. Aucune d’elles ne savait, pour la binette.

Mieux encore : elles évoquaient la mort de Chris d’une voix paisible, sans la moindre émotion, comme des antisèches à un examen. Jusque-là, j’avais envisagé qu’elles avaient peut-être inventé l’histoire de Rebecca pour détourner mon attention de l’une d’elles, mais non. Aucune n’avait jamais trempé dans un meurtre.

— Merci mille fois de m’avoir raconté tout cela, leur lançai-je avec un grand sourire.

— Je l’aurais jamais révélé à la fée Carabosse, répondit Gemma. Je serais sans doute en tôle, à l’heure qu’il est. Vous n’allez pas me créer de problèmes, hein ? Je vous ai averti…

— Ne t’inquiète pas. Il est possible que je te demande de faire une déposition à un moment ou à un autre. Non, attends ! Tu n’auras pas d’ennuis. Tu pourras simplement déclarer que tu as pénétré dans la remise pour t’abriter de la pluie, ce qui est vrai. Mais tu ne seras pas obligé d’expliquer pourquoi tu étais dehors. Ça te va ?

Elle ne sembla pas convaincue. Indifférente à son inquiétude, Joanne se rapprocha encore, tout excitée.

— Donc, vous pensez que Rebecca est coupable ? Vraiment ?

— J’aimerais savoir ce qu’elle faisait là-bas. C’est tout.

Je me redressai, époussetai mon pantalon ; sans hâte, réprimant mon désir de déguerpir. Je pouvais coincer Rebecca. Il me suffisait de marcher vers les cyprès, dans la pénombre, jusqu’à ce que je les trouve toutes les trois, elle, Julia et Selena. Je pouvais appeler la police locale, lui demander de m’envoyer une voiture et une assistante sociale, puis l’interroger au quartier général avant que Conway ait fini de planter ses crocs dans les mollets de Holly. Si je menais correctement l’interrogatoire et si je coupais mon téléphone, O’Kelly aurait des aveux complets sur son bureau avant que Conway n’ait retrouvé ma trace. Le lendemain matin, je serais l’as qui, en douze heures, avait élucidé l’énigme sur laquelle elle se cassait les dents depuis un an.

— Restez avec nous, quémanda Joanne. De toute façon, on devra bientôt rentrer. Vous pourrez parler à Rebecca à ce moment-là.

— Oui, acquiesça Orla. On est bien plus intéressantes qu’elle.

Je crus un instant qu’elles avaient encore peur, qu’elles comptaient sur moi, le mâle rassurant, pour les protéger. Mais elles paraissaient, dans l’herbe, aussi détendues que des marmottes prenant le soleil. Elles ne désiraient qu’une chose : me confier leurs petits secrets.

— Je n’en doute pas, répondis-je gaiement. Mais je préférerais régler le problème tout de suite.

— On vous a aidé, protesta Joanne. Maintenant que vous avez obtenu ce que vous vouliez, vous allez nous laisser tomber et vous tirer ?

— Typique des hommes, soupira Gemma.

— J’aime pas qu’ils me traitent par-dessus la jambe, ajouta Joanne. Je vous l’ai déjà dit.

Comment m’en sortir, leur échapper en douceur ?

— Je n’ai plus beaucoup de temps. Cela n’implique pas que je n’apprécie pas ce que vous avez fait pour moi. Parole d’honneur.

— Alors, restez, m’intima Joanne.

Elle posa un doigt sur mon genou. Je perçus la menace. Surtout ne pas me les mettre à dos.

— Ne soyez pas si terrifié, appuya Gemma.

Enjôleuses toutes les deux, amicales. Je mourais d’envie de repousser la main de Joanne qui remontait le long de ma cuisse, de détaler vers le collège, de pénétrer en trombe dans la salle d’arts plastiques en suppliant Conway de m’autoriser à y rester si je la bouclais. Je me contins et proposai :

— Réfléchissons un instant. D’accord ?

J’avais retrouvé mon ascendant : celui des profs, de McKenna ; tout ce qu’elles détestaient. Après tout, de quoi avais-je peur ? Je n’avais pas devant moi les trois sorcières de Macbeth, mais des gamines pas très futées qui me provoquaient.

— Gemma, il t’a fallu beaucoup de courage pour me livrer cette information. Quant à toi, Joanne, et à toi, Orla, je sais qu’elle n’aurait jamais osé le faire sans votre soutien. Qu’est-ce que vous imaginez ? Que je vais négliger un élément capital qui vous a tant coûté ? Si je n’ai pas l’occasion d’interroger Rebecca O’Mara avant qu’on vous ordonne à toutes de rentrer, je devrai me concerter avec l’inspecteur Conway et je n’aurai pas d’autre choix que de la mettre dans le coup. Je suis sûr que vous m’avez donné cette information pour que je l’utilise, et non parce que vous souhaitiez que tout le mérite lui revienne. Je me trompe ?

Silence.

— Orla ? Je me trompe ?

— Euh, non.

— Parfait. Gemma ?

Hochement de tête.

— Joanne ?

Elle hésita longtemps. Enfin, elle retira sa main.

— Si vous le dites…

Trois sourires, un pour chacune.

— Donc, nous sommes d’accord. L’essentiel, pour nous, c’est que je parle à Rebecca. Notre petite conversation devra attendre.

Aucune réaction. Je me levai lentement, rectifiai les plis de mon pantalon et de ma veste. Puis je pivotai et m’éloignai.

Autant tourner le dos à des panthères. Mais rien ne vint : ni hurlements ni morsures. Imitant ma voix, Joanne ânonna d’un ton pompeux : « Un élément capital qui vous a tant coûté. » Elles s’esclaffèrent toutes les trois. J’étais déjà hors de portée, sur la pelouse interminable.

Quelque part dans l’ombre, il y avait Rebecca. C’était maintenant ou jamais.

Ma vengeance.

Conway m’avait utilisé. Je lui avais apporté sur un plateau le moyen de résoudre l’affaire et de s’en glorifier. Elle s’était servi de moi, puis m’avait jeté comme une souris morte.

Mackey avait raison. C’était une garce. Tout le contraire du coéquipier dont j’avais rêvé, l’homme aux chiens de chasse et aux leçons de violon. Tout ce qu’il me fallait fuir.

Je sais saisir ma chance quand elle se présente.

Je sortis mon téléphone.

Texto. Pas d’appel. Si Conway voyait apparaître mon numéro, elle s’imaginerait que je me plaignais d’attendre trop longtemps. Et elle laisserait sonner.

Avant que j’aie pu taper sur mon clavier, l’icône « Nouveau message » s’inscrivit sur mon écran : Conway, quelques minutes plus tôt, alors que j’étais trop occupé pour y prêter attention. Elle, ou Mackey, avait dû se rendre aux toilettes.

T’as dégoté quelque chose ? J’essaye de gagner du temps avec lui autant que possible, mais extinction des feux à 22 h 45, faudra dégager.

Révélation, cri de joie, remords. Quel con j’avais été !

Va te chercher un sandwich, promène-toi dans le parc. Le fantôme de Chris Harper te fera peut-être signe, m’avait-elle dit devant la porte de la salle d’arts plastiques. J’aurais dû traduire : Va parler à ces filles, cuisine-les, vois ce que tu peux en tirer. Clair comme de l’eau de roche, si j’avais eu deux sous de jugeote. J’étais tellement obsédé par la perfidie de Mackey que je n’avais pas vu ce qu’elle agitait sous mon nez.

Elle m’avait fait confiance. Non seulement elle n’avait tenu aucun compte de ce que Mackey lui avait raconté sur moi, mais elle m’avait cru assez intelligent pour le comprendre.

Je lui répondis : Retrouvez-moi devant l’entrée. Urgent. Empêchez Mackey de venir.