— Billy, est-ce que c’est ce que je crois ?
— Quoi ?
— Ça, dit Doc en pointant son viseur laser dans un champ à quelques centaines de mètres de leur position.
— On dirait que quelqu’un a commencé à labourer la terre. Je n’arrive pas à me faire une idée avec les lunettes de vision nocturne.
— D’après la carte, c’est ici qu’a été largué le matériel. On y va, direction le champ. Reste au contact.
— Bien reçu.
Les deux agents bondirent par-dessus la barrière et se dirigèrent vers le bout de terre labouré en position accroupie. Le vent était changeant. Ils sentirent un relent nauséabond émanant de la horde, au loin.
— Putain, ça schlingue, pas de doute là-dessus, murmura Doc. Plus que cent mètres. On dirait que la caisse a atterri ici et a été traînée par le parachute. Allons voir jusqu’où elle est allée.
— Je te suis. Prenons un peu nos distances, d’accord ?
— Très bien, on se sépare, mais tu restes en visuel et tu vérifies où j’en suis toutes les dix secondes. Je ferai de même.
— Ça me va, c’est parti.
— C’est parti.
Ils suivirent le sillon sur environ quatre cents mètres et arrivèrent au sommet d’une légère élévation de terrain. Plus ils se rapprochaient, plus ils entendaient un bruit similaire à celui que produit du linge en train de sécher en été. Ils jetèrent un coup d’œil en contrebas et aperçurent leur objectif. Une palette recouverte d’un film plastique était couchée sur le côté. Un parachute déchiré s’étirait en ligne droite comme la queue folle d’une comète.
Le claquement du parachute avait dû attirer les créatures pendant les jours et les semaines qui avaient suivi le largage. Une vingtaine d’entre elles étaient en état d’hibernation au pied de la butte, attendant qu’un être vivant déclenche le piège sensoriel primitif. Doc le devina à la manière dont elles se tenaient immobiles, telles des statues. Elles avaient convergé ici en quête de nourriture, et elles s’étaient mises en état de torpeur afin d’économiser la mystérieuse source d’énergie qui était la leur. Ce mystère laissait Doc perplexe. Il supposait qu’elles tiraient leur énergie d’autre chose que les maigres repas qu’elles prélevaient sur les êtres vivants, qui se faisaient de plus en plus rares.
— Comment tu veux la jouer, Billy ?
— Eh bien, on pourrait rester ici et commencer à les abattre dans un ordre qui nous permettrait d’éviter de les réveiller. Je commence par le groupe à l’est, tu prends celui de l’ouest, et on se rejoint au milieu. Avec un peu de chance, on les aura tous éliminés avant qu’ils aient pu entendre quelque chose d’à peine plus fort que le bruit du parachute. Nos silencieux devraient bien étouffer les sons à cette distance. On peut reculer de quelques pas au besoin. À cette distance, le point de mire et le point d’impact sont identiques. Vise le front pour être tranquille.
Doc savait que Billy le taquinait pour l’histoire du point de mire.
— Très bien, ça me va, approuva Doc. Il fait noir, ils ne peuvent pas nous voir, mais nous oui. Tentons le coup.
— À ton commandement.
— Je prends l’ouest, toi l’est, tu fais feu dès que j’ai commencé.
— Bien reçu.
Doc regarda le canon de son arme à travers son viseur. Son silencieux accrochait un rayon de lune. Il enclencha la vision grossissante et bénéficia d’un meilleur aperçu de la zone. Pas de doute, à la faveur de la nuit, on aurait dit d’effrayantes gargouilles. Est-ce qu’elles bougeaient légèrement dans cet état ? Difficile à dire. Personne ne s’était suffisamment approché pour éprouver cette théorie.
Inspirer profondément, expirer lentement, garder les deux yeux ouverts, appuyer.
Bam.
Dès que Doc eut éliminé sa première victime, Billy l’imita. Celui-ci tenait déjà sa première cible en joue, il attendait juste le bruit du silencieux de Doc avant d’abattre le macchabée.
TUMP, TUMP, TUMP, le bruit des balles frappant les crânes en décomposition. Ils firent feu lentement, méthodiquement. Un Mississippi, TUMP, deux Mississippi, TUMP. Leur plan était en train de fonctionner ; les créatures restaient en hibernation. Il n’en restait que six quand Doc fit une nouvelle fois feu. Dès qu’il eut pressé la détente, il sut que quelque chose n’allait pas. Un bruit étrange résonna, comme s’il venait de toucher un panneau de signalisation ou une voiture. Doc avait déjà entendu parler de ce phénomène, mais ne l’avait jamais vécu. Certaines créatures possédaient des implants de métal pour soigner des traumatismes datant d’avant la catastrophe. La créature s’écroula. Doc regarda par son viseur pour mieux voir ce qui se passait. Elle était en train de se relever.
Doc continua à faire feu sur ses cibles. TUMP.
La créature, de nouveau debout, était très irritée. Elle commença à beugler, à gémir, essayant de réveiller les autres. Elle avançait rapidement, réagissant aux bruits, même celui de leurs silencieux. Elle commença à grimper la butte pour les atteindre.
— Continue à t’occuper des tiens, je vais truffer celui-ci de plomb.
— D’accord Billy, à toi de jouer ! Il est rapide !
La créature continuait à remonter la colline à une vitesse stupéfiante. Doc avait raison : elle était plus rapide que les autres. Billy continua à lui tirer dessus, manquant la plupart du temps.
— Je recharge !
— Vas-y, je te couvre, répondit Doc.
Billy jeta son chargeur vide et en attrapa un neuf dans son dos. Billy s’en sortait toujours admirablement en situation de stress car il se récitait la marche à suivre (une conséquence de son entraînement).
— Pousser, tirer, chambrer, feu, murmura-t-il, joignant le geste à la parole.
Après avoir poussé le chargeur dans le puits d’alimentation, il tira dessus pour vérifier qu’il était bien enfoncé. Il chambra une cartouche dans son M4 et pressa la détente. Le coup de feu envoya « crâne de titane » valdinguer en bas de la colline. Il s’immobilisa définitivement dans une pose grotesque.
— C’était juste, dit Doc. Quelques secondes de plus et cette chose nous aurait rejoints pour taper la discute et balancer une vanne ou deux.
— Ouais, je sais, c’est flippant. Je n’ai pas l’habitude de les voir aussi agressifs.
— Moi non plus. On n’a qu’à attendre ici encore une minute ou deux. Il y en a peut-être d’autres comme celui-ci en bas. Autant éviter de se faire bouffer les guiboles, tu vois ce que je veux dire ?
— Je vois parfaitement.
Ils attendirent. Les minutes s’égrenèrent lentement, sans le moindre changement. C’était toujours comme ça après une rencontre avec ces créatures. Les êtres humains n’étaient pas censés voir les morts marcher. Les êtres humains n’étaient pas censés les combattre non plus. Tout le monde souffrait de troubles de stress post-traumatique, devenus aussi communs qu’un simple rhume. Du nourrisson de deux ans qui voyait sa mère dévorée par son père avant qu’une équipe du SWAT n’arrive à la rescousse, jusqu’au vieillard qui enfermait sa femme à la cave parce qu’il n’avait pas la force de la tuer, tous ceux qui avaient le courage de continuer à vivre souffraient.
— On dirait que c’est calme en bas, dit Billy.
— Ouais, on y va. Il reste trente minutes avant qu’on doive se replier vers l’Hôtel 23 si on veut être rentrés avant le lever du soleil.
— Je ne saisis toujours pas pourquoi cette organisation voulait bombarder le porte-avions.
— J’en ai aucune idée, Billy, mais je sais qu’ils peuvent nous atteindre en plein jour. En fait, je ne suis pas convaincu que nous soyons à l’abri la nuit non plus, mais ce n’est pas la peine de faire flipper Disco et Hawse.
— Oui, c’est ce que je me disais aussi mais j’avais pas envie de le formuler.
Le monceau de cadavres au pied de la colline ne constituait pas un spectacle des plus réjouissants. Certains d’entre eux étaient encore agités de spasmes. Ils prirent bien soin de ne pas trop s’approcher ; une balle dans le cerveau ne signifiait pas toujours que la menace était éliminée. Même si le cerveau était endommagé, le réflexe de mordre était parfois encore présent. La force mystérieuse qui poussait les morts à se relever n’abandonnait pas facilement. Même des têtes coupées pouvaient se révéler dangereuses.
Doc tira son couteau et coupa les cordes reliant le parachute en lambeaux à la palette. Le bout de tissu s’envola au gré des caprices du vent nocturne. Pour Doc, il ressemblait à une espèce de méduse qui remontait la butte, traînant derrière elle les cordes tels des appendices.
Des lettres blanches étaient peintes sur la surface du plastique qui emballait la palette, mais les éléments et le passage du temps les avaient rendues illisibles. La palette était couchée sur le côté, appuyée contre un remblai de terre. Doc passa le fil de sa lame contre le plastique et plusieurs mallettes noires tombèrent au sol.
— Billy, monte la garde pendant que je regarde ça.
— Ça marche.
Doc commença à ouvrir les mallettes l’une après l’autre, prudemment, comme si elles étaient piégées. Il tendait l’oreille tout en ouvrant les mallettes, anticipant le bruit du fusil de Billy… Silence total.
La première mallette contenait une arme qui laissa Doc quelque peu perplexe. Sur l’étiquette, il était écrit canon antihordes. La notice d’utilisation était écrite dans un langage simple, et faisait penser aux notices de sécurité qu’on pouvait trouver dans un avion. L’arme en elle-même était plutôt encombrante ; l’utilisateur devait littéralement la porter à l’aide d’un harnais, comme le montrait un dessin dans la notice.
Les autres mallettes qu’ouvrit Doc contenaient les composants nécessaires au bon fonctionnement de l’arme. D’après la notice, deux réservoirs se rattachaient à l’arme. Quand on la faisait fonctionner, elle était censée propulser un jet de mousse jusqu’à une portée de quinze mètres. Les deux composants se mélangeaient à l’air libre et la mousse se solidifiait en l’espace de quelques secondes. Doc lut les recommandations figurant dans la notice :
« AVERTISSEMENT : L’ÉMULSION DEVIENDRA AUSSI DURE QUE DU FIBROCIMENT DURCI OU DE LA RÉSINE DURCIE. PRENEZ TOUTES LES PRÉCAUTIONS NÉCESSAIRES AVANT UTILISATION. CE CANON À MOUSSE EST LÉTAL. »
Doc continua de lire la notice. Il tomba sur une section décrivant les usages possibles de l’arme.
– Immobilisation immédiate d’un grand nombre de personnes pour un laps de temps donné
– Immobilisation de véhicules en mouvement et de véhicules blindés
– Condamnation de portes et autres points d’accès
– Amalgame chimique de deux matériaux, quels qu’ils soient
Doc évalua le poids de l’ensemble à environ quarante kilos. Il n’y avait rien d’autre dans ce largage. Doc fit signe à Billy de le rejoindre et tous deux discutèrent des avantages et des inconvénients qu’il y avait à ramener cet encombrant matériel à l’Hôtel 23.
Après avoir parcouru la notice, Billy donna son avis :
— Putain, si cet engin est capable de faire ce qui est indiqué ici, je le ramènerai tout seul s’il le faut. Nos M4 sont parfaits pour des tirs en mouvement, pour des tirs de précision et ce genre de trucs, mais ce canon pourrait nous être utile contre le genre de menace qu’on a rencontrée sous le pont. Je suis pas contre une lance à incendie qui peut balancer du ciment à prise rapide, pas toi ?
— Tu m’étonnes. On va se répartir le matériel et le ramener à la base. Mais on effectuera un test une autre fois. Le couvert de la nuit est en train de disparaître.
Après avoir accroché l’équipement à leurs sacs à dos, ils rebroussèrent chemin vers l’Hôtel 23. Doc traça un X sur sa carte pour indiquer que cette zone de largage avait été fouillée. Doc s’immobilisa quand ils arrivèrent au sommet de la butte.
Était-ce un bruit de moteur qu’il entendait, dans le lointain ?
Il était sur le point de demander à Billy s’il l’avait entendu aussi, mais le vent changea de direction et le bruit s’évanouit comme une pensée fugace.