XXX
USS Virginia

Le capitaine Larsen était assis à son poste dans la salle de contrôle. Tous les instruments de navigation indiquaient que l’USS Virginia se trouvait au nord des côtes d’Oahu. Il était vingt-trois heures, heure locale d’Hawaï. On n’y voyait goutte.

— Quartier-maître, déployez le périscope. Jetons un petit coup d’œil.

— À vos ordres, capitaine.

Le quartier-maître utilisa le mode de vision nocturne du périscope pour scruter le littoral.

— Que voyez-vous ?

— Capitaine, je vois un incendie au loin. Je passerais bien sur un autre spectre, mais ça ne servirait pas à grand-chose. Je vois des palmiers déracinés et inclinés dans notre direction, comme si une explosion les avait soufflés. Je vais m’intéresser de plus près à la plage.

— Parfait.

Le quartier-maître balaya lentement la plage. Grâce aux puissantes optiques du périscope, les éléments situés à un kilomètre semblaient n’être qu’à quelques mètres. Sauf…

— Il y a quelque chose qui cloche avec le périscope, capitaine, répondit le quartier-maître, les yeux toujours collés aux œillères.

— Comment ça ?

— La plage est floue. Je n’arrive pas à faire le point.

— Écartez-vous.

Le quartier-maître descendit de la plate-forme du périscope. Cela faisait trois ans que le capitaine n’avait pas vu Oahu. La dernière fois, c’était à bord d’un autre navire, juste avant de prendre le commandement du Virginia.

Le capitaine Larsen regarda dans les œillères et braqua le périscope vers le littoral. Il attendit que sa vision s’ajuste.

— Je ne vois rien du tout, quartier-maître, qu’est-ce que vous me chantez ?

— Capitaine, la plage est floue, comme si le logiciel nous jouait des tours.

— J’ai raté ma visite médicale cette année, ma correction ne doit plus être adaptée. Rappelez-moi de prendre rendez-vous si on rentre au pays.

Quelques rires résonnèrent dans la salle de contrôle.

— Je n’y manquerai pas, capitaine.

Le capitaine parcourut la salle du regard en quête d’une paire d’yeux plus vifs que les siens et s’arrêta sur Kil, dans sa combinaison, en train de boire un café.

— Commandant, si vous mettiez à profit votre vue perçante d’aviateur ?

— Très bien, commandant de bord, dit Kil au capitaine en essayant d’arracher un sourire à son aîné.

— Je croyais vous avoir dit qu’on n’était pas dans une putain de salle de briefing.

— Je m’excuse, capitaine, c’est l’habitude, répondit Kil avec un sourire en coin tandis qu’il s’approchait du périscope.

Kil se pencha vers les œillères pendant que le quartier-maître ajustait la hauteur. Kil le remercia d’un hochement de tête et observa.

— Putain.

— Quelle est la situation ?

— Capitaine, votre périscope fonctionne parfaitement… ce sont des groupes de créatures sur la plage. Ceux qui ne sont pas dotés d’une acuité visuelle de 20/15 pourraient les prendre pour des taches floues. Il doit y en avoir des milliers.

— Comment savent-ils qu’on est là ? On s’est pointés au beau milieu de la nuit à bord d’un foutu sous-marin d’assaut nucléaire ! s’emporta le capitaine à la cantonade.

— Capitaine, je ne pense pas qu’ils le sachent.

— Alors pourquoi sont-ils là ?

Kil s’avança vers le tableau blanc et commença à dessiner.

002

— Capitaine, voici une représentation simplifiée d’Oahu. Même s’il ne s’agit pas d’un cercle parfait, c’est une île, pas de doute là-dessus. Pour comprendre pourquoi les morts sont sur la Côte Nord, il faut comprendre la manière dont ils se déplacent et dont ils « réfléchissent », si je puis dire. Bien évidemment, je ne crois pas qu’ils raisonnent comme nous ; leur mode de pensée s’apparente plus à celui des robots aspirateurs, voire de certains jouets automates. Connaissez-vous le terme diaspora ?

L’un des marins leva la main :

— Je suis Juif, je connais le principe.

— Eh bien vous voyez probablement où je veux en venir. Au cours de mes expéditions dans des zones envahies par les morts vivants, j’ai appris à reconnaître leurs priorités en termes de déplacements. L’élément principal qui dicte leurs mouvements, c’est le son. Le deuxième, ce sont les stimuli visuels émis par les êtres vivants. En l’absence de tout bruit, je pense qu’ils ont tendance à s’éparpiller comme des boules de billard lors d’une bonne casse : vers l’extérieur.

Le capitaine avait la mine d’un étudiant en cours magistral, suspendu aux lèvres d’un professeur évoquant un sujet passionnant.

— Vous êtes en train de nous dire que les morts se sont dispersés sur tout le littoral de l’île ?

— Comme Oahu est une île relativement petite avec une densité de population au kilomètre carré relativement élevée, je pense que ce à quoi nous assistons sur la Côte Nord n’est pas incongru. Je suis prêt à parier que si nous faisions le tour de l’île, nous verrions des créatures sur toutes les plages. Elles ne peuvent pas aller plus loin. Il subsiste peut-être des poches à l’intérieur des terres mais la majorité des morts vivants, d’après ce que j’ai vu, se trouvent probablement sur le pourtour de l’île. C’est bizarre qu’ils ne soient pas en état d’hibernation, comme la plupart de ceux que j’ai croisés jusqu’ici. C’est peut-être le bruit des vagues qui les maintient sur le qui-vive.

— Très bien, commandant, si vos hypothèses étaient avérées, comment procéderiez-vous à l’infiltration ?

Kil répondit sans hésiter longtemps :

— Si l’équipe des forces spéciales peut effectuer une percée dans ce premier rideau de morts vivants, plus ils s’enfonceront vers le centre de l’île, moins ils rencontreront de difficultés. Ceci n’est valable qu’à condition qu’ils n’attirent pas trop l’attention en chemin.

— On dirait que vous commencez à nous être utile, et que vous ne vous contentez pas de squatter une couchette et de boire notre café.

Les membres d’équipage présents dans la salle de contrôle saluèrent le trait d’humour du capitaine avec quelques éclats de rire étouffés.

— Oui, capitaine. Je suis en train de passer mon diplôme de sous-marinier. Je devrais décrocher mes premiers dauphins avant qu’on soit rentrés au bercail.

Le capitaine faillit recracher son café.

— Dans vos rêves !

Kil était persuadé que ce genre d’échange avec le capitaine pouvait remonter le moral des troupes. Il n’y avait pas de commandant en second à bord, et le vieux capitaine devait à la fois faire régner la discipline et s’assurer de la bonne santé physique et morale de son équipage.

— Quartier-maître, dites aux techniciens des drones ScanEagle de déballer leur matériel et de se tenir prêts au lancement demain à l’aube. On pourra se faire une idée de la situation.

— Oui-da, capitaine.

Kil regarda à nouveau par le périscope et ajusta la mise au point. Pas de doute, la Côte Nord grouillait de créatures qui formaient une barrière mortelle très dense. Ça lui rappelait les parties d’Épervier chasse auxquelles il s’adonnait quand il était enfant.

Épervier, chasse ! Épervier, chasse ! semblaient incanter les créatures qui déambulaient sur la plage.