XLIV
Intérieur d’Oahu

Le soleil venait de se coucher ; un halo pourpre scintillait à l’ouest et dansait sur les eaux du Pacifique. Le commando Hourglass se trouvait dans la grotte de Kunia depuis vingt-quatre heures. La mission hawaïenne était jusqu’à présent considérée comme un échec. Sans le contrôle des satellites pour appuyer l’incursion du commando Hourglass, le sous-marin serait livré à lui-même, son équipage à la merci d’un éventuel reliquat des forces armées chinoises qui pourraient croiser dans les eaux de Bohai. Le sac à dos de Coco était rempli de documents et de DVD vierges. Des documents renfermant de nombreux secrets ; des informations qui n’avaient jamais été transmises hors de la base car l’équipe de cryptologie qui travaillait ici avait depuis longtemps vidé les lieux.

Rex fut le dernier à grimper à l’échelle et le dernier à refermer définitivement l’écoutille sur cet endroit. Dans plusieurs années, quelqu’un trouvera un nid d’écureuils mutants là-dedans, se dit-il tout en refermant la trappe. Rex, Huck, Rico et Coco se trouvaient sur une espèce de plateau ; difficile de dire si la roche avait été aplanie autour du tunnel ou si le tunnel avait été creusé au milieu du plateau. Un grand nombre de créatures les attendaient au sud. Au nord, un précipice donnait sur la jungle, trente mètres plus bas.

Huck trouva le point d’ancrage pour les cordages. Ils relièrent les deux extrémités avec un nœud d’écoute double. Huck attacha l’ensemble au point d’ancrage près du nœud.

— Balance-la, le Mexicain, cria-t-il en direction de Rico.

Rico grommela en espagnol et lança les deux extrémités du cordage double dans le vide.

— Coco, viens par là, j’ai quelque chose d’important à te dire, dit Huck par-dessus son épaule.

Il prenait soin de ne pas parler trop fort en direction du sud pour que le son de sa voix n’excite pas les créatures. Huck se tenait près de Coco, à environ deux mètres de la face nord.

— Bien, on va bientôt descendre en rappel de ce côté-ci, expliqua-t-il. Voilà ce que tu vas faire : tu vas passer le cordage doublé entre tes jambes par l’avant, puis tu vas lui faire faire le tour de ta jambe droite et le passer en travers de ta poitrine jusqu’à ton épaule gauche, comme ça. Ensuite tu le fais retomber dans ton dos, sous ton bras droit. Puis tu vas tenir la partie haute du cordage avec ta main gauche tout en dévidant avec ta main droite. Assieds-toi ici et entraîne-toi un peu pendant que je m’assure que le Mexicain a bien fixé le point d’ancrage.

— Oh, va te faire foutre, péquenaud, répliqua Rico en gratifiant Huck d’une tape sur l’arrière du crâne.

— Hé, tout doux, ça te plairait moyen de tomber en contrebas et de te casser une jambe, pas vrai ? Tu ferais pas long feu si ces saloperies te trouvaient, et elles finissent toujours par te trouver, le taquina Huck.

Huck tira sur le cordage de toutes ses forces pour s’assurer qu’il était bien fixé au point d’ancrage. Ils ne pouvaient se permettre le luxe de s’assurer les uns les autres ce soir.

— Parfait, ce truc est sécurisé, ça bougera pas d’un poil, annonça-t-il, le pied posé sur le point d’ancrage.

Comme le voulait la procédure, Rex contacta l’USS Virginia par radio pendant que Huck et Rico effectuaient les préparatifs pour la descente. Il pouvait à peine se faire entendre par-dessus la brise marine qui semblait provenir de toutes les directions.

— Virginia, on est parés au départ, à vous, émit Rex.

Coco ressemblait à un chat coincé dans un plat de spaghettis ; tous ses membres étaient entortillés dans le cordage.

— Pourquoi vous n’avez pas pris de harnais ? se plaignit Coco.

— Regarde autour de toi, ducon. Fais-moi signe si tu vois un magasin d’alpinisme.

— Bien vu. Tu peux me montrer encore une fois ? Je crois que je l’ai enroulé dans le mauvais sens.

Après de nouvelles explications, Coco sembla enfin prêt à descendre.

Le cordage doublé frottait contre la jambe, le dos et le bras de Rex. Coco avait raison : un harnais aurait été le bienvenu, se dit-il en son for intérieur. Il laissa filer et la friction de la descente lui chauffa la main à travers le gant. Plus Rex s’approchait du sol, plus la température changeait et plus il sentait la pourriture ambiante. C’était comme descendre à la cave et avoir les narines assaillies par l’odeur de renfermé des vieux fruits en conserve et du bois pourri. La face sud bloquait la brise. À deux mètres du sol, Rex sentit une branche lui frôler le mollet.

Il faillit dévider totalement le cordage pour achever la descente, ce qui l’aurait fait chuter à travers le branchage jusqu’au sol, mais il hésita…

La falaise ralentissait le vent, seule une légère brise soufflait au pied de la paroi rocheuse. Au risque de perdre ses repères, il se contorsionna et les vit. La sensation sur sa jambe n’était pas une branche agitée par la brise, mais la poigne silencieuse de la mort qui se saisissait de lui. Les créatures semblaient avoir atteint un stade de décomposition avancé. On voyait leurs côtes et elles étaient dépourvues de lèvres et de cordes vocales ; fantômes aphones d’une île morte, d’un paradis dévasté par des explosions nucléaires.

Suspendu au cordage de manière précaire, Rex ne pouvait atteindre son fusil, et quand bien même, il aurait été trop difficile de l’utiliser sans tomber au milieu des créatures en contrebas. Il tâta son pistolet (qui n’avait pas de silencieux) pour s’assurer qu’il était toujours dans son étui. Une créature lui toucha encore la jambe du bout des doigts pendant qu’il contactait les autres par radio pour les avertir.

— On a de la compagnie là en bas, quatre à vue de nez ! Pas la peine de tirer, vous ne feriez que me toucher. Je dégaine mon arme de poing. Préparez-vous à descendre tout de suite après moi. Je ne sais pas combien d’autres créatures se trouvent dans les fourrés et le bruit de mon pistolet va les attirer.

Au sommet de la falaise, Huck préparait Coco à la descente.

— Bon, ça va être à ton tour. Rico sera peut-être sur la corde avant que tu sois arrivé en bas. Tu es prêt ?

— Prêt, répéta Coco.

Rex dégaina son arme en faisant bien attention de ne pas la laisser tomber. Comme sa main droite serrait fermement la corde qui contrôlait la descente, il devait tirer de la main gauche. Rex pressa la détente et élimina définitivement le mort vivant un peu trop câlin. Le bruit plongea les deux ou trois autres macchabées dans un état frénétique. Ils étaient tellement décomposés que leurs larynx avaient disparu depuis belle lurette. Rex espérait que cette décrépitude signifiait qu’ils n’avaient pas été irradiés, ou du moins qu’ils n’étaient pas en mesure de propager les effets mortels des radiations.

Un bruit inhumain, semblable à un sifflement de serpent, trahit la position de la quatrième créature, à droite de Rex. En trois coups de feu, il abattit les deux macchabées sur sa gauche avant de rassembler les deux brins (la corde principale et la corde de contrôle de la descente) dans sa main gauche afin de libérer son autre main pour tirer. Une secousse sur la corde principale fit dévier son tir. Ils essayaient d’installer Coco sur la corde avant que Rex ait touché le sol, ce qui n’était pas une mince affaire car Rex pesait quatre-vingt-cinq kilos, sans compter l’équipement. La corde s’agita de nouveau, ce qui fit descendre Rex de quelques centimètres, à portée de griffes de la dernière créature. Cette dernière battait des bras à l’aveuglette, agrippant au passage la combinaison de survie de Rex.

Il n’avait pas le choix, il allait devoir tirer à bout portant. Il ressentit un pincement douloureux au niveau de l’avant-bras au moment même où il positionnait maladroitement le canon de son arme contre le crâne de la créature et pressait la détente. Des bouts de cervelle éclaboussèrent le masque de Rex et obstruèrent sa vision. Il tomba au sol et essuya sa visière du revers de la manche. Rex nettoya ses lunettes de vision nocturne avec ses doigts gantés pour mieux voir son bras. Par chance, la combinaison n’avait pas été percée. Il écoperait d’un bel hématome, ceci dit.

— J’ai atteint le sol, quatre tangos à terre, dit Rex.

— Bien reçu. Coco est en chemin, Rico le suivra, répondit Huck.

Rico surveillait leurs arrières pendant que Huck prodiguait ses conseils à Coco. Rex aurait la peau de Huck si Coco tombait. Un bruit métallique leur parvint du hangar de maintenance. Rico et Huck l’avaient entendu distinctement.

Coco, en pleine descente, s’arrêta.

— C’était quoi ça ? demanda-t-il à Huck, qui se trouvait au sommet du promontoire.

— T’inquiète, continue à descendre !

Après s’être assuré que Coco reprenait sa descente à un rythme de sénateur, il rejoignit Rico près du hangar.

— Putain, ces saloperies peuvent grimper aux échelles ? Ça craint, murmura Rico.

— Ouais, ça craint, sauf que j’ai fermé cette putain de trappe. Même si une ou deux créatures peuvent grimper, ça ne veut pas dire qu’elles peuvent résoudre des équations ou ouvrir des trappes tout en se tenant sur une échelle. À ton tour de descendre.

— Avec plaisir, cul-terreux. Bonne chance, péquenaud.

— Cause toujours, mexicain.

Huck resta au sommet et regarda Rico et Coco disparaître par-dessus le rebord de la falaise. Le bruit en provenance du hangar se faisait de plus en plus fort.

— Huck, accroche-toi à la corde, on est tous en bas. La jungle commence à s’animer tout autour de nous, magne-toi !

Huck avala les mètres en rappel.

— Est-ce que j’essaye de récupérer la corde ? demanda-t-il à Rex.

— Laisse tomber, on n’a pas le temps.

Les cordes font partie de ces objets dont on n’a pas besoin quand on en a et qui nous font cruellement défaut quand on n’en a pas. Surtout en ces circonstances.

Ils marchèrent vers le nord en adoptant une formation militaire. Ils étaient tous trop jeunes pour avoir connu le Vietnam, mais ils ressentaient cette tension propre à une guérilla livrée en pleine jungle contre un ennemi silencieux.

Les créatures qui hantaient la jungle se montraient relativement discrètes, excepté ces sifflements terrifiants qui signifiaient qu’elles arrivaient presque au corps à corps.

Coco marcha sur un morceau de débris qui avait probablement atterri ici à cause du souffle de l’explosion. Le morceau craqua comme un pétard dans les ténèbres. Un concert de sifflements inhumains lui répondit de toutes parts. Rex donna à contrecœur l’ordre d’engager les hostilités. Les flammes de bouche émises par les silencieux de leurs M4 éclairèrent les proches environs ; les démons apparurent sur les appareils de vision artificielle des agents.

Presque tous les crânes éclatèrent ou se disloquèrent. Des cadavres s’écroulèrent en l’espace de quelques secondes. De minces volutes de vapeur s’échappaient des silencieux chauffés à blanc de leurs fusils.

Ils rechargèrent et reprirent leur progression à travers l’épaisse jungle. Ils finirent par émerger de la limite des arbres et se retrouvèrent sur une route. Rex ordonna au groupe de faire halte.

— Très bien, je vais établir un contact radio et rediriger le drone vers notre position, en soutien. Huck, Rico et toi établissez un périmètre de sécurité. Coco, reste près de moi et ne crève pas.

— Virginia, ici Hourglass, nous sommes sortis de la jungle et nous sommes tombés sur une route. Nous sommes un peu perdus, mais nous savons que nous nous trouvons quelque part au nord de la grotte, peut-être trois kilomètres. Je vais allumer mon infrarouge. Merci de répondre et de nous guider, à vous.

 

Kil était de garde, son casque sur les oreilles, quand la transmission leur parvint.

— Reçu cinq sur cinq, Hourglass. Nous volons en cercle au nord de la grotte. On vous a perdus à cause de la végétation, allumez vos infrarouges quand vous le sentez.

— C’est bon de vous entendre, Kil, infrarouges allumés.

Kil scruta l’écran de contrôle du ScanEagle. L’un des opérateurs fit pivoter la caméra horizontalement puis verticalement. Kil aperçut le clignotement des infrarouges, près d’une autoroute et à environ un kilomètre et demi du drone.

— Ajustez l’orbite et positionnez-vous au-dessus d’eux, ordonna Kil.

— À vos ordres, commandant.

— Hourglass, on vous a repérés et on se dirige vers votre position. On y sera dans une minute. Vous vous trouvez sur Trimble Road. Mettez le cap au nord pendant trois kilomètres, jusqu’à ce que vous rejoigniez l’autoroute 803. Continuez plein nord pendant trois kilomètres. D’après nos cartes, le terrain est relativement plat.

— Très bien, Virginia, on met le cap au nord direction l’autoroute 803. Le commando Hourglass est preneur de tout renseignement utile : localisation des morts vivants, comportement, taille du groupe.

— Ça marche, Hourglass, confirma Kil.

Il but quelques gorgées de café instantané provenant de rations militaires. Il se sentait coupable de ne pas être sur le terrain.

Il prenait soin de ne pas le montrer.

 

L’équipe progressait lentement mais sûrement à travers ce paysage tropical plongé dans les ténèbres, s’efforçant de générer le moins de bruit possible, leurs armes en position basse. Le Virginia les tenait régulièrement informés par radio et leur indiquait la direction à emprunter afin qu’ils atteignent l’autoroute, comme prévu. Une douce brise d’hiver provenant du Pacifique soufflait sur les terres et faisait danser l’herbe. La lumière de la lune se reflétait dans leurs optiques. Rien ne bougeait au milieu du champ : pas de mort vivant cul-de-jatte en train de traîner sa propre carcasse, pas d’ornière où l’on risquait de se fouler une cheville.

Ils atteignirent l’autoroute 803 en un rien de temps.

Rex se tourna vers Huck :

— Contacte-les.

— Bien reçu. Virginia, ici Hourglass. Nous y sommes, quelle direction devons-nous prendre, à vous ?

Au bout d’une bonne minute de silence, la radio crépita et Kil leur répondit.

— Bon, on a envoyé le drone un peu plus au nord en reconnaissance. Jusque-là ça s’annonce plutôt bien, donc suivez la route vers le nord. Dans six kilomètres, vous atteindrez une fourche : à partir de là, on vous guidera par radio jusqu’au canot. Attention, la plage est plutôt encombrée en ce moment. Le capitaine Larsen vient de jeter un coup d’œil en surface et d’après lui, vous allez avoir du pain sur la planche.

— Bien compris, Virginia, déclara Huck d’un ton grave.

— Garde le moral, Huck. On va s’en sortir, le rassura Rex. S’il le faut, on rejoindra le sous-marin à la nage. Les requins de la Côte Nord doivent maintenir les eaux propres, avec toute la merde que dégagent ces sacs à pus.

Ils poursuivirent leur progression jusqu’à l’intersection. Après avoir atteint le sommet d’une colline, ils virent un groupe de créatures encerclant un arbre abritant plusieurs oiseaux exotiques qui avaient par miracle survécu au bombardement nucléaire. La lune brillait dans le ciel et ils étaient face au vent. Les morts vivants se désintéressèrent de l’arbre pour reporter leur attention sur eux. Les créatures s’approchèrent dans la pénombre, nez au vent, comme si elles reniflaient la piste de l’équipe. Elles les traquaient comme une meute de loups et se déplaçaient rapidement. Ils firent feu sans attendre et en abattirent trois immédiatement. Les vingt morts vivants restants convergèrent vers eux au milieu du bruit sourd et des flashes produits par les silencieux des fusils M4.

Acculés, les membres de l’équipe augmentèrent la cadence de tir ; ce faisant, ils éliminèrent encore plus de créatures mais en attiraient un nombre toujours croissant. Les créatures étaient rapides et déterminées. Le dernier macchabée était tellement proche de Huck qu’il dut sortir sa dague de combat et la lui planter dans l’œil. Sa lame fut éclaboussée de sang épais et d’humeurs visqueuses avant que la créature ne s’effondre sur le sol irradié. Ils finirent par atteindre la fourche.

Le bip de la radio leur indiqua qu’une transmission leur parvenait du Virginia :

— Nous vous voyons au niveau de la fourche, infléchissez votre cap de 325° et je vous guiderai pour vous amener précisément vers le canot. Il vous reste moins de trois kilomètres à parcourir.

— Bien reçu, Kil. Ça se présente comment ? s’enquit Rex.

— Pas bien du tout, ils sont… très nombreux.

— Combien ?

— Des centaines, voire plus.

Comme l’avait indiqué Kil lors de son briefing d’avant mission, les morts vivants s’étaient éparpillés sur le pourtour de l’île bien avant l’arrivée de l’équipe. À partir de maintenant, ils allaient rencontrer les plus fortes concentrations de créatures. Rex improvisa un nouveau briefing.

— Très bien, vous avez tous entendu Kil. On est dans un sacré pétrin. Coco, quoi qu’il arrive, tu restes au centre du triangle que nous formerons pendant que nous nous dirigerons vers la plage. N’en sors pas, pigé ?

Coco acquiesça vigoureusement.

— Huck, tu couvres nos arrières. Rico et moi, on ouvre la marche. On accélérera quand nécessaire, et on ralentira quand on pourra se le permettre. Restez tous bien en alerte et on aura une chance de s’en tirer en un seul morceau, et pas en hachis. On n’est pas encore morts.