XLVIII
Avant-poste quatre – 72 heures auparavant

Les hommes dormaient à poings fermés sur des couchettes installées dans les dernières zones chauffées de l’avant-poste. Crusow avait coupé le chauffage dans les autres zones, car le diesel était devenu une denrée littéralement plus précieuse que l’or.

Pour résoudre les problèmes liés à un rythme circadien perturbé par des mois d’exposition continue aux ténèbres puis à la lumière, l’un des médecins de la société leur avait donné des somnifères. Crusow avait échangé son stock de somnifères contre les pilules stimulantes de Mark. Il se méfiait de l’état de léthargie dans lequel les somnifères le plongeaient. En réalité, il détestait le fait que ces pilules l’empêchaient de se réveiller pour échapper aux cauchemars qui le hantaient : la mort atroce de sa famille et d’autres souvenirs qui cognaient aux portes de son subconscient durant son sommeil.

 

Mark dormait sur ses deux oreilles grâce aux somnifères ; il était reposé et lucide. Ses rêves étaient étranges cette nuit-là. Dans l’un d’eux, il évoluait loin au-dessus de l’avant-poste et regardait la base d’en haut. Le soleil, à son zénith, inondait la glace et la neige de lumière. Il aperçut des points grisâtres tout autour de l’avant-poste, puis il entendit les hurlements. Les milliers de points qui encerclaient l’avant-poste dans son rêve étaient des loups.

L’avant-poste était désormais silencieux. Un peu plus tôt, tout le monde pouvait entendre la respiration laborieuse de Larry.

Avant de s’endormir, Mark s’était souvenu que Crusow avait fermé la porte de la chambre de Larry afin d’étouffer le bruit des quintes de toux. Ils étaient tous soulagés que Larry ait accepté d’être ligoté à sa couchette. C’était une sage précaution. Sa pneumonie s’était sévèrement aggravée ces derniers jours.

 

Un balai tomba dans la cabine de Larry et rebondit sans bruit sur son matelas.

Larry franchit la porte et se mit en chasse.

La première porte sur laquelle il tomba était celle de Crusow. Il tourna la poignée, en vain. Après avoir frappé la paroi sous le coup de la frustration, il se dirigea vers la porte suivante.

Le pied droit de Larry laissait de drôles d’empreintes : des marques qui ne ressemblaient pas à des traces de pas mais plutôt à celles que laisserait une éponge gorgée de peinture rouge. La paracorde qu’il avait utilisée pour s’attacher à sa couchette avait arraché une bonne partie de la peau au niveau de sa cheville et de son talon quand il s’était échappé de sa chambre.

Mark avait pour habitude de toujours laisser la porte de sa chambre entrouverte. Larry n’eut aucun mal à pénétrer à l’intérieur.

* * *

Mark rêvait à présent d’un gigantesque marais.

Il se dirigeait vers une grande tour qui se dessinait au loin. Il pataugeait dans une fange qui lui arrivait aux chevilles depuis un bon moment. Il était proche de la tour désormais. L’eau était plus profonde, des tourbillons se formaient tout autour de lui ; des queues reptiliennes flottaient à la surface de l’eau croupie. Mark se mit à avancer plus rapidement et la tour se dévoila plus précisément. Au moment où il comprit ce que la tour représentait réellement, de lourds nuages noirs obscurcirent le ciel et de violents éclairs ébranlèrent ce paysage onirique.

La tour, c’était la fosse, et tous ceux qui s’y trouvaient. Les visages grimaçants des défunts bougeaient et se pressaient contre la paroi comme s’ils portaient un masque noir de soie fine. Mark aperçut distinctement le visage de Bret, dont le sourire le faisait paraître bien vivant. Un nouvel éclair et il se transforma en mort vivant. Comme les autres, il jouait des coudes pour avoir plus de place sur la paroi extérieure de la tour.

Il fit un nouveau pas dans les eaux putrides et sentit quelque chose craquer sous ses pieds. Un morceau de verre. Une vive douleur lui transperça la jambe et déchira le voile du rêve. Il se réveilla immédiatement en entendant les coups de feu.

 

— Barre-toi ! cria Crusow. C’est Larry, il est foutu !

Le pied de Mark lui faisait atrocement mal. Par réflexe, il le prit entre ses mains et appliqua un point de pression.

Crusow alluma la lumière.

Larry était étendu dans une mare de liquides corporels, secoué de spasmes. Crusow avait réussi à abattre Larry avant qu’il ne morde Mark, mais la balle de Crusow avait touché Mark au pied.

Il faisait noir, et il fallait que je tire, se dit Crusow, pris de panique.

Il avait tiré trois fois sur Larry. Deux balles avaient traversé sa poitrine, et la dernière, sa tête. Kung fit irruption dans la salle au moment où Mark et Crusow commençaient à digérer ce qui venait de se produire. Toutes les balles avaient traversé le corps infecté de Larry, y compris celle qui avait touché Mark au pied. Une balle imprégnée du sang de Larry.

Mark était désormais infecté.

 

Mark mourut peu avant minuit dans d’atroces souffrances. L’infection remonta le long de sa jambe blessée, en partant du pied qui avait reçu la balle, jusqu’à ce qu’il finisse par succomber à un arrêt cardiaque. Mark était le seul vrai ami qui restait à Crusow en ce bas monde et la dernière personne à avoir parlé à sa femme avant qu’elle ne soit massacrée par des créatures comme Larry. Un autre lien à Trish qui venait de disparaître à jamais. Crusow aurait bien du mal à expliquer ce sentiment à quelqu’un qui n’aurait pas vécu ça.

Kung prit l’initiative de se débarrasser du cadavre de Mark. Crusow ne s’en sentait pas la force. Il caressa plusieurs fois l’idée de rejoindre Mark.

Crusow fit ses adieux à son vieil ami et retourna dans sa chambre, en état de choc.

 

Après s’être assuré que Mark ne se relèverait pas, Kung jeta son corps dans la fosse. De retour à l’abri, il trouva Crusow dans sa chambre, les yeux dans le vide.

— Crusow, il faut partir ici ! insista Kung dans son anglais approximatif.

— Je suis pas sûr, vieux. Où veux-tu qu’on aille ? rétorqua Crusow tout en réfléchissant au moyen le plus rapide de quitter ce bout de glace. Est-ce que cette poutre au plafond serait plus solide qu’un bout de paracorde ?

— On va au sud, idiot ! s’écria Kung en frappant Crusow à l’épaule.

— Je ne sais pas. Laisse-moi tranquille pour l’instant.

Kung ne baissa pas les bras. Il s’allongea au pied de la couchette de Crusow pendant les quelques heures qui suivirent, ne dormant que d’un œil. Crusow ne s’y opposa pas. Après s’être assuré que Crusow était assoupi, Kung dissimula le fusil de Crusow derrière un casier et s’en fut préparer l’autoneige pour leur départ. Kung lutta contre les engelures pendant quarante-cinq minutes par une température de - 55 °C, au cœur des ténèbres de l’Arctique, pour préparer l’autoneige.

Afin de récupérer certains outils dont il avait besoin, il pénétra dans l’une des ailes récemment condamnées. Il alluma les lampes branchées sur une batterie de secours. Il faisait si froid à l’intérieur que son souffle semblait se cristalliser et tomber comme des flocons de neige. Une épaisse couche de glace recouvrait la pièce. Kung se fit la réflexion que l’avant-poste tout entier ne serait qu’un bloc de glace à présent. Il réussit à dénicher la scie à métaux qu’il était venu chercher et quitta les lieux.

Il déplaça le réservoir à biodiesel dans les quartiers d’habitation, rassembla quelques provisions et prépara les chiens et leur petit traîneau en vue d’un voyage direction le sud et le grand inconnu.