ANNÉES DE FORMATION

Pourquoi ai-je choisi de faire médecine ? Avant le bac, ça n’était pas très clair pour moi. J’hésitais entre une école d’ingénieur, une école de commerce ou médecine. En terminale, j’ai finalement choisi médecine.

Dans ma famille, je suis la cinquième génération de médecins. C’est un honneur, au sens latin : une lourde responsabilité, mais aussi une source de fierté et un appui pour mieux faire.

Mon père ne m’a jamais poussé à entreprendre ces études. Pour lui, la médecine n’était pas une charge que l’on transmet à ses enfants, mais un engagement personnel et sincère. Pourtant, cette transmission familiale trône symboliquement dans mon bureau : j’ai hérité d’un bâton d’Esculape en bronze, le fameux serpent enroulé autour d’une canne, sans valeur autre que sentimentale. Ce sceptre païen répond au grand crucifix en biscuit récupéré par mon père dans la poubelle d’un cimetière. Je travaille donc sous bonne garde : le Christ en face de moi et Esculape dans le dos.

J’ai fait ma première année à la faculté de médecine d’État de Lille. N’ayant pas pris le concours assez au sérieux, j’ai échoué. J’ai donc bachoté l’année suivante et, cette fois-ci, je l’ai réussi. Pendant les premières années, je ne me suis pas vraiment senti dans mon élément, car on n’est pas encore au contact du patient. L’externat ne m’a pas passionné, l’externe n’étant que la petite main des internes, sans responsabilité ou réel engagement.

Tout a changé quand je suis passé interne, quand j’ai commencé à soigner, en étant responsable de la vie des patients. C’est devenu une sorte de drogue. Je me rappelle très bien, lors de mes premières gardes, la satisfaction d’avoir pris en charge un patient, de lui avoir sauvé la vie, ou d’avoir simplement trouvé les mots qui soignent et qui rassurent. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment pris conscience du sens de mon métier.

Mes années d’internat ont été riches. J’ai commencé par un stage en pédiatrie-gynécologie à Douai. La première chose que j’y ai apprise, c’est à me débrouiller tout seul en tant qu’interne. Pendant les trois premiers mois, il n’y avait personne, pas de chef, sinon au plan administratif. Je gérais seul les entrées pendant mes gardes. Je pouvais appeler le chef en cas de besoin, mais j’avais intérêt à savoir pourquoi, car il vivait assez loin et n’aurait pas apprécié un déplacement inutile. J’ai donc géré en solitaire beaucoup de situations, dont certaines très délicates. C’est là que j’ai pris conscience des responsabilités du médecin. J’y ai appris à me débrouiller, à faire face.

Ensuite, j’ai passé trois mois en pédiatrie, toujours à Douai. Pendant ce temps, j’étais encadré ; puis j’ai assuré des gardes cheffées par d’autres internes. C’était très responsabilisant : j’y ai compris tout l’intérêt de la petite chirurgie. J’étais alors en premier semestre d’internat de médecine générale, avec une expérience encore limitée. À l’issue de ces gardes, je me suis dit que je voulais en reprendre. Je suis devenu « mercenaire », c’est-à-dire que je faisais des gardes en plus de mes gardes d’urgences. J’enchaînais une soirée aux gardes d’urgences au centre hospitalier de Tourcoing et, le lendemain, une garde à Douai (au lieu de me reposer), pour reprendre le lendemain une garde à Tourcoing. Le travail était devenu une drogue. C’était formateur, je vivais sous adrénaline. J’étais très peu cheffé et je tenais la vie des gens entre les mains.

J’ai passé mon stage aux urgences de Tourcoing. J’ai connu là mes premiers morts et mes premières victoires.

À ce propos, chaque médecin a son cimetière personnel. Ce sont des histoires qui l’ont marqué ; par exemple celles où il n’a pas eu le bon geste, et qu’il se reprochera toujours. L’ombre de ce cimetière planera toujours sur sa pratique ultérieure. Un médecin a une conscience aiguë de ses erreurs. C’est un secret dont il ne parle pas volontiers, mais qui reste toujours présent dans sa conscience. C’est aussi ce qui fait de la médecine une profession à part. Cela explique sans doute pourquoi tant de médecins et d’internes se suicident, hantés par le sentiment de culpabilité.

Puis, en quatrième semestre d’internat, j’ai commencé à remplacer en cabinet de médecine générale. C’était très formateur, cela correspondait à mon futur métier de médecin de famille, ce que l’hôpital ne me permettait pas. Et ça mettait du beurre dans les épinards.

Ma vision de la formation des médecins généralistes doit beaucoup à cette période intense de remplacements. Il faut permettre aux internes de s’absenter souvent de l’hôpital pour remplacer en ville. Nous y découvrons mieux notre métier et nos responsabilités. La formation d’un interne à l’hôpital a du sens dès lors qu’il a remplacé en ville, car alors il y dépasse les spécificité hospitalière pour y passer une temps bénéfique qui l’initie au travail collaboratif avec ses correspondants. Cependant, je pense qu’il est essentiel que les jeunes effectuent des remplacements durant leur internat. Ainsi, lorsqu’ils reviennent en stage à l’hôpital, ils s’attachent à acquérir les compétences hospitalières et les connaissances nécessaires à leur future pratique en cabinet. Je serai toujours reconnaissant envers ces formateurs qui ont su me guider et m’inciter à une bonne coordination avec le milieu hospitalier.

Un bon généraliste, à mon sens, reconnaît la prévalence de la maladie qu’il rencontre. Pour les non-initiés, la prévalence représente le nombre de personnes atteintes par une maladie à un moment donné, rapporté à la population totale. À partir d’une certaine prévalence, le médecin de ville s’oblige à transférer le patient à un spécialiste de médecine interne. L’interniste, comme on l’appelle, voit souvent ces maladies peu fréquentes ; il effectuera la ribambelle de bilans d’exception qu’on ne prescrit jamais en ville. Connaître ses limites, ce n’est pas renoncer au savoir. C’est savoir que l’on fait bien ce que l’on fait fréquemment et renoncer à tout faire.

Mon dernier stage a eu lieu en diabétologie et l’on m’y a proposé ma thèse. Les patrons étaient très sympathiques ; ils ont compris que la médecine générale était mon avenir, et non la diabétologie. Ils m’ont permis d’apprendre ce qu’il fallait savoir en diabétologie pour la médecine de ville. Ils m’ont accordé de la souplesse dans les horaires pour me permettre de faire des gardes et des remplacements de confrères la nuit. J’ai combiné mon stage d’interne, ma thèse et des gardes presque un soir sur deux.

J’ai fait ma thèse avec Anne-Sophie, qui est devenue ma femme et mon associée, et avec Emmanuel Charzard, aujourd’hui professeur de santé publique à Lille. Nous avons travaillé sur le CETRADIMN, le centre de diabétologie de Roubaix où j’avais fait mon stage de diabétologie. Grâce à Emmanuel, nous avons préparé une vraie thèse professorale.

Il s’agissait d’évaluer les résultats des médecins dans le traitement du diabète, en nous fondant non sur le nombre de prises de sang ou de fonds d’œil, mais sur le résultat de l’acte : est-ce que la prise de sang s’améliore ? C’était vraiment une approche nouvelle. Car il faut savoir que les autorités évaluent souvent les médecins selon le nombre d’actes prescrits, et non selon l’amélioration de l’état du patient. Nous passons notre temps à évaluer les situations en fonction de l’utilisation des moyens et non en fonction de l’amélioration des objectifs. C’est un peu comme si nous rémunérions des commerciaux en fonction de leurs notes de frais plutôt qu’en fonction du chiffre d’affaires apporté à la société ! Nous avons aussi réalisé des indicateurs d’éducation et de formation des médecins pour voir si les médecins amélioraient leur pratique lors de leurs contacts avec le centre de diabétologie. Ce sont des principes qui guident encore ma pratique. Clairement, ce n’est pas celle des autorités de tutelle, et ce ne le sera probablement jamais.

Après ma thèse, je me suis installé avec mon père, que je remplaçais déjà tous les vendredis après-midi. Nous avons réorganisé le cabinet pour être plus présents et plus productifs, afin d’offrir plus de temps aux patients. Tout cela a fortifié ma vocation de médecin, sur le terrain, au fil du temps.

Sont aussi importants, à mes yeux, les moments où je ne sais pas précisément ce que j’ai fait, mais où j’ai fait du bien autour de moi. Et, à l’inverse, les moments où je n’ai pas su entendre et où j’ai commis des erreurs.

Ma vocation de médecin, c’est avant tout de servir, en espérant être le véhicule de quelque chose de plus grand que moi-même, mon intelligence ou mon savoir, de quelque chose de divin. Tous les médecins ressentent cela à un moment de leur vie. Quelque chose de plus grand que notre personne nous amène à penser à un diagnostic, à émettre une parole juste, alors qu’on n’était pas programmé pour le faire. Dans ces moments-là, nous sommes les passeurs de choses qui nous dépassent.