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Les préparatifs du voyage de retour d’Otah au Khaiem prirent des semaines. Si le groupe de navires qui avait quitté Saraykeht plusieurs mois auparavant avait évoqué une flotte d’invasion, celui qui y retournait ressemblait plutôt à une cité lacustre. Des douzaines de bateaux galtiques avec leurs hauts mâts et leurs grandes voiles teintes en rouge, en bleu et en doré, prendraient la mer. Chaque famille noble de Galt rivalisait pour envoyer le bâtiment le plus impressionnant. Ceux de l’utkhaiem – en bois laqué, élancés, et bas – semblaient petits et curieux comparés à leurs cousins flambant neufs. Des oiseaux volaient en cercle au-dessus d’eux en poussant des cris confus, comme si une partie de la côte elle-même avait été en partance pour des terres étrangères. Les arbres et les collines des territoires des anciens ennemis d’Otah s’étiraient derrière eux. La multitude de torches et de lanternes allumées donnait l’impression que la mer était un autre ciel étoilé.

Parmi les multiples qualités dont les dieux avaient doté Otah comptait son pied marin. Le roulis du pont sous ses pieds, l’odeur puissante de l’océan, l’appel des mouettes lui semblaient parfaitement familiers. Il se tenait à la proue du grand navire galtique que le Haut Conseil avait mis à sa disposition et contemplait le lever du soleil.

Il avait passé de nombreuses années, jeune homme, dans les îles de l’Est, où il avait été un pêcheur assez moyen, l’assistant d’une sage-femme plus compétent, et un bon marin. Il avait même failli épouser une femme là-bas et portait encore le tatouage de mariage à moitié dessiné sur sa poitrine. L’encre s’était estompée avec les années, comme si la peau de son torse avait été en parchemin et qu’on l’avait trempée dans l’eau. Le claquement des vagues contre le bois, l’air intensément iodé, et la lumière du matin qui dansait, or et rose, à la surface lui rappelaient ces jours passés.

À cette heure de la matinée, il aurait déjà lancé ses filets, les doigts gourds de froid, et mangé le petit-déjeuner traditionnel à base de pâté de poisson et de noix mélangés dans un pot en terre cuite. Les hommes qu’il avait connus là-bas suivraient sûrement ce même programme durant la journée à venir, du moins ceux qui étaient encore vivants. Dans un autre monde, une autre vie, il aurait eu le même.

Il avait mené différentes existences : enfant des rues à moitié mort de faim, petit voleur sans importance, ouvrier sur le front de mer, pêcheur, assistant-sage-femme, messager, Khai, époux, père, chef de guerre, empereur. S’il observait ces vies successives, il comprenait que les gens aient pu considérer son parcours comme une sorte de spirale ascendante, même s’il le voyait sous un angle différent, pour sa part. Il s’était simplement adapté aux événements, puis une chose en avait entraîné une autre. Un homme sans ambition particulière s’était retrouvé à la tête du monde autant que le monde s’était retrouvé sur ses épaules. Et, plus étonnant encore, il était là, vêtu des plus belles robes que l’on pouvait trouver à travers les cités, dans une cabine privée plus grande que certains bateaux sur lesquels il avait travaillé, à repenser au pâté de poisson aux noix avec une certaine tendresse.

Alors qu’il était perdu dans ses souvenirs, il entendit soudain une voix s’élever d’une chaloupe – une voix tonitruante qui s’exprimait en galtique – avant de distinguer quelqu’un. La vigie de son propre vaisseau cria en retour, puis on fit descendre la chaise. Otah vit un individu qui portait les couleurs de la maison Dasin prendre place, se balancer au-dessus de l’eau tandis qu’on le treuillait, puis gagner le pont. Une troupe de domestiques et de marins au service d’Otah s’agglutinèrent aussitôt autour du nouveau venu. L’empereur remonta ses mains dans ses manches et se dirigea vers le petit groupe.

Le garçon devait être une sorte de serviteur – les Galts avaient un système hiérarchique compliqué qu’Otah n’avait pas pris la peine de mémoriser. Il avait les cheveux couleur sable et le teint verdâtre. Sitôt qu’il vit le souverain, il lui adressa une pose d’une servilité qu’Otah trouva parfaitement abjecte.

— Excellence, commença-t-il en modulant sa voix, le conseiller Dasin vous transmet son bon souvenir. Lui et sa femme souhaiteraient vous inviter à un banquet à bord du Vengeur demain soir.

Le petit eut un hoquet, puis baissa les yeux. Un discours plus formel et fleuri avait dû être prévu, mais la nausée pouvait inciter à une certaine concision. Otah adressa un coup d’œil à son Maître des événements, une femme relativement jeune au visage en lame de couteau et dotée d’un sens du détail qui l’aurait servi dans n’importe quelle activité. Elle prit une pose pour s’en remettre au jugement d’Otah, suggérer et autoriser de présenter des excuses dans un même geste que le domestique de Dasin ne comprendrait pas. L’empereur se tourna vers la mer scintillante. Le soleil avait changé de place, et les couleurs de l’océan en toile de fond avec lui. Otah laissa échapper un petit soupir.

Même ici, il n’y couperait pas. À l’étiquette et à la politique de cour, aux fêtes et aux audiences privées, aux faveurs sollicitées et accordées. Ça n’en finirait jamais parce qu’il ne pouvait en être autrement, bien évidemment. Pas plus qu’un fermier pouvait arrêter de semer ses champs, un pêcheur de lancer ses filets, et un commerçant d’ouvrir son étal pour aller passer la journée à chanter dans une maison de thé ou aux bains.

— Un programme bien plaisant, fit-il. Vous remercierez Farrer-cha et sa famille de ma part.

Le garçon agréa ses remerciements d’une simple révérence, puis, soudain écarlate, adopta une pose de reconnaissance avant de se diriger vers la chaise. Elle se souleva, et, dans un craquement de bois et de cuir, se balança au-dessus des flots, puis redescendit. Otah vit le petit disparaître derrière le bastingage, mais pas regagner la chaloupe. Cette invitation lui rappela ce qui l’attendait dans sa cabine, sous le pont. Il inspira profondément pour emplir ses poumons de l’odeur du sel et de la lumière du soleil, et partit s’occuper des affaires de l’Empire.

Des lettres étaient arrivées de Yalakeht. Elles exposaient dans les grandes lignes que trois illustres familles de l’utkhaiem encore amères à cause de la guerre avaient ourdi un complot au nom de l’indépendance du Khaiem et de la nomination d’un Khai Yalakeht. Chaburi-tan avait subi une nouvelle attaque de pirates. Même si les envahisseurs avaient été repoussés, il devenait désormais clair que des compagnies de mercenaires en provenance des terres de l’Ouest engagées pour protéger la ville avaient passé des accords avec ces derniers ; l’économie de la cité ne tarderait pas à s’effondrer.

De bonnes nouvelles lui étaient cependant parvenues des palais d’Utani. Danat avait écrit que les récoltes des fermes des environs de Pathai, d’Utani, et de Lachi promettaient d’être fructueuses, et que la maladie qui avait menacé le bétail ne s’était finalement pas déclarée, si bien que ces trois cités, elles au moins, ne connaîtraient pas de famine au cours de l’année à venir.

Otah interrompit sa lecture pour déjeuner, puis la poursuivit durant une bonne partie de l’après-midi. Ensuite, il dormit dans un petit lit suspendu dont les chaînes huilées se balançaient au gré du roulis dans un doux murmure. La lumière rasante du soleil couchant qui pénétra par la fenêtre de sa cabine le réveilla. Le martèlement régulier des pas au-dessus lui annonça le changement de quart. Il resta allongé un moment, les pensées agréablement légères, puis jeta ses jambes par-dessus le lit, sauta sur le pont, et alla rédiger deux des sept lettres qu’il ferait parvenir au navire de tête de l’imposante flotte.

 

Lorsque, le soir suivant, son Maître des événements envoya quelqu’un lui rappeler l’invitation qu’il avait acceptée, Otah s’aperçut qu’il l’avait oubliée. Il laissa les domestiques lui passer des robes en soie émeraude, attacher sa longue chevelure blanche en arrière avec un morceau de tissu doré, puis oindre ses tempes avec de l’huile à la lavande et au santal. Il avait beau exercer le pouvoir depuis plusieurs décennies, en tant que Khai Machi puis en tant qu’empereur, ce cérémonial lui semblait toujours aussi ridicule. Otah avait mis du temps à comprendre l’intérêt de l’étiquette et des traditions, mais leur bien-fondé ne le convainquait pas forcément pour autant.

L’embarcation qui les conduisit lui et son escorte jusqu’au bateau de Dasin – le Vengeur – était décorée de fleurs et de torches. Des pétales tombaient dans l’eau, tels des reflets de flammes. Otah se tenait debout et observait les rameurs le mener vers le grand navire de guerre. Il avait le pied aussi marin qu’un véritable matelot, ce dont il se sentait secrètement fier. Les membres les plus influents de l’utkhaiem qui se trouvaient avec lui – Auna Tiyan, Piyat Saya, et le vieux Adaut Kamau – n’avaient pas quitté leur banc, eux, en revanche. Les derniers rayons du soleil couchant ternissaient à peine l’éclat des dizaines de bougies allumées à bord du Vengeur. Lorsque l’obscurité serait totale, le navire semblerait tout droit sorti d’un conte pour enfants.

Ses hommes et lui gagnèrent le pont grâce à la chaise prévue à cet effet, l’empereur en dernier eu égard à son rang. L’endroit était aussi surveillé que n’importe quelle salle de bal palatiale, chambre du conseil galtique, ou jardin khaiate où le souverain se serait trouvé. Des fauteuils, qui semblaient faits de fils d’argent, étaient disséminés sur le pont que l’on avait visiblement brossé et arrangé de façon ravissante pour l’occasion. Des musiciens jouaient de l’harmonium et de la harpe, et le petit chœur de chanteurs assis près du gréement donnait l’impression que leurs voix sortaient du bateau lui-même. Tandis qu’il se balançait au-dessus de l’eau dans la chaise, Otah aperçut une demi-douzaine d’hommes de sa connaissance, dont, le visage levé et rieur, Balasar Gice.

Farrer Dasin se tenait debout en compagnie de son épouse Issandra et de la fameuse jeune femme – ou plutôt jeune fille – prénommée Ana. Otah laissa ses domestiques l’aider à se mettre debout, puis il se dirigea aussitôt vers ses hôtes. Farrer était raide comme un piquet, et avait un regard morne malgré le sourire qu’il affichait. Issandra présentait les mêmes cernes rouges que dans son souvenir, même si elle avait les yeux pétillants de joie. Quant à la fille…

Quant à Ana Dasin, qui deviendrait un jour l’impératrice du Khaiem… elle ressemblait à un lapin. Ses grandes prunelles brunes écarquillées et sa petite bouche donnaient une impression de surprise permanente. Elle portait une robe bleu pâle peu seyante, et un collier en or brut qui lui allait parfaitement, en revanche. Sans sa mâchoire épaisse et ses épaules légèrement voûtées qui rappelaient celles de sa mère, la jeune femme aurait dégagé une certaine douceur.

Otah tenait le peu qu’il savait d’elle de ragots de cour, de commentaires de Balasar Gice, et de la masse de documents officiels qui lui était parvenue depuis la signature de l’accord de paix. Mais là, debout face à elle, il ne pouvait s’empêcher de se demander s’il se trouvait bien en présence de la fille qui avait battu son propre précepteur devant témoins, écrit un traité d’étiquette très personnel qui avait fait le scandale la saison dernière, commencé à monter à cheval à l’âge de quatre ans, insulté le fils d’un ambassadeur de l’Eddensea et défendu ses positions avec une telle véhémence que le garçon avait fini par présenter des excuses, qui était sortie par les fenêtres de sa chambre grâce à des cordes fabriquées avec des tapisseries, avait grimpé le long des murs des palais d’Acton habillée comme un vaurien, et brisé le cœur d’hommes deux fois plus âgés qu’elle. À moins que, une fois encore, rien ne fût vrai. Il avait entendu tellement de rumeurs à son sujet qu’il ne savait pas comment faire la part des choses. Ce fut elle qu’il salua en premier.

— Ana-cha, lança-t-il. J’espère que vous allez bien.

— Merci, Excellence, répondit-elle si doucement qu’Otah se demanda s’il avait bien compris. J’espère que vous allez bien, vous aussi.

— Cher empereur, fit Farrer Dasin dans sa langue natale.

— Haut conseiller Dasin, retourna Otah. Je vous remercie de m’avoir invité.

La façon dont Farrer opina du chef indiqua clairement qu’il l’avait fait contraint et forcé. Au-dessus d’eux, le chœur se tut et demeura silencieux quelques instants avant d’entonner un autre chant. Issandra s’avança, le sourire aux lèvres, et posa la main sur le bras d’Otah.

— Veuillez pardonner à mon époux, intervint-elle, mais il déteste la vie en mer. Et pourtant, il a été marin durant sept ans.

— Je l’ignorais, commenta Otah.

— Lors du conflit qui nous a opposés à l’Eymond, précisa le conseiller, nous avons coulé douze de leurs navires. Et réduit en cendre le port de Cathir.

Otah opina en souriant. Il se demanda comment le fait qu’il ait été pêcheur serait perçu, s’il en faisait part en cet instant, mais préféra ne rien dire.

— Le temps est plutôt clément, remarqua l’empereur. Nous devrions atteindre Saraykeht avant la fin de l’été.

Il comprit aux visages de ses interlocuteurs qu’il venait de commettre un impair. Le conseiller serra les mâchoires et dilata les narines. Le sourire de son épouse se ternit et son regard devint triste. Quant à Ana, elle détourna les yeux.

— Vous devriez venir voir ce qu’ils nous ont préparé en cuisine, Excellence. C’est tout à fait remarquable.

Après un rapide tour du bateau, Issandra libéra Otah qui alla prendre place sur l’estrade dressée à son intention. D’autres invités arrivèrent à bord de navires battant pavillon galtique et khaiate, chaque nouveau venu saluant d’abord le conseiller et sa famille puis l’empereur. Otah s’était attendu à sentir des divisions entre les Galts pleins de ressentiment comme Farrer Dasin, et les Khaiates heureux des perspectives que son traité leur promettait. Mais, tandis qu’il observait les convives aller et venir, que l’on dressait le banquet et que les prêtres de Galt entonnaient leurs chants rituels, il s’aperçut que les opinions étaient plus diverses et plus complexes qu’il ne l’avait présumé.

Au commencement de la cérémonie, lorsque les robes du Khaiem se placèrent d’un côté, les tuniques et les toges galtiques de l’autre, les divergences devinrent toutefois flagrantes. Mais très vite, les gens se mélangèrent. Des petits groupes composés de deux ou trois personnes, guère plus, pour la plupart, se lancèrent dans des discussions. Le regard exercé d’Otah repéra les sourires tentateurs et les rires presque séducteurs caractéristiques d’hommes sur le point d’entamer des négociations. Et tandis que la soirée avançait – tandis que les bougies se consumaient, que les plats de poisson, de viande, les pâtisseries et les carafes de vin défilaient sur le pont qui se balançait doucement –, un éclat opportuniste commença à pétiller dans les yeux des Galts et des membres de l’utkhaiem. D’autres groupes se formèrent puis se divisèrent, si bien que les populations des deux nations se mêlèrent de façon presque équilibrée. Otah eut la sensation de sortir d’une piscine remplie de boue et entraperçut soudain la direction que la situation pourrait prendre.

Cependant, certains ne bougèrent pas de la soirée : deux grappes de Galts, qui ignorèrent ostensiblement toutes les personnes vêtues de robes, et une bande relativement importante de Khaiates assis à l’écart près du bastingage dos tournés, et qui ne communiquèrent entre eux que grâce à des poses de cour trop subtiles pour être comprises par des étrangers.

Des femmes, remarqua Otah. Ceux parmi ses concitoyens qui exprimaient de la colère étaient des femmes. Il pensa à Eiah. Une mélancolie glacée lui étreignit soudain le cœur. Du trafic d’utérus, voilà comment elle aurait qualifié la situation. Selon elle, cet accord préciserait seulement de façon claire et définitive que la seule chose intéressante concernant ces dames était ce qu’elles étaient capables d’endurer. Il entendit dans sa tête la voix de sa fille proférer ces paroles, vit sa douleur à la manière dont il crut l’observer lever le menton. Il murmura des contre-arguments comme si Eiah s’était trouvée là, comme si elle avait pu l’entendre. Ce n’était pas un moyen d’esquiver le problème, seulement de reconnaître ce que tous savaient déjà. Les femmes du Khaiem étaient aussi intelligentes, fortes, importantes qu’elles l’avaient toujours été. Ces tractations de mariages – des unions uniquement scellées dans le but d’engendrer des enfants – ne constituaient pas plus une attaque à l’encontre d’Eiah et des femmes de sa génération que la levée de milices urbaines, le recours à des compagnies de mercenaires, ou aucune autre des initiatives qu’il avait prises pour maintenir l’ordre dans les cités.

Cela semblait surtout condescendant, même à ses yeux.

Il devait bien y avoir un moyen d’honorer et de respecter le malheur qu’elles avaient subi sans insulter l’avenir, se dit-il. Il repensa à la fois où Kiyan lui avait expliqué que le désir d’enfant pouvait faire perdre la tête à certaines femmes stériles – pas toutes, mais certaines –, où elle lui avait raconté des histoires à propos de bébés volés, et de femmes enceintes assassinées à qui on avait arraché la progéniture des entrailles.

Le manque pouvait devenir pathologique, avait même dit son épouse. Il se rappelait jusque dans ses moindres détails la nuit au cours de laquelle elle lui avait tenu ces propos : l’emplacement exact des lanternes, l’odeur de l’huile en train de brûler et celle des branches de pin. Il se souvenait aussi de l’expression sur le visage de sa fille lorsqu’il avait prononcé cette phrase, comme si les traits d’Eiah avaient révélé à la fois qu’elle avait toujours su, et reflété la terreur de son père. Kiyan avait cherché à le prévenir de quelque chose, d’un problème en lien avec ces dos ostensiblement tournés près du bastingage et avec le fait que ces gens préféraient mépriser un avenir qui se négociait sans eux plutôt que d’avoir à faire avec les Galts. Eiah avait compris une chose qu’Otah ne saisissait pas tout à fait. Peut-être Farrer Dasin lui permettrait-il d’y voir plus clair ?

— On dirait que la soirée se déroule bien, vous ne trouvez pas, Excellence ?

Balasar se tenait près du dais, les mains en pose de salutation. L’air frais de la nuit, à moins que ce ne fût le vin, rendait ses joues rouges.

— Vous croyez ? Je l’espère, fit Otah en s’efforçant d’écarter ses idées sombres. Oui, c’est vrai. L’heure semble davantage aux accords commerciaux qu’à la guerre, ce soir. Mais je peux me tromper.

— Il y a de l’espoir, fit Balasar. (Puis, sur un ton soudain plus pensif :) Il y en a, ce qui est assez nouveau, en fait. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point l’espoir était devenu une denrée rare, au fil des années.

— Et vous trouvez ça très agréable, n’est-ce pas ? répliqua Otah plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu. (Balasar lui adressa un regard scrutateur.) Ne vous inquiétez pas, je me sens seulement vieux et fatigué, voilà tout. Et il y a que j’ai mangé plus de nourriture galtique que j’aurais cru pouvoir en ingurgiter au cours de ma vie. Vous êtes vraiment étonnants, vous, les Galts. On dirait que vous passez votre temps à table.

— Mais personne ne vous demande de terminer les plats. Ah ! J’ai l’impression que le spectacle va commencer.

Otah leva les yeux. Des domestiques et des marins traversaient le pont aussi silencieusement que le vent balayant l’eau. L’éclat des bougies diminua, une odeur de mèches éteintes emplit l’air, puis une scène apparut comme par enchantement en face de l’estrade sur laquelle Otah trônait. Les chanteurs avaient visiblement réussi à descendre du gréement, parce qu’ils surgirent à leur tour et vinrent prendre place. Des serviteurs installèrent trois autres chaises sur l’estrade près de l’empereur, puis le conseiller Dasin, sa femme et sa fille allèrent s’asseoir. Farrer, qui sentait le vin distillé à plein nez, prit place sur le siège le plus éloigné, et sa femme près de lui pour laisser Ana à côté d’Otah.

Les chanteurs gardèrent tous la tête baissée pendant un moment, puis leurs voix graves s’élevèrent d’un coup à l’unisson. Otah ferma les yeux. Il connaissait cette chanson – il s’agissait d’un air de cour du Second Empire. Les harmonies étaient riches, tristes et joyeuses à la fois. On lui faisait un cadeau, il le comprenait bien. Les choristes galtiques évoquaient un empire qui n’était pas le leur. Il se laissa transporter. Au moment où les voix retombèrent et où les dernières notes palpitantes se turent, il fut parmi les premiers à applaudir. Otah se surprit même à sentir des larmes lui monter aux yeux.

Assise à ses côtés, Ana Dasin pleurait, elle aussi. Lorsqu’il croisa son regard, la jeune femme baissa la tête et marmonna quelque chose qu’il ne comprit pas avant de s’éloigner brusquement. Il l’observa descendre les marches qui conduisaient sous le pont tandis que les chanteurs entonnaient un autre air plus endiablé. Otah jeta un coup d’œil discret à Issandra. Dans la lumière pâle, les rides de son visage moins visibles, il entraperçut celle qu’elle avait été jadis. Elle lui adressa un regard lourd de fatigue. Farrer avait la main posée sur le bras de sa femme qu’il serrait avec douceur, mais la tête tournée. Otah se demanda encore une fois ce que cet accord avait bien pu coûter à l’épouse du conseiller.

Il jeta un coup d’œil en direction des escaliers dans lesquels sa future belle-fille s’était engouffrée, puis de nouveau à cette femme, ses mains en pose de proposition implicite. Issandra haussa les sourcils, le demi-sourire sur ses lèvres creusant une fossette dans sa joue. Otah se leva, rajusta ses robes, et descendit de l’estrade avec précaution. Cette fille, Ana, ferait partie de sa famille très bientôt. Si ses propres parents ne voyaient pas la nécessité de lui parler alors qu’elle n’allait pas bien, peut-être Otah devait-il le faire ?

En dessous, le navire galtique était aussi exigu, étouffant, et malodorant que tous les bateaux sur lesquels il avait pu naviguer et à bord desquels des êtres humains vivaient confinés. Dans des circonstances normales, le pont désormais envahi par les invités de la famille Dasin aurait été investi par des marins. Mais en cet instant, la plupart d’entre eux attendaient dans leurs minuscules cabines que les chants se taisent pour venir prendre l’air à leur tour. Otah, l’empereur du Khaiem, parvint cependant à se frayer un chemin parmi la foule tandis que les conversations s’interrompaient et que les corps s’écartaient sur son passage. Il s’avança les yeux plissés, cherchant du regard la fille au visage de lapin.

Les cales des navires galtiques se divisaient en plusieurs sections, et ce fut depuis l’une de ces cabines obscures que la voix de la fille retentit. Des caisses et des boîtes empilées surgissaient dans le noir, leurs cordes de fixation craquant doucement sous le roulis du bateau. Des rats criaient, on aurait qu’ils se plaignaient. Et là, recroquevillée sur elle-même comme si elle avait cherché à protéger un objet contre son ventre, Ana Dasin.

— Excusez-moi, commença Otah. Je ne voudrais pas m’imposer, mais… puis-je m’asseoir ?

La jeune fille leva les yeux qui luisirent dans la lumière pâle. Elle hocha la tête si discrètement que ça n’aurait pu être que le mouvement du navire. Otah s’avança doucement sur le plancher rugueux, ses robes retroussées jusqu’aux genoux, puis il s’accroupit près de la petite. Ils demeurèrent silencieux. Au-dessus d’eux, les chanteurs entonnèrent un rythme complexe qui suggéra un numéro de jonglage. Otah soupira.

— Je sais que ce n’est pas facile pour vous, commença-t-il.

— Qu’est-ce qui n’est pas facile, Excellence ?

— Otah. S’il vous plaît, appelez-moi Otah. Je le pense sincèrement. Être déracinée, épouser un homme que vous n’avez jamais rencontré, et aller vivre dans une cité inconnue…

— C’est ce qu’on attend de moi.

— Oui, je sais, mais… je trouve ça injuste.

— Moi aussi, accorda-t-elle, le ton soudain dur. Moi aussi.

Otah serra les mains et entrelaça ses doigts.

— Mon fils n’est pas un mauvais bougre, poursuivit le souverain. Il est intelligent, fort, et il fait attention aux gens. C’est quelqu’un de passionné. Il est sans doute meilleur que moi au même âge.

— Pardonnez-moi, Excellence, intervint Ana Dasin, mais je ne vois pas très bien ce que je pourrais vous dire.

— Rien. Rien en particulier. Sachez seulement que cette vie qu’on vous impose… pourrait avoir des vertus libératrices. Les dieux savent combien l’existence m’a surpris, moi aussi. Nous faisons tous ce que nous avons à faire. J’ai été aussi contraint que vous, d’une certaine façon.

Elle le regarda comme s’il avait parlé une langue étrangère. Otah secoua la tête.

— Ce n’est rien, Ana-cha. Je voulais simplement vous dire que je sais à quel point cette période est difficile pour vous, mais que les choses vont s’arranger. En lui accordant la place qu’elle mérite, cette nouvelle vie pourrait même agréablement vous surprendre.

La jeune femme resta silencieuse pendant un instant. Puis, les sourcils froncés, elle secoua la tête.

— Heu… merci ?

Otah gloussa tristement.

— Je m’y prends plutôt mal, on dirait.

— Je ne sais pas quoi vous répondre, avoua Ana au bout d’un moment. (Son ton dénotait ce mépris et cette défensive que l’on pouvait entendre chez un adolescent lorsqu’il s’adressait à ses parents.) Je ne comprends pas ce que vous cherchez à faire.

Tandis qu’il retraversait le ventre populeux du navire, Otah se demanda ce qu’il avait pensé dire à une fille galtique de quarante-cinq étés sa cadette. Il avait espéré lui prodiguer un peu de sagesse, voire de réconfort, même, et au lieu de ça, il avait eu l’impression de parler à un chat. Comment un homme de son âge et de son expérience avait-il pu se montrer assez naïf pour ouvrir son cœur à une gamine de dix-huit ans ?

Et, bien sûr, au moment où il gagna les marches qui le ramèneraient sur le pont, il trouva ce qu’il aurait voulu lui dire : qu’il savait quel genre de courage un tel sacrifice réclamait. Et que sa souffrance, certes bien réelle, se justifierait bientôt. Ils se ressemblaient, sur ce point, lui, l’empereur, et elle, la future impératrice. Ils devaient faire des compromis pour qu’une multitude d’inconnus ait une vie meilleure.

Plus que ça, il aurait dû la pousser à parler, se montrer davantage à l’écoute.

Des bravos fusèrent sur le pont au-dessus. L’harmonium retentit, bientôt suivi par la flûte et le tambour. Otah hésita un instant avant de se retourner. Il allait faire une autre tentative. Au pire, la fille le trouverait ridicule, ce qui était certainement déjà le cas, de toutes les manières.

Tandis qu’il approchait de la cabine, il l’entendit pleurer de nouveau, puis prononcer des paroles qu’il ne comprit pas. Une voix masculine, qui n’était pas celle de Farrer, lui répondit. Otah se figea, puis s’avança à pas feutrés.

Dans l’obscurité, il aperçut Ana Dasin, à genoux, prendre un garçon dans ses bras. Si ce dernier portait une tenue de marin, il avait des membres fins et la peau claire d’une fille. Au moment où le jeune homme lui rendit son étreinte, son visage baigné de larmes blotti dans la chevelure de sa compagne, Otah eut l’impression que ses mains retrouvaient un chemin qu’elles connaissaient bien. Ana caressa la tête de son ami en lui murmurant des paroles réconfortantes.

Ah, se dit Otah en reculant, c’était donc ça.

Une fois parvenu sur le pont, il arbora une mine souriante et adressa un petit signe à Issandra avant de faire semblant de se concentrer sur la musique. Il en profita pour se demander combien d’amants seraient encore sacrifiés sur l’autel de son stratagème. Il ne connaîtrait jamais le prix réel de son exigence. Comme en écho à ses pensées, les flammes des bougies crépitèrent et vacillèrent sous le vent tandis que l’harmonium entonnait un air mélancolique, et que la mer devenait plus sombre.