30

Maati marchait seul dans la nuit. Tout lui semblait irréel. Il avait tenu tête à Otah Machi, l’empereur du Khaiem. Il s’était opposé à Otah-kvo. Durant des années, voire sa vie entière, il avait autant admiré Otah qu’il l’avait détesté. Le poète avait fait courir le monde à sa perte en deux occasions : la première à l’époque où il travaillait pour le souverain, et à présent, par l’entremise de Vanjit, en désaccord avec lui. Mais il avait eu raison, cette fois, ce que même Otah avait reconnu.

Comme il était étrange qu’un petit événement de ce genre lui procure un tel sentiment de paix. Son corps lui-même lui semblait plus léger, et ses épaules plus carrées. À son immense surprise, il se rendait compte qu’il venait de se débarrasser d’un poids qu’il avait toujours porté sans s’en apercevoir.

Maati traversait Udun seul dans la nuit, parce qu’il en avait décidé ainsi.

Les vignes brunes et les branches nues s’agitaient dans la brise. Des battements d’ailes résonnaient partout autour de lui, et nulle part à la fois. Le fond de l’air était tellement frais que son souffle formait un panache. La voix de la rivière quant à elle n’était qu’un murmure constant. À chaque pas, certains détails du chemin devenaient perceptibles : une hache rongée par la rouille, une porte qui tenait à peine à des gonds de cuir pourris, les yeux verts scintillants d’un petit prédateur. Des fentes apparurent dans les pavés et coururent devant lui comme si son passage lui-même avait corrompu la cité au lieu de révéler simplement le délabrement déjà existant.

Vanjit et lui avaient une histoire commune. Ils s’étaient connus, entraidés. Elle comprendrait que l’andat l’avait manipulée et retournée contre lui. Alors que les palais du Khai Udun devenaient de plus en plus grands, ils ne semblaient pas se rapprocher pour autant, mais soudain, le temps d’une respiration, Maati se retrouva dans une cour immense, les volutes blanches, rouges et or des pierres recouvertes de mousse et de lichen. Maati s’immobilisa et leva sa lanterne.

Autrefois, l’endroit aurait été un témoignage époustouflant de pouvoir, d’ingéniosité, et de confiance écrasante. Des colonnes se dressaient vers le ciel noir. Des statues de femmes, d’hommes et de bêtes dominaient l’entrée, leur bronze désormais vert de gris. Il gagna une salle accueillante si vaste que la lumière de la lanterne ne l’éclaira pas en entier. Il n’y avait pas de plafond ni de murs. On n’entendait pas la rivière, de là. Loin au-dessus de sa tête, des ailes battaient dans l’air immobile.

Maati inspira profondément. Cela sentait la poussière, la pourriture, et, alors qu’une décennie et demie s’était écoulée depuis la mise à sac de la cité, légèrement la fumée : l’odeur du cadavre de l’Histoire.

Il s’avança sur un parquet en ébène et en ivoire dont le motif n’était plus visible et dont les lattes se soulevaient à cause de l’humidité et du temps passé. Il aurait cru que ses pas résonneraient, mais aucun bruit ne revenait dans sa direction.

Une lumière brillait loin au-dessus de lui à sa gauche. Maati s’immobilisa. Il baissa sa lanterne et la leva de nouveau. La lueur ne bougea pas. Ce n’était donc pas le reflet de la sienne, dans ce cas. Le poète alla vers elle.

Un grand escalier en pierre s’élevait dans les ténèbres. Une bougie luisait sur son palier supérieur. Maati gravit les marches lentement pour ne pas se fatiguer. La salle qui s’ouvrit devant lui n’était pas aussi immense que la précédente ; Maati distingua un plafond, des murs, et, à l’autre bout, une seconde lumière.

Les tapis sous ses pieds étaient complètement râpés. Les vitres brisées et les chandeliers en cristal tombés au sol auraient pu être les victimes des éléments comme de la chute de la cité. La seconde volée de marches – aussi grande et aussi raide que la première – aurait pu à elle seule accréditer la dernière hypothèse : un crâne humain reposait au centre de chaque marche, des ombres bougeant dans leurs orbites creuses tandis que Maati passait devant eux. Il espéra que ces étranges marqueurs avaient été laissés là par les Galts, mais en doutait.

Voilà, semblait dire Vanjit. Chacun de ces crânes représente une vie que les soldats de Galt ont prise. Ils étaient sa justification. Sa garde d’honneur.

Il aurait dû deviner où les chandelles le conduiraient. La massive double porte de la salle d’audience du Khai était fermée, mais de la lumière filtrait tout autour de son encadrement. Après tant de temps passé dans l’obscurité, il s’attendait presque à trouver un incendie derrière.

À sa grande époque, l’endroit avait dû être impressionnant. Ce qu’il était encore, d’une certaine façon. Les arches, les angles des murs, les ferronneries aussi délicates que de la dentelle dans lesquelles une centaine de bougies se consumaient… tout guidait le regard vers l’estrade, la chaise laquée de noir, et l’immense fenêtre sans volets qui courait du sol au plafond. Le Khai se serait assis là, sa cité déployée derrière lui telle une grande cape. Pour l’heure, il n’y avait que l’obscurité pour toute cape, et, sur la chaise noire, Clairvoyance qui gazouillait.

— Je ne pensais pas que vous viendriez, lança Vanjit depuis la pénombre derrière lui. Maati sursauta et se tourna.

La fatigue et la faim avaient amaigri la fille. Ses cheveux noirs étaient retenus en arrière, mais quelques mèches s’échappaient du lien qui pendait mollement et encadraient son visage pâle.

— Pourquoi ça ?

— Par peur que justice soit rendue, asséna Vanjit.

Elle s’avança dans la lumière. Ses tenues n’étaient plus que des lambeaux de soie, sans doute récupérées dans une garde-robe du palais que quatorze années d’abandon avaient abîmées. Elle penchait la tête sous un poids invisible et elle se déplaçait comme une vieille femme qui voûterait le dos de douleur depuis des années. Elle incarnait Udun. La guerre, les dégradations, la ruine. C’était elle. Le bébé – cette créature inhumaine en forme de bébé – criait de joie et battait des mains. Vanjit frissonna.

— Vanjit-cha, fit Maati, nous pouvons parler de tout ça. Nous pouvons… nous pouvons encore faire en sorte que tout ça finisse bien.

— Vous avez tenté de me tuer, asséna Vanjit. Vous et votre chouchoute d’empoisonneuse. Si vous aviez trouvé le moyen de le faire, je serais morte à l’heure qu’il est. Alors, dites-moi, comment voulez-vous que nous parlions de ça, Maati-kvo ?

— Je… balbutia-t-il. Il y a… il doit bien y avoir une solution.

— Qu’étais-je supposée être que je ne suis pas ? demanda Vanjit tout en se dirigeant vers la chaise noire avec sa petite créature. Vous étiez au courant de ce que les Galts m’avaient fait. Vous pensiez vraiment que ce nouveau pouvoir me ferait oublier le reste ? Et que je pardonnerais ? Était-ce censé compenser la mort de mes proches ?

— Non, accorda Maati. Non, bien sûr que non.

— Non, répéta-t-elle. Parce que vous n’en avez rien eu à faire, quand je les ai rendues aveugles, n’est-ce pas ? C’était mon choix. Mon fardeau, puisque j’en avais décidé ainsi. Des femmes innocentes, des enfants. Je pouvais les détruire, ce que vous auriez considéré comme juste, mais j’ai été trop loin. Je vous ai rendu aveugle. Durant quelques instants, j’ai retourné mon pouvoir contre vous, et pour ça, je mériterais de mourir.

— Les andats, Vanjit-kya, avança Maati avant que sa voix ne se brise. Ils ont toujours comploté contre leurs poètes. Ils manipulent leur entourage de la plus terrible des façons. Eiah et moi…

— Tu entends ça ? fit Vanjit en prenant l’andat dans ses bras. (Le regard de la chose croisa celui de son créateur.) C’est de ta faute.

L’andat gazouilla et agita les mains. Vanjit donna l’impression de sourire à une plaisanterie muette connue seulement d’eux deux.

— Je pensais rendre le monde meilleur, expliqua Vanjit. Je voulais donner vie à un bébé. Fonder une famille.

— Vous avez cru sauver le monde, ajouta Maati.

— J’ai cru que vous le feriez, contredit-elle sur un ton acide comme le vinaigre. Regardez-moi.

— Je ne comprends pas.

— Regardez-moi.

Le visage de la jeune femme se durcit, puis il distingua une traînée de poussière le long de sa joue, le détail des pores de la peau, et ses poils, chacun plus petit que le plus fin des fils. Ses yeux étaient deux labyrinthes de sang sur fond blanc, et la lumière des bougies faisait briller ses pupilles comme celles d’un loup. Sa peau formait une mosaïque de petites écailles qui se détachaient et s’envolaient à chaque mouvement. Des insectes normalement trop minuscules pour être vus se faufilaient entre les racines de son duvet, de ses cils.

La nausée prit Maati. Un violent haut-le-cœur le traversa. Il ferma les paupières et appuya les paumes de ses mains contre elles.

— S’il vous plaît, implora-t-il. Vanjit dégagea ses mains de son visage d’un mouvement brusque.

— Regardez-moi, cria-t-elle. Ouvrez les yeux !

À contrecœur, lentement, Maati s’exécuta. C’en était trop. Vanjit n’était plus une femme, mais un paysage vaste comme le monde, qui bougeait, tournait… Le contempler donnait l’impression de tanguer sur une mer immense.

— Voyez-vous ma douleur, Maati-kvo ? La voyez-vous ?

Non, tenta-t-il de dire, mais sa gorge resta serrée à cause de son haut-le-cœur. Vanjit le repoussa. Il tourna sur lui-même, puis une centaine de petits détails l’assaillirent durant l’intervalle d’un battement de cœur. Il s’effondra sur le sol en pierre et vomit.

— Je pensais bien que vous ne la verriez pas.

— S’il vous plaît, murmura le vieil homme.

— Vous me l’avez enlevée, déclara la poétesse. Vous, Eiah. Les autres. J’aurais tout fait pour vous. J’ai risqué ma vie. Je l’ai fait. Et malgré ça, vous ne me connaissez même pas.

Elle éructa un rire bref et brutal.

— Mes yeux, supplia-t-il.

— Très bien. (Maati perdit soudain la vue.) Est-ce que c’est mieux ?

Il tendit les bras vers la voix, puis les relâcha. Vanjit lui balança un coup de pied dans les côtes. La surprise fut pire que la douleur.

— Vous n’avez plus rien à m’apprendre, vieillard, déclara-t-elle. J’en sais autant que vous. Je comprends.

— Non, contredit Maati. Je ne vous ai pas tout montré. J’ai encore des choses à vous enseigner. Je sais ce que ça fait de perdre une personne qu’on aime. Je sais ce que ça fait de se sentir trahi par les gens que vous pensiez les plus proches de vous.

— Alors vous comprenez comme moi que le monde ne mérite pas d’être sauvé, dans ce cas.

Les paroles résonnèrent dans l’air. Maati tenta de se lever, mais il avait le souffle court et la respiration sifflante, comme s’il avait à peine terminé une course. Son cœur, qui palpitait à toute allure, faisait battre son sang à ses oreilles.

— Au contraire, opposa-t-il. Il en vaut la peine.

— Ah oui, il y a l’Eymond. Les habitants sont tous aveugles, là-bas. Et l’Eddensea. Aussi. Rayée de la carte. Et la Bakta. Mais pourquoi s’arrêter là, Maati-kya ? Les oiseaux. Les oiseaux du monde entier. Ils sont tous ici. Et les poissons. Ici. Les animaux sauvages. (Elle rit.) Toutes les mouches sont aveugles, à présent. Je viens juste de le faire. Les mouches, et les araignées. J’estime que nous devrions confier le monde aux arbres et aux vers. Une grande nation d’aveugles.

— Vanjit, intervint Maati. (Son dos lui faisait mal comme si on lui avait donné un coup de couteau et laissé la lame plantée. Il dut lutter pour réussir à parler.) Vous ne devez pas faire ça. Je ne vous ai pas formée pour ça.

— J’ai fait ce que vous m’avez dit, fit-elle, la voix soudain suraiguë.

Le cri de l’andat se mêla au sien, de la colère enfantine, de l’angoisse et de l’exultation face à la destruction du monde.

— Plus que ça, même, Maati-kvo, j’ai fait ce que vous ne pouviez pas faire vous-même, et vous m’avez détestée pour ça. Vous vouliez que je meure ? Très bien, dans ce cas. Je vais mourir. Mais le monde périra avec moi.

— Non ! hurla Maati.

— Je ne suis pas un monstre, déclara Vanjit.

Comme une bougie que l’on moucherait, le cri de l’andat cessa d’un coup. Vanjit s’effondra sur le sol derrière lui aussi mollement qu’une marionnette dont on aurait coupé les fils.

Des voix résonnèrent. Otah, Danat, Eiah, Ana. Et d’autres encore. Maati s’allongea de tout son long et laissa ses paupières se fermer doucement. Il ne comprenait pas ce qu’il se passait. Pour le moment, il s’en fichait. Une vague de douleur brutale traversait son corps, puis seule sa poitrine lui fit mal. Il rouvrit les yeux. Il aperçut un visage penché au-dessus de lui.

L’homme qui le regardait avait la peau pâle comme la neige et les cheveux noirs comme l’encre. Ses iris présentaient un marron profond, aussi doux que de la fourrure et chaud comme le thé. Il portait une robe en soie bleue brodée de fils d’or. L’individu à la peau pâle sourit et adressa une pose de salutation à laquelle Maati répondit par réflexe. Vanjit était étendue par terre, un bras étrangement tordu derrière elle, les yeux ouverts, et vides.

— Vous… l’avez tuée, balbutia Maati. Vous. Tuée.

— Eh bien, pour être parfaitement précis, nous lui avons infligé une blessure assez profonde, puis elle est morte, rectifia l’homme livide. Mais la nuance est subtile, je vous l’accorde. Le résultat revient absolument au même.

— Maati !

Il souleva la tête. Eiah se précipitait vers lui, ses robes flottant derrière elle comme des bannières en plein vent tellement elle courait vite. Otah et Idaan la suivaient plus lentement. Ana et Danat se tenaient fermement serrés l’un contre l’autre. Maati leva la main pour les saluer. Une fois parvenue à sa hauteur, Eiah marqua un temps d’arrêt, le regard rivé sur la fille tombée par terre. L’homme – Blessé – adressa une pose de félicitations à laquelle l’inclinaison de ses poignets conféra une certaine ironie. Eiah s’agenouilla et palpa le cadavre avec un calme tout professionnel.

— Oh oui, assura l’andat. Elle est morte.

— Parfait, asséna Eiah.

— Il n’a pas l’air de pouvoir se relever, fit Idaan en désignant Maati du menton.

Eiah tourna son attention vers le poète et pâlit.

— Juste besoin… de reprendre mon souffle.

— Son cœur est en train de s’arrêter, annonça Eiah. Je savais que ça arriverait. Je vous avais dit de boire la tisane.

Maati chassa son inquiétude de la main. Danat et Ana se tenaient près de lui. Il ne les avait pas vus approcher. Ils se trouvaient simplement là. Ana avait des yeux bruns magnifiques.

— Est-ce que… est-ce qu’il n’y a vraiment rien à faire ? demanda Danat.

— Non, fit l’andat tandis qu’Eiah disait si. Mais j’aurais besoin de ma sacoche. Où est-elle ?

Danat se précipita vers les grandes portes et revint presque aussitôt avec la sacoche de médecin à la main. Eiah l’attrapa, en sortit un petit sac en tissu, et commença à mélanger des herbes séchées qui se ressemblaient toutes.

— Il y a un autre sac. Un sac jaune, déclara Eiah. Où est-il ?

— Je ne crois pas que nous l’ayons apporté.

— Alors il est resté sur le quai. Va le chercher. Maintenant.

Danat repartit en courant. Eiah souleva délicatement la main de Maati. Il pensa d’abord qu’elle voulait le réconforter, jusqu’à ce qu’elle appuie ses doigts sur son poignet et saisisse son autre main. Il se laissa faire. Il n’avait pas vraiment le choix, à vrai dire. Idaan s’accroupit à ses côtés tandis qu’Otah allait s’asseoir sur l’estrade. L’andat se leva et recula vers Ana comme par respect.

— C’est grave ? demanda Idaan.

— Il n’est pas mort, c’est tout ce que je peux dire pour le moment, déclara Eiah. Maati-kya, ouvrez la bouche. Je n’ai pas le temps de les faire infuser, mais ces feuilles devraient vous aider à vous sentir mieux en attendant que j’aie toutes mes affaires. Ça va vous paraître légèrement sucré, puis amer.

— Vous l’avez fait, murmura Maati alors qu’elle lui mettait une pincée d’herbes sur la langue.

Eiah le regarda, l’air surpris. Il lui sourit.

— Vous l’avez contraint. Vous avez guéri la cécité.

Eiah leva les yeux sur sa création, son esclave. L’andat opina.

— Eh bien, non. Enfin, oui, je veux dire, je l’ai contraint. Et j’ai bien réparé ce que Vanjit nous avait infligé, à Ana et à moi. Et à vous, dès que je me suis aperçue que vous aviez subi le même sort, vous aussi.

— Et concernant la Galt ? demanda Ana.

— Je ne… je n’y ai même pas pensé. Par tous les dieux ! Est-ce que je n’ai pas autre chose à faire ? Que de m’occuper du destin d’une nation tout entière, je veux dire ?

— Vous devez vous occuper de tout, fit Maati. Des oiseaux. Des bêtes. Des poissons. De tout le monde, partout. Il faut vous dépêcher. Ce n’est qu’une pensée. (Les herbes lui brûlaient la bouche, mais la douleur dans sa poitrine semblait diminuer.) C’est exactement pareil.

Eiah se tourna vers l’andat. Le doux visage pâle se durcit. Malgré les apparences, cette chose n’était ni un homme ni gentille. Mais elle était soumise à la volonté de sa poétesse. Au bout d’un moment, Eiah expira un souffle contenu.

— C’est fait, fit-elle, de l’étonnement dans le ton. Ils ont tous retrouvé la vue. Enfin, ceux qui sont encore en vie.

Ana s’avança, s’agenouilla et serra Eiah contre elle en silence. De là où il se trouvait, Maati aperçut les paupières d’Eiah se fermer, puis la jeune femme consentir à cette étreinte. C’était comme si les deux filles avaient arrêté le temps. Alors que cet instant dura à peine deux longues respirations, il parut porter le poids des années passées. Eiah releva brusquement la tête. L’andat se convulsa, puis Idaan bondit sur ses pieds en criant. Tous les yeux se tournèrent vers elle tandis qu’elle appuyait des mains molles contre son ventre.

— Alors ça, c’était vraiment très bizarre ! Vous devriez prévenir avant de faire une chose pareille.

— Stérile ? demanda Otah. Sa voix était grave, dépourvue de la moindre joie.

— C’est arrangé, annonça Eiah. Nous pouvons de nouveau enfanter. Les Galts peuvent procréer, et nous pouvons enfanter.

— Je suppose que je ne peux pas rester comme j’étais ? tenta Idaan.

— Alors tout est rentré dans l’ordre, dans ce cas, déclara Otah. Tout est redevenu comme avant. Il ne reste plus qu’à modifier une chose ou deux. Eh bien…

Le rire tonitruant de Blessé lui coupa la parole. La créature fixait Eiah du regard. Otah les dévisagea l’un et l’autre, les mains en pose de questionnement, mais maîtresse et esclave l’ignorèrent.

— Tout le monde ? releva l’andat.

— Tout le monde, partout, confirma Eiah. Ce n’est qu’une pensée, n’est-ce pas ? Alors qu’il en soit ainsi.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Ana sincèrement intriguée.

— Je soigne tout le monde, expliqua Eiah. Si un enfant s’est blessé la tête en Bakta ce matin, je veux qu’il guérisse. Un homme en Eymond dont la hanche s’est mal remise suite à une fracture dans son enfance ? Je veux qu’il puisse se lever chaque matin sans souffrir. Tout le monde. Partout. Maintenant.

— Eiah Machi, jasa l’andat d’une voix grave et amusée. La petite fille qui sauve le monde… Voilà donc comment vous concevez les choses. À moins que ce ne soit votre manière de vous faire pardonner d’avoir massacré une nation tout entière…

Comme Eiah ne répliquait pas, l’andat redevint calme malgré la colère qui luisait encore dans ses yeux. Le poète tendit la main et prit celle d’Eiah dans la sienne. Elle la tapota, l’air absent, comme s’il avait été un chien bien intentionné. La créature siffla tout bas et tourna les talons. Maati remarqua alors qu’il avait les dents pointues. La jeune femme se détendit. Son oncle s’assit ; il respirait mieux. L’andat pivota sur lui-même pour le regarder. Le blanc de ses yeux était devenu noir comme celui d’un requin ; il n’avait jamais vu d’andat changer d’apparence auparavant, et cette vision l’emplit d’effroi. Eiah fit un bruit grondeur auquel l’esprit incarné répondit par une pose d’excuse.

Maati tenta d’imaginer de quoi une pensée à ce point inconstante, flexible, remplie de violence et de colère serait capable. Comment avons-nous pu envisager de faire le bien avec des outils pareils ? Eiah serait condamnée à lutter tout le temps où elle contraindrait l’andat. Et Maati serait responsable de ce sacrifice, également.

Eiah, pour sa part, semblait avoir d’autres intentions.

— Ça devrait aller. Tu peux partir, déclara-t-elle.

L’andat disparut. Ses robes tombées au sol formèrent une flaque or et bleu. Une odeur de pierre brûlante allait et venait, tel un souffle infernal dans l’air nocturne. Personne ne disait rien. Maati retrouva ses esprits le premier.

— Qu’avez-vous fait ? murmura-t-il.

— Je suis médecin, asséna-t-elle sur un ton dédaigneux. Contraindre cette abomination le restant de mes jours aurait entravé mon travail. Et qui vous a dit que vous pouviez vous asseoir, d’abord ? Rallongez-vous immédiatement ou j’appelle les soldats pour qu’ils vous obligent à le faire. Non, ne dites rien. Je me fiche que vous vous sentiez mille fois mieux. Allongez-vous. Tout de suite.

Il s’exécuta et fixa le plafond. Il avait la tête vide. Les briques émaillées étaient floues dans la lumière des torches, à moins que sa vue ne soit redevenue mauvaise. L’air frais qui entrait par la fenêtre trop doucement pour être une vraie brise lui fit plus de bien qu’il ne l’aurait cru, et le sol en pierre lui parut plus confortable. Aucune voix ne s’élevait, par respect pour son état de santé, ou de frayeur. Le monde n’avait jamais connu de nuit semblable ; il n’en connaîtrait sans doute jamais d’autres de ce genre.

Elle l’avait libéré. Par tous les dieux, avec tout ce qu’ils avaient enduré, tout ce qu’ils avaient souffert, elle avait libéré cette chose !

Lorsque Danat revint, Eiah obligea Maati à fourrer une autre poignée d’herbes encore plus amères que les précédentes dans sa bouche, et lui dit de la laisser sous sa langue jusqu’à ce qu’elle l’autorise à la recracher. Idaan et l’un des gardes emportèrent le cadavre de Vanjit sans doute pour le brûler à l’aube. Cette femme avait peut-être été un fléau de tristesse et d’aigreur, elle ne méritait pas qu’on abandonne son corps. Il se rappela qu’Idaan avait dit quelque chose de similaire à propos du daim mort.

Il se rendit compte qu’il s’était endormi lorsque Eiah le secoua doucement et l’aida à s’asseoir. Il profita de ce qu’elle prenait son pouls et lui pressait le bout des doigts pour recracher les feuilles noires. Ses lèvres étaient engourdies.

— Nous allons vous redescendre en litière, annonça-t-elle.

Avant même qu’il ait pu protester, elle lui couvrit la bouche de la main. Il forma une pose de consentement. La jeune femme se leva et se dirigea vers la grande porte en bronze.

Les pas qui résonnèrent alors derrière lui lui parurent aussi familiers qu’une vieille chanson.

— Otah-kvo.

L’empereur s’assit sur l’estrade, les mains entre les genoux. Il était pâle et semblait exténué.

— Rien ne se passe jamais comme je le prévois, fit Otah sur un ton maussade. Jamais.

— Vous êtes fatigué, commenta le poète.

— Je le suis. Bon sang, je le suis !

Le capitaine des gardes ouvrit grand les portes. Quatre soldats les franchirent en portant un tressage de branches et de cordes à bout de bras. Eiah marchait à côté d’eux. L’un des hommes à l’arrière cria, puis la petite procession s’arrêta, et le capitaine commença à défaire une série de nœuds en jurant. Maati les observa comme s’ils avaient été des danseurs ou des gymnastes lors d’un banquet.

— Je suis désolé, s’excusa Maati. Je n’ai pas voulu ça.

— Ah non ? Je croyais pourtant que vous désiriez réparer le mal que nous avions fait avec Stérile à n’importe quel prix.

Maati tressaillit à cette objection, mais prit sur lui. De l’autre côté de la grande fenêtre, une étoile filante traversa le ciel. La traînée lumineuse disparut aussi vite qu’elle était venue.

— Je ne pensais pas que les choses iraient si loin.

— Est-ce que ça aurait eu de l’importance ? Si vous l’aviez su, auriez-vous été capable d’abandonner le projet ? interrogea Otah.

Il ne semblait ni en colère ni accusateur. Seulement un homme qui ne connaissait pas la réponse à sa question. Maati se rendit compte qu’il ne la connaissait pas non plus.

— Si je vous demandais de me pardonner…

Otah ne dit rien. Il soupira, et laissa sa tête pendre.

— Maati-kya, nous nous sommes fréquentés à des périodes différentes de nos vies. Ce soir, je me sens simplement trop vieux et trop fatigué. Le monde a changé au moins deux fois depuis que je me suis réveillé ce matin. J’ai beau y réfléchir, je ne vois pas ce que vous pardonner pourrait bien signifier.

— Je comprends.

— Vraiment ? Alors dans ce cas, vous avez une longueur d’avance sur moi.

La litière s’avança vers Maati. Eiah l’aida à prendre place sur le siège de fortune, les cordes et les branches craquant sous son poids, sans céder. La démarche des gardes le balança comme un arbre en plein vent. L’empereur les suivit dans l’obscurité.