Timmie Parker était assise derrière son bureau, une jambe repliée sous ses fesses. Lorsque la tension de la matinée s’était accrue, elle avait négligemment attaché ses longs cheveux blonds à l’aide d’un élastique en caoutchouc. À midi, quatre crayons et un stylo complétaient sa coiffure. Timmie portait par-dessus son débardeur une chemise à carreaux propre mais froissée dont elle avait retroussé les manches, un jean troué et des Converse montantes. Elle n’était pas maquillée. Grande et mince, elle avait hérité de la silhouette élégante de son père. Pieds nus, elle mesurait un mètre quatre-vingts. La jeune femme était âgée de vingt-neuf ans, et avait obtenu son diplôme d’assistante sociale à Columbia. Elle travaillait pour une fondation dont la mission était de trouver des logements gratuits ou à loyer très modéré pour des sans-abri de New York. Timmie était installée derrière son bureau depuis 6 heures du matin car elle avait fort à faire. Une montagne de dossiers trônait sur sa table. Elle aurait aimé pouvoir proposer un toit à chacune des personnes qui venaient la voir. Elle savait qu’avec de la chance et en harcelant sans relâche les agences gouvernementales et autres organisations que sa fondation avait l’habitude de solliciter, elle dénicherait un foyer pour quelques-uns des candidats au logement parmi ceux qui étaient qualifiés d’« éligibles » – une expression fourre-tout permettant d’éliminer les individus qui en avaient le plus besoin.
En ce mois de juillet, la chaleur était étouffante et, comme d’habitude, l’air conditionné ne fonctionnait pas. Timmie sentait que cela serait l’une de ces journées où rien ne marcherait vraiment comme elle le voudrait. Elle avait déjà annoncé de bien mauvaises nouvelles à certains de ses cas les plus désespérés. Briser des cœurs faisait partie de son quotidien.
Les injustices du système, terriblement inefficace lorsqu’il s’agissait de secourir les plus démunis, l’indignaient. Timmie était une personne dévouée et bienveillante ; c’est à l’adolescence qu’elle s’était découvert une vocation pour aider les sans-abri. Elle avait malgré tout un défaut : être souvent en proie à la colère. Lorsqu’elle était plus jeune, la table du dîner se transformait en tribune pour ses diatribes sur les problèmes sociaux. Devenue adulte, elle avait décidé de consacrer tout son temps à tâcher de les résoudre.
S’il fallait retenir une chose au sujet de Timmie Parker, c’était qu’elle ne baissait jamais les bras. Elle travaillait sans relâche pour les autres. Et lorsqu’elle avait enfin obtenu un logement pour les gens qui venaient la voir, elle ne les abandonnait pas. Car une fois qu’ils se retrouvaient isolés dans les minuscules studios qu’on leur attribuait, privés du réseau d’entraide qu’ils avaient mis en place pour survivre dans la rue, la solitude, le désespoir et le suicide les guettaient bien souvent.
Timmie regorgeait d’idées brillantes pour améliorer le système. Malheureusement, l’argent manquait, et les équipes étaient clairsemées. Avec la crise économique, les programmes de lutte contre la pauvreté avaient subi des coupes budgétaires drastiques, et les politiques faisaient la sourde oreille. Pour couronner le tout, l’aide des fondations privées s’était également réduite comme peau de chagrin. Par conséquent, Timmie avait l’impression d’écoper l’eau de l’océan avec un dé à coudre. Elle regardait, impuissante, les gens se noyer sous ses yeux. Ils devaient attendre au moins un an avant de pouvoir intégrer les programmes gratuits de désintoxication ou prétendre à un logement. Dans la rue, la vie était très difficile pour les femmes, et, dans les foyers, elles étaient souvent victimes de violences. Chaque jour, Timmie croulait sous la paperasse. Elle passait son temps à remplir des formulaires de demande d’allocation ou d’obtention de carte d’identité. Le sort des adolescents la touchait particulièrement, mais il était plus simple de les renvoyer vers les programmes municipaux pour la jeunesse qui existaient aux quatre coins de la ville. En outre, les jeunes avaient tendance à mieux s’en sortir dans la rue.
À midi, Timmie avait déjà vu six personnes. Elle en attendait le double dans l’après-midi et quittait rarement le bureau avant 20 ou 21 heures. Parfois, elle restait jusqu’à minuit ! Chaque matin, elle arrivait avant tout le monde. Son travail était toute sa vie.
Lorsqu’elle était étudiante, Timmie avait vécu avec un homme qui l’avait trompée avec sa meilleure amie. Après cette mésaventure, elle avait été fiancée à un autre type qui lui avait également été infidèle – au moins celui-là avait-il eu l’élégance de ne pas choisir une femme de son entourage. Elle avait mis un terme à leur relation. Depuis, elle se consacrait corps et âme à son travail. Voilà deux ans qu’elle n’était sortie avec personne. Elle disait souvent que les femmes de sa famille n’avaient pas de chance en amour. Sa sœur cadette, Juliette, avait un penchant maladif pour les pauvres types. Ils vivaient à ses crochets, abusaient de sa douceur et de sa gentillesse, et finalement, après avoir obtenu d’elle tout ce qu’ils pouvaient, ils la laissaient tomber. Et Juliette était la seule personne à s’en étonner. Elle pleurait à chaudes larmes pendant des mois, avant de récidiver en tombant amoureuse du même genre de mauvais pion.
Leur mère, Véronique, avait passé les vingt années qui avaient suivi son divorce à aimer et soutenir leur père. Ce bel homme pétri de charme était malheureusement un Casanova invétéré. Elle avait découvert qu’il l’avait trompée pendant toute la durée de leur mariage, lequel avait pris fin à cause d’un top model de vingt-trois ans. Depuis, les belles filles avaient défilé dans sa vie, ce qui n’empêchait pas Véronique de lui trouver des excuses. « Vous connaissez votre père… », avait-elle coutume de dire. Justement, Timmie ne le connaissait que trop bien… Elle n’avait d’ailleurs jamais été proche de lui. Selon elle, c’était un véritable bourreau des cœurs, un maître dans l’art de la séduction. Une réalité qui lui était insupportable, d’autant qu’elle avait pris conscience avec horreur que les hommes qu’elle fréquentait étaient de la même étoffe… sans jamais être aussi charmants et beaux que son père.
Elle en était arrivée à la conclusion que les hommes étaient tous les mêmes : des charmeurs, des êtres menteurs et volages qui abusaient des femmes. D’où sa méfiance à l’égard de tout individu de sexe masculin qui s’intéressait à elle… Sa mère et ses sœurs l’accusaient de détester les hommes en général. Elle se défendait en soulignant que son antipathie ne se portait que sur ceux d’entre eux qui mentaient et étaient infidèles – ceux-là justement à qui elle plaisait.
Seule leur plus jeune sœur, Joy, échappait à ce triste sort. Elle avait toujours été la préférée de leur père, parce qu’elle était d’une beauté remarquable et ressemblait comme deux gouttes d’eau à Véronique, qui, à cinquante-deux ans, était encore très séduisante. Elles étaient dotées d’une épaisse chevelure brune, d’un teint de porcelaine et de magnifiques yeux violets. Joy était cependant plus grande que leur mère et avait fait du mannequinat quand elle était étudiante. Depuis qu’elle était en âge de parler, elle avait toujours mené leur père par le bout du nez et obtenu tout ce qu’elle voulait de lui. Mais Joy gardait ses distances avec sa famille. Elle était la plus indépendante du clan, et maintenait également une saine distance entre elle et les hommes de sa vie. Sans doute était-ce pour elle une façon de se protéger. Elle choisissait des compagnons qui vivaient à l’autre bout du pays ou qui, comme elle, étaient absorbés par leur carrière. Ils semblaient tous l’adorer, mais n’étaient jamais à ses côtés.
Timmie allait jusqu’à parler de « malédiction familiale ». D’après elle, leur père les avait condamnées à n’être attirées que par les mauvais numéros. Désormais, elle n’essayait même plus d’en trouver un bon. Dénicher un logement pour les sans-abri était bien plus important à ses yeux que trouver chaussure à son pied.
Le téléphone posé sur son bureau sonna entre deux rendez-vous. Ne voulant pas faire attendre les gens dans le couloir, elle hésita à répondre, mais elle craignait de manquer l’appel d’une personne en détresse ou de l’une des agences qu’elle avait contactées le matin même. Elle décrocha.
— Timmie Parker, dit-elle d’une voix impersonnelle.
Elle privilégiait l’efficacité à la jovialité.
— Bonjour, Timmie. C’est Arnold.
Un frisson parcourut l’échine de la jeune femme. Arnold Sands était l’avocat de son père, et son ami le plus proche. Timmie le connaissait depuis l’enfance. Voilà un an que son père, âgé de quatre-vingts ans, était gravement malade. Une attaque cérébrale l’avait laissé lourdement handicapé, l’obligeant depuis lors à vivre en maison de retraite. Lorsqu’elle lui avait rendu visite deux semaines auparavant, il avait perdu connaissance plusieurs fois. Elle était restée à ses côtés sans rien dire, la main sur la sienne. Tout son côté gauche était paralysé, et Timmie souffrait de le voir si diminué. Son père se mourait à petit feu. Lui qui avait été si énergique et qui avait toujours paru plus jeune que son âge… Même si Timmie avait réprouvé son mode de vie, savoir qu’elle avait un père avait quelque chose de rassurant. Sans compter qu’elle avait secrètement nourri l’espoir qu’un jour, comme par magie, leur relation s’améliorerait – qu’il deviendrait, comme par enchantement, quelqu’un de fiable qu’elle pourrait admirer. Elle savait bien que ce scénario était hautement improbable. Son père n’avait jamais été là pour qui que ce soit : ni pour elle, ni pour sa mère, ni pour ses sœurs. Véronique le lui avait pardonné. Timmie, jamais. Cependant, tant qu’il était en vie, elle s’accrochait à cette chimère d’un changement.
— Je suis désolé de te déranger au travail, dit Arnold d’une voix grave.
Timmie devinait ce qui allait suivre.
— Papa ?
— Il s’est éteint hier soir. Paisiblement.
Toutes savaient ce dénouement inévitable – il arrivait d’ailleurs plus tardivement que prévu. Juliette était allée rendre visite à son père à de nombreuses reprises, contrairement à Joy, qui ne l’avait pas vu depuis deux mois. La jeune femme vivait à Los Angeles, et semblait avoir plus de mal que ses sœurs à accepter son état. Elle avait évité autant que possible de se confronter à la réalité. Timmie, elle, même si ces visites lui coûtaient, s’était rendue à son chevet toutes les deux ou trois semaines. Et leur mère l’avait vu un mois auparavant, en juin, la veille de son départ pour Saint-Tropez, dans le sud de la France, où elle avait loué pour l’été une maison. Elle avait confié à Timmie avoir eu l’impression que c’était la dernière fois qu’elle voyait Paul. Heureusement, ils avaient pu se dire tout ce qu’ils avaient sur le cœur. Véronique n’avait pas raconté à sa fille que son ex-mari lui avait présenté des excuses pour ses nombreux manquements, y compris en tant qu’ami. En quittant la maison de retraite, Véronique avait ressenti une forme d’apaisement. Elle s’était cependant fait une raison depuis longtemps. Vingt années avaient passé depuis leur divorce – et l’eau avait coulé sous les ponts. Véronique n’était pas une personne rancunière. La fin de leur mariage ne l’avait pas rendue amère, pas plus que les raisons de l’échec de leur relation, ou que les sommes d’argent faramineuses qu’elle lui avait données et qu’il avait gaspillées en entretenant ses maîtresses et en menant une vie de luxe et d’excès. En réalité, ni Véronique ni ses filles n’avaient souffert financièrement de ses frasques. Quand elles étaient plus jeunes, Timmie et ses sœurs avaient toujours dépendu de leur mère, jamais de lui.
— Maman est au courant ? demanda doucement Timmie.
— Je voulais d’abord te prévenir. J’ai pensé que, peut-être, tu aimerais l’annoncer toi-même à ta mère et à Juliette et Joy. J’imagine que c’est Véronique qui organisera les choses…
Depuis le divorce, aucune femme n’avait réellement occupé la place laissée par Véronique dans la vie de Paul. Ses conquêtes féminines avaient pourtant défilé. Avec le temps, elles tendaient d’ailleurs à être plus jeunes que ses propres enfants. Mais toutes avaient disparu dans les mois qui avaient suivi son attaque cérébrale. Les femmes qu’il fréquentait n’étaient pas du genre à rester en cas de coup dur – encore moins depuis qu’il n’était plus en mesure de leur signer des chèques. Avant son accident vasculaire et malgré son âge, il parvenait sans problème à faire chavirer les cœurs. Sa beauté, son charme et son élégance formaient un cocktail pour ainsi dire irrésistible. Même le personnel féminin de la maison de retraite ne manquait pas de souligner à quel point il était bel homme. Timmie avait hérité de son physique, mais la ressemblance s’arrêtait là. Contrairement à son père, elle était sérieuse, travailleuse et fiable.
— J’appellerai maman tout à l’heure. J’ai deux rendez-vous urgents, là. Pourrais-tu prévenir Juliette et Joy ? Elles ne seront pas surprises ; elles s’y attendent depuis longtemps.
Timmie elle aussi s’y était attendue, mais elle devait se rendre à l’évidence : cette nouvelle l’accablait de chagrin. C’était terminé, la fête était finie. Ce père, qui n’en avait pas vraiment été un, était mort. Timmie savait aussi que cela serait très difficile pour sa mère. Malgré la versatilité de Paul, Véronique avait aimé l’époux, le frère, l’ami qu’il avait été pour elle pendant trente et un ans. Ces derniers temps, il était presque devenu comme un père pour Véronique – et il en avait l’âge, d’ailleurs. Véronique avait veillé sur lui, particulièrement depuis qu’il était malade.
Après avoir découvert la liaison de Paul qui avait mis un terme à leur mariage, la mère de Timmie avait traversé une période difficile, suivie d’une autre, bien pire encore, lorsqu’elle avait compris que le top model n’était pas sa première maîtresse. Par la suite, elle lui avait suffisamment pardonné pour qu’ils deviennent amis et le restent pendant vingt ans. Elle disait souvent qu’elle avait réagi comme cela pour le bien de ses filles. Mais Timmie avait toujours eu l’impression que ses parents continuaient à se fréquenter parce qu’ils avaient besoin l’un de l’autre.
— Très bien. Je dirai à tes sœurs de ne pas appeler Véronique tant que tu ne leur auras pas donné le feu vert, répondit Arnold.
Il soupira. Son vieil ami allait lui manquer. Il lui manquait déjà depuis un an, depuis que l’attaque cérébrale avait fait de lui l’ombre de l’homme qu’il avait connu.
— Merci, Arnold. À bientôt, dit la jeune femme d’une petite voix avant de raccrocher.
Incapable de se lever, elle resta un bon moment à regarder la rue sinistre derrière sa fenêtre. Son bureau était situé dans le sud de Harlem. Dehors, des enfants s’amusaient avec une borne à incendie. Pendant quelques instants, son esprit fit un bond en arrière dans le temps. Enfant, elle avait considéré son père comme un vrai héros. Mais après le divorce, il avait pratiquement disparu de sa vie. Elle avait alors neuf ans.
Il y avait tout de même eu quelques bons moments par la suite : les vacances, de brèves apparitions à des anniversaires ou à Noël. Les entrées en scène de son père étaient alors auréolées d’un glamour à la hauteur du personnage. Il était semblable à un bel oiseau au plumage majestueux que l’on apercevrait en plein vol. On ne pouvait jamais vraiment le saisir, mais seulement l’admirer dans le ciel et le regarder disparaître au loin. Et on ne savait jamais quand il daignerait réapparaître. Il était le narcissisme incarné. Paul n’était pas méchant, il était seulement un être complètement égocentrique doublé d’un mauvais père. Ses filles en avaient fait les frais : elles étaient toutes les trois attirées de façon inconsciente par des hommes qui lui ressemblaient, même si Timmie avait fini par s’en méfier terriblement. Joy était jeune, elle pouvait encore s’en sortir. En revanche, Timmie était convaincue que pour elle et Juliette, il était trop tard. Les dés étaient jetés, et leurs habitudes et schémas de pensée étaient bien trop ancrés pour qu’elles puissent s’en défaire.
Timmie se leva et contourna la table pour ouvrir la porte de son bureau. Elle sourit aux deux personnes qui attendaient et invita la femme à entrer. Elle était plus jeune qu’elle, ses cheveux étaient tout emmêlés et elle n’avait plus de dents. Elle vivait dans la rue depuis trois ans et se droguait depuis plus longtemps encore. Ses trois enfants étaient placés et elle avait sur elle toutes ses affaires – un duvet crasseux et deux sacs-poubelle remplis de vêtements. Elle devait suivre prochainement un programme de désintoxication. Malheureusement, Timmie avait pour elle une bien mauvaise nouvelle. La structure censée l’accueillir mettait la clé sous la porte, et elle se retrouvait tout en bas de la liste d’attente d’un autre établissement. Il faudrait qu’elle patiente encore deux ans. Une situation désespérante.
Timmie s’installa de l’autre côté de son bureau pour lui annoncer la nouvelle. Elle pensa à son père, se dit que sa vie avait été terriblement égocentrique et futile comparée à celle de ses collègues ici. Il n’avait jamais rien fait pour quiconque si ce n’est pour lui-même et, de façon épisodique, pour les femmes qu’il fréquentait. Son existence avait été placée sous le signe du plaisir égoïste. C’était l’une des raisons pour lesquelles Timmie travaillait aussi dur. En grandissant, elle avait acquis une certitude : elle ne voulait jamais devenir comme lui. Maintenant, c’était fini, il n’était plus.
Timmie s’efforça de se concentrer sur la femme qui se trouvait en face d’elle et de chasser son père de son esprit. Tout du moins, pendant une heure ou deux, jusqu’au coup de fil qu’elle devrait passer à sa mère afin de lui annoncer la mort de Paul. Étant l’aînée, les tâches les plus difficiles lui incombaient toujours. Juliette n’avait pas le cran nécessaire pour le faire. Et Joy, en s’exilant à Los Angeles, avait de fait tourné le dos à ce rôle.
Lorsque Arnold téléphona à Juliette dans sa minuscule boulangerie du quartier de Park Slope à Brooklyn, il était midi et les clients affluaient. Juliette’s Kitchen faisait un tabac depuis son ouverture, trois ans auparavant. Influencée par sa mère, Juliette avait d’abord étudié l’histoire de l’art et obtenu une maîtrise à la Sorbonne. Tout cela pour découvrir, au terme d’une formation à l’école culinaire Le Cordon Bleu à Paris qu’elle avait suivie « pour s’amuser » une fois son diplôme en poche, que la pâtisserie était sa passion. Son idée de devenir conservatrice dans un musée et ses projets d’enseignement s’étaient envolés.
Chaque jour, elle préparait de divins croissants qui servaient d’écrin à ses sandwichs. Elle vendait également des cookies, des gâteaux et des pâtisseries inspirées de recettes glanées en France. Jamais elle n’était plus heureuse que lorsqu’elle surveillait une cuisson au four, servait un café fumant à une personne âgée ou versait une tasse de chocolat chaud nappé d’une épaisse couche de crème fouettée à un enfant. Nourrir les autres la rendait heureuse, et sa petite boulangerie, qui se portait comme un charme, le lui rendait bien.
Après d’âpres discussions et mûre réflexion, et malgré sa déception de la voir renoncer à une carrière dans le milieu de l’art, sa mère lui avait prêté l’argent nécessaire au lancement de son affaire. Véronique espérait encore que cette passion pour la pâtisserie finirait par lui passer – après tout, elle n’avait que vingt-huit ans. Elle aurait préféré que sa fille s’épanouisse dans un domaine professionnel intellectuel, qu’elle jugeait plus intéressant que la restauration. Elle avait toujours aimé l’idée que Juliette ait hérité de sa passion pour l’art, qu’elle partageait avec Paul. Mais Juliette avait laissé tomber l’art pour se consacrer à ses croissants.
Juliette ressemblait beaucoup à son aînée, Timmie, dont elle était une espèce de modèle réduit, la douceur en plus. Toutes deux avaient en commun les yeux verts de leur père. Elles n’avaient qu’un an d’écart et avaient été élevées comme des sœurs jumelles, ce qui n’empêchait pas leurs caractères d’être diamétralement opposés. Juliette avait toujours eu quelques kilos superflus, lesquels ne nuisaient en rien à sa beauté. Goûter ses créations à des fins de validation avait contribué à rendre sa silhouette encore plus pulpeuse. Elle était dotée d’une incroyable poitrine, au sujet de laquelle Timmie la taquinait sans cesse. Juliette était blonde comme sa sœur aînée ; ses cheveux, qui formaient une masse d’anglaises lorsqu’elle était enfant, étaient ondulés. Elle était très jolie quand elle les détachait, mais au travail elle était obligée de les nouer en une tresse qui descendait le long de son dos. Des bouclettes s’échappaient constamment de sa coiffure, encadrant son visage tel un halo. Tout chez Juliette était accueillant, chaleureux. Elle avait toujours eu quelque chose de maternel, même lorsqu’elle était enfant. Elle aimait s’occuper des autres. La facette la plus marquante de sa personnalité était sa gentillesse, qu’elle dispensait à tout le monde. Timmie se plaisait à dire qu’elle recueillait tous les canards boiteux de la Terre – surtout quand ceux-ci appartenaient à la gent masculine.
Les histoires sentimentales de Juliette avaient systématiquement le même point de départ : un homme qui avait besoin d’un toit, d’argent ou d’un travail. Généralement, au début, il dormait sur son canapé, puis il se retrouvait dans sa chambre, pour finalement se faufiler jusqu’à son compte en banque, où, avec la participation active de Juliette, il se faisait plaisir pendant un temps. Une fois gavé jusqu’à plus soif par la jeune femme, l’ingrat la laissait tomber pour une autre. D’après Timmie, ce scénario s’était reproduit bien trop souvent pour qu’il s’agisse d’un hasard. Juliette s’arrangeait toujours pour tomber sur des profiteurs au physique avantageux – comme son père. Jusqu’à présent, aucun de ses amants n’avait dérogé à cette règle. Il leur fallait en moyenne six mois avant d’aller voir ailleurs. Juliette pleurait alors pendant plusieurs jours, se plongeait ensuite dans le travail pour oublier, inventait de nouvelles recettes et prenait quelques kilos au passage. Et puis un autre homme aux abois faisait son apparition, et elle le prenait sous son aile. C’était une belle fille, très attirante, et elle n’était jamais seule bien longtemps. Alors que Timmie s’en voulait amèrement de ses erreurs passées et avait fait le choix de rester célibataire depuis deux ans, Juliette, elle, était prête à pardonner à tout le monde, y compris à elle-même, et semblait ne jamais retenir la leçon. Elle était la première victime de son indulgence.
Juliette venait tout juste de servir l’un de ses habitués quand Arnold l’appela. L’avocat savait que, contrairement à Timmie, éternelle pragmatique qui acceptait les coups du sort sans sourciller, la jeune femme serait profondément bouleversée par la nouvelle. Il se serait bien passé de jouer les messagers. Comme il s’y attendait, Juliette éclata en sanglots. Elle se réfugia dans la cuisine et put donner libre cours à son chagrin.
Elle s’était toujours considérée comme étant celle qui était la plus proche de son père. Il faut dire qu’elle était prête à tout pour conquérir son amour, fermant les yeux sur ses défauts. Même avant son attaque, elle l’appelait tous les jours pour prendre de ses nouvelles. Et bien qu’il ne soit venu qu’une seule fois dans sa boulangerie, on aurait pu croire, à entendre Juliette, qu’il était un client régulier. Sa quête de reconnaissance paternelle était telle qu’il lui arrivait même de déposer chez lui ses spécialités les plus réussies afin qu’il goûte ses nouvelles recettes.
Paul Parker n’appelait jamais ses filles. Si elles n’allaient pas au-devant de lui, il pouvait rester des semaines, voire des mois, sans nouvelles. Toutes ses relations étaient comme cela : à sens unique. Cela ne signifiait pas qu’il rejetait ses enfants. Il était au contraire très fier de ses trois filles magnifiques. Simplement, il avait refusé d’endosser le rôle de père et d’assumer les responsabilités qu’il impliquait. Il avait toujours préféré être leur ami. Jamais Véronique, qui avait eu l’entière responsabilité de leur éducation, n’avait toléré un tel mélange des genres : elle ne laissait planer aucune ambiguïté quant au fait qu’elle était leur mère, même si elle adorait passer du temps avec ses filles.
Juliette n’avait jamais admis que leur père ne s’était pas occupé d’elles. De la même façon, tout au long de l’année passée, elle avait refusé de voir que sa fin était proche.
— J’étais persuadée qu’il s’en sortirait, dit-elle en séchant ses larmes à l’aide de son tablier.
Arnold soupira.
— Timmie a prévu d’appeler ta mère dans quelques heures, alors ne lui téléphone pas tout de suite.
— C’est entendu, répondit-elle docilement.
Après avoir raccroché, elle décida de rentrer chez elle. Elle retourna l’écriteau sur la porte de la boulangerie et scotcha en dessous une feuille de papier qui précisait : « Fermé pour cause de décès dans la famille. » Son studio était situé à quelques rues de là. L’endroit était fonctionnel, sans plus. Elle n’avait pas vraiment cherché à le décorer : elle ne faisait qu’y dormir, passant le plus clair de son temps dans sa petite boutique. Chaque matin, à 4 heures, elle était aux fourneaux afin de préparer les viennoiseries et autres petits pains pour ses premiers clients, qui se présentaient deux heures plus tard. En règle générale, elle ne quittait pas la boulangerie avant 19 heures. Une fois chez elle, elle s’endormait devant la télévision, épuisée par le dur labeur de la journée. Comme celle de Timmie, sa vie tournait exclusivement autour du travail.
Arnold eut plus de mal à joindre Joy, la benjamine. Elle menait une existence bien différente de celle de ses sœurs. Quand elle était plus jeune, sa mère avait souhaité qu’elle aille à la Juilliard School pour développer son talent musical. Mais Joy avait laissé tomber ses études à la première occasion et avait mis le cap sur Los Angeles. Elle avait pris des cours de chant qu’elle avait financés en travaillant comme serveuse, puis, après six mois passés à chanter dans des groupes sans avenir, elle s’était tournée vers le théâtre. Depuis, elle se battait pour réaliser son rêve : être actrice. Joy avait tourné dans plusieurs spots publicitaires sans envergure et joué des personnages secondaires à la télévision. Particulièrement douée pour la comédie, elle espérait décrocher un rôle dans une série. Toutefois, à vingt-six ans, alors qu’elle habitait à Los Angeles depuis cinq ans déjà, elle était encore obligée de travailler comme serveuse. Ce qui ne l’empêchait pas d’y croire encore. Tout comme son père y avait cru ; il l’avait toujours encouragée.
Dotée d’une longue chevelure brune, d’immenses yeux violets, d’une silhouette incroyable et d’une voix splendide dont elle se servait trop rarement, Joy était une fille magnifique. Elle acceptait tous les rôles qu’on lui proposait, ne ratait jamais une audition et était disposée à supporter toutes les difficultés inhérentes à une carrière d’actrice naissante.
Le petit ami de Joy était acteur également. Comédien dans une troupe itinérante qui jouait dans des petites salles, il était rarement à Los Angeles. Joy le voyait extrêmement peu, comme cela avait toujours été le cas avec les hommes dans sa vie. Depuis qu’elle s’était installée en Californie, la jeune femme s’était éloignée de sa famille. Elle se sentait de moins en moins proche de ses sœurs, dont la vie était très différente de la sienne. Elle ne leur ressemblait même pas physiquement. Parfois, elle avait l’impression d’avoir été échangée à la naissance et d’être une étrangère dans sa propre famille. Pourtant, son père n’avait jamais tari d’éloges à son sujet – sa beauté l’avait distinguée dès sa plus tendre enfance tout en nourrissant son narcissisme. Cependant, Joy se sentait encore moins proche de lui que de Timmie et Juliette. Elle avait toujours eu l’impression qu’il ne la connaissait pas vraiment, qu’il n’avait pas cherché à tisser des liens profonds avec elle.
Cela faisait des années, en outre, qu’elle avait un différend avec sa mère. Véronique lui en voulait d’avoir laissé tomber ses études. Elle lui reprochait de travailler davantage comme serveuse que comme actrice. Ce n’était pas la vie dont elle avait rêvé pour sa fille, qu’elle savait capable de tellement plus. Aux yeux de Véronique, Joy était dans une impasse. Il fallait qu’elle tourne la page et rentre à New York. Les choix de vie de leur benjamine avaient été un sujet de discorde permanent entre ses parents. Son père concluait systématiquement leurs discussions houleuses par un « Oh, laisse-la donc s’amuser ». En réalité, il ne se souciait guère de son sort. Sa mère, au contraire, s’inquiétait pour son avenir. Quant à Timmie et Juliette, elles ne prenaient pas leur sœur au sérieux. Ses rêves de gloire hollywoodienne leur passaient bien au-dessus de la tête. Pour elles, sa vie d’actrice était plus un hobby qu’une carrière professionnelle à proprement parler.
Quoi qu’elles en disent, pourtant, Joy se débrouillait toute seule : entre les petits rôles et son emploi de serveuse, elle gagnait correctement sa vie. Elle souhaitait trouver un bon impresario et un meilleur agent, mais elle ne les avait toujours pas dénichés, car tout cela requérait du temps. Elle aimait sa vie. Adorait son appartement à West Hollywood, et avait les moyens de payer son loyer. Elle participait à un casting pour une publicité lorsqu’elle reçut le coup de fil d’Arnold. Elle sortit dans le couloir pour prendre l’appel.
— Oh, s’exclama-t-elle simplement en apprenant la nouvelle.
Il y eut ensuite un blanc. Joy ne se faisait aucune illusion quant à l’état de santé de son père et savait que la fin arriverait tôt ou tard. Simplement, à cet instant précis, elle ne s’y attendait pas.
Comme c’était le cas pour ses sœurs, son histoire avec son père avait été une longue suite de déceptions, et ce, même si elle ne s’était jamais disputée avec lui. Joy avait toujours trouvé étrange qu’il affiche ouvertement sa préférence pour elle devant Timmie et Juliette. D’autant qu’ils n’étaient pas proches : il avait rarement des discussions avec elle, ni plus ni moins qu’avec quiconque d’ailleurs. Alors, cette histoire de fille préférée sonnait creux aux oreilles de Joy. Ce n’étaient que des paroles. Malgré tout, la nouvelle l’attrista. Il était son père – un père plutôt médiocre, mais le seul qu’elle avait.
— Ça va aller ? demanda Arnold pour briser le silence à l’autre bout du fil.
— Oui, je suis juste surprise. Je ne pensais pas que cela arriverait si vite.
Elle n’avait pas vu son père depuis plusieurs semaines, et, contrairement à sa mère et ses sœurs, elle n’avait pas assisté à la détérioration rapide de son état de santé.
— Sais-tu quand il sera enterré ?
— Timmie se charge des formalités. Elle doit appeler ta mère et elles te contacteront ensuite. Je suis navré, Joy. Nous savons tous à quel point ton père était fou de toi. Tu as toujours été son bébé, jusqu’à son dernier souffle.
Joy hocha la tête, des larmes plein les yeux.
— Je sais, oui, répondit-elle d’une voix étouffée, prenant soudain pleinement conscience de la mort de son père.
Il avait toujours soutenu son choix de carrière, ses rêves de gloire. Il était son plus grand admirateur. Joy lui envoyait des DVD de ses prestations. Et il prétendait les avoir toutes visionnées et appréciées. C’était la seule personne de la famille à louer son travail.
— Nous nous verrons à l’enterrement, conclut Arnold d’un ton empreint de sympathie.
Après ce coup de fil, Joy acheva son casting. Elle ne décrocha pas le rôle et rentra immédiatement chez elle. Elle se sentait abasourdie, comprenait peu à peu l’ampleur de sa perte. Elle n’aurait jamais pensé que son décès la toucherait autant.
Joy échangea des SMS avec ses sœurs dans l’après-midi et demanda à Timmie si elle pouvait séjourner chez elle. Elle venait de décider de prendre le vol de nuit pour New York. Elle voulait rentrer à la maison. Timmie accepta sans hésitation. Elle habitait dans le West Village, ce qui était pratique pour se rendre au travail. Elle adorait son quartier, tout près du Meatpacking District. Son appartement à loyer encadré se situait au troisième étage sans ascenseur, mais il était lumineux et plein de charme. Joy préférait aller chez Timmie plutôt que dans le minuscule studio de Juliette à Brooklyn. Et puis, elle voulait être à Manhattan. Elle aurait pu loger chez sa mère, mais avec Timmie, l’atmosphère serait plus détendue : sa sœur ne se permettrait aucun commentaire sur sa vie, contrairement à Véronique, dont l’air désappointé la blessait encore plus que les mots.
Étant la benjamine de la famille, Joy avait l’impression qu’on la traitait encore comme si elle avait quatorze ans, et non vingt-six. Désormais, elle devrait affronter seule sa mère et ses sœurs. Il serait bien étrange de ne plus pouvoir compter sur les louanges de son père, de ne plus l’entendre l’appeler « ma puce ». Soudain, elle était incapable d’imaginer un monde sans son père. Les larmes coulaient abondamment sur ses joues lorsqu’elle appela la compagnie aérienne pour réserver son billet.
Timmie ne téléphona à sa mère qu’après son dernier rendez-vous. Il était déjà 16 heures, mais elle voulait pouvoir lui parler calmement, sans le stress de savoir une personne en détresse assise dans le couloir. Elle consulta sa montre. En France, il était 22 heures. L’idée d’annoncer cette mauvaise nouvelle à une heure aussi tardive ne lui plaisait guère. Sa mère aurait toute la nuit pour y penser sans pouvoir trouver le sommeil. Mais Timmie n’avait pas le choix. Elle savait qu’elle ne pouvait pas attendre le lendemain. Si d’aventure Véronique appelait la maison de retraite pour prendre des nouvelles de Paul, elle risquait d’apprendre sa mort de la bouche d’un inconnu, ce que Timmie ne souhaitait pas.
La jeune femme composa le numéro de portable de sa mère. Véronique décrocha dès la deuxième sonnerie. Elle n’avait pas parlé à sa fille depuis plusieurs jours et ne s’étonna pas de son appel.
— Salut, ma chérie.
Sa mère avait une voix très juvénile. Elle non plus ne faisait pas son âge. Timmie espérait bien qu’il s’agissait d’une caractéristique héréditaire. Car elle ne se sentait pas spécialement jeune… Bien au contraire. Elle avait souvent le sentiment de porter le poids du monde sur ses épaules. C’était le cas en ce moment, alors qu’elle devait délivrer un message funeste.
Malgré le divorce, Timmie savait que Véronique serait bouleversée. Paul et ses filles étaient sa seule famille. Sa mère était morte lorsqu’elle avait quinze ans, et son père l’avait rejointe six ans plus tard. Voilà pourquoi elle avait épousé Paul si jeune, l’année qui avait suivi le décès de son père. Elle avait beau avoir hérité une immense fortune de ses deux parents, Véronique s’était retrouvée seule au monde, vulnérable, effrayée. Son argent, tel un aimant, avait attiré Paul. Sans compter qu’elle était aussi une belle jeune fille pleine d’innocence.
— Salut, maman, répondit Timmie d’une voix grave. J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
Elle préférait préparer le terrain.
— C’est ton père ?
Véronique retenait son souffle.
— Oui. Arnold m’a appelée. Papa est mort la nuit dernière. Il est parti paisiblement, dans son sommeil.
Il y eut un silence à l’autre bout du fil. Puis Timmie perçut les sanglots de sa mère.
— Je suis désolée pour toi, Timmie, dit gentiment Véronique.
Elle se souvenait de ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait perdu son propre père. Philip Whitman, un acteur financier important à Wall Street, ne s’était jamais remis de la mort de sa femme, emportée par une leucémie. La jeune Française, Marie-Laure Bovay, était de trente-cinq ans sa cadette – une différence d’âge similaire à celle existant entre Véronique et Paul. Philip n’aurait jamais pu penser que sa jeune épouse partirait avant lui. C’était l’amour de sa vie, et lorsque la maladie l’avait foudroyée, elle avait encore l’avenir devant elle. Elle était morte trois mois après l’apparition des premiers symptômes.
Véronique avait vécu aux quatre coins du monde avec ses parents – Hong Kong, Londres, Paris. Enfant, elle avait appris le chinois, et elle parlait couramment le français. Ces dernières années, ses racines françaises avaient refait surface. Elle passait de plus en plus de temps à Paris. Avait acheté un appartement avec vue sur la Seine situé quai de Béthune, sur l’île Saint-Louis. L’été, elle louait une maison dans le sud de la France, dans l’espoir d’y attirer ses filles pour quelques semaines. Mais cette année, toutes les trois étaient trop occupées pour venir. Véronique était également propriétaire de la maison de ses parents rue de Varenne, dans le 7e arrondissement. Malheureusement, le logement était inhabité depuis des années. Elle payait quelqu’un pour l’entretenir. Il s’agissait d’un charmant hôtel particulier du XVIIIe siècle. Elle ne souhaitait pas s’en séparer, mais ne supportait pas de s’y rendre. Le lieu réveillait trop de souvenirs. Elle y avait séjourné à de nombreuses occasions avec Paul du temps de leur mariage. Depuis leur divorce, vingt ans plus tôt, elle n’avait pas passé une seule nuit là-bas. Et comme elle n’avait pas besoin de le vendre, elle le gardait, pour les filles.
Le grand-père maternel de Véronique avait été le marchand d’art le plus respecté de Paris. Et son père, Philip Whitman, avait commencé par lui acheter la plupart de ses toiles impressionnistes avant d’épouser Marie-Laure Bovay. Étant donné la différence d’âge entre eux, leur union avait surpris. Mais ils s’adoraient, et Véronique se souvenait de ses parents comme de deux êtres profondément amoureux.
À la mort de son père, Véronique hérita de la collection d’œuvres d’art considérable de sa mère, qui incluait quelques toiles remarquables. Elle hérita également de l’immense fortune paternelle, laquelle, grâce à de judicieux investissements, n’avait fait que croître au fil des ans. À vingt et un ans, jeune et seule, Véronique partageait son temps entre son appartement new-yorkais et son hôtel particulier parisien.
Véronique avait fait la connaissance de Paul Parker lors d’un mariage, quelques mois après la disparition de son père. Il avait alors quarante-neuf ans. Ce fut le coup de foudre, et un an plus tard ils étaient mariés. Qu’elle ait choisi d’épouser un homme beaucoup plus âgé qu’elle était compréhensible : elle avait davantage besoin d’un père que d’un mari. Quant à Paul, sa vie avait radicalement changé. Il était né en effet de parents aristocrates sans le sou, qui étaient des cousins éloignés des Astor… Mais il s’habitua sans difficulté aucune au mode de vie de Véronique. D’ailleurs, cette dernière était bien plus simple et discrète que lui. Paul était un homme extraverti et extravagant, charmant et élégant. Il vécut confortablement à ses crochets, laissant tomber le travail sans intérêt qu’il n’avait jamais aimé pour devenir son époux – un gentleman oisif, donc. Ils furent heureux, surtout à la naissance de leurs filles, mais l’idylle s’acheva avec sa liaison et la découverte de ses nombreuses infidélités. Paul Parker était incapable de résister à une jolie femme. Au bout de dix ans, leur mariage prit fin. Véronique l’aimait encore au moment de leur séparation, et Timmie soupçonnait que c’était toujours le cas, même si sa mère répétait qu’ils étaient simplement amis.
— As-tu entamé les démarches pour l’enterrement ? s’enquit Véronique.
Timmie avoua qu’elle n’en avait pas eu le temps. Le corps de son père reposait à la maison de retraite.
— Je voulais d’abord te l’annoncer, maman.
— Je vais m’en occuper, dit doucement Véronique. Je rentrerai demain. J’appellerai Frank Campbell d’ici.
Frank Campbell était un établissement de pompes funèbres situé dans le haut de Madison Avenue auquel faisaient appel la plupart de leurs connaissances. Véronique pourrait même contacter son fleuriste avant de prendre l’avion, le lendemain matin. Elle fit aussi remarquer à sa fille qu’il faudrait rédiger une notice nécrologique pour le New York Times. Timmie eut du mal à réprimer une pensée : il n’y avait pas grand-chose à dire au sujet de son père, hormis que son existence avait été merveilleuse en grande partie grâce à Véronique, laquelle l’avait grassement entretenu. Grâce à elle, il avait été en vacances durant trente ans.
— Je suis désolée, maman, déclara Timmie avec sincérité.
Quels que soient ses propres sentiments envers son père, elle savait que sa mère l’aimait.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Il n’aurait pas aimé vivre plus longtemps dans un tel état. Il était temps.
Les deux femmes échangèrent encore quelques mots. Puis Véronique appela Juliette et Joy. La première était chez elle et pleurait.
— Je rentre demain, ma chérie, lui dit Véronique.
Sa fille était inconsolable. Elle ne cessait de répéter à quel point son père avait été un homme formidable. Véronique ne chercha pas à la contredire – elle savait bien que Juliette avait nourri ce fantasme pendant des années. Timmie la reprenait sans cesse à ce propos, mais pas elle. Véronique connaissait les défauts de son ex-mari, mais jamais elle ne se serait permis de le critiquer devant ses filles.
Quand Joy décrocha, elle préparait ses valises. Elle paraissait perdue, comme anesthésiée.
— Je prends le vol de nuit, expliqua-t-elle à sa mère.
Véronique rappela ensuite Timmie. Son aînée était encore au bureau, en train de remplir des dossiers de demandes d’allocation.
— J’ai oublié de te demander si quelqu’un avait appelé Bertie, demanda Véronique, inquiète.
C’était le fils de Paul issu d’une première union. Il avait huit ans quand Paul et Véronique s’étaient mariés. Sa mère s’était noyée lorsqu’il avait quatre ans. Véronique l’avait immédiatement traité comme son propre fils, mais il avait été un enfant compliqué. Bertie ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père, mais n’en avait pas le charme.
Même s’il avait fallu des années à Véronique pour s’en apercevoir, il était de notoriété publique que Paul l’avait épousée pour son argent. Cependant, il avait été un mari aimant. Paul avait toujours tout fait avec grâce, élégance et style. Dès son plus jeune âge, Bertie, lui, ne s’était intéressé qu’à l’argent ; il était prêt à tout pour s’enrichir. C’était un être profondément sournois. Il avait été exclu des meilleures écoles de New York pour mauvais comportement et pour vol. On l’avait renvoyé de Dartmouth parce qu’il trichait. Et après l’université, il s’était retrouvé impliqué dans des montages financiers douteux censés lui rapporter rapidement de l’argent, mais qui n’avaient pas fonctionné. Désormais âgé de trente-huit ans, il était toujours à court d’argent, prétendait en permanence être sur le point de commettre un meurtre, et passait son temps à occuper le bureau d’un autre ou à dormir sur le canapé de ses amis. Ses arnaques avaient eu raison jusqu’au dernier centime des sommes que Véronique lui avait prêtées. Même Paul lui avait donné de quoi se remettre à flot. Mais Bertie était un flambeur et ses combines se soldaient systématiquement par un procès ou un licenciement.
Véronique reliait ce mauvais comportement à la mort de sa mère et elle avait fait tout son possible pour le soutenir. Heureusement, elle ne lui prêtait plus d’argent depuis des années. Car Bertie était un puits sans fond.
Voilà deux ans qu’elle ne l’avait pas vu, et elle en éprouvait une certaine culpabilité. Bertie avait beau être un personnage éminemment déplaisant, il n’en demeurait pas moins le fils de Paul, et il convenait, bien sûr, de l’informer du trépas de son père. Il n’avait jamais été marié et n’avait pas d’enfants (tout du moins pas d’enfants qu’il ait reconnus). En revanche, il avait toujours une femme louche pendue à son bras. L’homme, en outre, nourrissait une jalousie maladive envers ses demi-sœurs. Il détestait particulièrement Timmie. Voilà pourquoi cette dernière ne souhaitait pas l’appeler. Il avait même essayé de l’escroquer à plusieurs reprises en prétextant ne vouloir lui emprunter de l’argent que pour quelques semaines.
En réalité, Bertie refusait de croire que ses sœurs vivaient du fruit de leur travail. Pourtant, leur mère s’était montrée bien moins généreuse à leur égard qu’avec son beau-fils malhonnête. Véronique avait toujours eu à cœur de leur enseigner la valeur des choses. Elle ne voulait pas que ses filles soient indolentes ou vivent comme des héritières, et ce, même si son immense fortune leur reviendrait un jour. En attendant l’héritage faramineux qu’elles toucheraient après sa mort, elles vivaient grâce à leur salaire. Cela n’empêchait pas Véronique de les aider de temps à autre, comme elle l’avait fait par exemple en prêtant de l’argent à Juliette afin qu’elle puisse monter son affaire.
Quoi qu’il en soit, Véronique appela Bertie au numéro qu’il lui avait laissé. Cela faisait un an, depuis l’attaque de Paul en fait, qu’elle n’avait pas eu de contact avec lui. Bertie n’était presque jamais venu rendre visite à son père à la maison de retraite. Il se trouvait toujours une excuse, arguant qu’il était débordé.
Bertie répondit immédiatement et fut surpris d’entendre la voix de sa belle-mère. Elle lui annonça les choses avec douceur, s’excusant de devoir lui faire part d’une si triste nouvelle.
— Cela ne m’étonne pas, dit-il avec froideur. Est-ce que tu reviens pour l’enterrement ?
Il avait supposé avec raison qu’elle passait l’été en France.
— Bien entendu, répondit-elle d’un ton légèrement indigné.
— Ah, OK. Je suis actuellement à Chicago, mais je devrais être de retour d’ici demain soir.
— Je t’appellerai quand tout sera organisé, promit-elle. Si tu veux, nous nous rendrons ensemble à l’enterrement.
— Je te remercie, mais ce ne sera pas la peine.
Ils auraient eu du mal à tous monter dans la même voiture, mais elle s’était sentie obligée de le lui proposer.
Véronique, qui savait très bien que Paul n’avait cessé de se tourmenter au sujet de Bertie, ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’il lui avait laissé par testament. C’était un sujet qu’ils n’avaient jamais abordé ensemble. Il ne restait pas grand-chose à Paul, mais la pension qu’elle lui avait versée, certainement bien entamée, n’avait pas pu complètement disparaître. Et Paul était toujours propriétaire du château en France qu’elle avait acheté pour la famille et qu’elle lui avait laissé au moment du divorce. Il avait vivement insisté pour l’avoir, puis s’en était désintéressé, comme à l’accoutumée. Il n’y avait pas mis les pieds depuis plus de dix ans. Véronique supposait qu’il le léguait à ses quatre enfants et que ses filles devraient le partager avec Bertie. Ils choisiraient certainement de s’en débarrasser. Aucun d’entre eux n’avait besoin de s’encombrer d’un château en France. Le montant de la vente leur profiterait davantage, surtout à Bertie.
Véronique alla se coucher, l’esprit encombré de toutes les tâches qui l’attendaient, pour organiser l’enterrement notamment. Heureusement, Timmie avait promis de l’aider.
Comme il était étrange de se dire que Paul n’était désormais plus parmi eux. Elle savait qu’il lui manquerait. Même après leur divorce, c’était une personne qui avait compté pour elle, avec qui elle avait plaisir à parler. Elle n’était plus amoureuse de lui depuis des années, bien sûr. Mais elle l’aimait comme quelqu’un qui avait occupé une place importante dans son existence. Il serait difficile de se passer de cette relation maintenant. Elle s’endormit en repensant à leurs années de mariage, les plus heureuses de sa vie. Personne n’avait été aussi éblouissant que Paul Parker. Personne ne pourrait le remplacer. Et en dépit de tous ses défauts, ses filles, cette nuit-là, se disaient exactement la même chose. C’était quelqu’un d’unique.