10

Le jour suivant, Aidan et Véronique laissèrent Florence derrière eux et prirent la direction de Lucques, où ils s’arrêtèrent dans une petite auberge. Pendant deux jours, ils allèrent marcher de longues heures durant dans la campagne. C’était paisible et reposant. Ils bavardaient, riaient. Aidan la prenait sans cesse en photo. Il parvenait toujours à le faire quand elle ne s’y attendait pas, qu’elle était perdue dans ses pensées. C’était dans ces moments-là qu’il l’aimait le plus.

Le deuxième soir, le détective qu’elle avait engagé l’appela sur son téléphone portable. Il avait terminé son rapport sur les Marnier et voulait savoir à quelle adresse lui envoyer les documents. Il n’avait eu aucun mal à obtenir des informations, les deux femmes vivant au même endroit depuis toujours. Véronique lui demanda de faxer le dossier à l’hôtel et lut attentivement les cinq pages qui le constituaient. Constatant son air très sérieux, Aidan s’inquiéta.

— Mauvaises nouvelles ? s’enquit-il.

Elle secoua la tête.

— Non, rien de neuf, soupira-t-elle.

Véronique rechignait à raconter à Aidan les errements de feu son ex-mari et les détails peu reluisants de sa vie.

— C’est juste que, lors de la lecture du testament de Paul, nous avons découvert qu’il avait une fille illégitime, née alors que nous étions encore mariés. J’ai découvert après notre séparation que Paul avait eu de nombreuses maîtresses. Mais cette Élisabeth Marnier est la seule avec qui il a eu un autre enfant. Ça a été un choc pour nous toutes. Et mes filles doivent partager le château de leur père avec leur demi-sœur. Alors j’ai choisi de me renseigner au sujet de cette inconnue et de sa mère. Je viens de recevoir des informations. J’avais engagé un détective à Paris avant de partir pour Rome.

Aidan fronçait les sourcils.

— J’imagine que cette nouvelle a dû vous bouleverser, toi et tes filles. Tu ne t’es jamais doutée de rien ?

— Non, pas pour cette liaison. Je n’avais jamais entendu le nom de cette femme avant la lecture du testament. Il a gardé l’aventure bien secrète, tout comme l’identité de cette maîtresse.

— Quelle lâcheté de laisser cela pour après sa mort ! pesta Aidan avec sévérité.

Véronique ne chercha pas à le contredire.

— Paul était comme ça. Il ne s’encombrait jamais de choses déplaisantes ou difficiles. Il me laissait tout gérer. Comme d’habitude, il s’est dit que je recollerais les morceaux. J’imagine que c’est ce que je vais faire, autant que possible. Les filles vont devoir composer avec cette Sophie. Elle est leur sœur, enfin, leur demi-sœur.

— Je suis surpris que tu sois restée en bons termes avec ton ex-mari.

Aidan avait du mal à comprendre. Paul paraissait être une ordure de premier rang. À certains égards, c’était vrai. Mais il était une ordure si pleine de charme.

— Au début, je l’ai fait pour les enfants, expliqua-t-elle. Et sans doute parce que je l’aimais encore quand nous avons divorcé. Ensuite, nous sommes restés amis, par habitude. Vers la fin, je n’éprouvais plus d’amour pour lui, alors son mauvais comportement ne m’atteignait plus. À part mes filles, je n’ai pas d’autre famille. Paul était une partie de mon histoire. Comme un frère plus âgé qui ne sait pas se tenir. Mais découvrir cette ultime incartade a tout changé pour moi. En ce moment, je ne porte pas spécialement Paul dans mon cœur.

Aidan hocha la tête. Il ne dit rien, prenant le temps d’assimiler ses propos.

— Que dit le détective ?

— Apparemment, Sophie fait des études de médecine, et sa mère est le médecin du coin. C’est une figure appréciée et respectée de la région. Elle était encore étudiante lorsque Paul l’a rencontrée et qu’ils ont eu cette liaison. Il n’a jamais pourvu aux besoins financiers de leur fille, ce qui ne m’étonne pas – Paul n’a jamais eu une attitude responsable vis-à-vis de l’argent, et il devait sans doute oublier Sophie quand ça l’arrangeait. Il ne l’a vue que quelques fois, il y a de nombreuses années. La mère ne s’est jamais mariée, mais a longtemps vécu en couple avec un autre médecin, jusqu’à ce que l’homme meure, il y a deux ans. Il était la seule figure paternelle de Sophie. Visiblement, sa mère ne lui a jamais révélé que Paul était son père. Petite, Sophie croyait qu’il était un vieil ami de la famille venant leur rendre visite de temps à autre. Je suis sûre que Paul s’accommodait très bien de cette mascarade.

En entendant pareille histoire, Aidan avait du mal à ne pas condamner et mépriser Paul Parker. Et en voyant le chagrin dans les yeux de Véronique, il ne pouvait que ressentir une profonde colère à l’égard de cet homme, ainsi que de la tristesse pour sa victime. Il était évident que Véronique se sentait trahie.

— D’après le rapport, reprit-elle, les gens du coin décrivent Sophie comme une jeune femme charmante, très responsable et sérieuse. Une étudiante brillante, qui plus est. Sa mère aussi, apparemment, est une femme adorable. Si tout ça est vrai, Paul ne la méritait pas. Il a bien eu de la chance de tomber sur elle : elle aurait pu être une femme cupide, aurait pu le faire chanter ou causer la fin de notre mariage. Jamais elle n’a agi de la sorte. Et maintenant, c’est à nous de gérer tout ce bazar. Je suis persuadée que les Marnier ont été les premières étonnées de se retrouver dans le testament de Paul. Pour elles, toutefois, c’est une bonne surprise. D’après le rapport, elles ne sont pas spécialement riches. Cette somme qui tombe du ciel est une véritable aubaine pour elles. Et un vrai casse-tête pour mes filles. Se retrouver propriétaires d’un château avec une demi-sœur dont elles ignoraient jusque-là l’existence…

Aidan voyait bien que la situation n’était pas idéale, mais au moins, les Marnier avaient l’air d’être des femmes honnêtes. Il prit Véronique dans ses bras et l’embrassa. Il était navré qu’elle doive subir tous ces tracas à cause d’un homme peu scrupuleux.

Le soutien moral d’Aidan réconforta Véronique. Ils passèrent une soirée tranquille à discuter de la situation. Véronique faxa le rapport à ses filles. Elle ignorait quand Juliette le recevrait puisqu’elle était dans le Vermont, mais Timmie lui en parlerait probablement assez vite. Elle et Juliette se téléphonaient régulièrement.

Le lendemain, ils poursuivirent leur périple, sans plus aborder le sujet. Véronique ne voulait plus y penser. Le jour suivant, toutefois, ses filles lui téléphonèrent pour en discuter. À l’instar de leur mère, elles étaient soulagées que les Marnier aient l’air d’être des femmes respectables. Cependant, toutes les trois redoutaient de les rencontrer.

Après s’être entretenue avec ses filles, Véronique avoua à Aidan qu’elle non plus ne sautait pas de joie à l’idée de faire leur connaissance.

— Alors n’y vas pas, dit simplement Aidan. Ce sont tes filles qui ont hérité de la propriété, pas toi. Si tu ne veux pas rencontrer ces femmes, pourquoi t’infliger cette épreuve ? Laisse tes filles gérer la situation. Elles sont grandes, maintenant.

Véronique n’avait jamais envisagé d’agir de la sorte, mais les propos d’Aidan étaient sensés.

— Rien ne t’oblige, poursuivit-il, à supporter tout cela au nom d’un homme qui se moquait bien de te faire souffrir tant que lui prenait son pied. Si tu veux les rencontrer, vas-y. Sinon, laisse tes filles y aller, et reste à l’écart de cette histoire.

Véronique lui sourit et se pencha vers lui pour l’embrasser. Ce qu’il disait avait quelque chose de libérateur.

— Tu es un homme formidable, Aidan. Merci. Je suis contente que tu m’aies sauvé la vie.

— Moi aussi, je suis content…

Ils s’embrassaient beaucoup, mais avaient réussi à ne pas aller plus loin. Ni l’un ni l’autre ne souhaitaient précipiter les choses ou agir sous le coup de la passion au risque de le regretter plus tard. Ils n’avaient pas plus envie de souffrir que de faire souffrir l’autre et se satisfaisaient pour l’instant de flirter tranquillement.

— Je n’ai jamais eu de relation comme la nôtre, lui confia-t-il un après-midi, tandis qu’ils traversaient Portofino. Normalement, je couche avec des femmes que je n’aime pas. Toi, je t’aime, et je ne couche pas avec toi. Je suppose qu’un jour les choses finiront par rentrer dans l’ordre !

Véronique sourit. Elle non plus n’avait jamais eu ce genre de relation avec quelqu’un. Aidan était le premier à la traiter aussi bien et à se soucier sincèrement de ses sentiments.

Ils passèrent trois jours à Portofino dans un charmant hôtel de la petite station balnéaire avant d’aller une journée aux Cinque Terre. Ils exploraient la région, profitaient des plages, dînaient dans des restaurants… Un décor toujours romantique… Aidan, bien sûr, prenait des photos.

Après quatre jours sur la côte, ils franchirent la frontière et sillonnèrent tranquillement le sud de la France. Ils voulaient voir Èze dans les Alpes-Maritimes et avaient décidé de poser ensuite leurs bagages à Antibes. Aidan connaissait un hôtel dans la vieille ville qui était situé juste à côté de l’établissement où Véronique pensait séjourner avec ses filles.

La route jusqu’à Èze s’avéra magnifique. La petite ville était un dédale de rues pavées, dans lesquelles on croisait de vieux messieurs en train de jouer aux boules. Les points de vue étaient spectaculaires, car Èze surplombait la mer. Après un excellent repas, ils descendirent jusqu’à Antibes. L’hôtel d’Aidan était minuscule. On leur attribua deux petites chambres côte à côte…

Ce soir-là, ils dînèrent dans un élégant restaurant sur les remparts, d’où l’on apercevait les immenses yachts et les voiliers de toutes tailles qui voguaient au loin. Antibes était dotée d’un joli port de plaisance, et la ville, avec ses multiples plages, était un lieu idéal pour se détendre.

Après le repas, ils marchèrent tranquillement jusqu’à l’hôtel. Aidan avait passé son bras autour de la taille de Véronique. Ils s’arrêtèrent pour admirer les bateaux. Les moments qu’ils partageaient étaient une véritable parenthèse enchantée à l’écart de la vraie vie, et Aidan finit par dire tout haut ce qui inquiétait Véronique depuis plusieurs jours.

— Que va-t-on faire, après ? Tu viendras me voir à Londres, Véronique ?

Il craignait qu’après le voyage tout ne s’arrête. D’autant qu’ils venaient de deux mondes très éloignés… Leur différence d’âge, en revanche, ne les gênait pas. La plupart du temps, ils avaient l’impression qu’elle n’existait pas, sauf lorsqu’elle parlait de ses enfants. Comme Aidan n’en avait pas, il avait du mal à se projeter.

— Je pourrais venir à Londres. Et toi, tu pourrais venir me voir à Paris, ou à New York, proposa-t-elle.

— Est-ce que tu viendras pour mon exposition à Berlin ?

Aidan souhaitait qu’elle fasse partie de sa vie, il voulait lui montrer où il habitait et comment il travaillait. Tous deux savaient qu’il serait plus difficile pour lui d’entrer dans son univers à elle que pour elle de visiter le sien. Tôt ou tard, s’ils continuaient à se fréquenter, Aidan devrait rencontrer ses filles, et Véronique ignorait comment elles réagiraient en apprenant qu’elle avait quelqu’un, surtout un homme plus jeune. Elles seraient sans doute choquées. Leur différence d’âge était grande. Véronique subodorait que, de toute façon, ses filles auraient du mal à accepter qu’elle fréquente un homme. Elles avaient l’habitude qu’elle soit seule et la voyaient avant tout comme leur mère, comme si Véronique n’existait que dans ce rôle, n’était là que pour répondre à leurs besoins d’attention et leur procurer son soutien affectif.

— Je pourrais venir après le départ de mes filles, dit-elle d’un air songeur. Je ne pense pas qu’elles resteront longtemps en France.

— Ça me plairait beaucoup, dit-il avec un grand sourire.

— À moi aussi, répondit-elle.

Elle était ravie de l’invitation.

 

Plus tard dans la soirée, Juliette appela sa mère pour l’informer qu’elle et Joy arrivaient dans une semaine. Elles pensaient rester cinq ou six jours, peut-être une semaine. Lorsque Véronique raccrocha, elle se rendit compte que la visite de ses filles lui faisait l’effet d’une intrusion. Elle aurait bien voulu rester seule avec Aidan… C’était la première fois qu’elle ne se réjouissait pas pleinement à l’idée de voir Juliette et Joy, et elle en éprouva une forme de culpabilité.

Les jours suivants, Aidan et Véronique visitèrent de nombreuses villes de la côte, découvrirent de multiples petites plages, nagèrent dans l’eau calme et tiède. Le soir, ils sortaient dans de sympathiques restaurants. Le fait de savoir qu’il ne leur restait plus qu’une semaine ensemble rendait chaque instant encore plus précieux. Ils discutaient pendant des heures, partageaient leurs rêves et leurs secrets, apprenaient à se connaître. Ils n’étaient pas d’accord sur tout ; il arrivait que l’autre les émerveille ou les agace. Ils s’embrassaient à longueur de temps. Jamais Véronique ne s’était sentie aussi à l’aise avec quelqu’un. Et c’était pareil pour Aidan. Tout ce qu’ils découvraient l’un sur l’autre leur plaisait. Même s’ils n’étaient toujours pas allés plus loin sur le plan sexuel, ils partageaient une rare intimité. Les gens qui croisaient leur route pensaient qu’ils étaient mariés, ou en tout cas amants tant ils étaient complices.

La semaine s’écoula en un clin d’œil. Quand le dernier jour arriva, Véronique lui promit de venir au vernissage de son exposition. Elle pensait même arriver plus tôt pour l’aider. L’idée enchanta Aidan. Après le départ de ses filles, Véronique ferait une halte à Paris puis irait à Berlin. Ce soir-là, ils dînèrent dans une pizzeria du vieil Antibes. Sur le chemin de l’hôtel, ils se mêlèrent à la foule des badauds.

— Tu vas tellement me manquer, lui dit-il doucement avant de l’embrasser.

Le photographe avait du mal à imaginer une journée sans elle. Et c’était réciproque. Pour Véronique, il serait bien étrange de voir Juliette et Joy sans leur dire à quel point Aidan était important pour elle, sans évoquer leur rencontre. Mais elle ne se sentait pas prête à leur en parler. C’était comme si elle voulait protéger ce qu’elle partageait avec lui. Leur histoire lui paraissait précieuse, fragile et rare.

Aidan l’embrassa encore une fois avant que chacun ne retrouve sa chambre. Véronique pensa à lui dans son lit. Elle se demandait s’il dormait déjà. Le lendemain matin, il la conduirait à l’Eden Roc, un hôtel où elle descendait toujours avec ses filles. Il déjeunerait avec elle et partirait ensuite pour Berlin. À la pensée de cette séparation si proche, les yeux de Véronique s’emplirent de larmes. Elle resta couchée sans fermer l’œil pendant au moins une heure, puis se leva pour admirer la mer sous les rayons de la lune. C’est alors qu’elle entendit frapper à la porte. Elle alla ouvrir. Aidan, pieds nus, en sous-vêtements, se tenait là, tout penaud.

— Tu es réveillée ? murmura-t-il.

Elle sourit. Il ressemblait à un enfant dans le couloir sombre.

— Oui, je n’arrive pas à dormir, répondit-elle en chuchotant.

Sans un mot, il la prit dans ses bras. Il ne pouvait se résoudre à la quitter sans lui avoir fait l’amour. Le moment était venu. Ils avaient déjà attendu ce qui leur semblait une éternité. Et tous deux avaient besoin de l’assurance de ce lien ultime avant de se séparer.

Ils se dirigèrent vers le lit, toujours sans un mot, se dévêtirent et se blottirent dans les bras l’un de l’autre. Doucement, leurs corps s’unirent. Le clair de lune les baignait de sa lumière blanche. Ils restèrent enlacés, paisiblement. Enfin, ils n’étaient plus qu’un. Et quand le matin arriva, ils dormaient profondément côte à côte. Au réveil, Aidan regarda Véronique. Il l’embrassa.

— Tu regrettes ? lui demanda-t-il, un peu inquiet.

— Non, lui répondit-elle en souriant. Et toi ?

— Non, bien sûr que non… Je ne sais pas comment nous allons faire, mais nous trouverons une solution.

Véronique voulait qu’il ait raison, que leur histoire ne soit pas une amourette d’été, une passade. Ni elle ni lui n’en avaient l’impression. Aidan caressa ses seins et son ventre. Il avait soif d’elle.

— Si seulement tu pouvais venir à Berlin avec moi, lâcha-t-il avec tristesse.

— Je t’y rejoindrai bientôt, promit-elle avant de l’embrasser.

Le corps d’Aidan était d’une beauté époustouflante. Ils firent l’amour une nouvelle fois… Quand il se leva, Aidan la regarda autrement. Elle était à lui désormais, et, quoi qu’il arrive par la suite, ils affronteraient le monde ensemble. Avoir fait l’amour avait mis un terme à leur ancienne vie, et marquait le début d’autre chose. La veille, dans cette chambre minuscule, un lien avait été scellé entre eux.

Aidan transporta leurs bagages dans sa voiture, et Véronique le suivit quelques minutes plus tard. Elle avait l’impression qu’ils venaient de vivre leur lune de miel. Ils prirent la direction du Cap d’Antibes, emportant avec eux tout ce qu’ils avaient construit, fait et donné ces dernières semaines. Ils souriaient. Aidan se pencha pour l’embrasser. Le vieil hôtel élégant où elle allait séjourner apparut.

Véronique ne voulait pas le quitter, mais elle n’avait pas le choix ; elle devait voir ses filles. Le temps du voyage, des longs dîners et des tendres matins partagés à deux était révolu. Elle avait des responsabilités, et lui, du travail à Berlin. Quelque part au milieu de tout cela, ils trouveraient du temps pour eux. Il ne leur restait plus qu’à faire fonctionner leur histoire. En regardant cet hôtel familier où elle séjournait en famille depuis des années, Véronique se promit de trouver un moyen d’y arriver. Aidan comptait déjà bien trop pour qu’elle le perde. Il était ce qui lui était arrivé de meilleur. Leurs yeux se croisèrent, et Véronique vit qu’il partageait le même sentiment.