Joy avait dit à Timmie qu’elle serait chez elle à 7 heures du matin. Sa sœur l’avait donc attendue, avant de partir travailler, et Joy s’était montrée ponctuelle. À l’instar de Timmie, Joy était organisée et fiable. Juliette, elle, était plus distraite et fofolle. Elle était aussi la plus émotive des trois. Timmie avait parlé avec elle la veille au soir. La pauvre était bouleversée par la mort de leur père, qui était passé du statut de héros à celui de saint. Timmie avait fait de son mieux pour contenir son agacement.
La nuit précédente, une fois rentrée du travail, elle avait rédigé une ébauche de notice nécrologique. Ayant toujours manqué d’indulgence envers son père, elle n’avait pas trouvé grand-chose à dire à son propos. « Un éminent coureur de dots meurt à New York… Une attaque cérébrale survenue un an plus tôt l’avait lourdement handicapé. » Bien entendu, elle ne coucha pas de tels propos sur le papier, mais elle les pensa très fort. Elle écrivit que son père avait fait ses études à Princeton, qu’il avait été marié deux fois et avait eu quatre enfants, qu’elle cita tous. Sa carrière, brève et sans gloire, s’était résumée à quelques postes sans importance dans le secteur de la banque, puis de l’immobilier, jusqu’à sa rencontre avec Véronique – une véritable aubaine pour lui. Celle-ci n’en parlait jamais en ces termes, mais, pour ses filles, c’était un secret de polichinelle. La seule façon que leur père avait trouvée pour faire fortune fut d’épouser leur mère.
S’il faisait sensation lorsqu’il entrait dans une pièce et brillait dans les dîners mondains, Paul n’avait rien accompli de concret au cours de sa vie. En quête perpétuelle de divertissement, il s’était contenté de profiter de l’instant présent et n’avait jamais pensé à l’avenir ou aux conséquences de ses actions. Il en fut ainsi jusqu’à son dernier souffle. Son penchant pour les jeunes femmes insipides n’était pas glorieux. Sa dernière conquête en date, une belle fille russe, s’était évanouie dans la nature dès qu’il était tombé malade. Au moins, il n’y aurait pas à composer avec elle, se dit Timmie. C’était une bonne chose. Déjà qu’elles devraient se coltiner Bertie, lequel ne manquerait pas de se battre pour la moindre miette… Timmie, à l’instar de ses sœurs et de sa mère, ne se faisait aucune illusion à son sujet. La jeune femme avait presque oublié qu’il existait. Ces dernières années, il avait disparu de la circulation, Dieu merci.
Malgré le manque de sommeil, Joy était plus belle que jamais lorsque Timmie lui ouvrit la porte. Elle portait une minijupe blanche et un tee-shirt, et, quoique chaussée de nu-pieds, elle était presque aussi grande que sa sœur aînée. Les deux jeunes femmes ne s’étaient pas vues depuis longtemps. Joy n’était pas très douée pour rappeler les gens ou garder le contact. Et puis, entre les castings, les rencontres professionnelles, les auditions publiques, les rôles qu’elle décrochait et son travail de serveuse, elle était très occupée.
Les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Joy s’accrocha un long moment à Timmie. Toutes deux étaient très émues.
— Je n’arrive pas à croire qu’il nous a quittés, parvint à dire d’une voix rauque la jeune actrice. Je crois que je pensais qu’il serait là pour toujours.
— Nous le pensions tous, répondit Timmie.
Elle fit signe à sa sœur de la suivre dans la cuisine et lui servit une grande tasse de café. Ce matin-là, elle portait encore une chemise à carreaux, un jean propre et les mêmes Converse que la veille. Une tenue passe-partout, unisexe, semblable à celle de tous ses collègues à la fondation, et pas très différente de celle des sans-abri qu’ils recevaient. Joy, à l’inverse, avait une allure sexy et jeune, très californienne en somme. Timmie lui sourit. Sa petite sœur était sans conteste la beauté de la famille, comme leur père le disait toujours. Elle était le portrait de Véronique, mais en plus grande et avec une bonne dose de sex-appeal en plus. Quoi qu’il en soit, Joy comme Timmie, du haut de leur mètre quatre-vingts qu’elles devaient à Paul, ne passaient pas inaperçues.
— Maman arrive cet après-midi, l’informa Timmie. Elle m’a envoyé un texto en montant dans l’avion à Nice, il y a trois heures. Je lui ai dit que tu restais chez moi.
Rien de surprenant à cela, puisque c’est ce que faisait presque systématiquement Joy lorsqu’elle venait à New York. Les deux sœurs aimaient se retrouver là, dans ce quartier : le sud de Manhattan. C’était pour elles une occasion de reprendre le fil.
— L’enterrement aura probablement lieu dans trois jours. Maman s’en occupera à son arrivée.
— Est-ce qu’elle compte retourner à Saint-Tropez, ensuite ? s’enquit Joy.
La jeune femme se sentait coupable de ne pas avoir trouvé le temps de s’y rendre cet été. Timmie non plus n’y était pas allée. Et Juliette n’avait personne pour la remplacer à la boulangerie. Son assistante ne parlait pas anglais et ne se débrouillait pas assez bien pour qu’elle la laisse aux commandes. Avant la mort de son père, la veille, Juliette n’avait pratiquement pas pris de journées de repos en trois ans. Et voilà qu’elle parlait maintenant de s’absenter de la boutique tout l’été afin de faire son deuil et d’honorer la mémoire de Paul…
— Je ne sais pas, maman ne m’en a pas parlé. Je crois qu’elle n’a loué la maison que jusqu’à la fin du mois. Et puis j’ai l’impression qu’elle s’est sentie seule, là-bas.
Cependant, rien ne l’attendait à New York… Lorsque ses filles étaient plus jeunes, leur éducation lui avait largement donné de quoi remplir sa vie. Mais ces dernières années, Véronique s’était retrouvée désœuvrée.
Elle parlait parfois de se remettre à la peinture, sans pour autant vraiment le faire. Elle avait étudié aux Beaux-Arts de Paris et s’était jadis illustrée avec talent en tant que portraitiste. Mais quand ses filles étaient nées, elle s’était contentée de peindre en dilettante, par manque de temps, disait-elle. Depuis de nombreuses années maintenant, elle aurait eu tout loisir de se consacrer à son art, mais la pratique lui faisait cruellement défaut. Véronique n’avait jamais réfléchi à comment remplir ses journées. Elle lisait beaucoup, se rendait très régulièrement à Paris, faisait un peu de bénévolat – ce qui meublait son temps mais ne l’occupait pas réellement. Après le divorce, elle avait eu quelques aventures, mais rien de sérieux. Les moments qu’elle partageait avec son ex-mari satisfaisaient largement son besoin de compagnie et la dissuadaient de chercher quelqu’un d’autre. La veille, Timmie s’était demandé si la mort de Paul changerait la donne. Serait-elle plus ouverte aux rencontres ? Mais Véronique estimait qu’à cinquante-deux ans elle était trop âgée pour ce genre de choses. Et ce n’était pas Timmie qui la contredirait. Elle-même n’avait que vingt-neuf ans et avait déjà l’impression d’avoir passé l’âge de trouver l’amour. En tout cas, elle n’en avait pas l’envie.
— Je vais essayer de rentrer tôt, promit Timmie. J’ai dit à maman que je l’accompagnerais chez Frank Campbell. Enfin, la connaissant, elle aura tout réglé avant son atterrissage.
Les deux sœurs échangèrent un sourire. Leur mère avait un sens inné de l’organisation et gérait les choses avec minutie.
Timmie déposa un baiser furtif sur la joue de Joy et fila. Sur le chemin entre le métro et la fondation, elle repensa à son père. À bien des égards, il avait été absent de leurs vies, mais en même temps, et étrangement, il était le lien qui les unissait toutes. Il était difficile de croire qu’il n’était plus.
Timmie eut tout juste le temps de classer les dossiers qui jonchaient son bureau. Dès 9 heures, trois personnes déjà attendaient d’être reçues. Grâce à elles, la jeune femme put se détourner des sentiments troublants réveillés par la mort de son père.
Dans l’avion, Véronique avait dressé plusieurs listes. S’occuper des funérailles de Paul lui permettait de ne pas se laisser submerger par le chagrin. Il fallait qu’elle contacte le traiteur, le prêtre, le fleuriste, qu’elle choisisse un cercueil avec Timmie chez Campbell, qu’elle organise les choses au cimetière, soumette une notice nécrologique au New York Times et demande à plusieurs connaissances de Paul de porter le cercueil à l’intérieur de l’église. Elle avait pensé à Bertie et Arnold Sands, mais il lui manquait encore six porteurs. Paul n’avait pas vraiment d’amis proches. Il avait toujours préféré la compagnie des femmes, et la plupart des gens qu’il avait fréquentés étaient des mondains qu’il ne voyait qu’en société. Un moment comme celui-ci mettait en pleine lumière ce qu’elle savait déjà : Paul était un être qui avait cruellement manqué de profondeur et de substance. Tout ce qui l’avait intéressé, c’était de s’amuser et d’éviter autant que possible les responsabilités. Hormis Arnold Sands, rares étaient les gens qui se souciaient vraiment de lui.
Un membre du personnel d’Air France vint escorter Véronique à la sortie de l’avion, lui permettant de passer l’immigration et la douane en un clin d’œil. Elle portait une robe noire en coton toute simple qui lui avait semblé de circonstance. Véronique n’était pas la veuve, mais avait presque l’impression de l’être. Elle ne devait pas oublier qu’elle et Paul n’étaient plus mariés, comme le lui avait rappelé Timmie au téléphone. Mais avec son ex-époux, un pan important de son histoire personnelle disparaissait. Son décès faisait remonter à la surface la tristesse déchirante qu’elle avait ressentie à la mort de ses parents, quand elle était plus jeune. Après ce drame, elle n’avait plus eu que Paul, rencontré peu de temps après. Et dorénavant, elle ne devrait plus compter que sur elle-même. Même si, à bien y réfléchir, depuis le divorce et particulièrement ces derniers temps, on ne pouvait pas vraiment dire que Paul lui avait servi de boussole. En revanche, elle l’avait toujours épaulé. Quand il avait besoin de quelque chose, avait un problème ou cherchait conseil, il se tournait vers elle. Elle était de loin la plus sage des deux, et il le savait bien. Elle prenait toutes les décisions concernant leurs enfants ; lui ne voulait pas entendre parler de leurs problèmes. Il ne s’intéressait qu’à leurs succès et à leurs bonheurs. Il était un jouisseur, elle était le roc. Elle constituait les fondations sur lesquelles leurs vies reposaient, la personne sur qui toute la famille pouvait s’appuyer.
Quand Véronique arriva chez elle, elle fut accueillie par sa femme de ménage, Carmina, qui lui présenta ses condoléances.
— Monsieur Paul était un homme bien, dit-elle en se signant.
Elle n’avait pas connu Paul du temps de leur mariage, à l’époque de ses frasques. Et Paul s’était toujours montré agréable à son égard, comme avec tout le monde d’ailleurs. Il n’était pas difficile de l’apprécier quand on n’attendait rien de lui.
Véronique alla dans son bureau pour passer divers appels pendant que Carmina défaisait ses bagages. Puis elle se reposa un instant en buvant la tasse de thé que Carmina lui avait apportée. Celle-ci ne travaillait pour elle que la journée. Véronique n’avait pas besoin de quelqu’un la nuit, et préférait être seule. Quand elle avait faim, elle se préparait quelque chose à manger. Elle n’avait pas du tout envie qu’on s’occupe de ses repas. À Paris, elle s’organisait de la même façon. Lorsqu’elle était encore mariée et que les filles étaient enfants, Paul avait insisté pour qu’ils aient de nombreux employés. Une fois les filles adultes, Véronique s’était simplifié la vie et avait réduit le personnel de maison au minimum, et elle préférait de loin la situation actuelle. En somme, elle n’aimait pas être servie, même si elle était reconnaissante de pouvoir compter sur l’aide de Carmina, car son appartement sur la 5e Avenue était spacieux.
Véronique avait deux chambres d’amis, ainsi qu’une chambre pour elle avec salle de bains. Son appartement jouissait d’une belle vue sur Central Park et était doté des murs parfaits pour suspendre ses œuvres d’art. Elle détenait toujours des pièces remarquables issues de la collection impressionniste de son grand-père. Certaines avaient été expédiées à Paris. Dans son appartement de New York, il y avait plusieurs toiles de Renoir, deux Degas, un Pissarro, une œuvre de Mary Cassatt qu’elle adorait dans sa chambre, un Chagall dont elle était folle, et un Picasso dans la salle à manger. Il y avait également de nombreux tableaux plus petits de Corot et d’autres artistes, ainsi qu’une série d’esquisses de Renoir. L’appartement était décoré avec goût, dans des tonalités douces. Véronique aimait les choses simples mais de qualité, et nourrissait une véritable passion pour l’art.
Dans le couloir desservant les chambres, elle avait accroché plusieurs toiles de sa main, dont une représentant son père. Ses portraits de femmes en pied rappelaient le style de John Singer Sargent. Son talent était incontestable, et il était dommage qu’elle l’ait laissé en jachère depuis des années. Elle se contentait de dessiner de temps à autre. D’adorables portraits de ses filles ornaient son dressing.
Comme son grand-père en son temps, Véronique s’était passionnée pour l’étude et la recherche de faux. Bien que très douée pour débusquer les copies, voilà un autre talent qu’elle n’avait pas exploité non plus. Sa mère elle aussi était une artiste : ses aquarelles ornaient les murs des chambres d’amis. Elles étaient charmantes et inspiraient un sentiment de paix. L’art était inscrit dans leurs gènes. Pourtant, aucune de ses filles n’avait manifesté l’envie de dessiner ou de peindre. Véronique était sans doute la dernière à porter le flambeau de l’art dans la famille.
Timmie l’appela à 16 heures et lui donna rendez-vous chez Frank Campbell. Joy se joindrait à elles. Elles se retrouvèrent dans le hall d’entrée des pompes funèbres. Véronique était venue à pied. Timmie ne s’était pas changée, alors que Joy portait des talons aiguilles et une jupe encore plus courte que celle avec laquelle elle avait voyagé. On l’imaginait parfaitement en couverture de Vogue. Véronique était ravie de voir ses filles, qu’elle embrassa après les avoir remerciées de leur présence.
Le directeur de l’établissement les invita à entrer dans son bureau. Véronique savait exactement ce qu’elle voulait pour les funérailles de Paul, ce qui ne n’étonna pas plus Timmie que Joy. Il y aurait une veillée de prière pour le défunt. Il n’avait jamais vraiment été pratiquant, mais Véronique, elle, l’était. Elle ferait cependant en sorte que la cérémonie reste discrète. Dans l’après-midi, elle s’était entretenue avec le prêtre de l’église Saint-Ignace. La messe d’enterrement aurait lieu deux jours plus tard.
Ce rendez-vous chez Campbell fut éprouvant. Le directeur s’obstinait à vouloir s’adresser à Véronique comme si elle était la veuve de Paul. Il aurait été vain d’expliquer à cet homme qu’ils étaient divorcés depuis vingt ans.
Ensuite, les trois femmes se rendirent chez Véronique, où Juliette les retrouva. Celle-ci n’avait pas eu la force de se joindre à elles aux pompes funèbres. Elle semblait bouleversée et éclata en sanglots dès son arrivée, trouvant refuge dans les bras de sa sœur aînée. Timmie garda pour elle ses remarques acerbes au sujet de son père, mais Joy pouvait lire dans ses pensées. Il fallut une bonne heure à Juliette pour se calmer. Véronique proposa de commander quelque chose à manger, mais personne n’avait vraiment faim. Même les viennoiseries apportées par Juliette ne les tentaient pas, quoique la jeune pâtissière ne pût s’empêcher de grignoter un croissant au chocolat.
— Je n’arrive pas à croire qu’il est mort ! déplora Juliette pour ce qui semblait être la centième fois.
Joy partageait ce sentiment, tout comme Véronique, dont l’esprit était cependant accaparé par l’organisation de la cérémonie. C’était le dernier hommage qu’elle pouvait rendre au père de ses filles, à l’homme qu’elle avait aimé passionnément des années auparavant. Les fleurs seraient magnifiques, et elle avait sélectionné des morceaux de musique que Paul appréciait. Il partirait comme il avait vécu : avec style.
Pendant deux heures, les quatre femmes restèrent assises dans la cuisine, à discuter autour d’un thé. Timmie finit par oser dire à Juliette qu’elle pleurait un père que Paul n’avait jamais été.
— Ce que tu dis est horrible ! s’indigna Juliette. Papa était formidable !
Timmie se garda d’insister. Pour changer de sujet, Véronique évoqua les détails pratiques de l’organisation des funérailles. Elle ne voulait pas que ses filles se disputent, surtout pas maintenant, même si elle partageait plutôt le point de vue de son aînée.
Les trois sœurs rentrèrent chez elles. Elles se rendraient toutes ensemble à la veillée le lendemain soir, et à l’enterrement le jour d’après. Un encart paraîtrait dans le Times le matin suivant. Véronique, qui souhaitait simplifier les choses pour ses filles, avait réservé deux véhicules qui passeraient les prendre chez elles. Elle savait ce que c’était que de perdre un père. À l’époque où le sien était mort, elle n’avait pu compter sur personne. Aider ses filles autant que possible était une évidence et, de façon générale, c’était ce que Véronique avait fait tout au long de leurs vies, même si Timmie, Juliette et Joy ne le remarquaient pas forcément. Leur mère s’était toujours pliée en quatre pour les autres, à sa façon discrète.
Après le départ de ses filles, Véronique resta perdue dans ses pensées. Elle aurait tant de formalités à accomplir dans les jours à venir ! Elle ne put s’empêcher de penser qu’une fois de plus Paul lui laissait le soin de consoler leurs enfants, de s’occuper de tout et de payer les factures. De son vivant, il avait considéré ces choses comme acquises. Et il en allait de même dans la mort. Soudain, elle eut terriblement envie de pouvoir lui téléphoner. Elle ne souhaitait partager cette épreuve avec aucun de ses amis. La plupart d’entre eux n’auraient pas compris. Sa relation avec Paul était trop différente de celle des autres divorcés.
La veillée fut simple et formelle. Des gens inconnus de Véronique – parmi lesquels certains ne se présentèrent même pas – défilèrent pour signer le livre d’or laissé à disposition. Il y avait de belles femmes, plus jeunes que ses filles, des couples à la mise élégante, et bon nombre d’hommes de l’âge de Paul – des connaissances et des amis. Quelques-uns vinrent serrer la main de Véronique et lui transmirent leurs condoléances. Plusieurs ne purent s’empêcher de dévisager Timmie, Juliette et Joy, toutes trois vêtues d’une simple robe noire. Elles affichaient une mine sombre aux côtés de leur mère. Une fois la cérémonie terminée, elles rentrèrent toutes chez elles, épuisées.
Le lendemain se déroula à peu près de la même façon, mais à plus grande échelle. À l’immense surprise de Véronique, l’église était comble. Le parfum capiteux des fleurs blanches flottait dans l’air. Elles étaient disséminées aux quatre coins de l’édifice dans d’immenses urnes. De toutes petites orchidées blanches parsemaient le cercueil en acajou sombre. Deux amis de Paul avaient accepté de le porter avec Bertie et Arnold, et les pompes funèbres fournirent les quatre hommes qui manquaient.
Bertie n’était pas venu à la veillée, mais il se présenta à l’église avant la célébration et se joignit à Véronique et aux filles. Une jeune femme se tenait à son bras. Elle portait une minijupe noire, un chemisier en soie décolleté, des talons aiguilles et était outrageusement fardée. Elle affichait une mine morose et ne leur adressa pas la parole. Bertie ne fit pas les présentations, ne s’encombra pas d’explications, et aucune question ne fut posée. Difficile de savoir s’il s’agissait de sa petite amie, ou juste d’une fille qu’il avait traînée avec lui.
Bertie semblait vaguement contrarié d’être là. Il avait tout de même revêtu un costume noir de circonstance, avec une chemise blanche et une cravate Hermès. Ses luxueuses chaussures étaient fraîchement cirées. Le regard qu’il adressa à sa belle-mère et à ses sœurs était froid et calculateur. Véronique l’invita à s’asseoir au premier rang avec elles. Une fois le cercueil en place, Bertie se glissa sur le banc avec sa compagne et lui chuchota quelque chose à l’oreille en attendant le début de la messe.
Tous s’accordèrent à dire que ce fut une belle cérémonie, qui faisait honneur à Paul Parker. La famille fila ensuite au Woodlawn Cemetery, dans le Bronx, où le prêtre prononça quelques mots pour le défunt. Puis le cercueil fut placé dans le caveau de la famille de Véronique. Cette dernière n’avait pas trouvé d’autre endroit où l’enterrer : elle n’avait pas envie de payer pour une tombe solitaire et avait pensé que cela ferait plaisir aux filles qu’il repose auprès du reste de la famille, notamment de leurs grands-parents maternels.
Bertie et Debbie – elles avaient fini par comprendre que son amie se prénommait ainsi – repartirent en voiture chez Véronique. Le traiteur avait disposé un grand buffet dans la salle à manger et disséminé des fleurs blanches un peu partout dans l’appartement. Lorsque Véronique et les filles firent leur apparition, plus d’une centaine de convives étaient déjà réunis autour des mets et discutaient en mangeant. Véronique ne reconnut personne hormis Arnold, dont le visage s’illumina lorsqu’il la vit. Il s’approcha de Véronique et des filles.
— On dirait un mariage, marmonna Timmie à l’oreille de Joy.
Sa sœur hocha la tête.
— Tu penses qu’elle a fait ça pour lui, pour elle-même ou pour nous ? poursuivit Timmie, cette fois-ci en parlant plus fort.
— Sans doute les trois, tu sais….
Arnold, cependant, serrait Véronique dans ses bras. Depuis des années, ses trois filles se doutaient bien qu’il était transi d’amour pour elle et qu’il aurait rêvé que les choses se concrétisent entre eux. Véronique n’en avait pas la moindre envie. Elle le lui avait signifié gentiment mais clairement. Avocat à la carrière florissante, Arnold était pourtant un sexagénaire séduisant, divorcé depuis longtemps. Malheureusement pour lui, Véronique ne voyait en lui que l’homme de loi et le meilleur ami de Paul.
— Bravo pour l’organisation, la félicita Arnold.
Véronique lui sourit et le remercia tout en jetant un coup d’œil à Juliette. Sa fille, encore bouleversée par la cérémonie, cherchait du réconfort au buffet. L’Ave Maria avait failli avoir raison d’elle. Joy et Timmie discutaient doucement. Elles ne connaissaient personne dans l’assemblée. La mise des convives donnait une bonne idée de ce qu’ils étaient : du beau monde, la jet-set, des gens qui n’avaient connu Paul que de façon superficielle mais étaient tout de même venus lui rendre hommage et profitaient maintenant de l’atmosphère festive dans l’appartement de l’ex-femme du défunt.
— Votre mère a dû dépenser une fortune pour tout ça, fit remarquer Bertie de façon fort déplaisante.
— Apparemment, elle estimait que papa en valait la peine, répliqua sèchement Timmie, le fusillant du regard.
Alors que Joy se demandait si des feux d’artifice allaient bientôt exploser dans l’appartement, Arnold vint s’adresser à elles et à Bertie. Véronique était occupée à donner des instructions à l’un des serveurs, qui abreuvait les invités de vin blanc et de champagne.
— Je profite de votre présence ici pour me permettre une suggestion, déclara Arnold d’un ton neutre. Les lectures de testament ne se font plus de façon formelle, mais puisque Joy est à New York, pourquoi ne pas se retrouver tous demain dans mon bureau pour prendre connaissance ensemble du document ? Nous pourrions ainsi discuter des différents points, et je répondrais à vos questions.
L’idée paraissait bonne, et les propos d’Arnold n’avaient rien d’alarmant. Aucun d’entre eux ne s’attendait à ce que leur père leur ait légué une fortune. Le seul bien dont ils avaient connaissance était le château en France. Ils espéraient juste qu’il ne soit pas complètement hypothéqué.
— Je vote pour, dit Bertie, intrigué.
Les filles hochèrent la tête d’un air surpris. Jusque-là, elles n’avaient même pas pensé au testament.
— Vous êtes tous disponibles ? s’enquit Arnold tandis que Véronique les rejoignait.
— Disponibles pour quoi ? demanda-t-elle.
— J’ai pensé que nous pourrions lire ensemble le testament de Paul demain afin de nous débarrasser de la question, lui expliqua calmement l’avocat. Cela serait bien que tu viennes aussi.
Véronique parut étonnée. Elle ne pensait pas que Paul lui avait laissé quoi que ce soit, puisque tout ce qu’il avait lui venait d’elle. Et de toute façon, il léguerait sûrement tous ses biens aux filles et à Bertie.
— Ma présence vous semble-t-elle vraiment justifiée ? lâcha-t-elle.
Ses filles répondirent par l’affirmative, tandis que Bertie, pour sa part, s’en moquait. On voyait bien qu’une seule question le taraudait : quel serait le montant de son héritage ?
Après avoir reçu l’assentiment de tous pour un rendez-vous le lendemain à 9 heures, Arnold s’en alla. Bertie lui emboîta le pas. Timmie eut tout juste le temps de lui dire de ne pas venir chez le notaire avec Debbie.
— Bien sûr que non ! s’indigna-t-il en lui jetant un regard dédaigneux.
Timmie avait le don de le faire enrager, et elle y prenait un malin plaisir d’ailleurs. Elle ne le supportait pas, elle non plus. Debbie quitta la réception sans un mot à Véronique ni aux filles.
Deux heures plus tard, tous les invités étaient partis. Il ne restait pas grand-chose sur les tables du buffet, et le champagne avait coulé à flots. D’après Timmie, les gens étaient venus pour boire et manger à l’œil plus que pour rendre un dernier hommage à leur père. En entendant sa remarque, Véronique lui lança un regard désapprobateur.
Une fois seule dans son appartement déserté, Véronique eut l’impression qu’un bus lui avait roulé dessus. Elle regrettait d’avoir accepté le rendez-vous dans le cabinet d’Arnold le lendemain. Elle n’avait aucune raison d’y aller. Elle se sentait tellement vidée qu’elle ne rêvait que d’une chose : faire la grasse matinée. Mais elle s’était engagée à venir, alors elle ne voulait pas annuler. Elle se dévêtit et s’allongea sur son lit. Elle avait le sentiment du devoir accompli. Paul avait été enterré exactement comme il l’aurait souhaité, et comme il aurait pensé le mériter : en grande pompe. Véronique s’endormit sans même prendre la peine d’éteindre la lumière.