21

Toute la journée, Véronique fut fébrile. Vers 16 h 30, ils quittèrent son appartement et se rendirent en voiture dans le 15e arrondissement. Ils se garèrent dans la rue. La maison de François Berger-Cohen était en piteux état. Elle avait besoin d’un bon ravalement au moins. La rue n’était pas particulièrement jolie.

Véronique sonna. Une femme âgée d’une petite trentaine d’années ouvrit la porte. Elle portait une jupe bleu marine et un gros pull. Un petit garçon se tenait à ses côtés. Une odeur de cuisine flottait dans la maison. Aidan et Véronique furent frappés par l’atmosphère de pauvreté distinguée qui régnait là. Le couloir de l’entrée était tapissé de lino jaune recouvert d’un vieux tapis élimé. Un fauteuil roulant se trouvait au pied de l’escalier.

La femme mit son fils devant la télévision, puis les conduisit à l’étage. La réticence se lisait dans son regard – comme si elle redoutait une arnaque. Elle avait cédé face à l’insistance de Véronique, mais elle espérait ne pas avoir pris la mauvaise décision. Une espèce d’instinct l’avait poussée à accepter. Son interlocutrice lui avait paru sincère et déterminée.

Véronique avait apporté une photo du Bellini. Elle avait les mains froides, elle tremblait même en suivant la femme dans l’escalier. Aidan marchait derrière elle.

Ils traversèrent un long couloir recouvert d’une moquette râpée. Henriette ouvrit la porte d’une petite chambre. Un vieil homme était assis sur une chaise à côté de laquelle se trouvait un déambulateur. Il lisait, et leva les yeux lorsqu’ils entrèrent. Il portait un costume démodé qui avait connu des jours meilleurs. Mais il était propre et élégant. Il avait des yeux clairs.

— Papy, ces gens sont venus te voir. Ils veulent te parler.

Véronique lui sourit. Il la regarda attentivement.

— Je ne vous connais pas, madame, dit-il d’une voix claire.

— Non, monsieur, en effet, répondit Véronique. J’aimerais m’entretenir avec vous au sujet d’un objet que j’ai en ma possession.

Il acquiesça. Il avait rarement de la visite et était content qu’on soit venu le déranger. Il lança un regard à Aidan, puis fit un signe à sa petite-fille. Il était d’accord. La jeune femme leur indiqua deux chaises, puis s’assit sur le lit. Il y avait des tableaux sans valeur sur les murs, et la fenêtre donnait sur le jardin.

Véronique raconta qu’elle avait acheté un tableau lors de sa lune de miel à Venise.

— Lorsque nous avons divorcé, je l’ai laissé à mon mari. Il y a peu, ce dernier est mort, et le tableau m’est revenu. Je m’étais toujours posé des questions à son propos, au sujet de son authenticité. À mes yeux, c’était un Bellini, ou alors une copie réussie.

L’homme écoutait son récit avec attention.

— Il y a quelques mois, je suis allée dans un monastère à Venise afin d’en savoir plus. S’agissait-il d’un Bellini, oui ou non ? Si c’était le cas, je voulais le laisser à mes enfants. Il s’avère que cette œuvre a appartenu à la famille Berger-Cohen. En 1918, le tableau était en possession du fils aîné du propriétaire originel. Et en 1941, la toile a disparu, tout comme la famille en question…

Véronique s’arrêta quelques instants. Le vieillard avait les yeux remplis de larmes.

— Le moine que j’ai vu pensait qu’aucun membre de cette famille n’avait survécu, mais j’ai voulu en avoir le cœur net. Je vous ai retrouvé grâce à Internet. Et me voilà : je suis venue ici afin de savoir si vous êtes bien un membre de cette famille.

Le visage ruisselant de larmes, le vieillard la regardait, incapable de prononcer le moindre mot. Tous attendaient qu’il parle.

— J’avais treize ans. Je suis rentré à la maison après l’école avec l’un de mes amis. Toute ma famille avait disparu. Tous : mes quatre jeunes sœurs, mes parents, mon frère aîné. Ils ont pris tout le monde. Des voisins m’ont caché pendant un temps. Je devais sortir la nuit pour chercher de quoi manger car ils n’avaient pas de quoi me nourrir. Les nazis ont fini par me trouver. Je n’ai pas été envoyé dans le même camp que mes proches. Ils sont tous morts. C’est ce que j’ai appris après la guerre, grâce à la Croix-Rouge.

« Mon camp a été libéré par les Américains quand j’avais dix-huit ans. J’ai rencontré ma femme là-bas. Elle avait tout juste dix-sept ans. Nous nous sommes mariés peu de temps après. Nous sommes revenus à Paris. Nous travaillions dur. Elle aussi avait perdu tous les siens. Nous avons attendu longtemps avant d’avoir des enfants. Et voici ma petite-fille, Henriette. Elle prend soin de moi. Son père, mon fils, habite à Lyon. La maison de mes parents, que les nazis ont confisquée, était située dans le 16e arrondissement. Nous n’avons jamais retrouvé aucun de nos biens. Je suis devenu enseignant, et ma femme était infirmière. C’était quelqu’un de formidable. Elle est morte il y a trois ans.

Il retroussa alors sa manche afin de montrer à Véronique et Aidan le numéro tatoué sur son bras. L’encre était délavée. Ce témoignage de l’horreur donna la nausée à Véronique. Elle l’imaginait, envoyé dans un camp alors qu’il n’était qu’un enfant. Elle imagina sa rencontre avec une jeune fille, et comment, en dépit de tout, ils avaient survécu et continué leur chemin ensemble.

Elle sortit la photo de l’enveloppe et la lui tendit. Il ne dit rien pendant un long moment, perdu dans un autre monde.

— Ce tableau appartenait à mon grand-père, qui l’a légué à mon père. Il était accroché dans notre salle à manger. Ma mère l’adorait.

Il sourit.

— Moi, j’étais un jeune garçon : je le trouvais un peu gnangnan, avec tous ces anges.

Il regarda alors Véronique, puis Aidan.

— Oui, je me souviens de ce tableau.

Ces yeux étaient deux mares limpides de chagrin.

— Cher monsieur, j’espérais bien que vous vous en souviendriez, même si les garçons de treize ans ne remarquent pas toujours les tableaux. Tout ce que je voulais savoir, c’était si cette toile appartenait à votre famille. J’aimerais vous la rendre. Elle vous a été volée, et vous en êtes le véritable propriétaire. Bien plus que moi. Je refuse de vous la voler une seconde fois. Ce tableau vaut beaucoup d’argent, plusieurs millions d’euros. Peut-être aurez-vous envie de le vendre, et dans ce cas, je peux vous présenter des spécialistes qui vous en donneront le meilleur prix. Il y a aussi la possibilité de le mettre aux enchères. Cela ferait sensation dans le monde de l’art, surtout depuis qu’il a été authentifié de source sûre. Je vous le ferai expédier, ou l’enverrai directement à un marchand d’art, comme vous voulez.

— Vous voulez me donner le tableau ?

L’homme paraissait perdu. Cet entretien l’avait bouleversé. Sa petite-fille, toujours assise sur le lit, était stupéfaite. Ces visiteurs inattendus n’étaient pas des arnaqueurs, loin s’en fallait – plutôt des anges qui avaient été envoyés sur Terre. Henriette et Véronique se mirent soudain à pleurer. Quant à Aidan, quand il vit sa compagne prendre la main du vieillard, ses yeux s’embuèrent de larmes.

— Ce tableau vous appartient, monsieur. Comme il appartenait à votre père et à votre grand-père. Vous êtes le propriétaire légitime de cette toile et de ses anges « gnangnan ».

Véronique souriait à travers ses larmes, et le vieil homme également.

— Pourquoi faites-vous cela pour moi ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

— Parce que c’est juste. Un peu de justice, après toutes ces années, cela fait du bien, non ?

Il l’ignorait encore, mais cette visite allait changer sa vie.

— Votre petite-fille m’appellera quand vous aurez pris une décision. Il faudra me dire à quelle adresse envoyer le Bellini. Il se trouve actuellement à Venise, dans un monastère. Les moines vous le feront parvenir.

— Ma mère serait si heureuse, dit-il d’une voix chevrotante avant d’embrasser Véronique sur la joue. Merci, madame. Merci de nous rendre notre bien. Pendant toutes ces années, ma femme et moi n’avions plus que des souvenirs.

— Et maintenant, vous avez des rêves, monsieur. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec ce tableau.

Elle lui sourit. Puis elle et Aidan se levèrent. Cette discussion avait épuisé le vieil homme. Il serra la main d’Aidan dans la sienne. Véronique vit les larmes dans les yeux de son compagnon. Elle se pencha et embrassa le vieillard sur la joue.

— Au revoir, monsieur Berger-Cohen. Prenez soin de vous.

— Au revoir, dit-il faiblement. Et merci. Vous allez faire le bonheur de ma famille.

Plus qu’il ne pouvait l’imaginer. Il était difficile de se représenter la somme qui les attendait quand, comme lui et les siens, on avait vécu une vie aussi dure.

Véronique et Aidan suivirent Henriette en bas, jusqu’à la porte.

— Dites-moi quand vous aurez pris une décision, lui dit Véronique en lui donnant un papier avec ses coordonnées. Je me ferais un plaisir de vous aider si jamais vous décidiez de vendre le tableau.

La femme la regardait avec stupéfaction.

— Je ne sais comment vous remercier, madame, dit-elle d’une voix remplie d’émotion.

— C’est inutile. Ce tableau appartient à votre famille.

Dehors, l’air était frais. Véronique et Aidan marchèrent en silence pendant quelques minutes, puis Aidan força Véronique à s’arrêter et la regarda dans les yeux.

— Je n’arrive pas à croire ce que tu viens de faire.

— Cela s’imposait, dit-elle simplement. Ce tableau ne m’appartenait pas.

— Tu te rends compte de sa valeur ?

Elle hocha la tête et sourit. Elle se sentait légère comme l’air et plus heureuse que jamais.

— Tu sais, pour une fille riche, tu es vraiment quelqu’un de très, très bien.

Aidan s’installa derrière le volant. Il attira Véronique contre lui. Jamais dans sa vie il n’avait autant aimé quelqu’un.

 

Ce soir-là, Véronique resta longtemps à la fenêtre, à contempler la Seine au clair de lune. Elle pensait à Paul : son ex-mari, avec son testament, avait été à l’origine de tout. Il avait plus œuvré pour sa famille après sa mort que de son vivant. Timmie avait son foyer pour sans-abri. Juliette, son château, qu’elle allait convertir en hôtel. La carrière de Joy était lancée, avec un manager sérieux et de bons rôles en perspective. Sophie avait été reconnue et avait retrouvé ses sœurs, et elle et sa mère avaient de quoi voir venir. Bertie avait été rappelé à l’ordre et arrêté. Quant à Véronique, elle s’était remise à peindre. L’action de Paul s’était même étendue au-delà de la famille, puisque François Berger-Cohen avait récupéré son tableau. La petite fortune que lui rapporterait ce dernier assurerait l’avenir de sa famille et lui permettrait de vivre confortablement les dernières années de sa vie – une maigre compensation après tout ce qu’il avait traversé.

Surtout, chacune d’entre elles avait rencontré la personne qui lui était destinée. Tout cela, grâce à Paul, même si c’était de manière indirecte. Véronique avait croisé la route d’Aidan tandis qu’elle enquêtait sur la toile qu’il lui avait léguée. Timmie avait rencontré Brian, et ils étaient faits l’un pour l’autre. Avec son tempérament de feu, il lui fallait quelqu’un de sa trempe. Juliette avait rencontré Jean-Pierre, et Joy, Ron.

Ainsi, Paul leur avait offert à toutes ce dont elles avaient besoin. Il avait su exactement ce qu’il leur fallait. De là où il se trouvait, au ciel, il avait créé des miracles.

Aidan l’enlaça.

— À quoi penses-tu, ma chérie ?

— À tout. À la tournure positive des événements.

Elle s’appuya contre lui. Elle se sentait en sécurité avec lui.

— Tu as bien bossé aujourd’hui, lui dit-il en déposant un baiser au sommet de son crâne. Viens te coucher, maintenant, murmura-t-il.

Une fois dans le lit confortable, il la tint serrée dans ses bras. Jamais il n’oublierait ce qu’il avait lu dans les yeux du vieil homme lorsque celui-ci avait appris que Véronique lui rendait le tableau. Jamais non plus il n’oublierait ce qu’il avait lu dans ses yeux, à elle. C’était un cadeau extraordinaire.

Tout aussi extraordinaire que ceux, fort précieux, que Paul avait faits à sa famille.