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Véronique arriva à l’heure dite au restaurant. Joy et Timmie étaient là depuis quelques minutes à peine. Juliette suivit sa mère de peu. C’était une chaude soirée de juillet, et elles s’installèrent à l’extérieur. Timmie commanda tout de suite une bouteille de vin. La journée avait été longue et éprouvante. Leur père, tout en leur laissant un héritage mûrement réfléchi qui témoignait de son amour pour elles et leur offrait la liberté de poursuivre leurs rêves, les avait aussi abasourdies en leur révélant l’existence de son enfant illégitime. Sans compter les menaces et les accusations de Bertie. En l’espace de quelques minutes, c’est comme si elles avaient perdu un frère et gagné une sœur. Ni l’une ni l’autre de ses réalités ne leur plaisaient, même si l’existence de Sophie Marnier les perturbait davantage – Bertie était une cause désespérée depuis des années.

— Bon, les filles, que vous inspire cette histoire de petite sœur ? lâcha Timmie d’un ton sarcastique après avoir dégusté une gorgée de vin.

Toute la journée, cette révélation l’avait hantée. De plus, elle s’inquiétait pour leur mère, qui était pâle comme un linge.

— On dirait bien que je ne suis plus le bébé de la famille, voire que je ne l’ai jamais été, ou alors très brièvement, dit Joy d’un air morose.

Elle savait que c’était ridicule, mais cela la contrariait.

— Sa mère est sûrement une espèce de croqueuse de diamants, poursuivit-elle. Et maintenant, jackpot, elles se retrouvent avec un quart du château. Comment fait-on si Sophie s’oppose à la vente ?

Véronique secoua la tête.

— Elle ne peut pas faire une chose pareille. Vous êtes trois contre une, les filles. Dans ce genre de situation, c’est la majorité qui l’emporte. Et rien dans le testament de votre père ne laisse entendre qu’il faut l’accord de toutes pour vendre le château. Seul un quart du montant que vous obtiendrez à la vente lui reviendra. Cela ne représente certainement pas grand-chose. Je doute que votre père ait entretenu le château au cours de ses dernières années. Déjà que cela n’a jamais été Versailles…

C’était un joli château de campagne, et Véronique en avait pris grand soin jusqu’à ce qu’elle le cède à Paul. Ensuite, la bâtisse avait été négligée. Quand il avait compris que c’était à lui de l’entretenir et de le gérer, Paul s’en était rapidement désintéressé, et Véronique ne l’avait pas entendu en parler depuis des années. Bien s’occuper d’un tel actif nécessitait beaucoup de travail et exigeait des sommes d’argent que Paul n’avait pas à sa disposition ou ne souhaitait pas dépenser pour quelque chose dont il ne jouissait pas. C’était lui tout craché : loin des yeux, loin du cœur. Et loin du portefeuille…

— Eh bien moi, je peux vous dire d’emblée que je souhaite vendre, déclara Timmie sans hésiter une fois qu’elles eurent commandé leurs plats. Être copropriétaire d’un château en France, avec toutes les prises de tête que cela implique, non merci ! Ce truc m’a tout l’air d’être un gouffre financier.

— Ça l’a toujours été, confirma Véronique.

Elle savait bien que ses filles n’avaient aucune raison de garder le château. Elles ne venaient en France qu’une semaine en été pour lui rendre visite – et encore, cette année, elles dérogeraient à la tradition. L’époque où elles passaient leurs vacances ensemble était révolue. Chacune vivait sa vie de son côté désormais, avec des emplois du temps, des obligations et des besoins différents. Quand on savait tout l’entretien que cela nécessitait, garder un château pour seulement quelques jours dans l’année paraissait absurde.

— Moi non plus, je ne veux pas d’un château en France, dit Joy d’un air affolé. Je n’habite même pas sur la côte Est. C’est à Los Angeles que je peux faire carrière. En plus, je n’ai pas les moyens de payer un truc pareil.

Surtout, elle n’en avait pas envie.

— Vous ne pensez pas qu’il faudrait aller le voir avant de prendre une décision ? suggéra Juliette avec prudence.

Aucune d’elles n’y était retournée depuis vingt ans. Elles n’en avaient que de vagues souvenirs d’enfance.

— On ne sait jamais… Peut-être qu’il vaut la peine qu’on le garde. Nous pourrions le louer, ce qui nous permettrait de l’entretenir, voire même d’en tirer un peu d’argent.

— Il faudrait dépenser des fortunes pour arriver à ce résultat, répliqua Timmie pour clore le débat. Or, moi, c’est dans mon foyer que je veux investir, pas dans un château en France où je ne mettrai jamais les pieds !

Joy partageait son point de vue.

— J’aimerais aller voir à quoi il ressemble avant que nous le vendions, insista Juliette. Je pourrais m’y rendre en août, puisque la boutique sera fermée.

Elle regarda alors avec insistance sa sœur cadette.

— Tu viendrais avec moi, Joy ?

Elle savait que Timmie n’abandonnerait pas les gens qui avaient besoin d’elle. De toute façon, elle avait décidé de vendre le château, quel que soit l’état dans lequel il se trouvait.

— Je ne sais pas. Peut-être. Si je ne travaille pas, répondit vaguement Joy.

Elle espérait qu’avec un nouveau manager et un nouvel agent, elle décrocherait très vite un rôle quelque part…

— Et toi, maman ?

Juliette voulait organiser un voyage de reconnaissance. Elle y avait réfléchi tout l’après-midi.

— Je pourrais vous retrouver sur place, répondit Véronique, songeuse.

Jamais elle n’aurait pensé revoir un jour cet endroit où elle avait tant de souvenirs. Ce serait pour elle une expérience douce-amère.

— Et Sophie ? demanda Juliette. Nous devrions la rencontrer, non ?

Ses sœurs et sa mère parurent choquées.

— Il faut bien que nous sachions à qui nous avons affaire. Et après tout, c’est notre sœur.

— Demi-sœur, la corrigea Timmie en prenant un air solennel, par égard pour leur mère.

Depuis la révélation de la matinée, Timmie était désolée pour sa mère. Cela ressemblait tellement à leur père de partir avec une nouvelle qu’il n’avait pas eu le courage de leur annoncer de son vivant. Ce faisant, il était parvenu à faire voler en éclats le peu d’illusions que Véronique entretenait encore au sujet de leur mariage. Quelle claque pour elle ! pensait Timmie. D’une main, il leur avait donné à chacune un rêve, et de l’autre, il leur avait ôté tout espoir de le respecter en tant que mari et père.

Timmie lisait la douleur dans les yeux de sa mère. Son chagrin n’était pas lié uniquement à la perte qu’elle subissait. Il était également dû à la trahison, plus cruelle encore. Timmie n’était pas une personne particulièrement affectueuse, et elle n’était pas proche de sa mère. Mais elle la respectait, et lui était loyale. Aussi ce coup final lui était-il insupportable. Et la toile que Paul lui avait léguée par sentimentalisme ne pouvait en aucun cas le racheter.

— Je n’ai pas envie de rencontrer cette Sophie, déclara Timmie sans ambages.

Joy réfléchissait. Elle aimait sa mère, mais leur demi-sœur était bel et bien une réalité.

— Je ne sais pas si j’en ai envie ou pas, lâcha-t-elle. Que fera-t-on si elle est abominable, ou si elle essaie d’obtenir plus d’argent ? s’inquiéta-t-elle.

— Ah non, laissons ça à Bertie, répondit Timmie. Lui, je suis presque certaine qu’il n’acceptera pas gentiment les choses. On n’a pas fini d’entendre parler de lui… Il ne manquerait plus qu’on ait les deux sur le dos ! L’un ici et l’autre en France.

— Est-ce que tu as les moyens d’en savoir plus sur cette fille, maman ? eut la bonne idée de demander Joy.

— J’imagine que je pourrais faire appel à un détective. Cela ne devrait pas être trop compliqué de dégoter deux ou trois informations sur elle.

Véronique se demandait si Sophie et sa mère attendaient davantage d’elles… Il est vrai que les deux femmes n’avaient jamais cherché à les contacter, pas plus qu’elles n’avaient entamé de démarches judiciaires à l’encontre de Paul. Si cela avait été le cas, Véronique le saurait. Dans son testament, Paul soulignait qu’il n’avait jamais aidé sa fille. Cependant, avoir quelques éléments supplémentaires sur elle ne pourrait pas faire de mal. De plus, Véronique était curieuse : combien de temps avait duré la liaison de Paul avec cette Élisabeth ? Comment s’étaient-ils rencontrés ? Elle était encore sous le choc. Dire qu’elle n’avait rien soupçonné…

— En rentrant, je passerai quelques coups de fil, promit-elle.

— Ce testament est un peu fou, lança soudain Joy.

— Oui… En tout cas, c’est certainement ce que Bertie s’est dit, répliqua Timmie avec un sourire en coin.

Elles ne purent s’empêcher de rire en évoquant son esclandre dans le bureau d’Arnold. Même Véronique s’en amusa.

— Vous savez, moi, je crois que je me suis retrouvée en état de choc, dut reconnaître Juliette.

La jeune femme se sentait plus détendue grâce au vin et à ce bon repas.

— Pareil, dit Joy.

— C’est peut-être une fille bien, cette Sophie, soupira Véronique en s’efforçant de se montrer clémente.

— Peu probable, quand on sait quel genre de femmes papa fréquentait.

Timmie avait raison. Après sa mère, il n’avait pas eu une seule relation durable ou sérieuse. Ses aventures étaient déterminées par son ego et par le physique de ses conquêtes. Il avait soixante ans quand Véronique l’avait quitté. Il se serait remarié s’il avait trouvé une femme suffisamment fortunée, mais sa réputation le précédait déjà, à l’époque. Personne n’avait voulu succéder à Véronique. De toute façon, grâce à l’accord auquel ils étaient parvenus après le divorce, il menait une vie si confortable qu’il s’en moquait.

Les quatre femmes se quittèrent avec le vague projet de se retrouver en France en août, selon ce que Véronique parviendrait à trouver au sujet des Marnier. Elles s’accordaient sur le fait qu’il était nécessaire de voir le château afin de prendre la bonne décision à son sujet. Seule Timmie campait sur ses positions.

— Quand penses-tu retourner en France, maman ? s’enquit-elle en sortant du restaurant.

— Je ne sais pas encore. Sans doute dans quelques jours.

Rien ne la retenait à New York, et elle s’aperçut qu’elle avait envie de passer le reste de l’été en Europe. Elle n’avait pas d’idée particulière en tête. Paris était certes très calme en été, mais finalement, cette torpeur s’accordait plutôt bien avec son humeur du moment. Elle n’avait pas le cœur à la fête. Et la capitale française aurait l’avantage d’être moins étouffante que New York en cette saison.

— Et ce tableau que papa t’a laissé ? demanda Juliette.

Elles avaient passé tout le repas à parler de Bertie, de Sophie et du château.

— C’est un vrai Bellini ?

— Je ne pense pas, répondit Véronique tranquillement. Mais il est vrai qu’avec les toiles de la Renaissance, c’est difficile à dire. Le tableau a pu être peint par un de ses élèves, voire par plusieurs, mais aussi par le maître en personne ou par un faussaire de talent. J’ai toujours voulu me pencher sur la question, mais je ne l’ai jamais fait. Quoi qu’il en soit, c’est une œuvre ravissante, même s’il s’agit d’une copie.

Véronique prit un air songeur. Les souvenirs remontaient à la surface.

— Tu devrais étudier ça de plus près, lui dit doucement Joy.

Depuis ce matin, la jeune femme éprouvait un regain d’affection envers sa mère. Cette dernière, en effet, ne s’était permis aucun commentaire désagréable au sujet du coup de pouce que son père avait choisi de donner à sa carrière. Elle respectait ses décisions et était par ailleurs ébranlée d’avoir découvert l’existence de Sophie. Cette nouvelle avait eu pour effet de resserrer les liens entre elle et ses filles. Malgré leurs différences, elles faisaient front face à l’adversité et face à une étrangère qu’elles voyaient comme une ennemie potentielle. Sans parler de Bertie, qui leur avait déclaré la guerre. Bref, on les attaquait de toutes parts.

— Je vais regarder ce tableau de plus près, oui, répondit Véronique d’un ton las. Je pourrais peut-être aller en Italie plutôt qu’en France…

Elle adorait passer du temps à Rome, Florence et Venise, et visiter églises et musées. Ce soir-là, alors qu’elle s’apprêtait à se coucher, l’idée d’un tel voyage lui traversa de nouveau l’esprit. Toutefois, engager un détective pour enquêter sur les Marnier lui paraissait prioritaire, pour elle comme pour ses filles.

Le lendemain matin, Arnold l’appela pour prendre de ses nouvelles et s’excusa pour le choc occasionné la veille par la lecture du testament.

— Je l’avais supplié de t’en parler, dit-il doucement. Mais il n’a pas voulu m’écouter. Il voulait que ce soit moi qui gère la situation. Il n’était pas très doué pour ce genre de choses.

Arnold soupira. Tous deux savaient qu’il avait raison. À choisir, Paul prenait toujours le chemin le plus simple.

— Cela n’a plus d’importance désormais, répondit Véronique poliment.

Elle aurait tellement aimé le penser vraiment ! Mais l’attitude de Paul avait suscité de l’amertume chez elle. Elle en disait long sur l’homme qu’il était. Il l’avait déçue bien trop souvent, et cette fois-ci, il avait fait du mal à ses filles, et ce même s’il leur laissait un héritage généreux et bien pensé.

— Je vais tâcher d’oublier tout ça, Arnold. Ne t’inquiète pas… J’y pense : tu crois que tu pourrais me trouver une photo du tableau qu’il m’a légué ? Je suis sûre qu’il y en a une quelque part dans le dossier.

— Je ferai mieux, même : le tableau te sera livré dans un délai très court, dit-il gentiment.

Mais Véronique n’était pas prête. Il s’agissait d’une toile imposante, et elle ne voyait pas où l’accrocher pour le moment. Il faudrait qu’elle déplace certains meubles pour lui faire de la place, et elle ne savait pas si elle en avait envie, surtout pour ce qui était probablement une copie.

— Non, merci, Arnold. Pour l’heure, je me contenterai d’une photo.

— Bon, je vais regarder, promit-il. Ça te dirait que je te remette cette photo autour d’un bon repas ? demanda-t-il, plein d’espoir.

Décidément, il ne s’avouait jamais vaincu.

— Pour être sincère, Arnold, je me sens encore trop remuée. Il faut que nous digérions ce que tu nous as révélé hier. Et dans quelques jours, je repars en France. Je dois m’organiser et préparer mes affaires.

Elle n’était pas d’humeur à accepter les avances délicates mais persévérantes d’Arnold.

— Je vais faire appel aux services d’un détective privé à Paris afin d’obtenir des informations au sujet des Marnier, lui apprit-elle pour changer de sujet.

Il trouva que son idée était bonne. Les filles étant liées à Sophie par le biais du château, autant savoir à quoi s’attendre.

— Et sur le Bellini, tu vas enquêter aussi ? s’enquit-il.

— Peut-être. Un jour. Je ne pense pas que j’en aurai le temps tout de suite. À Venise, il existe un monastère où sont archivés des documents incroyables sur l’authenticité des tableaux, tout particulièrement ceux dont l’attribution est douteuse. Mon grand-père évoque ce monastère dans l’un de ses livres, et j’y suis allée une fois avec ma mère. Elle a toujours été fascinée par les faux. Elle m’a transmis le virus. Si je vais en Italie, je ferai peut-être un saut à Venise.

— Quand seras-tu de retour chez nous ?

— Je ne sais pas. Fin août. Ou en septembre. Je vais visiter le château avec les filles.

— Ah ? Ont-elles l’intention de le garder ? demanda-t-il avec curiosité.

— J’en doute. Elles ne veulent pas s’encombrer d’un château en France. Elles sont trop accaparées par leur vie ici.

Véronique aurait certes pu prendre la responsabilité du château pour ses filles, mais elle ne le souhaitait pas. Elle l’avait donné à Paul, et c’était une relique d’une histoire ancienne pour elle.

— Tu auras la photo avant ton départ, promit Arnold. Cette énigme est fascinante. Tiens-moi au courant de l’avancée de ton enquête. Et au sujet de Sophie et de sa mère aussi.

Paul avait indéniablement laissé dans son sillage des problèmes et des mystères, un drôle de mélange de joies et de peines.

Arnold se manifesta deux jours plus tard, alors que Véronique était en pleins préparatifs de son voyage. Il venait de recevoir une lettre de l’avocat de Bertie, où il était question du fort mécontentement de son client quant aux dispositions prises par son père dans son testament. Il proposait à ses sœurs de réparer le préjudice qu’il avait subi en l’incluant dans le partage du château : il voulait parvenir à une situation équitable et attendait tout particulièrement un geste de Timmie, laquelle avait obtenu la part la plus importante. S’ils n’arrivaient pas à s’entendre, il avait l’amabilité de les prévenir qu’il les attaquerait chacune individuellement, ainsi que la succession. Bref, il les poursuivrait en justice pour faire invalider le testament.

Véronique soupira. Pourtant, elle n’était pas surprise par ce qu’elle entendait.

— Je me doutais bien qu’il n’en resterait pas là. C’est maintenant le seul espoir qu’il lui reste d’obtenir quelque chose de Paul, dit-elle d’une voix dépitée.

— Tu serais toi aussi concernée par ce courrier si tu avais une part du château ou si tu avais hérité d’une somme d’argent de Paul. Visiblement, Bertie ne s’intéresse pas à ce tableau dont tu penses de toute façon qu’il s’agit d’un faux.

— C’est idiot de sa part. Si c’est un Bellini, il vaut une fortune.

— Il préfère prendre un pari moins risqué et cherche l’argent facile. Ce qu’il veut vraiment, c’est un arrangement, pas un procès. Il essaie d’impressionner les filles.

Véronique partageait ce point de vue : cela lui semblait évident.

— Tu penses que les filles lui donneront un os à ronger pour se débarrasser de lui ? demanda Arnold.

— Ça ne risque pas, répondit Véronique avec assurance.

Elles détestaient leur demi-frère depuis des années. Et elles étaient bien moins charitables que Véronique.

— Et elles ont raison, poursuivit-elle. Bertie ne mérite pas un centime. Paul lui a déjà suffisamment donné, et il a tout jeté par les fenêtres. Bon, que faisons-nous, maintenant ?

— Nous attendons de voir s’il mène une action en justice. Nous aviserons à ce moment-là. Paul avait le droit de faire ce qu’il voulait de ses biens. Au pire, Bertie harcèlera les filles afin d’obtenir un arrangement. Avec un procès, il irait droit dans le mur, étant donné son passif. Mais cela ne l’empêchera pas d’essayer.

Véronique l’en savait capable, en effet.

Ses trois filles l’appelèrent plus tard ce jour-là, après avoir reçu d’Arnold le fax de la lettre. Elles étaient outrées, mais certainement pas surprises.

— S’il nous fait un procès, on le clouera au mur, lâcha Timmie.

Véronique la croyait sur parole : ses filles étaient impitoyables à son égard, surtout Timmie, qui le traitait de larve et le haïssait depuis l’enfance. Elle avait toujours su lire dans son jeu, dans ses mensonges et ses flatteries. Arnold avait dit que Bertie réclamerait peut-être une part de l’héritage de Sophie étant donné que cette dernière n’avait jamais été reconnue par leur père de son vivant. Mais il doutait que le jeune homme parvienne à ses fins avec une telle approche, à moins de menacer Sophie et de la faire craquer. Bertie n’avait rien dans le ventre, hormis la jalousie, le fiel et la cupidité, qui ne seraient pas payants au tribunal.

Juliette, quant à elle, paraissait très angoissée par la question. Elle se passerait volontiers de la pression d’un procès. Véronique s’efforça de la rassurer et alla lui rendre visite à Brooklyn le jour suivant. Elle passa un agréable moment dans l’appartement de sa fille et promit de lui donner des nouvelles de l’enquête.

Ce soir-là, Véronique alla également saluer brièvement Timmie chez elle. Habituellement, avant de partir en voyage, elle se contentait d’un coup de fil, mais comme ses filles venaient de perdre leur père, elle voulait les voir en personne avant son départ. Le lendemain, elle s’envolait pour Paris, neuf jours seulement après avoir quitté Nice. Elle avait pourtant l’impression que son séjour avait duré dix ans : il avait été pénible, empli d’émotions douloureuses, de bonnes et de mauvaises surprises, de la tourmente que Paul laissait derrière lui. Elle avait hâte de retrouver son paisible appartement sur l’île Saint-Louis.

Arnold trouva une photo du Bellini pour elle. Si elle allait en Italie, elle essayerait de mener son enquête. Dans son bagage à main, elle prit la photo, ainsi que des photocopies de la lettre de Bertie et du testament de Paul.

Véronique appela Joy à Los Angeles. La jeune femme était affairée et de bonne humeur. Sitôt arrivée en Californie, elle avait laissé tomber son emploi de serveuse. Elle était ravie. Elle devait rencontrer des professeurs d’art dramatique ainsi que des agents. Véronique lui assura qu’elle était très heureuse pour elle. Enfin, elle acceptait le choix de carrière de sa fille, prenant exemple sur Paul qui avait toujours fait montre d’enthousiasme à cet égard. Joy n’en revenait pas d’un tel changement.

Véronique avait réfléchi. Joy avait vingt-six ans, après tout. Elle travaillait dur depuis cinq ans pour faire ce métier, ce qui prouvait son engagement. Elle avait un vrai talent et était prête à tout mettre en œuvre pour avancer. Véronique sentait qu’elle n’avait plus le droit de lui barrer la route. C’était la vie de Joy, son rêve.

Lorsque Véronique embarqua le lendemain après-midi, elle avait le cœur lourd. Il s’était passé tant de choses ; les dernières illusions qu’elle avait pu avoir au sujet de Paul et de leur mariage avaient volé en éclats. Le seul point positif dans toute cette affaire était qu’elle se sentait plus proche que jamais de ses filles. Mais lorsque l’avion décolla, elle éprouva un étrange sentiment de solitude. Paul n’était plus là désormais, il ne restait plus rien de lui à quoi elle puisse se raccrocher, que ce soit en tant qu’époux ou en tant qu’ami. Et elle avait beau aimer ses filles, elles étaient adultes et avaient leur vie. Elle comprit qu’elle avait trop longtemps dépendu de leur affection. Après Paul, elle n’avait pas reconstruit sa vie. Les filles étaient alors très jeunes, et elle s’était cramponnée à elles – à Paul aussi, quoique différemment. Désormais, avec sa mort, le cordon ombilical était coupé. Et tandis que New York rapetissait en dessous d’elle, Véronique fut envahie par un sentiment de solitude d’une puissance inédite.