5

L’avion atterrit à l’aéroport Charles-de-Gaulle le lendemain matin à 6 heures. Véronique prit un taxi jusqu’à Paris. L’aube pointait tout juste, parant le ciel au-dessus de la Ville lumière de teintes roses et orangées. On aurait dit un tableau impressionniste. La beauté de ce spectacle et la joie d’être là lui firent monter des larmes aux yeux. Paris avait le don de l’apaiser et de la consoler. Elle avait vécu dans d’autres villes, à New York pendant de nombreuses années par exemple, mais quand elle posait le pied ici, elle avait le sentiment d’être de retour chez elle.

Véronique avait laissé un message à sa femme de ménage pour la prévenir de son arrivée. Quand elle entra dans son appartement au plancher légèrement incliné, tout était en ordre. Une baguette fraîche l’attendait dans la cuisine, un panier de fruits semblable à une nature morte trônait sur la table et le frigo était rempli de ses produits préférés. Son lit était fait, et les draps, parfaitement repassés, avaient été repliés, prêts à l’accueillir si elle avait envie de se reposer un peu. Aucun endroit au monde n’égalait son appartement parisien quand sa femme de ménage le préparait pour sa venue.

Véronique mangea une pomme, se fit un café et, assise à la table de la cuisine, contempla la vue époustouflante sur la Seine qui s’offrait à elle. Elle se sentait déjà mieux que la nuit précédente. Après avoir pris sa douche, elle s’allongea un moment. Elle avait de nombreuses tâches à accomplir, mais elle voulait d’abord se détendre. Elle sentait déjà que ce serait une chaude journée. Son appartement n’avait pas l’air conditionné, mais elle s’en moquait. Elle aimait la chaleur, et la ville à moitié désertée en ce mois de juillet lui semblait paisible, avec un rythme moins frénétique que d’ordinaire. Presque la moitié du pays prenait ses vacances en juillet, et l’autre moitié en août, un mois encore plus calme à Paris. Bon nombre de commerces et de restaurants étaient alors fermés.

Confortablement installée entre ses draps frais, elle dormit près de deux heures. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il était presque midi. Elle appela un avocat qu’elle connaissait afin qu’il lui recommande un détective. Lorsqu’elle téléphona au numéro qu’il lui avait indiqué, elle fut soulagée que l’homme ne soit pas en vacances. Elle lui expliqua la situation, précisant que Sophie Agnès et Élisabeth Marnier habitaient à Saint-Paul-de-Vence ou dans les environs. Il lui promit de la contacter par e-mail dès qu’il aurait des éléments à lui fournir – leur adresse exacte, leur métier, si elles étaient mariées, et autres détails de leur vie. L’enquête ne semblait pas lui poser de problème particulier. Il fallait juste que Sophie et sa mère n’aient pas déménagé ou disparu, ce qui n’était pas le cas, d’après les informations qu’Arnold avait communiquées à Véronique.

Après ce coup de fil, elle se sentit soulagée, comme si elle venait d’accomplir une mission. Elle envoya un message à ses trois filles afin de leur annoncer que l’enquête sur les Marnier venait officiellement de débuter. Ensuite, elle décida de ne plus y penser et alla se promener.

Elle flâna autour des étals des bouquinistes le long de la Seine, admirant les gravures et autres photos de Paris. Elle s’arrêta ensuite dans un café pour boire un expresso et grignoter quelque chose en regardant les passants. Puis elle rentra chez elle à pied, après un crochet par Notre-Dame.

L’hôtel particulier où avaient vécu ses grands-parents et, après eux, ses parents était à proximité. Elle ne s’y rendait toutefois que lorsqu’elle devait prendre une décision quelconque ou que quelque chose avait besoin d’être remplacé ou réparé. Elle gardait cette maison un peu comme s’il s’agissait d’un temple à la gloire de son passé, mais elle préférait de loin son appartement surplombant la Seine.

Une fois chez elle, Véronique essaya d’organiser les semaines à venir. Elle avait du temps devant elle et aucune obligation. Cela l’incita à sortir de son sac la photo du tableau légué par Paul. Elle l’examina longuement et méticuleusement. L’idée de séjourner à Venise et d’aller consulter les archives de ce monastère afin d’enquêter sur l’histoire et l’authenticité de la toile la séduisait. La Cité des Doges était très fréquentée en été, il y faisait chaud, mais cela serait pour elle l’occasion de se consacrer à un projet qui lui plaisait. Et maintenant que l’œuvre lui appartenait, elle avait vraiment envie de savoir s’il s’agissait d’un authentique Bellini. Elle voulait le découvrir pour les filles.

Véronique rangea le cliché, puis, sur un coup de tête, décida que sa prochaine étape serait Rome. Elle adorait cette ville et s’y amusait toujours bien, même seule. De là-bas, elle rejoindrait Venise et mènerait à bien ses recherches. L’Italie avait toujours un effet positif sur son moral, et en ce moment, cela ne pouvait que lui faire du bien. Elle avait du mal à se remettre de la mort de Paul. Cependant, bizarrement, son décès et la révélation de son ultime trahison l’avaient en quelque sorte affranchie des liens qui l’unissaient à lui. Paul lui manquait, bien entendu, mais elle se sentait libre, plus libre que jamais depuis le divorce. Elle avait envie de faire quelque chose pour elle. Et Rome était un excellent point de départ. Elle y passerait quelques jours avant de poursuivre sa route jusqu’à Venise.

Véronique réserva une chambre à l’hôtel Cipriani à Venise, et au Hassler à Rome, puis acheta un billet d’avion pour le lendemain. Voyager seule lui procurait un sentiment de liberté. Elle n’avait à s’ajuster au programme de personne et n’avait à se soucier que de ses propres envies. Elle prépara un petit sac, dans lequel elle n’omit pas de mettre le cliché du tableau. La perspective de son passage au monastère l’enthousiasmait. De toute façon, le simple fait d’aller en Italie suffisait à la réjouir. L’aventure commençait.

 

Son avion atterrit à l’aéroport de Fiumicino et elle prit un taxi pour se rendre à Rome. Le Hassler était situé en plein cœur de la ville, à proximité des plus belles boutiques, au sommet des escaliers qui partaient de la place d’Espagne, non loin de la fontaine de Trevi. Les chambres de l’hôtel avaient un charme suranné, et elle adorait cet endroit, même si elle y avait toujours séjourné avec Paul. Elle chassa cette pensée de son esprit tandis qu’une employée lui montrait sa chambre. La pièce avait une jolie vue et était tendue de satin jaune ; le lit était à baldaquin.

Véronique ne s’y attarda pas. Une demi-heure après son arrivée, elle sortit se promener. Les rues étaient bondées et il faisait chaud. Elle portait une robe blanche en coton et des sandales. Après la lecture du testament de Paul, elle avait laissé tomber le noir. Elle voulait refermer la porte du passé derrière elle, mais ignorait ce qui l’attendait de l’autre côté.

Véronique marcha pendant des heures, visitant les petites églises qui se trouvaient sur son chemin, s’arrêtant dans ses magasins préférés. Elle s’acheta de jolies chaussures qu’on lui livrerait à l’hôtel. Partout, il y avait des couples enlacés, des familles avec des enfants en bas âge. Quand elle arriva à la fontaine de Trevi, un vif sentiment de solitude s’était emparé d’elle. Elle aurait aimé partager tout cela avec quelqu’un, mais ce temps-là était révolu pour elle. Cette idée sombre en tête, elle resta debout devant la fontaine à contempler les gens qui faisaient des vœux.

Un petit mendiant se précipita vers elle et lui proposa de lui faire de la monnaie. Elle lui sourit et échangea un billet contre des pièces, lui en laissant une au passage. Les pièces stagnèrent dans le creux de sa main : elle n’avait pas d’idée de vœu… Le petit garçon lui expliqua alors que la tradition voulait que l’on jette la première pièce pour la chance, la deuxième pour l’amour véritable, et la troisième pour revenir un jour à Rome. Elle maîtrisait suffisamment l’italien pour le comprendre.

Alors qu’elle hésitait toujours, elle remarqua un homme en jean et chemise bleue qui l’observait. Son expression était empreinte de gravité. Il avait le doigt sur le déclencheur de son gros appareil photo, lequel était braqué sur elle. Il le baissa soudain. Leurs yeux se rencontrèrent furtivement, et elle détourna le regard. Son visage paraissait juvénile alors que ses cheveux étaient poivre et sel. Il ressemblait à un Européen, avec quelque chose de très singulier.

Véronique retourna à ses vœux. Elle suivit les recommandations du garçon en jetant ses pièces dans l’eau. Un sentiment de mélancolie s’empara d’elle pendant quelques instants. Puis elle laissa la fontaine derrière elle. Déambula encore un peu dans les rues de Rome. La circulation était dense et chaotique, les piétons affluaient de toutes parts, une demi-douzaine de langues différentes résonnaient autour d’elle… Les rues étaient si vivantes qu’elle n’avait pas le cœur de retrouver la solitude de sa chambre. Rome était le genre de ville qu’on avait envie de parcourir accompagné. Ne pas pouvoir le faire l’attristait. Elle était entourée de tant de beauté !

Elle se laissa aller au hasard des rues pendant encore une heure, tomba sur deux petites églises absolument charmantes et se dirigeait vers son hôtel quand elle se retrouva bloquée au milieu de la rue, en pleine circulation tonitruante. Les voitures et les scooters passaient à toute allure de chaque côté d’elle. Elle se sentit paralysée, incapable de bouger. Une Ferrari rouge fonçait droit vers elle. Véronique la regarda comme s’il s’agissait d’un taureau enragé. Pétrifiée, elle savait que la voiture allait la percuter et sans doute la tuer. Elle était envoûtée, toujours parfaitement immobile. Elle vit le conducteur dans son bolide, et soudain, elle se moqua bien de ce qui pouvait lui arriver. Paul l’avait trahie, ses filles n’avaient plus besoin d’elle – plus rien ne lui faisait envie. Vivre ou mourir, peu lui importait. Elle vit sa vie défiler devant elle…

Elle entendit un cri, et alors qu’elle avait décidé de ne pas bouger pour des raisons qu’elle serait incapable de comprendre plus tard, elle sentit quelque chose la pousser avec une force extraordinaire. Elle vola dans les airs avant d’atterrir sur ses mains et ses genoux. La Ferrari continua quelques instants sa course folle, puis s’arrêta un peu plus loin dans un crissement de pneus. Un immense vacarme s’ensuivit : klaxons, piétons qui hurlaient… Et soudain, un grand brun solidement bâti se pencha au-dessus d’elle. L’air terrifié, il tentait de l’aider à se relever. C’était le conducteur.

Véronique avait les jambes qui flageolaient. Les écorchures sur ses mains et ses genoux saignaient abondamment, souillant sa robe blanche. C’était un spectacle glaçant, mais la situation aurait pu être bien pire : elle avait failli être écrasée par une Ferrari, avec, pour ainsi dire, son consentement. Quelque chose avait empêché que le drame se produise en l’écartant de la trajectoire de la voiture. Elle ignorait complètement ce que c’était. Le conducteur, qui paraissait tout aussi ébranlé qu’elle, la guida jusqu’au trottoir et elle s’assit sur le rebord. Il lui tendit un mouchoir afin qu’elle nettoie le sang qui coulait de ses plaies. Elle était trop abasourdie pour ressentir une quelconque douleur. L’inconnu se pencha vers elle et lui dit en anglais, avec un accent à couper au couteau :

— J’ai failli vous tuer, c’est horrible.

Sa main tremblait. Il était vêtu d’une élégante veste en lin et d’un pantalon gris. Une grosse montre en or ornait son poignet. Véronique eut la quasi-certitude qu’il était russe.

— Je vais vous emmener à l’hôpital.

Autour d’eux, les voitures klaxonnaient parce qu’il bloquait la circulation.

— Non, non, je vais bien, lui assura Véronique d’une voix à peine audible.

Elle leva les yeux vers lui. Elle ressentait une gêne profonde. Non seulement elle était dans un piteux état, mais en plus, et surtout, elle l’avait presque laissé la renverser… Pourquoi ? Jamais elle n’avait été mue par une telle impulsion de mort.

— Je suis navrée. Vraiment. J’ai été pétrifiée par la peur.

Elle avait envie de croire que la terreur seule expliquait sa paralysie passagère.

— Vous avez besoin d’un médecin, insista-t-il en montrant du doigt le mouchoir maculé de sang sur ses jambes.

Son visage était taillé à la serpe, ses yeux, d’un bleu perçant, et sa voix, grave. Il avait dans la cinquantaine et son allure était celle d’un homme habitué à donner des ordres, un homme de pouvoir.

— Non, ce n’est pas la peine, ce ne sont que des égratignures, dit-elle faiblement.

Mais Véronique avait beau essayer de se ressaisir, elle tremblait de la tête aux pieds.

— Si. Je vous emmène à mon hôtel, nous appellerons un médecin depuis le Hassler.

Véronique esquissa un sourire. Une femme à l’air amical lui tendit le sac en toile d’un rose éclatant qu’elle avait choisi pour faire du shopping. Il lui avait échappé lors de sa chute. Sa robe était déchirée et couverte de sang. Elle devait offrir un bien triste spectacle. Elle se sentait pathétique, assise là, par terre, mais elle était mal en point et souffrait de légers vertiges. Voir un médecin n’était pas une mauvaise idée…

— C’est aussi mon hôtel, expliqua-t-elle.

Il la mena jusqu’à sa Ferrari. Elle tamponna de nouveau ses genoux à l’aide de son mouchoir. Elle ne voulait pas salir son siège. L’homme ne semblait cependant pas s’en inquiéter. Il était si reconnaissant qu’elle soit encore en vie !

— Rome est une ville très dangereuse, lâcha-t-il en démarrant le moteur. Trop de circulation, trop de voitures et de scooters. Les gens conduisent comme des fous, ici.

Trois minutes plus tard, ils arrivaient à l’hôtel. Il lui prit le bras pour traverser le hall et se rendre jusqu’à la réception, où il fit quérir un médecin. Le sous-directeur le regardait avec respect et s’adressait à lui en l’appelant « monsieur Petrovich ». Quand il vit les plaies sanglantes de Véronique, il parut inquiet. Petrovich lui expliqua la situation :

— Nous avons eu un accident de la circulation.

Le Russe escorta Véronique jusqu’à sa chambre, lui présenta une nouvelle fois ses plus plates excuses et lui demanda si elle se sentait en mesure de rester seule. Elle lui assura que oui, et il sembla soulagé.

— J’ai vraiment cru que je vous avais tuée, dit-il d’un ton affligé. C’est la première fois que j’ai un accident.

— C’était de ma faute, répéta-t-elle pour le rassurer. Je vais bien.

C’était loin d’être vrai. Mais elle lui avait déjà causé assez de soucis comme cela pour l’après-midi.

— Je vais demander au médecin de venir dans ma chambre, reprit-il. Je vous appellerai quand il sera là.

L’idée lui déplut, mais elle n’avait pas la force de discuter avec lui. Elle ouvrit sa porte. Tout ce qu’elle voulait maintenant, c’était ôter sa robe ensanglantée, asperger son visage d’eau fraîche et s’allonger. Elle aurait préféré voir le docteur dans sa chambre à elle. Mais M. Petrovich était déjà parti. Quelque chose dans son visage lui paraissait familier… Elle n’arrivait toutefois pas à savoir quoi ; elle n’était pas en état de réfléchir comme il faut.

En voyant son reflet dans le miroir de la salle de bains, Véronique fut horrifiée. Elle n’était vraiment pas belle à voir. Elle retira sa robe, qu’elle laissa tomber sur le sol. Elle aurait aimé prendre une douche mais avait encore trop de vertiges. Elle craignait de s’évanouir. Alors elle se lava les jambes et les mains au lavabo, avant de s’allonger sur son lit, en proie à une migraine effroyable. Cinq minutes plus tard, le téléphone sonna. M. Petrovich lui faisait savoir que le docteur l’attendait dans sa suite. Le docteur avait été rapide comme l’éclair. Qui que soit ce Russe, il était évident que la direction de l’hôtel le traitait avec une immense déférence.

L’appartement de M. Petrovich se trouvait au cinquième, soit deux étages au-dessus de sa chambre. Véronique enfila une robe en coton et se dirigea vers l’ascenseur. Petrovich l’attendait dans le couloir. Il la conduisit jusqu’à une suite spectaculaire, dont la terrasse filante offrait une vue panoramique sur Rome. C’était la suite présidentielle. Un médecin se tenait dans le salon, et une belle femme était installée sur le canapé. Petrovich s’adressa à elle en russe. Elle jeta un regard à Véronique avant de disparaître sans un mot dans la chambre. Elle paraissait très jeune. Vêtue d’un short et d’un dos-nu, elle avait un corps de déesse.

Véronique se sentait légèrement perdue. Petrovich lui enjoignit de s’asseoir. Cet homme avait, à l’évidence, l’habitude de diriger les autres. Véronique eut le sentiment qu’il la traitait comme une enfant – à l’instar de la fille qu’il avait envoyée dans la pièce voisine. Le médecin écouta le Russe raconter l’accident, lui aussi visiblement impressionné par le personnage. Il examina les mains et les genoux de Véronique et lui demanda si elle s’était blessée à la tête ou si elle avait perdu connaissance.

Non, ce n’était pas le cas. Elle avait été projetée en l’air, puis était tombée sur les mains et les genoux. Elle ne savait pas comment décrire les faits, car elle ne comprenait toujours pas ce qui s’était passé. Quelque chose ou quelqu’un derrière elle l’avait écartée de la trajectoire de la Ferrari avec une force surhumaine. Si ce n’était pas une personne, c’était le destin.

Le médecin nettoya ses plaies avec un antiseptique et affirma qu’elle n’avait pas besoin de points de suture. Les coupures étaient superficielles, peu profondes, et les saignements provenaient essentiellement des égratignures. Il ajouta qu’elle ne s’était rien cassé.

Le grand Russe parut soulagé.

— J’ai bien failli la tuer, confia-t-il d’un air désolé au médecin.

L’homme les regarda en souriant. Il voyait bien qu’ils étaient l’un et l’autre profondément secoués par cette mésaventure, mais il leur assura que Véronique se remettrait vite et qu’elle n’avait rien de grave.

— Tout ira bien, dit-il d’un ton joyeux.

Véronique sourit aux deux hommes. Elle était mortifiée d’avoir provoqué un tel remue-ménage. Le médecin lui demanda son nom, pour son compte rendu. Le Russe saisit l’occasion pour se présenter à son tour : Nikolaï Petrovich. Elle comprit immédiatement pourquoi il lui avait semblé familier. C’était l’un des hommes les plus puissants de Russie, un multimilliardaire qui possédait des yachts aux quatre coins du globe, des pied-à-terre à Paris et à Londres, et qui était connu pour sa grande collection de voitures et pour les belles filles qu’il comptait à son tableau de chasse. C’était le fruit du hasard, mais Véronique n’avait pas été renversée par n’importe qui. Le médecin s’éclipsa discrètement tandis que Nikolaï débouchait une bouteille de champagne.

— Buvez, dit-il à Véronique en lui tendant une coupe. Cela vous aidera à aller mieux. Je m’en veux terriblement de vous avoir blessée.

— Et moi… je m’en veux terriblement de mon imprudence.

Il pointa son index vers la terrasse et se dirigea vers la porte qui y menait. Coupe en main, elle le suivit. Elle fut époustouflée par le panorama. C’était probablement la plus belle vue de la ville. Ils firent le tour de la terrasse avant de prendre place sur deux chaises longues. Le champagne aidant, Véronique commença à se détendre un peu.

— Je m’installe toujours ici, pour la vue, dit-il.

Il regarda Rome, puis se tourna vers elle.

— Vous avez de très beaux yeux, fit-il remarquer. On dirait des saphirs.

Malgré ses goûts de luxe, l’homme dégageait quelque chose de brut. Il était simple et direct au point de paraître parfois brusque.

— Où habitez-vous ?

— La plupart du temps à New York, et parfois, à Paris.

— Vous voyagez seule ?

Véronique hocha la tête.

— Vous n’êtes pas mariée ?

Il posa le regard sur sa main, probablement à la recherche d’une alliance.

— Non.

— Moi non plus, dit-il d’un ton neutre.

Véronique avait supposé qu’il était célibataire, à cause de la fille qu’elle avait aperçue sur le canapé en entrant. D’ailleurs, celle-ci avait disparu.

— J’ai divorcé, poursuivit-il presque fièrement, comme s’il s’agissait d’une espèce de signe extérieur de richesse. Mon ex-femme me déteste, ajouta-t-il à brûle-pourpoint.

Sa façon de le dire amusa Véronique.

— J’étais un époux déplorable, expliqua-t-il.

Paul lui aussi avait été un très mauvais époux, mais elle garda cette information pour elle.

— Mon ex-mari vient de mourir. Je suis encore sous le choc, et sans doute est-ce la raison pour laquelle je n’ai pas fait attention en traversant la rue. Nous étions de bons amis.

— Cette amitié avec votre ex-mari tend à prouver que vous êtes une femme bien, déclara Petrovich en la scrutant.

— Nous avons divorcé il y a des années de cela.

Sans s’en rendre compte, ils échangeaient des détails intimes de leurs vies. Peut-être que le fait qu’elle soit presque morte sous ses roues avait créé entre eux un lien immédiat. Il semblait vouloir tout connaître d’elle.

— Avez-vous des enfants ?

Elle lui paraissait jeune – plus jeune qu’elle ne l’était en réalité.

— J’ai trois filles. Deux d’entre elles vivent à New York, et la troisième est à Los Angeles.

— Vous ne devriez pas voyager seule, vous savez. C’est trop dangereux pour une belle femme comme vous.

— Merci, dit-elle avec un sourire.

Véronique ne précisa pas qu’elle n’avait pas le choix. Et elle ne se sentait pas belle, mais échevelée. Ses mains et ses genoux la faisaient davantage souffrir que tout à l’heure ; l’antiseptique avait brûlé sa peau.

— Moi, j’ai quatre filles, avança-t-il. J’aurais voulu un fils, aussi.

Véronique hocha la tête et pensa avec mélancolie à Bertie. Ce dernier l’avait tant déçue.

— Les filles aiment toujours leur père, dit-elle doucement.

Son sourire laissa entendre qu’il partageait son analyse.

— Que pensez-vous des bateaux ? s’enquit-il soudain.

Véronique parut perplexe.

— Si, si, il faut absolument que vous veniez dîner sur l’un de mes bateaux, poursuivit-il. Vous allez dans le sud de la France ?

— J’y serai dans quelques semaines avec mes filles. En août.

— Venez toutes dîner, alors !

Il rit.

— Nous fêterons le fait que je ne vous ai pas tuée !

— Avez-vous vu quelque chose ? C’est comme si quelqu’un m’avait écartée du chemin, lâcha Véronique, pensive.

— Votre heure n’était pas venue, c’est tout, déclara-t-il de façon solennelle. Maintenant, il ne vous reste plus qu’à profiter davantage de votre existence, car vous auriez pu mourir… Chaque jour doit être vu comme un cadeau.

Véronique n’avait pas envisagé les choses de cette façon, mais Petrovich avait raison : une deuxième chance de vivre lui avait été donnée. Si quelque chose ne l’avait pas forcée à bouger, ses filles seraient en train de l’enterrer, elle aussi. Cette idée donnait à réfléchir.

Ils admirèrent tous deux un long moment la vue, dont la beauté sous le ciel romain au couchant était apaisante. Petrovich marcha jusqu’à la rambarde, bientôt suivi par Véronique, et ils regardèrent l’endroit, tout en bas, où elle avait bien failli perdre la vie. La circulation paraissait chaotique, tandis que la fontaine Trevi était plus belle que jamais.

— J’ai fait trois vœux aujourd’hui.

— Je suis certain qu’ils vont se réaliser, dit-il avec un sourire. Les vœux sont magiques. Vous êtes quelqu’un de bien, c’est pour cette raison que vous avez été sauvée.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle avec un sourire prudent.

Elle commençait à sentir les effets du champagne. Il lui avait resservi une coupe.

— Je crois juste avoir eu de la chance.

— Nous avons la chance que nous méritons.

Il posa son verre et la regarda.

— Que diriez-vous de dîner avec moi ce soir ?

Son invitation la prit de court. Elle se demanda où était passée la fille qui s’était éclipsée dans la chambre. Mais il ne paraissait pas s’en inquiéter.

— Je ne suis pas en état de sortir, répondit-elle en montrant ses genoux et ses mains meurtris et la robe froissée qu’elle avait sortie à la hâte de sa valise.

— Nous pouvons dîner ici. La nourriture est excellente, insista-t-il.

Malgré sa voiture de luxe et tous les signes extérieurs de richesse qu’il affichait, il était sans artifice et très agréable. Il faut dire qu’il prenait plaisir à lui parler. Jamais il ne rencontrait de femmes comme elle, passant tout son temps avec des filles qui ne le fréquentaient que pour son argent. Véronique appartenait à un autre monde. Il lui tendit le menu du room service, puis passa la commande.

Ils restèrent sur la terrasse à parler de Rome et d’art. Ils évoquèrent Venise et le tableau que Paul lui avait légué. Une demi-heure plus tard, trois personnes firent leur apparition pour les servir. Parce qu’il avait insisté, Véronique avait commandé des pâtes à la truffe et une salade de homard. Et il avait choisi leur plat principal : du caviar. Ce fut un repas de rois, accompagné d’un Chassagne-Montrachet suggéré par le sommelier.

À la fin du dîner, Véronique se sentait complètement détendue. Elle avait adoré discuter avec Petrovich et était très légèrement éméchée. Une sensation fort plaisante. Sa tête tournait un peu. Cette journée avait pris un tour des plus inattendus. Elle avait failli mourir dans les rues de Rome, et maintenant, elle dînait sur la terrasse la plus extraordinaire du monde, en compagnie de l’un des hommes les plus puissants de la planète. Elle ne savait même pas comment elle allait raconter tout cela à ses filles. Et ce qu’il avait dit était vrai : il fallait qu’elle saisisse la vie à pleines mains et savoure chaque instant de son existence. Petrovich, quant à lui, semblait appliquer cette règle parfaitement, avec ses yachts, ses avions et ses maisons, ses voitures de luxe et ses femmes pleines de piment.

Lorsque les serveurs s’en allèrent avec les plateaux, Véronique le remercia pour le dîner. Il était plus raisonnable pour elle d’aller se coucher. Cette journée avait été riche en émotions, et Petrovich lui avait dit qu’il repartait tôt le lendemain matin à bord de son jet privé. Il était attendu à Londres pour affaires.

Il la raccompagna jusqu’à sa suite, lui donna sa carte de visite, avec ses différents numéros de téléphone, et lui demanda ses coordonnées. Il lui promit de l’appeler et lui rappela son invitation dans le sud de la France.

— Et attention en traversant la rue ! la mit-il en garde en adoptant fugitivement une posture paternelle.

Véronique sourit.

— J’ai passé une très belle soirée, Nikolaï. Je vous remercie. Et désolée de vous avoir causé tant d’ennuis.

Elle se sentait coupable de la catastrophe qu’ils avaient frôlée. Et lui avait fait plus que le nécessaire pour se rattraper. Il lui avait donné son temps sans compter, avec gentillesse et générosité. Et quel dîner ! Tout cela avait été impromptu, ce qui était encore plus plaisant.

— Oui, on peut dire que vous n’êtes pas entrée dans ma vie de façon anodine. Vous m’avez secoué, lui dit-il en agitant le doigt. Et vous êtes dangereuse, qui plus est, avec vos yeux bleus.

Sa remarque l’étonna. Jamais personne ne l’avait qualifiée de dangereuse jusque-là. Quoi qu’il en soit, cette journée qui avait bien failli tourner au drame se concluait par une soirée parfaite. Véronique s’était fait un nouvel ami.

— Nous nous reverrons bientôt, Véronique, dans le sud de la France, ou avant peut-être. Je vous donnerai de mes nouvelles.

Elle ouvrit la porte de sa chambre et il la serra dans ses bras. Cet homme-là avait la carrure d’un ours.

— Prenez soin de vous, je vous en prie, ajouta-t-il.

Sur ce, Petrovich se dirigea à grands pas jusqu’à l’ascenseur. Véronique le salua d’un geste de la main avant de refermer la porte.

Au cours de ces dernières heures, elle avait le sentiment d’avoir vécu dans la peau de quelqu’un d’autre. Elle ne savait pas dans la peau de qui, mais en tout cas, pas la sienne. Plus tard, alors qu’elle dormait presque, elle reçut un SMS – Petrovich lui souhaitait de faire de beaux rêves. Véronique suivit ses instructions à la lettre. Lui se trouvait dans les bras de la fille qui l’avait attendu dans sa chambre pendant des heures sans s’en plaindre. Il venait de passer une excellente soirée en compagnie de Véronique.