6

Quand Véronique se réveilla le lendemain matin, Nikolaï avait déjà quitté l’hôtel. En voyant son reflet dans le miroir, elle émit un grognement. Ses genoux ressemblaient à du steak haché, et ses jambes étaient couvertes de bleus. Ses mains la faisaient souffrir, et elle avait mal au crâne à cause du champagne.

— Regarde dans quel état tu es ! lança-t-elle à son image.

Elle plongea dans un bain pour soulager son corps endolori et se détendre. Alors qu’elle repensait à la soirée merveilleuse qu’elle avait passée sur la terrasse de la suite présidentielle la veille au soir, Véronique sourit. Nikolaï était un homme remarquable. Elle se demanda si elle le reverrait un jour. C’était peu probable, mais s’il se rendait effectivement dans le sud de la France, cela serait amusant de le présenter aux filles. Elles n’en reviendraient pas quand elle leur raconterait cette rencontre. Elle-même y croyait à peine. Sa vie paisible ne lui donnait pas l’occasion de croiser ce genre de personnes.

Sur le papier, ils n’avaient rien en commun. Pourtant, Véronique avait pris plaisir à discuter avec lui, et sa vision de l’existence était empreinte d’une certaine sagesse. Il faisait partie de ces êtres qui vivent chaque jour comme si c’était le dernier, et il lui avait enjoint de suivre son exemple. Même s’il n’y avait rien eu entre eux à part un léger flirt, Véronique devait admettre qu’il était un homme intrigant et séduisant. Elle n’imaginait pas cependant entretenir une relation amoureuse avec lui : ils étaient bien trop différents. De toute façon, à en croire la réputation de Nikolaï, elle était trop âgée pour lui.

Véronique quitta l’hôtel de bonne humeur. Le concierge avait loué pour elle une voiture, et elle conduisit jusqu’à Venise. Elle aurait pu prendre l’avion, mais elle avait envie de profiter du paysage toscan. Le trajet, essentiellement de l’autoroute, se déroula sans encombre, et elle contourna Florence et Bologne. Un bateau affrété par l’hôtel Cipriani l’attendait à la sortie du parking à Venise et lui permit de rejoindre sa suite. C’était une belle soirée estivale, et, après avoir défait ses bagages, Véronique se rendit sur la place Saint-Marc, en bateau toujours. Elle était impatiente d’explorer Venise, qu’elle n’avait pas visitée depuis des années.

La place était encore plus belle que dans son souvenir, avec l’immense basilique, le palais des Doges, les cafés à la terrasse desquels les touristes dînaient et buvaient du vin. Ces derniers étaient partout, mais cela ne dérangea pas Véronique. Elle se sentait bien, en sécurité. Elle marcha pendant deux heures, acheta un gelato à un vendeur de rue, admira les églises illuminées dans la nuit, et observa les gens qui montaient dans des gondoles pour passer sous le pont des Soupirs. C’était vraiment la ville la plus romantique au monde. Les souvenirs de sa lune de miel avec Paul affluèrent. Elle essaya de les chasser. Comme l’avait dit Nikolaï la veille, le passé était le passé, et il était temps de regarder droit devant, vers l’avenir, et de profiter de l’instant présent. C’était un conseil avisé. Lorsqu’elle monta dans le bateau qui la ramenait à l’hôtel, Véronique éprouva une douce fatigue. Il était si bon de contempler les lumières de la Sérénissime.

Sur le petit balcon de sa chambre qui donnait sur la lagune, elle se remémora l’incroyable vue sur Rome de la veille. Elle repensa à Nikolaï, au dîner qu’ils avaient partagé, à la catastrophe qu’ils avaient frôlée. Puis elle alla se coucher. Alors qu’elle allait sombrer dans le sommeil, elle reçut un SMS du milliardaire russe. Véronique ne put s’empêcher de sourire. Il espérait qu’elle se sentait mieux et n’avait pas de séquelles de l’accident. Elle répondit immédiatement en le rassurant sur son état de santé et en lui disant qu’elle profitait pleinement de Venise. Elle ajouta qu’elle espérait avoir l’occasion de le revoir.

Le lendemain matin, Véronique se leva de bonne heure, prit son petit déjeuner sur le balcon et retourna sur la place Saint-Marc. Cette fois-ci, elle explora la ville en profondeur. Venise était un dédale de ruelles étroites, mais chaque fois qu’elle pensait être perdue, elle retrouvait un endroit familier. Les rues se croisaient et semblaient revenir à leur point de départ. Petit à petit, elle commença à se repérer. Elle entra dans de belles petites églises, où elle contempla des bas-reliefs en marbre finement ouvragés et des fresques magnifiques. Elle allait de découverte en découverte. Cette ville était tellement emplie d’art que le simple fait d’être là était excitant. Après avoir marché pendant des heures, Véronique s’installa sur un banc au milieu d’une place. Elle regarda autour d’elle. Elle ne savait pas du tout où elle était, mais elle ne s’en inquiéta pas. Elle finirait par retrouver la place Saint-Marc, et nul doute qu’en chemin d’innombrables trésors s’offriraient à sa vue.

Elle était assise là depuis quelques minutes lorsqu’un homme s’installa à côté d’elle. Il portait son appareil photo en bandoulière. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais il lui parut vaguement familier. Ce visage, elle l’avait déjà vu, mais où ? Elle croisa son regard, et il grimaça en voyant ses genoux meurtris qui dépassaient de sa petite robe rose. On aurait dit qu’elle avait été traînée sur les rotules par des chevaux. Ses blessures avaient cependant bien meilleur aspect que la veille et ne lui faisaient plus aussi mal. Elles ne l’avaient pas empêchée de marcher. En voyant ses mains, l’inconnu ne put retenir une nouvelle grimace.

— Ça a dû être une bien vilaine chute, dit-il d’un air compatissant.

L’homme avait un accent britannique. Il savait qu’elle parlait anglais car il avait remarqué le guide posé à côté d’elle sur le banc. Véronique lui sourit. Son visage était juvénile, ses cheveux, poivre et sel, et ses yeux, marron foncé, étaient empreints de gravité.

— Je me suis un peu trop approchée d’une voiture à Rome, répondit-elle sans réticence. Mais ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air.

Le Britannique, qui contemplait les ecchymoses aux teintes violacées sur ses jambes, sembla dubitatif. Cette femme avait de sacrées blessures mais prenait les choses avec philosophie. En fait, Véronique était bien trop happée par le magnifique spectacle qui s’offrait à elle pour penser à ses plaies.

— Au moins, ici, vous ne risquez pas d’être renversée par une voiture ! plaisanta-t-il.

Il lui parla ensuite d’une église qu’il venait de visiter et qui, d’après lui, valait le détour. Elle le remercia et la chercha dans son guide. Quelques instants plus tard, l’homme se leva et partit. Véronique avait toujours l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, mais, croyant à un tour de son imagination, elle décida de ne plus y penser. Elle envisagea de revenir sur ses pas jusqu’à l’église, mais craignit de se perdre une nouvelle fois. D’après le plan, l’édifice se trouvait à quelques ruelles de là, simplement il fallait suivre un itinéraire assez compliqué pour y parvenir. Alors elle continua son chemin, et se retrouva finalement place Saint-Marc. Sa matinée d’exploration avait été un succès ; elle avait vu des choses merveilleuses. Les nombreuses églises minuscules et les chapelles regorgeaient d’œuvres d’art de la Renaissance typiques de Venise.

Véronique fit une halte à la terrasse d’un petit café, où elle commanda une glace et un expresso. Elle sortit un carnet de son sac et se mit à dessiner. Elle avait eu la chance d’admirer tant de belles choses depuis son arrivée en Italie que l’envie de griffonner la démangeait. Elle se laissa totalement absorber par son activité, sirotant son café, prenant quelques cuillerées de glace à intervalles plus ou moins réguliers. Elle ne leva les yeux que lorsqu’elle eut terminé sa petite esquisse d’une femme assise non loin de là. Quand elle posa son carnet et regarda autour d’elle, elle remarqua l’homme à l’appareil photo. Il se trouvait à deux tables de là et lui sourit lorsque ses yeux rencontrèrent les siens. Il la pointa du doigt d’un air perplexe.

— Vous me suivez, ou quoi ? lâcha-t-il.

Véronique secoua la tête en riant. C’était la deuxième fois que leurs routes se croisaient, mais Venise était une toute petite ville, et tous les chemins menaient à la place Saint-Marc.

— Je crois plutôt que c’est vous qui me suivez, l’accusa-t-elle pour plaisanter.

Il nia, évidemment. Lorsque la table qui les séparait se libéra, il s’y installa. Sans lui demander la permission. Il observa avec admiration son croquis.

— Vous êtes très douée.

Son compliment embarrassa Véronique, qui referma son carnet. Elle ne dessinait qu’en de rares occasions, et cela la gênait de montrer son travail.

— Trêve de plaisanterie, reprit-il avec sérieux. Pourquoi vous amusez-vous à me suivre à travers toute la ville ? Vous êtes de la CIA ? du KGB ?

Une étincelle de malice brillait dans ses yeux, et une expression vaguement moqueuse apparut sur son visage. Véronique se mit à rire.

— Avez-vous déjà visité le palais des Doges ? lui demanda-t-il sans transition.

— J’y suis allée ce matin. C’est spectaculaire. J’ai essayé de visiter la basilique, mais il y avait une queue de plusieurs kilomètres.

Véronique n’avait pas l’habitude de parler avec des inconnus, mais cet homme avait quelque chose d’avenant et de simple. De toute façon, ils ne faisaient que bavarder.

— J’ai une astuce pour entrer dans la basilique, lui dit-il en parlant tout bas comme un conspirateur. Si vous expliquez aux gardiens que vous venez pour la messe, ils vous laisseront entrer tout de suite. C’est un ami qui m’a donné le tuyau. Je l’ai essayé aujourd’hui, et ça marche !

— Vous êtes sérieux ? Ou vous plaisantez encore ?

Véronique le regardait d’un air étonné, reconnaissante qu’il partage avec elle cette information. L’idée d’attendre pendant des heures en pleine chaleur ne la tentait pas le moins du monde.

— Absolument ! Essayez, vous verrez bien.

L’homme plongea ses yeux dans les siens.

— Très bien, je vais suivre votre conseil.

Véronique lui sourit, et cette impression de l’avoir déjà vu quelque part avant aujourd’hui la reprit avec force. Son regard se posa soudain sur son appareil photo, et elle se souvint : elle l’avait aperçu près de la fontaine de Trevi, à Rome, tandis qu’elle s’apprêtait à faire ses trois vœux.

— Ça alors, lâcha-t-elle d’un ton songeur. Nous nous sommes croisés il y a deux jours à Rome. Vous vous apprêtiez à me prendre en photo, devant la fontaine de Trevi.

L’homme hocha la tête. Il l’avait reconnue dès le départ. Il avait été frappé par sa grande beauté et par la couleur singulière de ses yeux, entre le lavande et le bleu.

— Oui c’est vrai, mais ce n’est pas tout : j’ai bien peur d’être responsable de ça, dit-il avec une expression coupable en lui montrant du doigt ses genoux.

Elle secoua la tête.

— Ça ? Mais non, c’est à cause d’une voiture !

Puis elle se souvint de la force qui l’avait poussée hors de la trajectoire de la Ferrari.

— J’ai peur de m’être un peu emporté. J’ai cru que la voiture allait vous écraser.

Il ne la quittait pas des yeux.

— C’est vous qui m’avez poussée ?

L’homme hocha la tête d’un air penaud. Véronique n’en revenait pas.

— J’ai bien pensé que quelqu’un avait dû me pousser, mais je n’en étais pas sûre. J’ai même cru que c’était la main du destin ! lança-t-elle en lui souriant avec reconnaissance.

— Eh bien non, ce n’était que moi ! Vous ne bougiez pas. La peur semblait vous paralyser. Mais vous êtes plus légère que je ne le pensais, et vous avez volé dans les airs. Je vous ai poussée sacrément fort… Lorsque j’ai vu vos genoux ce matin, je m’en suis terriblement voulu.

— Vous m’avez sauvé la vie, dit-elle, ébahie. Pourquoi ne vous êtes-vous pas manifesté après ? J’ai regardé partout autour de moi.

— J’ai vu que le conducteur de la voiture venait à votre secours. Et toute une foule s’est attroupée autour de vous. Vous ne risquiez plus rien, expliqua-t-il doucement.

— Ça vous arrive souvent de sauver la vie des gens ?

Véronique n’en revenait pas de rencontrer son sauveur, ici, à Venise. Elle pouvait le remercier en personne.

— Jamais. Je suis un affreux personnage. J’ai plutôt l’habitude de pousser les vieilles dames dans les escaliers.

Véronique sourit. Il n’était absolument pas crédible dans le rôle du méchant.

— Et puis, vous étiez juste devant moi, alors j’ai pensé que s’il vous renversait, il me renverserait aussi. C’était un geste purement égoïste.

— Arrêtez de raconter n’importe quoi !

Ils éclatèrent de rire tous les deux.

— En tout cas, c’est à moi que vous devez ces jolis genoux, ainsi que vos mains. Je m’excuse de ma brutalité.

— Je n’ai même pas mal. Si la voiture m’avait renversée, là, j’aurais vraiment souffert…

— Certainement. Et vous auriez occasionné un vrai bazar, ajouta-t-il d’un ton on ne peut plus britannique.

— Je me suis littéralement envolée, vous avez vu ? Le pauvre conducteur de la voiture a eu la peur de sa vie.

— Il y a de quoi ! Surtout, il roulait trop vite !

Son sauveur fronça les sourcils.

— Les gens conduisent tous trop vite à Rome, insista-t-il.

— Non, c’était de ma faute. Je suis restée en plein milieu de la chaussée. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais paralysée, lui confia-t-elle.

— Oui, c’est pour cela que je vous ai poussée aussi fort. Je ne pensais pas que l’atterrissage serait si brutal. Je suis soulagé de voir que vous ne vous êtes rien cassé. Au fait, je ne me suis pas présenté : je m’appelle Aidan Smith.

Il tendit le bras, et ils se serrèrent la main.

— Véronique Parker.

— Ravi de faire votre connaissance, dit-il aimablement.

Puis, d’un air faussement sérieux, il ajouta :

— Maintenant, arrêtez de me suivre, Véronique Parker.

Sur ce, il se leva et paya son café. Elle aussi s’apprêta à partir.

— Je vais essayer, promit-elle. Je rentre à l’hôtel, alors vous n’avez rien à craindre.

— Dans quel hôtel êtes-vous ?

— Le Cipriani.

L’homme ne sembla pas surpris. C’était l’un des meilleurs établissements de Venise, et il ne s’attendait pas à moins en la voyant.

— Quelle classe ! Moi, je suis logé dans un petit hôtel de la Calle Priuli dei Cavalletti. C’est une auberge de jeunesse améliorée qui a l’avantage d’être bon marché.

L’antithèse du Cipriani.

— Êtes-vous photographe ? s’enquit-elle tandis qu’ils traversaient la place ensemble.

Son appareil photo faisait très professionnel.

— Oui. Je chronique les maux de ce monde, et Dieu sait qu’il y en a beaucoup…

— Alors pourquoi étiez-vous en train de me prendre en photo près de la fontaine ? Je ne faisais rien de mal.

— Vous étiez très belle, répliqua-t-il simplement. Je voulais immortaliser cet instant. Le soleil soulignait la couleur de vos yeux, et il y avait quelque chose de poignant dans votre expression. Moitié espoir, moitié tristesse, alors que vous réfléchissiez à vos vœux. J’espère qu’ils se réaliseront.

Aidan lui sourit. Son visage dégageait à cet instant beaucoup de douceur. Elle avait remarqué qu’à d’autres moments son expression était au contraire très sérieuse et intense. Elle le soupçonnait d’avoir de multiples facettes et d’être quelque peu lunatique.

— Bon, je vais vous laisser, Véronique. Tâchez de ne pas être renversée par une gondole.

Ils étaient arrivés à l’endroit d’où partait la navette du Cipriani.

— J’y veillerai ! Merci encore de m’avoir sauvée à Rome, répondit-elle avec sincérité.

Oui, il l’avait bel et bien sauvée d’elle-même dans cette fraction de seconde où, dépassée par les événements récents, elle s’en était remise au destin. Et il était intervenu.

— Pas de quoi ! C’était un plaisir. La prochaine fois, s’il y en a une, j’essayerai tout de même d’être moins brusque.

— J’espère bien qu’il n’y en aura pas d’autre !

— Moi aussi. On se croisera peut-être demain.

— Je vous promets de ne pas vous suivre.

— Vous savez, je n’ai cessé de voir les mêmes têtes toute la journée. Sans doute parce que j’étais perdu une grande partie de l’après-midi, admit-il.

Tous deux se mirent à rire. Véronique monta sur le bateau.

Tandis que la navette s’éloignait, elle lui fit signe de la main. Il lui rendit la pareille, se demandant s’il la reverrait un jour. Jusqu’à présent, le destin avait frappé trois fois. Une fois à Rome, deux fois à Venise. Peut-être était-ce trop exiger de lui que d’attendre une quatrième occasion. Aidan doutait que celle-ci se présente. Avoir autant de chance était impossible, se dit-il en marchant, obsédé par la couleur des yeux de Véronique. Cette femme était encore plus belle que dans son souvenir. Il la voyait comme un ange aux cheveux noir de jais. Comme il était étrange que le destin et le hasard la remettent sans cesse sur sa route… Il savait désormais où elle séjournait, mais il ne voulait pas se montrer trop envahissant. Tout ce qu’il pouvait souhaiter, c’était que, quelque part dans les rues de Venise, leurs chemins se croisent à nouveau.