Mara sentit de l’eau couler sur son visage.
Dans la confusion des sensations qui revenaient, elle comprit que Papéwaio lui tenait délicatement la tête dans le creux de son bras et lui tapotait le visage avec un chiffon humide. Mara ouvrit la bouche pour parler, mais sa gorge se noua. Elle toussa, puis avala difficilement, gênée par la douleur de sa blessure au cou. Elle cligna des yeux et s’efforça d’organiser ses pensées. Mais elle ne put que constater que son cou et sa gorge lui faisaient terriblement mal, et que le ciel dont les profondeurs turquoise semblaient s’étendre à l’infini lui paraissait plus beau que jamais. Puis elle bougea la main droite ; une vive douleur s’éveilla dans sa paume, lui rendant tous ses souvenirs.
D’une voix presque inaudible, elle demanda :
— L’assassin ?
Papéwaio inclina la tête vers une chose informe qui gisait près de l’étang.
— Mort.
Mara se retourna pour le regarder, ignorant l’inconfort de ses blessures. Le cadavre du tueur gisait sur le côté, une main plongée dans l’eau teintée de sang. Il était petit, mince comme un roseau, d’ossature presque délicate, et vêtu d’une simple tunique noire et de pantalons s’arrêtant à mi-mollet. Sa cagoule et son voile avaient été ôtés, révélant un visage lisse et jeune marqué d’un tatouage bleu sur la joue gauche – une fleur d’hamoï, stylisée par six cercles concentriques de lignes ondulées. Les deux mains étaient teintes en rouge jusqu’aux poignets. Mara frissonna, souffrant toujours de la violence que ces mains avaient infligé à sa chair.
Papéwaio l’aida à se relever. Il jeta le chiffon qu’il s’était confectionné dans les lambeaux de sa robe de novice, et lui tendit la tenue blanche destinée à la fin de la cérémonie. Mara s’habilla, ignorant les taches que ses mains blessées faisaient sur le tissu délicatement brodé. Elle fit ensuite un signe de tête à Papéwaio, qui l’escorta hors du jardin.
Mara suivit le sentier, dont la familiarité n’était plus un réconfort. La morsure cruelle de la corde de l’étrangleur l’avait forcée à admettre que ses ennemis pouvaient l’atteindre même au cœur du domaine acoma. La sécurité de son enfance était perdue à jamais. Les haies sombres qui entouraient le jardin semblaient maintenant un refuge pour les assassins, et l’ombre sous les larges branches des ulo lui semblait glaciale. Frottant la chair meurtrie et ensanglantée de sa main droite, Mara résista à l’envie irrésistible de s’enfuir en courant. Elle était terrifiée comme un thyza qui s’envole devant l’ombre d’une mortèle dorée qui décrit des cercles dans le ciel, mais elle parvint à franchir le portique de cérémonie avec un reste du décorum dont devait faire preuve la souveraine d’une grande maison.
Nacoya et Keyoke attendaient à l’extérieur, en compagnie du jardinier du domaine et de deux de ses assistants. Personne ne parla, sauf Keyoke, qui se contenta d’un « Hé bien ? »
Papéwaio répondit avec un laconisme lugubre.
— Comme vous l’aviez pensé. Un assassin attendait. Un tong hamoï.
Nacoya tendit les mains et enveloppa Mara dans les bras qui avaient apaisé ses peines depuis son enfance, mais pour la première fois Mara n’y trouva que peu de réconfort. Avec une voix encore enrouée par la strangulation, elle demanda :
— Un tong hamoï, Keyoke ?
— Les Mains Rouges des Frères de la Fleur, ma dame. Des assassins mercenaires, sans clan, des fanatiques qui croient que tuer ou être tué apporte la bénédiction de Turakamu, que la mort est la seule prière que le dieu peut entendre. Quand ils acceptent une mission, ils font le serment de tuer leur victime ou de mourir en essayant. (Il marqua une pause, tandis que le jardinier faisait un signe instinctif de protection : le dieu Rouge était craint. D’une voix cynique, Keyoke ajouta :) Mais de nombreux gens puissants comprennent que la Fraternité n’offre ses prières très particulières que si le tong a reçu une riche offrande. (Sa voix devint presque un murmure.) Et les hamoï sont très accommodants sur le choix de ceux dont l’âme doit offrir leur prière à Turakamu.
— Pourquoi n’ai-je jamais été informée de cela ?
— Ils n’appartiennent pas au culte normal de Turakamu, maîtresse. Ce n’est pas le genre de chose dont les pères parlent aux jeunes filles qui ne sont pas héritières.
La voix de Nacoya contenait une note de réprimande.
Bien qu’il soit maintenant trop tard pour des récriminations, Mara murmura :
— Je commence à voir ce que vous vouliez dire à propos de la nécessité de discuter immédiatement de certaines choses.
S’attendant à être reconduite dans ses appartements, Mara commença à se tourner vers la demeure. Mais la vieille femme la retint ; trop secouée pour la questionner, Maya obéit au signe lui demandant de rester.
Papéwaio s’écarta des autres serviteurs, puis mit un genou à terre. L’ombre du portique de cérémonie obscurcissait ses traits, masquant complètement son expression tandis qu’il tirait son épée et la retournait, offrant la poignée de l’arme à Mara.
— Maîtresse, je vous supplie de m’autoriser à m’ôter la vie par l’épée.
Pendant un long moment, Mara le regarda fixement, sans comprendre.
— Que demandes-tu ?
— J’ai violé la terre du jardin sacré des Acoma, ma dame.
Éclipsée par la tentative d’assassinat, l’énormité de l’acte de Papéwaio n’était pas apparue à Mara avant cet instant. Il était entré dans le jardin pour la sauver, en sachant parfaitement qu’une telle transgression lui vaudrait une sentence de mort sans appel.
Alors que Mara semblait incapable de répondre, Keyoke tenta délicatement de seconder la supplique de Papéwaio.
— Vous aviez ordonné à Jican, Nacoya et moi-même de ne pas vous accompagner au jardin, dame. Papéwaio n’avait pas été mentionné. Il s’est caché près du portique de cérémonie. Quand il a entendu les bruits de lutte, il a envoyé le jardinier nous chercher et il est entré.
Le commandant des armées acoma fit alors preuve d’une rare démonstration d’affection envers son compagnon. Les coins de ses lèvres se relevèrent un instant, comme s’il savourait la victoire après une bataille difficile. Puis son fantôme de sourire s’évanouit.
— Nous savions tous qu’une telle tentative d’assassinat n’était qu’une question de temps. Il est malheureux que le meurtrier ait choisi cet endroit, mais Papé connaissait le prix à payer pour entrer dans le jardin.
Le message de Keyoke était clair : Papéwaio avait insulté les ancêtres de Mara en entrant dans le jardin, méritant ainsi une condamnation à mort. Mais s’il n’était pas entré, cela aurait provoqué un destin bien pire. Si le dernier des Acoma était mort, tous les hommes et femmes que Papéwaio comptait parmi ses amis seraient devenus des gens sans maison, ne valant guère mieux que des esclaves ou des hors-la-loi. N’importe quel autre soldat aurait imité Papéwaio ; leur vie était vouée à l’honneur des Acoma. Keyoke expliquait à Mara que Papéwaio avait mérité la mort d’un guerrier, par l’épée, pour avoir choisi la vie pour sa maîtresse et tous ceux qu’il aimait au prix de sa propre existence. Mais la pensée que le guerrier dévoué allait mourir à cause de sa naïveté était plus que Mara ne pouvait en supporter. Sans réfléchir, elle répondit :
— Non.
Croyant que son refus signifiait qu’elle lui déniait le droit de mourir sans honte, Papéwaio courba la tête. Ses cheveux noirs masquèrent ses yeux tandis qu’il retournait l’épée, adroitement, sans le moindre tremblement de la main, et qu’il plantait la lame dans la terre aux pieds de sa dame. Le jardinier, dont le visage exprimait ouvertement ses regrets, fit signe à ses deux assistants. Une corde à la main, ils entourèrent Papéwaio. L’un d’eux commença à lui lier les mains dans le dos tandis que l’autre lançait un long rouleau de corde par-dessus la branche solide d’un arbre.
Un moment, Mara resta sans réagir, puis elle comprit finalement ce qui se passait : Papéwaio était préparé à la mort la plus ignominieuse, la pendaison, une forme d’exécution réservée aux criminels et aux esclaves. Mara secoua la tête et éleva la voix.
— Arrêtez !
Tout le monde cessa de bouger. Les assistants du jardinier s’arrêtèrent, les mains à demi levées, regardant d’abord le chef jardinier, puis Nacoya et Keyoke, et enfin leur maîtresse. Ils répugnaient visiblement à accomplir leur devoir, et leur confusion devant les désirs de leur dame augmentait fortement leur embarras.
— Petite, c’est la loi, intervint Nacoya.
Saisie par une envie irrésistible de hurler, Mara ferma les yeux. La tension, son deuil, l’attaque et maintenant cette exécution précipitée de Papéwaio pour un acte qu’elle avait provoqué par sa conduite irresponsable, furent près de l’écraser. S’efforçant de ne pas éclater en sanglots, Mara répondit avec fermeté.
— Non… Je n’ai pas encore décidé. (Elle regarda les uns après les autres les visages impassibles de ses serviteurs, et ajouta :) Vous attendrez tous jusqu’à ce que je le fasse. Papé, reprends ton épée.
Son ordre faisait fi de toutes les traditions ; Papéwaio obéit en silence. Elle commanda au jardinier qui s’agitait d’un air embarrassé :
— Retire le cadavre de l’assassin du jardin. (Puis, avec l’envie furieuse et soudaine de frapper quelque chose, elle ajouta :) Déshabille-le et pends-le à un arbre près de la route impériale, comme avertissement pour tous les espions qui seraient dans les environs. Puis nettoie le natami et vide l’étang ; tous deux ont été souillés. Quand tout sera remis en ordre, demande aux prêtres de Chochocan de venir et de consacrer à nouveau le jardin.
Troublés, les serviteurs la regardaient avec des yeux stupéfaits, mais Mara leur tourna le dos. Nacoya reprit la première ses esprits. Avec un claquement sec de la langue, elle escorta sa jeune maîtresse dans la fraîcheur tranquille du manoir. Sans comprendre, Papéwaio et Keyoke les regardèrent s’éloigner, tandis que le jardinier se hâtait d’obéir aux ordres de sa maîtresse.
Ses deux assistants enroulèrent les cordes, échangeant des regards troublés. Il semblait que l’infortune des Acoma n’avait pas pris fin avec la mort du père et du fils. Le règne de Mara comme dame des Acoma risquait fort d’être bref, car ses ennemis ne se reposeraient pas pendant qu’elle apprendrait les complexes subtilités du jeu du Conseil. Cependant, les assistants du jardinier semblaient accepter silencieusement leur sort. De tels problèmes étaient entre les mains des dieux, et les humbles seraient toujours emportés dans la tourmente du destin des puissants, qui s’élevait ou déclinait à leur gré. Ce n’était ni cruel ni injuste. Cela était, tout simplement.
Dès que la dame des Acoma eut rejoint la solitude de ses appartements, Nacoya prit la situation en main. Elle dirigea les servantes, qui s’affairèrent avec une efficacité discrète auprès de leur maîtresse. Elles préparèrent un bain parfumé pendant que Mara se reposait sur des coussins, caressant distraitement les oiseaux shatra finement brodés qui symbolisaient sa maison. Quelqu’un qui ne la connaissait pas pouvait croire que son immobilité était due au choc et au chagrin ; mais Nacoya remarqua l’intensité terrible du regard noir de la jeune fille et ne s’y trompa pas. Nerveuse, irrité et déterminée, Mara tentait déjà d’évaluer les implications politiques à long terme de l’attaque lancée contre elle. Elle supporta avec patience les soins de ses servantes sans son agitation habituelle, restant silencieuse pendant que les domestiques la baignaient et bandaient ses blessures. Une compresse d’herbes fut placée sur sa main droite meurtrie et lacérée. Anxieuse, Nacoya faisait les cent pas tandis que Mara était massée vigoureusement par les deux vieilles femmes qui remplissaient déjà cet office auprès du seigneur Sezu. Leurs vieux doigts étaient étonnamment puissants ; ils trouvaient les nœuds de tension musculaire et progressivement les massaient et les dénouaient. Plus tard, revêtue de robes propres, Mara se sentait encore fatiguée, mais les soins des vieilles femmes avaient chassé l’épuisement nerveux.
Nacoya apporta du chocha fumant dans une tasse de fine porcelaine. Mara s’assit devant une table basse en pierre, et but la boisson amère à petites gorgées, faisant une légère grimace de douleur quand le liquide toucha sa gorge meurtrie. Dans le jardin, elle avait été trop choquée par l’attaque pour ressentir autre chose qu’un brusque accès de panique et de peur. Maintenant, elle était surprise de se découvrir trop lasse pour éprouver une réaction quelconque. La lumière oblique de l’après-midi éclairait les cloisons de papier placées devant les fenêtres, comme autrefois, durant son enfance. Dans le lointain, elle entendait les sifflets des bouviers dans les pâturages des needra, et plus proche d’elle, la voix de Jican qui réprimandait un domestique pour sa maladresse. Mara ferma les yeux… Elle pouvait presque imaginer le doux crissement de la plume de son père, quand il écrivait des instructions pour ses subordonnés éloignés ; mais la trahison des Minwanabi avait mis fin pour toujours à de tels souvenirs. À contrecœur, Mara fit signe à la calme Nacoya qu’elle l’admettait en sa présence.
La vieille nourrice s’assit de l’autre côté de la table. Ses mouvements étaient lents, ses traits tirés. Les délicats bijoux de coquillage qui retenaient ses cheveux nattés étaient fixés légèrement de travers, comme si lever les bras pour placer correctement les épingles lui devenait de plus en plus difficile avec l’âge. Bien qu’elle ne soit qu’une servante, Nacoya connaissait parfaitement l’art et la subtilité du jeu du Conseil. Elle avait servi de bras droit au seigneur Sezu pendant des années, puis avait élevé sa fille après la mort en couches de son épouse. Elle avait été comme une mère pour Mara. Parfaitement consciente que la vieille nourrice attendait un commentaire, la jeune fille déclara :
— J’ai commis de graves erreurs, Nacoya.
La nourrice répondit en hochant brièvement la tête.
— Oui, petite. Si tu nous avais laissé le temps de faire quelques préparatifs, le jardinier aurait inspecté le jardin avant que tu y entres. Il aurait pu découvrir l’assassin ou être tué, mais sa disparition aurait alerté Keyoke, qui aurait alors cerné le jardin avec des soldats. L’assassin aurait été forcé de sortir, ou de mourir de faim. Si le meurtrier hamoï avait fui à l’approche du jardinier et avait rôdé à l’extérieur, les soldats auraient découvert sa cachette. (La nourrice se tordit les mains sur ses genoux, et sa voix devint dure.) Ton ennemi espérait que tu commettrais des erreurs… ce que tu as fait.
Mara accepta le reproche, suivant des yeux les ondulations paresseuses de la vapeur qui s’élevait de sa tasse de chocha.
— Mais celui qui a envoyé l’assassin s’est trompé, tout autant que moi.
— C’est vrai. (Nacoya plissa les paupières, forçant ses yeux affaiblis à voir plus nettement sa maîtresse.) Il a voulu infliger un triple déshonneur aux Acoma en te tuant dans le jardin sacré de ta famille, et pas honorablement par l’épée, mais par la strangulation, comme si tu étais une criminelle ou un esclave qui devait mourir dans la honte !
— Mais je suis une femme… l’interrompit Mara.
— Tu es une souveraine, répondit Nacoya d’un ton cassant. (Ses bracelets laqués s’entrechoquèrent tandis qu’elle frappait son genou de ses poings dans un geste séculaire de désapprobation.) Dès le moment où tu as pris le pouvoir dans cette maison, petite, tu es devenue l’égale d’un homme, avec tous les droits et les privilèges d’un souverain. Tu es aussi puissante que ton père l’était en tant que seigneur des Acoma. Et pour cette raison, ta mort par la corde d’un étrangleur aurait couvert de honte ta famille, tout comme si ton père ou ton frère étaient morts de cette façon.
Mara se mordit les lèvres, hocha la tête, et tenta d’avaler une nouvelle gorgée de chocha.
— La troisième honte ?
— Ce chien d’hamoï avait certainement l’intention de dérober le natami des Acoma, pour effacer à jamais le nom de ta famille. Sans clan et sans honneur, tes soldats seraient devenus des guerriers gris, des proscrits vivant dans les bois ou les montagnes. Et tous tes serviteurs auraient terminé leur vie comme esclaves, acheva Nacoya avec amertume. Notre seigneur des Minwanabi est bien arrogant.
— Tu penses donc que Jingu est responsable ? demanda Mara en plaçant adroitement sa tasse de chocha au centre de la table.
— Cet homme est enivré par sa propre puissance. Actuellement, seul le seigneur de guerre a une position plus élevée que la sienne au Grand Conseil. Si le destin devait ravir à Almecho le trône blanc et or, un Minwanabi lui succéderait certainement. Le seul autre ennemi de ton père qui pourrait souhaiter ta ruine est le seigneur des Anasati. Mais celui-ci est bien trop intelligent pour manigancer une attaque aussi honteuse – et aussi mal exécutée. S’il avait envoyé l’assassin hamoï, ses instructions auraient été très simples : ta mort par tous les moyens. Le tueur aurait lancé un dard empoisonné depuis sa cachette, ou aurait plongé rapidement une lame entre tes côtes, et serait parti immédiatement pour annoncer la nouvelle de ta mort.
Nacoya hocha la tête avec détermination, comme si la discussion avait confirmé ses convictions.
— Non, notre seigneur des Minwanabi est peut-être l’homme le plus puissant du Grand Conseil, mais il se comporte comme un harulth enragé qui renverse des arbres pour écraser un simple gazen. (Elle leva la main en écartant légèrement les doigts pour indiquer la taille du timide petit animal qu’elle venait de nommer.) Il a hérité son statut d’un père puissant, et il a des alliés influents. Le seigneur des Minwanabi est rusé, mais il n’est pas intelligent.
» Par contre, le seigneur des Anasati est à la fois rusé et intelligent. Il faut le craindre, continua Nacoya en décrivant un geste ondoyant de la main. Il rampe comme le relli dans les marais, silencieux, furtif, et frappe sans prévenir. Ce meurtre était signé comme si le seigneur des Minwanabi avait donné à l’assassin un mandat frappé du propre sceau de sa famille ordonnant ta mort. (Les yeux de Nacoya s’étrécirent alors qu’elle réfléchissait.) Il sait déjà que vous êtes de retour, et cela indique qu’il possède d’excellents espions. Nous avions cru qu’il n’apprendrait pas que tu étais la souveraine des Acoma avant encore quelques jours. Pour que l’Hamoï ait été envoyé si vite, il devait savoir que tu n’avais pas prononcé tes vœux à l’instant même où Keyoke t’a fait sortir du temple… Nous aurions dû le prévoir, acheva-t-elle, en secouant la tête et en se faisant des reproches.
Mara considéra les conseils de Nacoya, tandis que sa tasse de chocha refroidissait lentement sur la table. Consciente plus qu’elle ne l’avait jamais été de ses nouvelles responsabilités, elle acceptait de ne plus remettre à plus tard les sujets déplaisants. Ses cheveux noirs bouclaient sur ses joues comme ceux d’une petite fille, et sa robe au col brodé semblait trop grande pour elle, mais elle se redressa avec toute la détermination d’une souveraine.
— Je ressemble peut-être à un gazen aux yeux du seigneur des Minwanabi, mais le doux mangeur de fleurs a maintenant appris à se laisser pousser des crocs pour dévorer de la viande. Que l’on fasse venir Keyoke et Papéwaio.
Son ordre tira de sa torpeur son messager, un jeune esclave chaussé de sandales, choisi pour sa rapidité. Il jaillit de son poste, près de la porte, pour porter ses ordres. Les guerriers arrivèrent sans retard ; tous deux avaient anticipé son appel. Keyoke portait son casque de cérémonie, et le plumet marquant son grade frôla le linteau de la porte alors qu’il entrait. Tête nue, mais presque aussi grand, Papéwaio suivit son supérieur à l’intérieur. Il se déplaçait avec la même grâce et la même force qui lui avaient permis d’éliminer un tueur quelques heures auparavant ; ses manières ne trahissaient pas l’ombre d’une inquiétude sur son sort. Frappée par son allure fière et son visage encore plus impassible que d’habitude, Mara sentit que le jugement qu’elle devait prononcer dépassait soudain ses ressources.
Sa détresse n’était pas le moins du monde visible quand les guerriers s’agenouillèrent cérémonieusement devant sa table. Les plumes vertes du casque de Keyoke tremblaient dans l’air, assez proches pour que Mara puisse les toucher. Elle réprima un frisson et d’un geste indiqua aux hommes de s’asseoir. Une domestique leur offrit du chocha, mais seul Keyoke accepta. Papéwaio se contenta de faire « non » une fois de la tête, comme s’il faisait plus confiance à ses gestes qu’à sa voix.
— J’ai commis une erreur. Je chercherai à éviter d’en faire de nouvelles… déclara Mara. (Elle s’arrêta brusquement, fronça les sourcils, et eut un geste nerveux que les sœurs de Lashima s’étaient efforcées de faire disparaître.) Non, reprit-elle, je dois faire mieux que cela, car j’ai appris au temple que mon impatience obscurcissait parfois mon jugement. Keyoke, nous devons convenir d’un geste de la main, que nous utiliserons dans les circonstances où ma vie, ou l’existence des Acoma, seraient menacées d’une façon que je ne pourrai peut-être pas comprendre. Peut-être que la folie que j’ai commise aujourd’hui ne se répétera jamais.
Keyoke hocha la tête. Son visage couturé de cicatrices restait impassible, mais son attitude indiquait son approbation. Après un instant de réflexion, il passa la phalange de son index le long d’une vieille cicatrice qui marquait sa joue.
— Dame, reconnaîtriez-vous ce geste comme un avertissement, même dans un endroit peuplé ou dans un lieu public ?
Mara faillit sourire. Keyoke avait choisi un tic nerveux de Papéwaio, le seul signe extérieur de tension du jeune guerrier. Keyoke restait toujours tranquille ; dans le danger ou dans le stress, et même dans les batailles supposait-elle, le vieux commandant ne perdait jamais le contrôle de ses gestes. S’il frottait sa cicatrice en sa présence, elle le remarquerait, et avec de la chance, elle saurait tenir compte de l’avertissement.
— Très bien. Qu’il en soit ainsi, Keyoke. (Un silence gêné s’établit tandis que Mara passait son regard vers l’autre guerrier assis devant elle.) Mon brave Papé, si je n’avais pas commis une autre erreur en cette occasion, je serais morte maintenant, et toutes nos terres et serviteurs seraient sans maîtresse. (Espérant retarder l’heure du jugement, la jeune fille ajouta :) Si j’avais ordonné que personne ne me suive dans le jardin…
Elle ne termina pas sa phrase. Tous savaient que ses ordres auraient été obéis à la lettre ; le devoir aurait obligé Papéwaio à rester dans le manoir, abandonnant sa maîtresse aux mains du destin.
— Maintenant, l’un de mes plus précieux serviteurs doit perdre la vie pour avoir servi loyalement et honorablement sa maison, reprit Mara.
— Telle est la loi, remarqua Keyoke, sans montrer la moindre trace de tristesse ou de colère.
Il était soulagé que Mara ait trouvé la force d’accomplir son devoir, et ses plumes d’officier s’immobilisèrent au-dessus de ses traits immobiles.
— Je pense qu’il n’y a pas d’autre issue, soupira Mara.
— Aucune, petite, dit Nacoya. Tu dois choisir le moment et la manière dont mourra Papé. Mais tu peux lui permettre de se jeter sur sa propre lame, et lui accorder l’honneur d’un guerrier, la mort par l’épée. Cela, du moins, il le mérite, maîtresse.
Les yeux noirs de Mara étincelèrent ; être obligée de gaspiller la vie d’un serviteur si vaillant la mettait en colère, et elle fronça les sourcils alors qu’elle réfléchissait. Personne ne prononça un mot pendant un temps, puis brusquement, elle annonça :
— Je ne le pense pas.
Keyoke sembla sur le point de parler, puis se contenta de hocher la tête, tandis que Papéwaio se frottait la mâchoire du pouce, son signe habituel d’anxiété. Bouleversée par ce geste, Mara continua rapidement.
— Voici ma sentence : loyal Papé, il est certain que tu mourras. Mais je déciderai le lieu et les circonstances de ta mort en temps voulu. Jusque-là, tu me serviras comme tu l’as toujours fait. Tu porteras sur le front le bandeau noir des condamnés à mort, pour que tous sachent que je t’ai condamné à mort.
— Je ferai selon votre volonté, maîtresse, répondit Papéwaio en hochant la tête.
— Et si le destin voulait que je meure avant toi, tu pourras tomber sur ton épée… ou me venger en tuant mon meurtrier, comme tu le préféreras, ajouta Mara.
Elle était certaine du choix de Papé. Maintenant, jusqu’à ce qu’elle choisisse l’heure et la manière de son exécution, Papéwaio resterait à son service.
Mara regarda ses trois serviteurs les plus loyaux, craignant un peu que son jugement peu orthodoxe soit remis en question. Mais le devoir et la coutume exigeaient une obéissance absolue, et personne n’osa croiser son regard. Espérant qu’elle avait agi avec honneur, Mara annonça :
— Vous pouvez partir maintenant, et retourner librement à vos tâches.
Keyoke et Papéwaio se levèrent immédiatement. Ils s’inclinèrent avec une raideur toute cérémonielle, se retournèrent et partirent. Vieille et plus lente, Nacoya fit sa révérence avec moins de grâce. Elle se redressa, une ombre d’approbation traversant son visage ridé.
— C’était une excellente décision, fille de Sezu, murmura-t-elle. Tu as sauvé l’honneur de Papé et conservé un serviteur des plus loyaux. Il portera le bandeau noir de la honte comme s’il s’agissait d’un insigne honorifique.
Puis, comme si sa témérité l’avait embarrassée, la vieille nourrice quitta rapidement la pièce.
La servante qui attendait près de la porte dut parler deux fois avant que Mara la remarque.
— Ma maîtresse a-t-elle besoin de quelque chose ?
Épuisée par les émotions et les tensions de la journée, la dame des Acoma releva les yeux. En voyant l’expression d’attente sur le visage de la servante, elle se rendit compte que l’après-midi s’était écoulé. Des ombres bleues se dessinaient sur les portes de papier, donnant une atmosphère triste et sombre aux peintures décoratives représentant des chasseurs. Souhaitant ardemment retrouver la simplicité de son enfance, Mara décida de renoncer à la cérémonie du repas du soir. Demain serait bien assez tôt pour affronter l’épreuve de s’asseoir à la place d’honneur, qu’occupait habituellement son père. Elle remercia la servante.
— Laisse entrer la brise du soir, et retire-toi.
La servante se hâta d’obéir à ses désirs et fit coulisser les grandes cloisons extérieures qui donnaient vers l’ouest. Le soleil orange était bas, embrasant l’horizon de pourpre. Une lumière d’or cuivré brunissait les marécages, là où les shatra se rassemblaient au crépuscule. Alors que Mara les observait, les créatures maladroites prirent leur envol. En quelques minutes, le ciel se couvrit de silhouettes gracieuses et élégantes, tournoyant dans les nuages teintés d’écarlate, de rose et d’indigo à l’approche de la nuit. Aucun homme ne comprenait la raison de cette splendide danse des vols de shatra, mais c’était un spectacle majestueux. Mara avait regardé cet envol des milliers de fois durant son enfance, et le spectacle des oiseaux lui coupait toujours le souffle. Elle ne remarqua pas le départ discret de la servante, et pendant près d’une heure resta assise, absorbée par le vol de milliers d’oiseaux qui se rassemblaient pour tournoyer et tourner, virer et planer, tandis que la lumière disparaissait lentement. Les shatra se posèrent alors que le soleil s’évanouissait. Dans le crépuscule argenté, ils se regroupèrent dans les marais, rassemblés pour dormir en groupes serrés afin de confondre les prédateurs.
Des domestiques revinrent à l’heure chaude et douce de la nuit tombante, apportant de l’huile pour les lampes et une tisane brûlante. Mais Mara avait été enfin vaincue par l’épuisement. Ils la trouvèrent endormie au milieu des coussins, bercée par le bruit familier des bouviers ramenant les needra aux étables. Dans le lointain, le chant triste d’un esclave des cuisines pétrissant du pain de thyza pour le repas du matin faisait un harmonieux contrepoint aux appels des sentinelles de Keyoke, qui patrouillaient pour assurer la sécurité de la nouvelle dame des Acoma.
Accoutumée à la discipline du temple, Mara s’éveilla tôt. Elle cligna des yeux, d’abord déconcertée par son environnement. Puis la riche couverture jetée sur sa natte de couchage lui rappela qu’elle reposait dans la chambre de son père, comme souveraine des Acoma. Reposée, mais souffrant toujours des meurtrissures infligées par l’assassin minwanabi, elle se retourna sur le côté. Des mèches de sa chevelure abondante se prirent dans ces cils ; elle les écarta d’un geste impatient.
L’aube éclaircissait déjà les cloisons orientées à l’est. Le sifflet d’un bouvier conduisant les needra aux pâturages trancha sur les chants d’oiseaux qui célébraient le lever du jour. Émue par ses souvenirs, Mara se leva.
Ses servantes ne l’avaient pas entendue bouger. Nus pieds, et appréciant la solitude, la jeune fille traversa la chambre et saisit le loquet de la cloison. Elle la fit coulisser en réussissant presque à ne pas la faire grincer. Un air frais caressa sa peau, se glissant entre les plis de sa robe mal fermée. Mara inspira profondément l’odeur de la rosée et de la terre humide, et le délicat parfum des fleurs d’akasi. Une brume s’élevait sur le marais, donnant une teinte charbonneuse aux arbres et aux haies, dissimulant presque la silhouette solitaire d’un gardien de troupeau qui conduisait les needra au pas lourd.
Le soldat de faction dans la cour d’entrée fit demi-tour dans sa ronde, et se rendit compte que la jeune fille en chemise blanche et aux cheveux emmêlés par le sommeil qui se tenait à la fenêtre était sa maîtresse. Il s’inclina solennellement. Mara lui fit un signe distrait de la tête tandis qu’il reprenait sa surveillance. La jeune fille regardait les vastes étendues du domaine familial, alors que la matinée n’était pas encore déparée par le bruit et l’agitation du jour. Dans peu de temps, tous les ouvriers du domaine vaqueraient à leurs tâches, mais pendant quelques minutes encore Mara disposait du spectacle serein des terres qu’elle devait maintenant protéger. Inquiète, elle se renfrogna en se rendant compte de tout ce qu’elle devrait apprendre pour gérer ce domaine. Elle ne connaissait même pas l’étendue de son héritage. Elle savait vaguement qu’elle avait des propriétés dans d’autres provinces, mais elle ne connaissait ni leur emplacement, ni leur valeur. Son père n’aimait pas s’occuper de culture et d’élevage, et bien qu’il ait surveillé ses biens et le bien-être de son peuple avec sagesse, ses conversations avec Mara avaient toujours traité de sujets pour lesquels il avait plus de goût, et d’une nature plus légère.
Quand la servante l’appela doucement depuis l’embrasure de la porte, Mara referma la cloison.
— Je vais m’habiller et prendre mon déjeuner immédiatement, déclara-t-elle. Puis je verrai ce nouvel hadonra, Jican, dans le cabinet de travail.
La servante s’inclina et se hâta vers la garde-robe, tandis que Mara démêlait les nœuds de sa chevelure. Privée au temple du service d’une domestique, elle tendit sans réfléchir la main vers sa brosse.
— Ma dame, vous déplairais-je ?
L’attitude de la jeune servante montrait clairement toute sa détresse.
Mara fronça les sourcils, ennuyée par sa bévue inconsidérée.
— Non, tu me conviens parfaitement.
Elle lui tendit la brosse et resta immobile tandis que la jeune servante commençait à s’occuper de ses cheveux. Tandis qu’elle la coiffait, Mara s’avoua que sa décision de voir Jican était autant pour éviter Nacoya que pour en apprendre plus sur ses domaines. La vieille nourrice était souvent grincheuse en début de matinée. Et en plus de sa mauvaise humeur habituelle, Nacoya aurait sûrement des milliers de choses à dire à la jeune fille sur ses responsabilités de souveraine.
Mara soupira, et la servante s’arrêta, attendant une indication de sa dame pour savoir s’il y avait un problème. Comme Mara ne dit rien, la jeune fille continua, hésitante, comme si elle craignait d’encourir la désapprobation de sa dame. Mara réfléchissait aux questions à poser à Jican, sachant qu’elle devrait finalement affronter les remarques bougonnes de Nacoya. Elle soupira à nouveau, comme elle le faisait autrefois quand Nacoya la punissait si elle avait commis une bêtise, et la servante s’arrêta encore pour voir si sa maîtresse était mécontente. Après une petite pause, elle se remit à la coiffer, tandis que Mara s’absorbait complètement dans les problèmes de gestion de son domaine.
Plus tard, habillée et coiffée, Mara était assise dans le cabinet de travail, les coudes appuyés sur une montagne de coussins. Elle se mordait légèrement les lèvres, perdue dans sa concentration, tout en revoyant le dernier parchemin d’une pile considérable de rapports. Petit, bronzé et aussi nerveux qu’un thyza sorti du nid, le hadonra, Jican, regardait par-dessus son épaule. À ce moment, il tendait un doigt hésitant.
— Les profits sont indiqués ici, ma dame. Comme vous pouvez le remarquer, ils sont honnêtes.
— Je m’en rends compte, Jican.
Mara reposait le parchemin sur ses genoux quand le visage de Nacoya apparut dans l’embrasure de la porte.
— Je suis occupée, Nacoya. Je te verrai bientôt, peut-être vers midi.
La vieille nourrice secoua la tête, ses épingles de cheveux de travers comme à son habitude.
— Avec la permission de ma dame, il est maintenant une heure après midi.
Surprise, Mara leva les sourcils ; elle sympathisait avec son père qui s’impatientait souvent quand il devait gérer son immense domaine. La tâche était plus complexe qu’elle ne l’avait soupçonné. Mais, à la différence de son père, elle trouvait les complexités de la finance fascinantes. Avec un sourire désabusé devant l’impatience de Nacoya, la dame des Acoma répondit :
— J’ai perdu la notion du temps. Mais Jican a pratiquement terminé. Tu peux attendre ici si tu le souhaites.
Nacoya lui fit non de la tête.
— Il y a trop à faire, dame. Envoyez votre messager me chercher quand vous serez prête. Mais n’attendez pas trop longtemps. Il faut prendre des décisions, et demain il sera trop tard pour y songer.
La nourrice partit. Mara l’entendit marquer une pause pour marmonner quelque chose à Keyoke, qui montait la garde dans le couloir. Puis, revenant vers Jican et sa leçon de commerce, Mara tendit la main vers un autre parchemin. Cette fois, elle fit quelques remarques sur le bilan, sans que le hadonra ait besoin de lui souffler l’analyse.
— Nous manquons peut-être de guerriers, Jican, mais nous sommes puissants en matière de commerce. Nous avons de nombreuses propriétés, et nous sommes peut-être même prospères.
— Cela n’est pas difficile, maîtresse. Sotamu a tenu des registres très clairs durant les années où il a servi votre père. Je n’ai fait que suivre son exemple. Les récoltes de thyza ont été abondantes pendant trois années de suite, alors que la maladie du hwaet dans les provinces des plaines a fait monter le prix de toutes les céréales – le thyza, le ryge, le maza et même le milat. Avec la pénurie de hwaet, seuls les régisseurs paresseux envoyaient leur thyza à Sulan-Qu pour l’y vendre. Il suffisait d’un peu d’effort pour traiter avec un agent d’un consortium de transporteurs de céréales de la Cité des plaines. (Le petit homme soupira, gêné.) Ma dame, je ne veux à aucun prix manquer de respect envers les gens de votre haute condition, mais je connais de nombreux seigneurs qui n’aiment pas les détails des affaires commerciales. Mais en même temps, ils refusent de donner à leur hadonra et à leurs agents l’autorité pour agir de façon indépendante. C’est pourquoi nous avons commercé avec de grandes maisons et évité les marchands de la ville chaque fois que nous le pouvions. Cela nous a permis très souvent de réaliser d’excellents profits.
Le hadonra marqua une pause, étendant timidement les mains devant lui. Puis, encouragé par le fait que Mara ne l’avait pas interrompu, il continua.
— Et les éleveurs de needra… ils constituent pour moi une véritable énigme. Là aussi, je ne voudrais pas me montrer irrespectueux, mais les seigneurs du Nord semblent particulièrement imprévoyants dans le choix de leurs reproducteurs. (Plus à l’aise, le petit homme haussa les épaules pour exprimer sa perplexité.) Un étalon ombrageux et difficile à mener, très musclé et qui gratte la terre du pied d’une façon féroce, ou un animal avec un grand… (Il baissa les yeux, embarrassé…) membre viril se vendent mieux qu’une bête bien grasse qui engendrera d’excellents animaux de boucherie, ou qu’un animal docile qui donnera de solides needra de trait. Une bête qu’un éleveur avisé aurait fait castrer ou abattre est vendue à un excellent prix, et nos meilleurs needra restent ici. Ensuite, les gens s’émerveillent devant la qualité de nos troupeaux et disent : « Comment la viande des Acoma peut-elle avoir si bon goût, alors qu’ils gardent des étalons si faibles ? » Je ne comprends pas du tout leur façon de penser.
Mara sourit légèrement, c’était la première expression détendue qu’elle montrait depuis son départ du temple.
— Ces nobles seigneurs recherchent des animaux qui soient le reflet de leur propre virilité. Je n’ai pas de tels désirs. Et comme je ne tiens pas à ce que l’on me confonde avec mes étalons reproducteurs, tu peux continuer à choisir les needra qu’il faut vendre sans te préoccuper de voir si leurs caractéristiques correspondent aux miennes.
Jican écarquilla un instant les yeux, avant de comprendre que la jeune fille plaisantait. Il rit doucement avec elle.
— Tu as fait de l’excellent travail, ajouta Mara.
L’homme sourit pour la remercier, comme si l’on venait d‘ôter un grand poids de ses épaules. Il était évident qu’il aimait les responsabilités de son nouveau poste et qu’il avait craint que sa maîtresse ne le remplace. Il était doublement heureux de découvrir que non seulement il resterait hadonra, mais que la dame Mara avait reconnu ses compétences.
Mara avait hérité l’instinct de son père pour le gouvernement, même s’il commençait tout juste à s’épanouir, et elle savait qu’elle avait devant elle un régisseur compétent, peut-être même très doué.
— Ton zèle pour le commerce apporte autant d’honneur à notre maison que la bravoure de nos soldats, conclut-elle. Tu peux partir maintenant, et reprendre tes travaux.
Le hadonra s’inclina depuis sa position agenouillée jusqu’à ce que son front touche le sol, une révérence plus servile qu’il était nécessaire pour un homme de son rang.
— Mon cœur se réchauffe au soleil des louanges de ma maîtresse.
Jican se leva et sortit tandis qu’un domestique avançait pour rassembler les parchemins éparpillés sur le sol. Nacoya entra précipitamment alors que le hadonra sortait. D’autres serviteurs marchaient sur ses talons, portant des plateaux de rafraîchissements, et avec un soupir, Mara souhaita que sa domesticité trop abondante puisse être transformée en soldats.
Nacoya s’inclina, puis s’assit avant même que Mara ait eu le temps de lui en donner l’autorisation. Par-dessus le tintement de la vaisselle et l’agitation des serviteurs qui déposaient les plateaux, elle grommela :
— Est-ce que ma dame pense qu’elle devrait travailler toute la matinée sans prendre de repas ? (Ses yeux noirs, anciens, devinrent critiques.) Tu as perdu du poids depuis que tu es partie pour le temple. Certains hommes pourraient penser que tu es maigre.
Toujours préoccupée par sa discussion avec Jican, Mara lui répondit comme si elle n’avait rien entendu.
— J’ai entrepris d’en apprendre plus sur mes domaines et mes biens. Tu as agi avec sagesse en choisissant Jican, Nacoya. Je me souviens avec une grande affection de Sotamu, mais cet homme semble avoir le génie du commerce.
Les manières de Nacoya s’adoucirent.
— Je me suis montrée très présomptueuse, maîtresse, mais la rigueur des temps voulait que l’on prenne rapidement une décision.
— Tu as bien fait. (Mara regarda la profusion de nourriture, l’odeur du pain de thyza frais éveillant son appétit. Elle tendit la main vers une tranche de pain, fronça les sourcils, et ajouta :) Et je ne suis pas maigre. Nos repas au temple n’étaient pas si simples que tu le crois. (Elle mordit une bouchée, mâchant songeusement. Elle regarda son indomptable nourrice.) Et maintenant, que devons-nous faire ?
Nacoya pinça les lèvres, un indice certain qu’elle allait aborder ce qu’elle pensait être un sujet difficile.
— Nous devons agir rapidement pour renforcer votre maison, dame. Sans parents de votre sang, vous êtes une cible tentante pour de nombreuses personnes. Même ceux qui n’avaient auparavant aucune raison de chercher querelle aux Acoma pourraient considérer vos biens d’un œil envieux et ambitieux. Les terres et les troupeaux ne tentaient pas les petits seigneurs quand ils devaient affronter votre père, mais face à une jeune fille sans éducation ? Une main se cache derrière chaque tenture, cita-t-elle.
— Et un poignard se cache dans chaque main, acheva Mara. (Elle reposa la tranche de pain.) Je comprends, Nacoya. Je pensais que nous devrions enrôler de nouvelles recrues.
Nacoya secoua la tête avec une telle vivacité que sa coiffure épinglée de façon précaire manqua de s’écrouler.
— C’est une proposition dangereuse, et difficile à tenter en ce moment.
— Pourquoi ? (Mara avait oublié la nourriture dans son irritation.) Je viens juste de revoir l’étendue de nos ressources avec Jican. Les Acoma ont suffisamment de richesses pour entretenir deux mille cinq cents soldats. Nous avons même assez pour payer le prix de recrutement.
Mais Nacoya ne faisait pas référence à l’indemnisation que devait verser un nouveau maître au seigneur qui avait veillé à l’entraînement de la recrue. La vieille nourrice lui rappela doucement :
— Un trop grand nombre de soldats sont morts, Mara-anni. Les liens de famille qui restent sont trop rares pour que nous puissions compter dessus.
La tradition tsurani exigeait que seul un parent d’un soldat qui servait déjà dans la maison puisse rejoindre une armée seigneuriale. Comme les fils aînés s’engageaient généralement aux côtés de leur père, le recrutement était souvent limité aux fils cadets et aux suivants. Gardant ces faits à l’esprit, Nacoya ajouta :
— Avec le recrutement intensif que votre père avait entrepris avant l’invasion du monde barbare, la plupart des hommes aptes ont déjà été appelés. Tous ceux que vous trouverez maintenant seront jeunes et inexpérimentés. Le seigneur des Minwanabi agira avant même que nous puissions tirer un avantage de notre enrôlement.
— J’ai déjà réfléchi à cela. (Mara tendit la main sous la table d’écriture placée devant elle et en tira un écrin, délicatement sculpté dans un bois précieux.) J’ai envoyé un message à la guilde des porteurs ce matin. Leur représentant qui arrivera recevra l’ordre de remettre ceci en mains propres au seigneur des Minwanabi, sous contrat et sans message.
Sombre maintenant, Mara tendit la boîte à Nacoya.
Nacoya ouvrit le fermoir finement ouvragé et leva un sourcil en voyant le contenu de la boîte. Un morceau de corde rouge, assombri par le sang de la main de Mara, y reposait, enroulé autour d’une plume de shatra. Refermant la boîte comme si elle contenait un dhast écarlate, le plus venimeux des serpents, Nacoya s’exclama :
— Vous annoncez ouvertement une guerre de sang contre la maison Minwanabi.
— Je ne fais que reconnaître une guerre de sang qui a commencé il y a des siècles ! répondit vertement Mara.
Le meurtre de son père et de son frère était encore trop proche pour qu’elle reste mesurée.
— Je ne fais qu’annoncer à Jingu qu’une nouvelle génération d’Acoma est prête à s’opposer à lui. (Soudainement embarrassée par son émotion, la jeune fille regarda le plateau de nourriture.) Mère de mon cœur, je suis inexpérimentée au jeu du Conseil, mais je me souviens des nombreuses nuits où père discutait avec Lano des plans qu’il dressait, et de la raison derrière tous ces stratagèmes. Sa fille écoutait elle aussi.
Nacoya plaça la boîte sur le côté et hocha la tête. Mara releva la tête, transpirant légèrement dans la chaleur de l’après-midi, mais gardant son calme.
— Notre ennemi minwanabi pensera que ce message représente quelque chose de plus subtil qu’il ne l’est réellement. Il cherchera à se protéger d’un hypothétique stratagème, ce qui nous donnera le temps de préparer nos plans. Tout ce que je puis faire maintenant est espérer gagner du temps.
Nacoya resta silencieuse un instant, puis répondit :
— Fille de mon cœur, ton courage est admirable, mais même si ce geste peut te faire gagner un jour, une semaine, ou plus, à la fin, le seigneur des Minwanabi s’avancera pour anéantir tout ce qui est acoma.
La vieille femme se pencha en avant, insistante.
— Tu dois trouver des alliés, et pour cela, il ne reste qu’une voie. Le mariage. Le plus rapidement possible.
Mara se releva si brusquement que son genou heurta la table d’écriture.
— Non !
Un silence tendu s’installa, tandis qu’un parchemin envolé flottait dans un bol de soupe.
Nacoya ne tint aucun compte de l’humeur de sa maîtresse et répondit brutalement :
— Tu n’as pas d’autre choix, petite. En tant que souveraine, tu dois trouver un consort parmi les jeunes fils de certaines maisons de l’empire. Un mariage avec un fils des Shinzawaï, des Tukareg ou des Chochapan nous offrirait une alliance avec une maison capable de nous protéger. (La nourrice resta silencieuse un moment.) Pour aussi longtemps que possible. Cependant, le temps pourrait changer l’équilibre des forces.
Les joues de Mara rougirent et ses yeux s’écarquillèrent.
— Je n’ai rencontré aucun des hommes que tu as mentionnés. Je n’épouserai pas un étranger !
Nacoya se leva à son tour.
— Tu parles dans la colère, et ton cœur gouverne ton esprit. Si tu n’étais pas entrée au temple, ton époux aurait été choisi parmi les prétendants acceptables par ton père, ou par ton frère après lui. En tant que dame des Acoma, tu dois en faire autant dans l’intérêt de ta maison. Je te laisse maintenant, pour que tu y réfléchisses.
La nourrice prit dans ses mains âgées la boîte pour le seigneur des Minwanabi, afin de la remettre à la guilde des porteurs. Elle s’inclina avec raideur et sortit.
Mara se rassit, perdue dans une rage silencieuse, les yeux fixés sur le parchemin trempé, qui coulait lentement dans les profondeurs du bol de soupe. La pensée du mariage évoquait en elle des peurs obscures, enracinées d’une certaine manière dans son chagrin. Elle frissonna malgré la chaleur du jour, et claqua des doigts pour appeler les serviteurs afin qu’ils ôtent les plateaux de nourriture. Elle allait se reposer, et songer seule à ce que sa vieille nourrice lui avait dit.
Sur la recommandation de Keyoke, Mara resta dans le manoir tout l’après-midi. Elle aurait préféré continuer son inspection des biens acoma en palanquin, mais les rangs de ses guerriers étaient trop dégarnis ; une escorte aurait été nécessaire pour assurer sa sécurité dans la campagne, ce qui aurait laissé trop peu de gardes pour les patrouilles de routine. Trop consciencieuse pour rester inactive, la jeune fille étudia des documents, afin de mieux se familiariser avec les propriétés les plus distantes de sa famille. Elle demanda qu’on lui apporte un repas léger. Les ombres s’allongèrent et la chaleur de l’après-midi régna dans la paix.
Durant ses lectures, la dame des Acoma comprit peu à peu un fait subtil, mais important, de la vie tsurani, souvent mis en relief par son père, mais qu’elle n’appréciait que maintenant : l’honneur et la tradition n’étaient que deux murs d’une grande maison ; la puissance et la richesse formaient les deux autres. Et des quatre, c’était la dernière paire qui empêchait le toit de s’effondrer. Mara serra le poing sur la poignée du rouleau de parchemin. Si d’une façon ou d’une autre, elle parvenait à tenir en échec les ennemis qui désiraient sa mort, jusqu’à ce qu’elle trouve la force d’entrer dans le jeu du Conseil, alors… Elle n’acheva pas sa pensée. Le problème immédiat était de faire échec aux seigneurs des Minwanabi et des Anasati. La vengeance était un rêve inutile si elle ne parvenait pas à assurer la survie de sa famille.
Plongée dans ses pensées, Mara n’entendit pas Nacoya l’appeler doucement depuis l’embrasure de la porte.
— Maîtresse ? répéta la nourrice.
Mara leva les yeux, surprise, et fit signe à la vieille femme d’entrer. Elle attendit, préoccupée et distante, tandis que Nacoya s’inclinait, puis s’agenouillait devant elle.
— Dame, j’ai repensé à notre conversation de cet après-midi, et je vous supplie d’être indulgente en écoutant mes conseils.
Les yeux de Mara s’étrécirent. Elle n’avait aucun désir de reprendre leur conversation sur le mariage, mais la douleur encore vive des blessures que l’assassin lui avait infligées lui rappelait la nécessité d’être prudente. Elle posa ses parchemins sur le côté et fit signe à Nacoya de continuer.
— En tant que souveraine des Acoma, le mariage ne changera pas votre statut. Votre époux s’assiéra peut-être à votre droite, mais il n’aura pas voix au chapitre pour les affaires de la maison, sauf pour ce que vous lui permettrez de faire. Il…
— Je sais tout cela, répondit Mara en agitant négligemment la main.
La vieille nourrice s’installa plus confortablement sur la natte placée devant sa maîtresse.
— J’implore votre indulgence, dame. Quand je vous ai parlé cet après-midi, j’avais oublié que chez une jeune sœur de Lashima, les soucis du monde hors du temple s’évanouissent de l’esprit. Les histoires entre les jeunes gens et les jeunes filles, les rencontres avec les fils des familles nobles, les jeux de baisers et de caresses… toutes ces choses vous ont été refusées lors de l’année écoulée, et plus longtemps encore. La pensée des hommes… (Troublée par l’intensité croissante du regard de Mara, qui restait parfaitement immobile, Nacoya hésita, mais se força à terminer sa phrase.) Pardonnez aux divagations d’une vieille femme. Vous étiez vierge… et vous l’êtes toujours.
Cette affirmation fit rougir Mara. Durant son séjour au temple, elle avait reçu l’ordre d’oublier les choses charnelles. Mais Nacoya avait tort de craindre que la jeune fille ne s’y intéresse plus. Car Mara avait dû lutter pour oublier, et cela lui avait été difficile. Elle s’était souvent surprise à rêver aux garçons qu’elle avait connus durant son enfance.
Mara frotta nerveusement le bandage qui recouvrait sa paume blessée.
— Mère de mon cœur, je suis toujours vierge. Mais je sais ce qui se passe entre un homme et une femme.
Brusquement, comme si sa fierté avait été piquée, elle fit un cercle avec le pouce et l’index de la main gauche et y introduisit l’index droit dans un mouvement brusque. Les bouviers, les fermiers et les soldats utilisaient ce geste pour indiquer la fornication. Bien qu’il ne soit pas obscène – le sexe était une chose naturelle de la vie tsurani –, son geste restait assez vulgaire et n’était pas convenable pour une dame de grande maison.
Trop sage pour répondre à une telle provocation, Nacoya poursuivit.
— Maîtresse, je sais que vous avez joué avec votre frère parmi les soldats et les gardiens de troupeau. Je sais que vous avez vu les étalons monter les génisses. Et plus encore.
Étant donné la promiscuité régnant dans les habitations tsurani, Mara et son frère avaient eu, au cours des ans, de nombreuses occasions d’entendre les gémissements de la passion, ou de surprendre malencontreusement un rendez-vous entre esclaves ou domestiques.
Elle haussa les épaules, comme si tout cela n’avait guère d’importance.
— Petite, tu comprends ce qui se passe entre les hommes et les femmes, ici. (La nourrice pointa l’index vers son front. Puis elle désigna son cœur.) Mais tu ne le comprends pas là, (et elle indiqua son bas-ventre) ou là. Je suis peut-être vieille, mais je me souviens.
» Mara-anni, une souveraine est aussi un guerrier. Tu dois maîtriser ton corps. Il faut vaincre la souffrance. (La nourrice devint songeuse alors que des souvenirs lui revenaient à l’esprit.) Et certains jours, la passion inflige de plus grandes souffrances qu’un coup d’épée. (La lumière basse du soleil qui traversait les cloisons soulignait la fermeté de ses traits tandis qu’elle concentrait une nouvelle fois son attention sur Mara.) Jusqu’à ce que tu connaisses ton propre corps, et que tu maîtrises tous ses désirs, tu es vulnérable. Tes forces, ou tes faiblesses, sont celles de la maison Acoma. Un bel homme qui murmure des mots doux à ton oreille, dont les caresses éveillent le feu dans tes reins, peut te détruire aussi facilement que le tong hamoï.
Mara rougit profondément, et ses yeux lancèrent des éclairs.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Une souveraine ne doit pas être assaillie par les doutes, répondit Nacoya. Après la mort de ta mère, le seigneur Sezu a pris des mesures pour s’assurer que les désirs de la chair ne le pousseraient pas à agir stupidement. Un désir pour la fille d’une mauvaise maison aurait pu détruire les Acoma aussi sûrement que s’il avait perdu une bataille.
» Pendant que tu étais au temple, il faisait venir des dames de la Maison du Roseau dans cette maison…
— Nacoya, il faisait séjourner de telles femmes au manoir quand j’étais plus jeune. Je m’en souviens.
Mara inspira profondément, irritée, et en sentant l’odeur lourde des akasi, comprit que des esclaves taillaient les arbustes dans les jardins, de l’autre côté des cloisons.
Mais l’atmosphère écœurante semblait ne pas avoir d’effet sur Nacoya.
— Le seigneur Sezu n’agissait pas toujours pour lui, Mara-anni. Quelquefois, les femmes venaient pour Lanokota, pour qu’il puisse apprendre ce qui se passe entre les hommes et les femmes, et qu’il ne soit pas la proie de l’ambition de filles rusées et des complots de leurs pères.
L’idée de son frère en compagnie de telles femmes offensa Mara d’une façon surprenante ; mais la proximité des esclaves l’obligea à observer les convenances.
— Donc, je te le demande une nouvelle fois, qu’est-ce que tu suggères ?
— J’enverrai chercher un homme de la Maison du Roseau, un homme habile pour…
— Non ! l’interrompit Mara. Je ne veux pas en entendre parler !
Nacoya ignora l’intervention de sa maîtresse.
— … donner du plaisir. Il peut t’enseigner…
— J’ai dit non, Nacoya !
— … tout ce que tu as besoin de savoir, pour que les caresses habiles et les mots doux, murmurés dans le noir, ne te trompent pas.
Mara était au bord d’une rage totale.
— Je te l’ordonne : ne prononce plus un seul mot !
Nacoya ravala ses paroles. Les deux femmes se foudroyèrent du regard et pendant une longue minute silencieuse, aucune ne bougea. Finalement, la vieille nourrice s’inclina jusqu’à ce que son front touche la natte sur laquelle elle était agenouillée, un signe de supplication chez un esclave.
— Je me suis couverte de honte. J’ai offensé ma maîtresse.
— Sors ! Laisse-moi !
La vieille femme se leva, exprimant en sortant sa désapprobation par le bruissement de ses vêtements et la raideur de son vieux dos. Mara congédia d’un geste les servantes qui apparurent pour s’enquérir de ses désirs. Seule, entourée de parchemins précieux et merveilleusement calligraphiés qui dissimulaient sous une façade honorable un réseau cruel et meurtrier d’intrigues, Mara tenta de mettre de l’ordre dans son esprit, malgré la confusion provoquée par les paroles de Nacoya. Elle ne pouvait nommer la peur qui avait menacé de la submerger.
Recroquevillée sur elle-même, Mara sanglota silencieusement. Privée de la présence réconfortante de son frère, cernée par les conspirations, les menaces et d’invisibles ennemis, la dame des Acoma courba la tête, alors que les larmes mouillaient le bandage de sa main, et ravivaient la douleur de sa blessure.
Une cloche tinta faiblement. Mara reconnut le signal qui indiquait aux esclaves de se rassembler dans leurs quartiers pour le repas du soir. Les ouvriers qui travaillaient dans les parterres d’akasi se levèrent et déposèrent leurs outils, pendant que derrière les minces cloisons de papier, leur maîtresse repoussait ses parchemins. Elle frotta ses yeux gonflés par les larmes, et appela doucement ses servantes pour qu’elles ouvrent les cloisons du cabinet de travail et laissent entrer l’air.
Mara se leva, se sentant vide et épuisée ; mais une expression de fermeté se peignait à nouveau sur ses traits. Mordant songeusement ses lèvres, la jeune fille s’appuya contre l’encadrement poli de la cloison. Il devait exister une autre solution que le mariage. Elle réfléchit, mais ne trouva aucune réponse, pendant que le soleil descendait, lourd et doré, dans le ciel. Une brume de chaleur surplombait les champs éloignés, et plus haut la voûte turquoise du ciel était vide d’oiseaux. Les feuilles d’akasi coupées par les jardiniers se fanaient dans l’allée de dalles blanches, exhalant leur fragrance dans le silence ensommeillé qui régnait dans la demeure seigneuriale. Mara bâilla, épuisée par le chagrin et les soucis.
Elle entendit soudain des cris. Réveillée par le bruit, elle se redressa. Des silhouettes couraient le long de la route qui menait vers les baraquements des gardes. Consciente qu’une telle agitation était signe de mauvaises nouvelles, la jeune fille se tourna vers l’intérieur de la pièce, au moment où une jeune servante se précipitait dans le cabinet de travail.
Un soldat marchait sur ses talons, poussiéreux, suant, et essoufflé par une longue course en armure de combat. Il inclina la tête en signe de respect.
— Maîtresse, avec votre permission.
Mara sentit une main glacée lui nouer le ventre. Cela commence déjà, pensa-t-elle. Mais son visage sali par les larmes avait repris toute sa sérénité quand elle répondit :
— Parle.
Le soldat frappa son cœur de son poing pour saluer.
— Maîtresse, le commandant vous envoie ce message : des hors-la-loi ont attaqué les troupeaux.
— Fais venir mon palanquin. Vite !
— À vos ordres, maîtresse.
La servante qui avait précédé le soldat franchit la porte en courant.
— Rassemble une escorte, ordonna Mara au guerrier.
L’homme s’inclina et partit. Mara se défit de la robe courte et légère que les femmes nobles tsurani préfèrent porter dans l’intimité de leur demeure. Elle lança le vêtement dans les mains attentives d’une domestique, pendant qu’une autre se précipitait vers elle avec une robe de voyage, plus longue et de coupe plus modeste. Ajoutant un léger foulard pour dissimuler les marques encore visibles sur son cou, Mara sortit.
Ses porteurs attendaient silencieusement, vêtus d’un seul pagne et transpirant déjà dans la chaleur. Quatre soldats étaient en leur compagnie, attachant leur casque et ajustant leurs armes à leur ceinture. Le guerrier envoyé pour informer Mara lui offrit sa main avec déférence et l’aida à s’installer dans le siège garni de coussins. Puis il fit un signe aux porteurs et à l’escorte d’avancer. Le palanquin oscilla et bondit en avant tandis que les porteurs, recherchant surtout la rapidité, se hâtaient vers les pâturages extérieurs.
Le trajet se termina plus vite que Mara l’aurait cru, des lieues à l’intérieur des frontières du domaine. C’était un signe consternant, car les bandits n’auraient jamais osé lancer un raid à l’intérieur des terres si les patrouilles avaient été en nombre suffisant. Avec un geste rendu brusque par l’indignation, la jeune fille écarta les légers rideaux du palanquin.
— Que s’est-il passé ?
Keyoke se détourna des deux soldats qui observaient le sol à la recherche de traces qui pourraient indiquer le nombre et la force des renégats. S’il remarqua les yeux bouffis par les larmes de sa maîtresse, le vieux soldat au visage tanné ne montra aucune réaction. Imposant dans son armure laquée, son casque à plumet se balançant par sa jugulaire à sa ceinture, il désigna d’un geste une série de clôtures brisées, que des esclaves en pagne s’efforçaient de réparer.
— Des hors-la-loi, ma dame. Dix, ou peut-être une douzaine. Ils ont tué un jeune bouvier, détruit une partie de la clôture et emporté quelques needra.
— Combien ? Mara fit un geste, et le commandant l’aida à descendre de sa litière.
L’herbe lui semblait étrange sous ses sandales, après son confinement dans le temple et les mois passés à faire résonner ses pas sur des sols de pierre. L’odeur de la terre fertile et des plants de khala qui grimpaient sur les clôtures était tout aussi inattendue. Mara chassa cette distraction et accueillit Jican avec un froncement de sourcils qui reflétait exactement l’expression de son père quand ses affaires domestiques n’allaient pas comme il le désirait.
Bien que le hadonra ait eu très peu de contacts avec l’ancien seigneur des Acoma, cette expression était une véritable légende. Transpirant, les doigts agrippant nerveusement son ardoise, il s’inclina.
— Dame, vous avez perdu au pire trois ou quatre needra femelles. Je vous donnerai un chiffre exact quand les égarés auront été rassemblés.
Mara éleva la voix pour se faire entendre par-dessus les mugissements des animaux agités, tandis que les bouviers sifflaient, agitant leurs longs bâtons et leurs fouets de cuir pour diriger les bêtes vers un corral plus sûr.
— Les égarés ?
Énervé par le manque d’assurance de Jican, Keyoke répondit, avec une voix plus adaptée à un champ de bataille sur le monde des barbares que sur la terre piétinée d’un pâturage de needra.
— Les bêtes dans ce pâturage avaient été isolées pour la reproduction. L’odeur du sang a provoqué une débandade, ce qui a alerté les bouviers.
Il marqua une pause, fouillant du regard la lisière distante des bois.
La tension transparaissant de son attitude éveilla l’inquiétude de Mara.
— Qu’est-ce qui te trouble, Keyoke ? Sûrement pas la perte de quelques needra, ou le meurtre d’un esclave ?
— Non, dame. (Les yeux toujours fixés sur les bois, le vieux soldat secoua la tête.) Je regrette la destruction de biens, mais non, les needra et le garçon ne sont pas importants.
Il s’arrêta quand un contremaître hurla un ordre ; une équipe d’esclaves se pencha pour relever un nouveau poteau, tandis que le commandant d’armée racontait le pire.
— Nous sommes très vigilants depuis que ce chien d’hamoï a tenté de vous tuer, maîtresse. Ce n’étaient pas de simples voleurs. Ils ont frappé, et sont repartis, en plein jour, ce qui indique une stratégie planifiée et une excellente connaissance de l’organisation de nos patrouilles.
Mara ressentit la peur comme un éclat de glace. Avec un calme étudié, elle demanda :
— Des espions ?
Le seigneur des Anasati avait très bien pu mettre en scène une fausse attaque de « bandits » s’il souhaitait jauger la force des troupes acoma.
Keyoke tapota son épée.
— Je ne le pense pas, maîtresse. (Il exprima son opinion avec son habituelle perception des choses, presque surnaturelle.) Les Minwanabi ne sont jamais aussi subtils, et les Anasati n’ont pas d’avant-postes aussi loin dans le sud pour pouvoir organiser si rapidement une telle attaque. Non, ceci semble être l’œuvre de soldats, sûrement des hommes sans maître.
— Des guerriers gris ?
L’air désapprobateur de Mara s’accentua tandis qu’elle songeait aux hommes frustes, sans clan, qui se regroupaient souvent dans les montagnes. Avec les Acoma à court de soldats, de tels hommes sous la direction d’un chef rusé pouvaient devenir aussi dangereux qu’un complot de ses ennemis.
Keyoke frappa ses manchettes pour les épousseter, et regarda à nouveau les collines qui s’assombrissaient maintenant dans les ombres du crépuscule.
— Avec la permission de ma dame, j’aimerais envoyer des éclaireurs. Si des guerriers gris sont responsables de ce raid, ils ne pensaient qu’à se remplir la panse. Il y aura de la fumée, et des feux de camp ; et s’il n’y en a pas, nous saurons que la nouvelle de notre faiblesse a voyagé rapidement jusqu’aux oreilles de nos ennemis.
Il ne mentionna pas de contre-attaque. Circonspect et subtil, à la différence de Nacoya, le commandant informait Mara par son silence qu’une démonstration de force risquait de provoquer un désastre. Les soldats acoma n’étaient pas assez nombreux, même pour se lancer à la poursuite d’une bande de voleurs de needra. Comme les Acoma sont tombés bas, pensa Mara ; mais elle fit le signe formel indiquant son accord. Keyoke se hâta de donner des ordres à ses soldats. Les porteurs du palanquin se redressèrent avec empressement, impatients de retourner à leurs quartiers et au dîner qu’ils avaient laissé en train de refroidir sur les tables. Mais la dame n’était pas prête à partir. Elle savait que Nacoya l’aurait sermonnée pour s’être attardée là où sa présence n’était pas requise, mais le besoin de trouver rapidement de nouveaux combattants semblait la source du danger immédiat. Refusant toujours l’idée d’un mariage comme unique solution, elle fit signe à Keyoke de la rejoindre.
Il s’inclina, le visage obscurci par le crépuscule.
— La nuit tombe, maîtresse. Si vous souhaitez entendre mes conseils, laissez-moi vous escorter jusqu’à la résidence, car votre sécurité pourrait être compromise dans l’obscurité.
Le cœur réchauffé par les qualités que le seigneur Sezu avait lui aussi appréciées chez le commandant de son armée, Mara sourit. Elle permit au vieux guerrier de l’installer dans son palanquin, puis aborda directement le problème.
— As-tu commencé à recruter de nouveaux soldats ?
Keyoke ordonna aux porteurs d’avancer, puis régla son pas sur le leur.
— Ma dame, deux de nos hommes ont contacté leurs cousins dans des villes éloignées, leur demandant d’envoyer leurs jeunes fils à notre service. Dans une semaine ou deux, je permettrai à un ou deux autres de faire de même. Si nous allons plus vite, tous les baraquements d’Ambolina à Dustari sauront que les Acoma manquent de troupes.
Des lumières s’épanouissaient dans les ombres alors que les ouvriers réparant la clôture allumaient des lanternes pour continuer leur travail. Pendant que le palanquin de la dame se dirigeait vers la demeure seigneuriale, un homme, puis un autre, commencèrent à chanter d’une voix hésitante. Se souvenant que leur sécurité dépendait de son jugement, Mara demanda :
— Devrions-nous acheter des contrats ?
Keyoke s’arrêta.
— Engager des mercenaires ? De vulgaires gardes de caravanes ? (D’un pas, il rattrapa la distance que les porteurs avaient parcourue.) Impossible. Ils ne seraient pas fiables. Des hommes qui n’ont pas prêté le serment de sang envers le natami des Acoma seraient pire qu’inutiles. Ils ne vous devraient pas leur honneur. Contre les ennemis de votre père, vous avez besoin de guerriers qui vous obéiront sans hésiter, et même qui mourront si vous l’ordonnez. Montrez-moi un homme qui acceptera de mourir contre une solde, et je lui ferai prêter le serment d’enrôlement. Non, dame, une maison n’engage des mercenaires que pour les tâches les plus simples, comme garder des entrepôts, ou faire des patrouilles contre les voleurs ordinaires. Et l’on ne fait cela que pour libérer des guerriers pour des devoirs plus honorables.
— Alors nous avons besoin de mercenaires, répondit Mara. Ne serait-ce que pour empêcher les guerriers gris de s’engraisser sur le dos de nos needra.
Keyoke décrocha son casque, jouant avec les plumes dans l’obscurité qui montait.
— Ma dame, en de meilleurs temps, oui. Mais pas maintenant. La moitié des hommes que vous engagerez seront des espions. Je répugne à laisser mon honneur entaché par des hommes sans clan, mais nous devons attendre et combler lentement nos pertes.
— Et mourir.
Dérangée par le fait que la suggestion de mariage de Nacoya semblait de plus en plus inévitable, Mara serra les dents, rongée par l’amertume.
Étonné par cette humeur qu’il n’avait jamais vue chez la jeune fille, Keyoke arrêta les porteurs.
— Ma dame ?
— Combien de temps s’écoulera-t-il avant que mon seigneur des Minwanabi apprenne l’étendue du désastre provoqué par sa trahison ? (Mara releva la tête, son visage dessinant un pâle ovale entre les murs blancs des rideaux.) Tôt ou tard, l’un de ses espions découvrira que le cœur de notre maison est faible, que mes propres domaines ne sont gardés que par une poignée de guerriers en bonne santé, et que nous tentons désespérément de maintenir l’illusion de notre compétence. Nos possessions lointaines sont totalement vulnérables, et ne tiennent que par la ruse – de vieux hommes et des garçons inexpérimentés qui paradent en armure de combat. Nous vivons comme des gazen, retenant notre souffle et espérant qu’un harulth ne nous piétinera pas ! Mais cet espoir est vain. Un jour ou l’autre, notre supercherie sera découverte. Alors les seigneurs qui veulent notre ruine frapperont brutalement.
Keyoke plaça son casque sur sa tête, attachant sa jugulaire avec lenteur et sans précipitation.
— Vos soldats mourront en vous défendant, ma dame.
— C’est exactement ce que je veux dire, Keyoke. (Une fois lancée, Mara ne pouvait plus réprimer le sentiment de désespoir et d’impuissance qui tournoyaient en elle.) Ils mourront tous. Toi, Papé, et même la vieille Nacoya. Puis les ennemis qui ont assassiné mon père et mon frère apporteront ma tête et le natami des Acoma au seigneur des Minwanabi et… les Acoma n’existeront plus.
Le vieux soldat baissa les mains en silence. Il ne pouvait nier les affirmations de sa maîtresse ou lui offrir des paroles de réconfort. Avec douceur, il ordonna aux porteurs de reprendre leur marche vers le manoir, les lumières, et la consolation de la beauté et de l’art qui étaient le cœur de l’héritage acoma.
Le palanquin oscilla quand les esclaves sortirent du pâturage pour rejoindre le sentier de graviers, assez pentu. Honteuse de son accès de désespoir, Mara libéra les embrasses des rideaux et les légers voiles de mousseline retombèrent, la dissimulant aux regards. Sensible au fait qu’elle pouvait peut-être pleurer, Keyoke marchait le regard fixé convenablement vers l’avant. Survivre dans l’honneur semblait un espoir inaccessible depuis la mort du seigneur Sezu et de son fils. Mais par égard pour la maîtresse dont il protégeait la vie, il refusait de croire à la rumeur qui courait parmi les guerriers survivants : le mécontentement des dieux s’était abattu sur cette maison, et la fortune des Acoma était irrémédiablement perdue.
Mara prit la parole, arrachant le commandant d’armée à ses pensées par le ton inattendu de sa voix, très résolue.
— Keyoke, si je devais mourir et que tu me survivais, que se passerait-il ?
Keyoke fit un geste en arrière, en direction des collines où les pillards s’étaient réfugiés avec leur butin.
— Sans votre autorisation de m’ôter la vie, je deviendrais comme eux, maîtresse. Un vagabond, sans maître et solitaire, sans dessein et sans identité, un guerrier gris qui n’a plus de couleur de maison à porter.
Mara passa une main à travers les rideaux, pour former une petite fente à travers laquelle regarder.
— Les bandits sont tous comme cela ?
— Certains. D’autres sont de simples criminels, des voleurs et des brigands, quelques meurtriers, mais un grand nombre sont des soldats qui ont survécu à leur maître.
Le palanquin s’approchait de la cour d’entrée du manoir, où Nacoya attendait avec une petite troupe de serviteurs. Mara continua rapidement.
— Ce sont des hommes honorables, Keyoke ?
Le commandant regarda sa maîtresse sans l’ombre d’un reproche.
— Un soldat sans maison ne peut pas avoir d’honneur, maîtresse. Avant que leur maître meure, je suppose que ces guerriers gris étaient de valeureux hommes, autrefois, mais survivre à son maître est la marque du mécontentement des dieux.
Le palanquin entra dans la cour, et les porteurs le posèrent sur le sol avec un choc à peine perceptible. Mara repoussa les rideaux et accepta l’aide du commandant pour sortir.
— Keyoke, rejoins-moi dans mes appartements ce soir, quand tes éclaireurs seront revenus des collines. J’ai un plan dont j’aimerais discuter avec toi quand le reste des serviteurs dormira.
— À vos ordres, maîtresse.
Keyoke s’inclina, le poing posé sur le cœur dans un geste solennel de salutation. Mais alors que les serviteurs se précipitaient vers eux avec des lanternes, Mara crut discerner l’ombre d’un sourire d’approbation sur le visage couturé de cicatrices du guerrier.
La réunion de Mara avec Keyoke se prolongea très tard dans la nuit. Les étoiles étincelaient comme de la glace. Le profil ébréché de la lune de Kelewan était au zénith quand le vieux guerrier reprit le casque qui reposait sur ses genoux.
— Ma dame, votre plan est dangereux et téméraire. Mais, comme un homme ne s’attend jamais à être attaqué par un gazen, il risque de marcher.
— Il doit marcher ! (Mara se redressa dans l’obscurité.) Sinon, notre fierté sera beaucoup diminuée. Demander la sécurité en échange d’un mariage ne nous apporte pas d’honneur, et ne fait que récompenser ceux qui ont ourdi la trahison contre notre famille. Notre maison ne serait plus maîtresse dans le jeu du Conseil, et les esprits de mes ancêtres seraient troublés. Non, je pense que dans ces circonstances, mon père aurait dit « Qui ne risque rien n’a rien. »
Keyoke boucla son casque avec le soin qu’il aurait pu mettre pour se préparer au combat.
— Je suis aux ordres de ma dame. Mais je n’envie à personne la tâche d’expliquer votre plan à Nacoya.
Il s’inclina, se leva et avança jusqu’à la cloison extérieure.
Il fit glisser le loquet et sortit dans le jardin. Le clair de lune nimbait d’or cuivré les massifs de fleurs. Soulignées par cette lumière diffuse, les épaules du commandant semblaient plus droites, son allure légèrement moins tendue. Avec soulagement, Mara comprit que Keyoke accueillait avec plaisir une solution de guerrier aux problèmes acoma. Il avait accepté son plan risqué plutôt que de la voir lier le sort de sa famille à une maison plus puissante grâce à un mariage. Elle décroisa ses doigts qui transpiraient, à la fois effrayée et exultant.
— Je me marierai selon mes vœux, ou je ne me marierai pas, murmura-t-elle à la nuit.
Puis elle s’étendit sur ses coussins. Le sommeil vint difficilement. Des souvenirs de Lano se mêlaient à des images de jeunes fils vantards de grande maison, parmi lesquels elle devait finalement choisir un soupirant.
L’aube était déjà étouffante. Un vent sec soufflait du sud, l’humidité de la saison humide ne subsistait que dans les vals les plus abrités, et les bouviers conduisaient les needra au pâturage en soulevant des nuages de poussière ocre. Mara prit son déjeuner dans le jardin de la cour intérieure, sous l’ombre généreuse des arbres. Le bruit du filet d’eau d’une fontaine ornementale l’apaisait, alors qu’elle était assise vêtue d’une robe safran au col haut. Elle paraissait avoir bien moins de dix-sept ans, avec ses yeux trop brillants et ses traits tirés par l’insomnie. Mais sa voix, quand elle appela Nacoya, était vibrante d’autorité.
La vieille nourrice arriva, grognon comme à son habitude dans la matinée. Elle avait sûrement dû recevoir la convocation de Mara alors qu’elle s’habillait, car ses cheveux étaient hâtivement relevés et ses lèvres étaient pincées par la contrariété. Elle s’inclina vivement et demanda :
— Que désire ma maîtresse ?
La dame des Acoma lui donna d’un geste la permission de s’asseoir. Nacoya la déclina ; ses genoux la faisaient souffrir, et il était trop tôt pour qu’elle ait envie de se disputer avec une fillette obstinée dont l’entêtement risquait de déshonorer ses ancêtres.
Mara sourit gentiment à son ancienne nourrice.
— Nacoya, j’ai réfléchi à tes conseils et je vois qu’il y a de la sagesse dans un projet de mariage. Il nous permettra de déjouer les complots de nos ennemis. Je te demande de me préparer une liste des soupirants que tu considères comme acceptables, car j’aurai besoin d’aide pour choisir un époux convenable. Va, maintenant. Je reparlerai avec toi de ce problème en temps voulu.
Nacoya cligna des yeux, de toute évidence surprise par ce changement d’attitude. Puis elle plissa les paupières. Sûrement, une telle soumission cachait autre chose, mais l’étiquette tsurani interdisait à un serviteur de poser une question. Extrêmement méfiante, mais incapable d’esquiver son congédiement, la vieille nourrice s’inclina.
— À vos ordres, maîtresse, et que la sagesse de Lashima puisse vous guider.
Elle partit en traînant les pieds, marmonnant dans sa barbe. Mara prit une gorgée de chocha, l’image même de la dame noble. Puis, après avoir marqué une pause convenable, elle appela doucement son messager.
— Va chercher Keyoke, Papéwaio et Jican.
Les deux guerriers arrivèrent avant que sa tasse soit vide, Keyoke dans son armure de combat superbement polie. Papéwaio était aussi armé pour l’action, le bandeau noir des condamnés noué aussi soigneusement sur son front que la ceinture où pendait son épée. Comme Nacoya l’avait deviné, il l’arborait comme un homme ayant reçu un insigne honorant son courage. Mais son expression était toujours la même. Dans ma vie entière, il existe peu de personnes aussi constantes que Papéwaio, pensa Mara.
Elle fit signe à la servante qui s’occupait du pot de chocha, et cette fois Papé accepta une tasse de la boisson brûlante.
Keyoke but une gorgée de chocha sans retirer son casque, un signe certain qu’il réfléchissait à sa stratégie.
— Tout est prêt, maîtresse. Papé a supervisé la distribution des armes et des armures, et le chef de troupe Tasido s’occupe de les instruire ; tant qu’il n’y aura pas de combat, vos guerriers devraient avoir une apparence convaincante.
— Cela suffira. (Trop nerveuse pour terminer son chocha, Mara reposa ses mains moites sur ses genoux.) Il ne nous manque plus que Jican, pour préparer notre appât.
Le hadonra entra dans le jardin à cet instant. Il s’inclina, essoufflé et transpirant, comme s’il était venu en hâte. Ses vêtements étaient poussiéreux, et il tenait encore l’ardoise sur laquelle il prenait des notes quand les troupeaux étaient conduits aux pâturages.
— Je vous prie de m’excuser, maîtresse, pour mon apparence négligée. Selon vos ordres, les bouviers et les esclaves…
— Je sais, Jican, l’interrompit Mara. Ton honneur n’est pas en cause, et ton dévouement est admirable. Bien, avons-nous suffisamment de récoltes et de marchandises dans les entrepôts pour organiser une caravane ?
Étonné par la louange et le changement brusque de sujet, le hadonra redressa les épaules.
— Nous avons six chariots de thyza de mauvaise qualité que nous avons gardés pour engraisser les needra, bien que les femelles qui ne sont pas pleines puissent très bien se débrouiller sans. Les derniers jeunes ont été sevrés il y a deux jours. Nous avons quelques peaux qui peuvent être vendues à des selliers. (Jican passait son poids d’une jambe à l’autre, cherchant à dissimuler son étonnement.) La caravane serait très petite. Ni les céréales ni les marchandises ne permettront des profits intéressants.
Il s’inclina avec déférence.
— Ma maîtresse ferait mieux d’attendre que ces produits soient commercialisés à la bonne saison.
Mara ignora la suggestion.
— Je veux que l’on prépare une petite caravane.
— Oui, maîtresse. (Les phalanges du hadonra blanchirent sur les rebords de l’ardoise.) Je vais envoyer un message à notre agent à Sulan-Qu…
— Non, Jican.
Se tournant brusquement, Mara se leva et s’avança jusqu’au bord de la fontaine. Elle tendit la main, laissant l’eau passer entre ses doigts comme des joyaux étincelants.
— Je souhaite que cette caravane se rende à Holan-Qu.
Jican envoya un regard surpris à Keyoke, mais ne vit pas l’ombre d’un sentiment de désapprobation sur le visage ridé du commandant. Nerveux, presque suppliant, il insista :
— Maîtresse, j’obéis à vos désirs, mais vos marchandises devraient vraiment être envoyées à Sulan-Qu, puis descendre le fleuve et continuer depuis Jamar par bateau.
— Non. (Des gouttelettes se répandirent sur les dalles de marbre quand Mara ferma le poing.) Je veux que ces chariots voyagent par voie de terre.
Jican regarda une nouvelle fois Keyoke ; mais le commandant et son aide de camp restaient immobiles comme du bois d’ulo séchant au soleil, regardant droit devant eux comme l’exigeaient les convenances. Luttant pour maîtriser son agitation, le hadonra des Acoma supplia sa maîtresse.
— Dame, la route de la montagne est dangereuse. De nombreux bandits rôdent dans les bois, et nous manquons de guerriers pour les en chasser. Pour protéger une telle caravane, il faudrait laisser le domaine sans protection. Je dois vous conseiller de ne pas vous engager dans cette voie.
Avec un sourire enfantin, Mara se détourna brusquement de la fontaine.
— Mais la caravane ne dégarnira pas nos défenses. Papéwaio dirigera une compagnie d’hommes triés sur le volet. Une dizaine de nos meilleurs soldats sera suffisante pour éloigner les bandits. Ils ont attaqué nos troupeaux et n’ont plus besoin de nourriture, et ils comprendront que des chariots mal gardés transportent de toute évidence des marchandises sans grande valeur.
Jican s’inclina, son visage étroit impassible.
— Alors nous ferions mieux de ne pas envoyer de gardes du tout.
Ses manières dissimulaient une forte incrédulité ; il risquait le déshonneur et le mécontentement de sa maîtresse pour la dissuader de commettre une folie.
— Non. (Mara enroula ses doigts mouillés dans les riches plis de sa robe.) J’ai besoin d’une garde d’honneur.
Une grimace de stupéfaction déforma le visage de Jican, puis disparut presque immédiatement. Que sa maîtresse ait l’intention de se joindre à cette aventure indiquait que la douleur l’avait privée de sa raison.
— Va, maintenant, Jican, dit Mara. Exécute mes ordres.
Le hadonra regarda subrepticement Keyoke, comme pour s’assurer que les demandes de la dame soulèveraient des protestations. Mais le vieux commandant se contenta de hausser légèrement les épaules, comme s’il disait « que peut-on y faire ? »
Jican s’attarda, bien que l’honneur lui interdise d’exprimer ses objections. Un regard sévère de Mara lui rendit toute son humilité. Il s’inclina rapidement et partit, les épaules tombantes. Hier, la dame des Acoma avait loué son jugement et son sens des affaires ; maintenant, elle semblait même dépourvue des simples instincts que Lashima donnait à un needra.
Les domestiques qui servaient la dame gardaient un silence respectueux, et pas un muscle de Keyoke ne cillait sous son casque emplumé. Seul Papéwaio croisa le regard de sa maîtresse. Les coins de ses lèvres se creusèrent légèrement. Un instant, il sembla presque sourire, bien que tout le reste dans son attitude restât solennel et serein.