La poussière s’élevait en véritables tourbillons.
La forte brise ne parvenait pas à diminuer la chaleur étouffante du jour, et le sable cinglait les needra qui s’ébrouaient sans cesse. Les trois chariots aux roues de bois grinçantes qui constituaient la caravane de Mara progressaient lentement sur la route de graviers. Peu à peu, ils montèrent dans les collines, laissant derrière eux la plaine… et la frontière du domaine acoma. Les rayons de roue laqués de vert miroitaient au soleil, donnant l’impression de clignoter, puis leur mouvement ralentit quand des pierres commencèrent à gêner la progression des chariots. Les conducteurs criaient des encouragements aux needra, qui roulèrent leurs yeux aux longs cils et tentèrent de reculer quand les pâturages et les étables s’évanouirent derrière eux. Les esclaves qui portaient le palanquin de Mara avançaient régulièrement, jusqu’à ce que le terrain soit de plus en plus accidenté et les oblige à ralentir pour éviter de trop secouer leur maîtresse. Pour une raison que les esclaves ne parvenaient pas à comprendre, leur dame habituellement prévenante avait ordonné une allure épuisante. Elle était déterminée à ce que la caravane franchisse les hauts cols avant le crépuscule.
Mara était inquiète. Les arbres aux troncs épais qui ombrageaient le sentier offraient d’excellentes cachettes, et les broussailles enchevêtrées dans le sous-bois étaient assez profondes pour dissimuler des soldats. Et les chariots constituaient un lourd handicap. L’oreille la plus attentive ne pouvait pas entendre le bruissement d’un feuillage par-dessus les meuglements des needra et le grincement des roues, et l’œil le plus perçant était gêné par la poussière omniprésente. Même les vétérans parmi les soldats semblaient nerveux.
Le soleil montait lentement vers son zénith. Derrière la caravane, des brumes de chaleur miroitaient dans la vallée. Des ketso écailleux à longue queue s’enfuyaient précipitamment quand la caravane passait en grondant près des rochers où ils prenaient un bain de soleil. Les chariots de tête, puis le palanquin franchirent la crête d’une colline. Keyoke ordonna une halte. Les porteurs déposèrent le palanquin à l’ombre d’une saillie rocheuse, offrant aux dieux une prière muette de remerciement, mais les conducteurs et les guerriers gardèrent leur position, sous le regard vigilant de Papéwaio.
Devant eux, un ravin aux flancs escarpés se découpait sur les pentes orientales des monts Kyamaka. La route descendait abruptement, serpentait en lacets puis redevenait droite pour traverser une dépression où coulait une source.
Keyoke s’inclina devant le palanquin de Mara et indiqua un vallon situé sur le côté de la dépression, un endroit où aucun arbre ne poussait et où la terre était sèche et dure.
— Maîtresse, les éclaireurs envoyés après le raid ont trouvé à cet endroit des cendres chaudes et les restes d’un needra dépecé. Ils ont vu des empreintes de pas et des preuves d’habitation, mais les voleurs avaient déjà décampé. Il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’ils déplacent leur base.
Mara observa le ravin, protégeant ses yeux de la lumière de l’après-midi de sa main ouverte. Elle portait des robes d’une richesse exceptionnelle, aux manches brodées d’oiseaux, et une ceinture tissée de plumes iridescentes. Un foulard de soie dissimulait les marques de strangulation sur son cou, et des bracelets de jade, polis par les étranges Cho-ja jusqu’à ce qu’ils atteignent une finesse presque transparente, cliquetaient à ses poignets. Mais si sa tenue semblait frivole et enfantine, son attitude était extrêmement sérieuse.
— Crois-tu à une attaque ?
— Je ne sais pas. (Le regard de Keyoke balaya à nouveau le ravin, comme si par la force de sa concentration, il pouvait discerner les bandits qui s’y étaient cachés.) Mais nous devons nous préparer à n’importe quel coup du sort. Et agir comme si nos ennemis observaient chacun de nos mouvements.
— Continuons, alors, acquiesça Mara. Que les esclaves à pied ouvrent une bouteille d’eau. Les soldats et les porteurs du palanquin pourront se rafraîchir tout en marchant. Quand nous atteindrons la source, nous nous arrêterons pour boire et nous donnerons un joli spectacle, afin de sembler plus vulnérables que nous ne le sommes.
— À vos ordres, maîtresse, la salua Keyoke. J’attendrai ici avec ceux qui nous suivent. Papéwaio prendra le commandement de la caravane. (Puis, avec une surprenante lueur d’inquiétude dans les yeux, il ajouta doucement.) Soyez prudente, ma dame. Vous courrez de grands risques.
Mara soutint son regard.
— Pas plus de risques que ne prendrait mon père. Je suis sa fille.
Le commandant lui rendit un de ses rares et brefs sourires et se détourna du palanquin. Avec un minimum de délai, il veilla à ce que les ordres de Mara soient exécutés. Le porteur d’eau passa dans les rangs avec ses bouteilles cliquetantes suspendues à des harnais, distribuant à boire aux soldats avec une rapidité acquise par des années d’expérience. Puis Keyoke fit un geste, et Papéwaio donna l’ordre de reprendre la route. Les conducteurs de needra crièrent, les roues grincèrent et la poussière s’éleva en nuages. Les chariots avancèrent vers la crête, puis commencèrent leur descente laborieuse dans le ravin. Seul un éclaireur expérimenté aurait remarqué qu’il manquait un soldat dans la troupe.
Mara semblait digne et sereine, mais son petit éventail peint tremblait entre ses doigts nerveux. Elle sursautait presque imperceptiblement chaque fois que le palanquin tressautait, quand l’un des porteurs changeait de prise pour boire à la bouteille tendue par le porteur d’eau. Mara ferma les yeux, priant silencieusement Lashima de lui accorder ses faveurs.
La route sur l’autre versant de la crête était sillonnée d’ornières et de pierres instables. Les hommes et les animaux étaient forcés d’avancer avec prudence, en gardant les yeux sur le sentier. De temps en temps, les graviers roulaient sous leurs pieds et des pierres rebondissaient et s’entrechoquaient sur la pente, pour aller s’écraser bruyamment dans les frondaisons. Secouée par les esclaves qui éprouvaient des difficultés à avancer sur ce terrain escarpé, Mara se surprit à retenir son souffle. Elle se mordit les lèvres et se força à ne pas regarder en arrière, et à maintenir dans la caravane toutes les apparences d’un voyage ordinaire. Keyoke ne lui avait pas dit que les soldats acoma qui les suivaient ne pourraient pas traverser la crête sans être remarqués ; ils devraient faire le tour en passant par les bois. Jusqu’à ce qu’ils reprennent leur position à une courte distance derrière eux, la caravane de Mara était aussi vulnérable qu’une jiga quand le cuisinier s’approche du poulailler avec son couteau à dépecer.
Au fond du ravin, les bois semblaient plus denses : une terre humide couverte de fougères noires qui s’étendaient entre des pynon aux troncs énormes, et dont l’écorce aromatique et rugueuse était colonisée par des plantes grimpantes. Les esclaves qui portaient le palanquin inspirèrent profondément, heureux de se trouver dans l’ombre fraîche de la forêt. Mais l’air semblait mort à Mara après les brises capricieuses des hauteurs. Ou peut-être était-ce simplement la tension qui rendait le silence si oppressant ? Quand elle ouvrit son éventail, le cliquetis fit se retourner brusquement plusieurs guerriers.
Ici, des lichens recouvraient même la roche nue, et les bruits de pas étaient étouffés au point de devenir presque silencieux. Le grincement des chariots était assourdi par les murs de lianes et les troncs d’arbres ; cette forêt capturait le moindre bruit.
Papéwaio regardait vers l’avant, observant continuellement l’obscurité qui les environnait de toutes parts. Sa main n’était jamais loin du laçage de lanières de cuir compliqué qui recouvrait la poignée de son épée. En le regardant, Mara pensa à son père, qui était mort en sachant que des compatriotes l’avaient trahi. Elle se demanda ce qu’il était advenu de son épée, une véritable œuvre d’art avec sa poignée sculptée et son fourreau orné de joyaux. Le shatra des Acoma avait été émaillé sur le pommeau, et la lame façonnée selon le procédé jessami, trois cents bandes de cuir de needra raclées jusqu’à obtenir la minceur du papier, puis feuilletées ingénieusement et avec grand soin – une bulle d’air de la taille d’une tête d’épingle l’aurait rendue inutilisable – jusqu’à atteindre la dureté du métal, avec un tranchant qui n’était égalé que par les légendaires épées d’acier des ancêtres. Peut-être qu’un seigneur barbare la portait maintenant… peut-être était-ce un homme honorable, si cela pouvait exister chez les barbares. Mara chassa ses pensées morbides. Se sentant étouffée par le silence oppressant et la voûte sombre des feuillages, elle serra les poings jusqu’à ce que son délicat éventail de bois menace de se briser.
— Dame, je vous demande la permission de laisser aux hommes un instant pour se reposer et pour remplir les bouteilles d’eau, demanda Papéwaio.
Mara sursauta, hocha la tête, et repoussa en arrière les cheveux humides qui collaient à ses tempes. La caravane avait atteint la source sans incident. Les énormes roues s’immobilisèrent, les guerriers se placèrent en position défensive, tandis que l’esclave à pied et plusieurs conducteurs se hâtaient de leur distribuer des linges humides et un repas de biscuits de thyza et de fruits secs. D’autres hommes s’occupaient des needra, tandis que les porteurs déposaient le palanquin de Mara avec un grognement étouffé de soulagement. Puis ils attendirent patiemment que vienne leur tour de se rincer le visage à la source.
Papéwaio revint des groupes de soldats et s’agenouilla devant sa maîtresse.
— Ma dame souhaiterait-elle quitter le palanquin et marcher un peu ?
Mara lui tendit la main, sa longue manche traînant presque jusqu’au sol. Le poignard dissimulé par le vêtement pesait sur son poignet, un poids peu familier qu’elle portait maladroitement. Elle avait appris la lutte avec Lanokota quand elle était enfant, à la grande consternation de Nacoya, mais les armes ne l’avaient jamais attirée. Keyoke avait insisté pour qu’elle porte le poignard, bien que les lanières hâtivement raccourcies aient été façonnées pour un bras plus grand que le sien. Elle se sentait maladroite avec la poignée près de sa main. Étouffant de chaleur, et soudain hésitante, elle permit à Papéwaio de l’aider à se lever.
La terre devant la source était creusée par les pas des hommes et des animaux, dont les empreintes avaient durci sous le soleil après la saison des pluies. Pendant que Papéwaio puisait une louche d’eau, sa maîtresse donnait de petits coups de sandale dans les reliefs de terre, en se demandant si certaines de ces marques avaient été faites par du bétail volé dans les pâturages acoma. Un jour, elle avait entendu un marchand raconter que certains clans du Nord taillaient des encoches dans les sabots de leurs bêtes, pour aider leurs pisteurs à retrouver les animaux volés. Mais auparavant, les Acoma avaient sous leurs ordres suffisamment de loyaux guerriers pour que de telles précautions soient inutiles.
Papéwaio leva vers elle une louche ruisselante d’eau.
— Ma dame ?
Sortie de ses pensées, Mara but quelques gorgées, puis humecta ses doigts et aspergea d’eau ses joues et son cou. Midi était passé depuis longtemps, et les rayons obliques du soleil sculptaient d’ombre et de lumière les silhouettes des soldats. Les bois environnants restaient silencieux, comme si tous les êtres vivants préféraient dormir dans la chaleur de l’après-midi. Mara frissonna, soudain transie par l’eau qui rafraîchissait sa peau. Si des bandits se tenaient en embuscade, ils les auraient sûrement déjà attaqués ; une idée déplaisante lui fit lancer un regard alarmé vers son chef de troupe.
— Papé, et si les guerriers gris nous avaient contournés et avaient attaqué le domaine acoma pendant que nous voyagions sur la route ?
Le guerrier plaça la louche de poterie sur une pierre voisine. Les fixations de son armure craquèrent quand il haussa les épaules, puis il tourna les paumes vers le ciel pour signifier que les plans ne réussissaient que selon les caprices de la destinée.
— Si des bandits attaquent votre domaine, tout honneur est perdu, dame, car les meilleurs de vos guerriers sont ici. (Il regarda les bois, en plaçant sa main avec une indifférence jouée sur la poignée de son épée.) Mais je pense que c’est improbable. J’ai dit aux hommes de se tenir prêts. La chaleur de la journée baisse, mais nous n’entendons pas de saute-feuilles chanter dans les bois. (Soudain, un oiseau hulula bruyamment au-dessus d’eux.) Et quand le karkak crie, le danger est proche.
Un cri jaillit des arbres à la lisière de la clairière. Mara sentit des mains puissantes la pousser en arrière dans son palanquin. Ses bracelets s’accrochèrent aux rideaux soyeux tandis qu’elle tendait la main pour amortir sa chute. Tombant maladroitement dans les coussins, elle écarta violemment le tissu et vit Papéwaio tourner rapidement sur lui-même pour la défendre, l’épée jaillissant du fourreau. Dans son mouvement, il renversa du pied la louche, qui tournoya et se brisa contre une pierre. Des fragments frappèrent sa cheville, tandis qu’autour d’eux les guerriers dégainaient vivement leur épée pour faire face à l’attaque des hors-la-loi surgissant de leur cachette.
À travers les rangs serrés de ses défenseurs, Mara entraperçut une bande d’hommes qui se précipitaient vers les chariots, l’arme à la main. Même s’ils étaient sales, maigres et vêtus de guenilles, les pillards avançaient en formation bien organisée. Le ravin résonna des échos de leurs cris tandis qu’ils s’efforçaient de rompre les rangs des défenseurs. Le tissu précieux des rideaux se froissa dans les mains de Mara. Ses guerriers étaient en nombre très inférieur. Consciente que son père et son frère avaient affronté sur le monde barbare des batailles bien pires que celle-là, elle s’efforça de ne pas tressaillir au bruit des armes qui s’entrechoquaient. La voix de Papéwaio dominait la confusion, son plumet d’officier parfaitement visible dans la mêlée ; à son signal, les soldats acoma expérimentés cédèrent du terrain avec une discipline presque mécanique.
Les attaquants hésitèrent. Comme la retraite ne permettait pas de gagner d’honneur, la tactique tsurani habituelle était de charger, et non pas de prendre une position défensive. La vue des chariots abandonnés rendit les brigands très méfiants. Enfermée dans le cercle d’armures vertes de son escorte, Mara entendit un cri aigu. Des pieds frappèrent bruyamment de la terre quand les attaquants s’arrêtèrent net. À part les conducteurs désarmés et le craintif porteur d’eau qui étaient restés sur place, les chariots avaient été abandonnés sans lutte ; apparemment, les guerriers s’étaient retirés pour défendre le trésor le plus précieux.
Lentement, prudemment, les bandits approchèrent. Entre les corps de ses défenseurs, Mara vit les chariots laqués luire au soleil alors qu’une force ennemie qui comptait cinq fois plus d’hommes que son escorte se plaçait en demi-cercle autour de la source.
Le bruit du filet d’eau était couvert par le grincement des armures et la respiration rapide et nerveuse d’hommes tendus. Papéwaio gardait sa position près du palanquin de Mara, l’épée tirée, aussi immobile qu’une statue. Pendant une longue et pesante minute, le temps sembla suspendu. Puis un homme derrière les lignes ennemies aboya un ordre ; deux bandits avancèrent et coupèrent les cordes qui retenaient les bâches recouvrant les chariots. Mara sentit la sueur couler le long de son dos tandis que des mains impatientes exposaient les marchandises acoma à la lumière du soleil. Maintenant venait le moment le plus difficile, car pendant un certain temps, ses guerriers devaient garder leur position sans répondre aux insultes et aux provocations. Les soldats acoma n’avaient le droit de réagir que si les hors-la-loi menaçaient Mara.
Les bandits comprirent rapidement qu’aucune contre-attaque n’allait venir. Avec des cris d’exultation, ils sortirent les sacs de thyza des chariots ; d’autres se rapprochèrent des gardes acoma, curieux de voir quel trésor méritait une telle protection. Alors qu’ils avançaient, Mara entraperçut des mains sales, des vêtements en guenilles, et toute une série d’armes grossières et mal assorties. Mais la façon dont ces hommes tenaient leurs armes indiquait qu’ils étaient bien entraînés et compétents, et, si besoin était, impitoyables. Ils étaient assez désespérés pour tuer ou mourir pour s’emparer d’un chariot de thyza de mauvaise qualité.
Un cri à l’autorité indiscutable interrompit les jubilations des hommes près des chariots.
— Attendez ! Laissez cela !
Soudain silencieux, les bandits se détournèrent de leur butin, certains tenant encore des sacs de grains serrés contre leur poitrine.
— Voyons donc ce que la fortune nous a apporté aujourd’hui.
Un homme mince et barbu, de toute évidence le chef de la bande, passa dans les rangs de ses subordonnés et avança résolument vers les guerriers qui protégeaient Mara. Il s’arrêta à mi-chemin, entre les lignes, l’épée prête et avec un air si satisfait de lui que Papéwaio se redressa, courroucé.
— Reste calme, Papé, chuchota Mara, plus pour se rassurer elle-même que pour contenir son chef de troupe. Étouffant dans les confins du palanquin, elle regarda le bandit faire un geste désobligeant avec son épée.
— Qu’est-ce donc cela ? Pourquoi des hommes portant l’épée, l’armure et l’honneur d’une grande maison ne combattent-ils pas ?
Le chef des bandits changea de position, ce qui trahissait un malaise sous-jacent. À sa connaissance, aucun guerrier tsurani n’hésitait jamais à attaquer, ou même à mourir, puisque la consécration suprême qu’un combattant pouvait gagner était de périr au combat. Un autre pas le rapprocha suffisamment pour qu’il entraperçoive le palanquin de Mara. Comprenant enfin, il tendit le cou pour mieux voir, puis cria :
— Une femme !
Les mains de Mara se crispèrent sur ses genoux. La tête haute, le visage pâle et impassible, elle regarda les traits du chef des bandits s’épanouir en un large sourire. Comme si la dizaine de guerriers prêts à lui disputer son butin comptait pour rien, il se tourna vers ses compagnons.
— Une belle journée, mes amis. Une caravane, une captive, et pas un homme n’a versé de sang au dieu Rouge !
Intéressés, les hors-la-loi les plus proches laissèrent tomber leurs sacs de thyza et se regroupèrent, l’arme dirigée de façon agressive vers les lignes acoma. Leur chef se tourna dans la direction de Mara et cria.
— Dame, j’espère que votre père ou votre époux est riche et aimant, ou s’il n’est pas aimant, qu’il est tout du moins riche. Car vous êtes maintenant notre otage.
Mara tira les rideaux de la litière. Elle accepta la main de Papéwaio et se leva en déclarant :
— Ta conclusion est un peu prématurée, bandit.
Son aplomb fit fortement hésiter le chef des hors-la-loi ; il recula, intimidé par la confiance en elle de la jeune fille. Mais le groupe armé qui attendait dans son dos était toujours aussi intéressé, et des hommes de plus en plus nombreux sortaient des bois pour écouter la conversation.
Observant l’homme svelte par-dessus les épaules de ses gardes, Mara demanda :
— Quel est ton nom ?
Retrouvant ses manières railleuses, le chef des bandits s’appuya sur son épée.
— Lujan, dame. (Il témoignait de la déférence envers une personne qui était de toute évidence noble.) Comme je suis destinée à être votre hôte pendant un certain temps, puis-je m’enquérir du nom de celle à qui j’ai l’honneur de m’adresser ?
Plusieurs hors-la-loi rirent devant la prétendue courtoisie de leur chef. L’escorte de Mara se raidit devant l’affront, mais la jeune fille garda son calme.
— Je suis Mara, dame des Acoma.
Des expressions contradictoires jouèrent sur le visage de Lujan : la surprise, l’amusement, l’inquiétude, puis finalement la considération ; il leva son épée et fit un geste délicat de la pointe.
— Alors vous êtes sans époux ni père, dame des Acoma. Vous devez négocier vous-même votre rançon.
Alors même qu’il parlait, ses yeux fouillaient les bois derrière Papéwaio et Mara, car l’attitude confiante de la dame et la petitesse de son escorte suggéraient que quelque chose allait de travers. La souveraine d’une grande maison ne se plaçait pas sans raison dans une position aussi périlleuse. Quelque chose dans son attitude alarma son entourage, presque cent cinquante hommes selon l’estimation approximative de Mara. Leur nervosité grandit tandis qu’elle les observait ; certains regardaient tout autour d’eux cherchant des signes de problèmes, alors que d’autres semblaient sur le point de charger les soldats de Papéwaio sans en avoir reçu l’ordre.
Faisant semblant d’ignorer que la situation devenait de plus en plus périlleuse, Mara sourit et joua avec ses bracelets.
— Le commandant de mon armée disait que je risquais d’être importunée par une bande dépenaillée comme la vôtre. (Sa voix devint bougonne comme celle d’un enfant capricieuse.) Je le déteste quand il a raison. Maintenant, il ne cessera jamais ses récriminations !
À cette remarque, quelques bandits rirent aux éclats.
Papéwaio ne montra aucune réaction devant cette description invraisemblable de Keyoke. Il se détendit légèrement, conscient que sa maîtresse avait cherché à diminuer la tension pour éviter un conflit imminent.
Mara observa le chef des bandits, dans une attitude de défi, mais en tentant secrètement de jauger son humeur. Celui-ci pointa insolemment son arme dans sa direction.
— Comme c’est heureux pour nous que vous n’ayez pas pris au sérieux la suggestion de votre conseiller. À l’avenir, vous seriez bien avisée de tenir compte de tels conseils… si vous en avez l’occasion.
Plusieurs soldats acoma se raidirent devant la menace implicite. Subrepticement, Mara toucha le dos de Papéwaio pour le rassurer, puis répondit d’une voix enfantine :
— Pourquoi n’en aurai-je plus l’occasion ?
Avec une démonstration de regret simulé, Lujan abaissa son épée.
— Parce que, dame, si nos négociations ne sont pas satisfaisantes, vous ne serez plus en position d’entendre à nouveau les conseils de votre commandant.
Il regardait de part et d’autre, toujours à la recherche d’ennuis ; tout allait de travers dans ce raid.
— Qu’est-ce que vous voulez dire !
Mara tapa du pied, ignorant la réaction agressive que la menace du bandit avait provoquée dans son escorte.
— Je veux dire que, même si je ne sais pas quel prix vous accordez à votre propre liberté, je sais combien vous vaudrez sur le marché aux esclaves de Migran.
Lujan recula d’un demi-pas, l’épée levée, tandis que les gardes acoma s’efforçaient avec difficulté de ne pas attaquer pour répondre à une telle insulte. Certains de représailles, les bandits levèrent leurs armes et se mirent en garde.
Lujan observait attentivement la clairière alors que les deux camps étaient sur le point d’engager le combat. Mais rien ne se passa. Une lueur de compréhension traversa le regard du hors-la-loi.
— Vous préparez quelque chose, belle maîtresse ?
La phrase était à moitié une question, à moitié une constatation.
Amusée contre toute attente par l’impudence de l’homme, Mara comprit que les commentaires insolents et provocateurs du hors-la-loi étaient destinés à la mettre elle aussi à l’épreuve. Elle se rendit compte qu’elle avait été très près de sous-estimer ce Lujan. Quel dommage que les talents d’un homme aussi habile puissent être ainsi gaspillés ! pensa-t-elle. Cherchant toujours à gagner du temps, elle haussa les épaules comme une enfant gâtée.
Lujan avança hardiment vers elle et, tendant la main entre ses gardes, saisit de sa main rugueuse et sale le foulard enroulé autour du cou de Mara.
La réaction fut instantanée. Lujan sentit une soudaine pression sur son poignet. Baissant les yeux, il vit que l’épée de Papéwaio était à deux doigts de lui couper la main. Le hors-la-loi releva la tête pour regarder le chef de troupe droit dans les yeux. D’une voix sans timbre, Papéwaio déclara :
— Il y a des limites.
Les doigts de Lujan s’ouvrirent doucement, libérant le foulard de Mara. Il sourit nerveusement, retira adroitement sa main puis recula pour s’éloigner du gardien de Mara. Ses manières étaient maintenant soupçonneuses et hostiles, car dans des circonstances normales, toucher une dame d’une telle façon lui aurait coûté la vie.
— Il y a une supercherie à l’œuvre, dame. À quel jeu jouez-vous ?
Il saisit fermement la poignée de son épée, et ses hommes avancèrent de quelques pas, n’attendant que son ordre pour attaquer.
Soudain conscient que Mara et son officier observaient attentivement les rochers surplombant la clairière, le chef des bandits jura.
— Aucune souveraine ne voyagerait avec si peu de guerriers ! Aïe, je suis un imbécile !
Il bondit en avant, et ses hommes se préparèrent à charger, quand Mara cria.
— Keyoke !
Une flèche fendit l’air pour frapper le sol entre les jambes du chef des hors-la-loi. Celui-ci s’arrêta immédiatement, comme s’il était arrivé au bout d’une laisse. Vacillant un instant sur ses orteils, il recula maladroitement d’un pas. Une voix retentit des hauteurs.
— Un pas de plus vers ma maîtresse, et tu es un homme mort !
Lujan se tourna brusquement vers la voix, et vit sur les hauteurs Keyoke qui pointait une épée vers lui. Le commandant hocha la tête d’une façon sinistre, et un archer tira une flèche de signal au-dessus du ravin. Elle s’éleva avec un sifflement perçant, dominant sa voix alors qu’il appelait ses commandants en second.
— Ansami ! Mesaï !
D’autres cris répondirent dans les bois. Les bandits se retournèrent et entraperçurent fugitivement sur leurs arrières, entre les arbres, des armures polies et l’immense plumet d’un casque d’officier. Ne sachant pas la taille des troupes qu’il devait affronter, le chef des bandits réagit instantanément. Désespéré, il se retourna et hurla à ses compagnons de charger les gardes rassemblés autour du palanquin de Mara.
Un second cri de Keyoke arrêta net son offensive.
— Dacoya ! Hunzaï ! Avancez ! Préparez-vous à tirer !
La crête se hérissa soudain d’une centaine de casques et de branches courbes d’arcs. Un grand vacarme retentit alors, comme si plusieurs centaines d’hommes avançaient dans les bois qui environnaient la clairière.
Le chef des bandits fit un geste, et ses hommes s’arrêtèrent en trébuchant. Pris dans une position extrêmement désavantageuse, il observait les deux flancs du ravin pour tenter un peu tardivement d’estimer ses chances de victoire. Un seul officier supérieur était clairement visible ; il avait appelé quatre chefs de troupe. Clignant des yeux face à la lumière du soleil, Lujan revit le déploiement de ses hommes. La situation était pratiquement inextricable.
Mara abandonna sa mine enfantine. Sans même jeter un regard à son garde du corps pour lui demander un conseil, elle déclara :
— Lujan, ordonne à tes hommes de déposer leurs armes.
— Avez-vous perdu toute raison ? (Même cerné et pris dans une nasse, le chef des hors-la-loi se redressa avec un sourire de défi.) Dame, j’applaudis à votre stratagème visant à débarrasser vos terres de voisins désagréables, mais je dois vous signaler que vous êtes toujours en grand danger. Nous sommes piégés, mais vous pouvez encore mourir avec nous.
Même devant des forces largement supérieures en nombre, cet homme cherchait à tirer avantage de la situation.
— Peut-être que nous pourrions parvenir à un arrangement, ajouta-t-il rapidement.
Sa voix avait un ton railleur et espiègle, et laissait transparaître son mensonge désespéré, mais elle n’indiquait pas la moindre trace de peur.
— Peut-être que si vous nous laissiez partir en paix…
— Vous nous jugez mal, répondit Mara en inclinant la tête.
Ses bracelets de jade cliquetèrent dans le silence alors qu’elle plaçait une main sur le bras de Papéwaio, pour l’écarter légèrement. Puis elle franchit les lignes de ses gardes, affrontant seule à seul le chef des bandits.
— En tant que souveraine des Acoma, j’ai risqué ma vie afin que nous puissions parler.
Lujan regarda le sommet de la crête. La transpiration luisait sur son front, qu’il épongea de sa manche déchirée et sale.
— Je vous écoute, dame.
Ses gardes immobiles comme des statues derrière elle, Mara capta le regard du brigand et le retint.
— D’abord, vous devez déposer vos armes.
— Je ne suis peut-être pas un excellent commandant, ma dame, mais je ne suis pas idiot, répondit l’homme avec un rire amer. Si je dois rejoindre le Roi Rouge aujourd’hui, je ne me rendrai pas, pas plus que mes compagnons. Nous ne voulons pas être pendus pour avoir volé des vaches et du grain.
— Même si vous avez volé des biens acoma et tué un jeune esclave, je ne me suis pas donné tant de mal simplement pour vous faire pendre, Lujan.
Les hors-la-loi avaient des difficultés à croire les paroles de Mara, même si elles leur semblaient sincères. Ils changeaient leurs armes de main, et leurs yeux allaient des forces menaçantes sur la crête jusqu’au petit groupe de soldats qui protégeaient la jeune fille. Alors que la tension augmentait, Lujan déclara :
— Dame, si vous avez quelque chose à dire, je vous suggère de le faire rapidement, sinon un certain nombre d’entre nous mourrons, vous et moi les premiers.
Sans ordre, et sans aucun égard pour son rang, Papéwaio se rapprocha de sa maîtresse. Doucement mais fermement, il fit reculer Mara et s’interposa entre sa souveraine et le chef des bandits.
Mara permit cette familiarité sans faire de commentaire.
— Je peux vous garantir ceci, Lujan : rendez-vous et écoutez ma proposition. Si vous souhaitez partir quand j’aurai fini de vous parler, alors vous serez libres. Si vous ne lancez plus de raids sur les terres acoma, je ne vous inquiéterai pas. Vous avez ma parole.
Conscient d’une façon assez inconfortable que les archers pointaient en ce moment même leur arme sur lui, Lujan regarda ses hommes. Jusqu’au dernier et misérable rang, ils étaient affamés. Certains étaient même amaigris jusqu’au point d’être malades. La plupart ne portaient qu’une seule arme, une épée mal faite ou un poignard ; peu d’entre eux disposaient de vêtements convenables, et encore moins d’une armure. La lutte serait par trop inégale s’ils devaient combattre les gardes impeccablement équipés de Mara. Le chef des bandits regarda chaque visage sale, croisant le regard des hommes qui étaient ses compagnons dans ces temps difficiles. La plupart lui indiquèrent d’un hochement de tête qu’ils suivraient son exemple.
Avec un léger soupir, Lujan se retourna vers Mara et retourna son épée.
— Dame, je ne peux pas me réclamer d’une maison, mais le peu d’honneur personnel qu’il me reste est maintenant entre vos mains.
Il tendit son arme à Papéwaio. Désarmé et dépendant entièrement du bon vouloir de Mara, il s’inclina avec une ironie guindée et ordonna à ses hommes de suivre son exemple.
Le soleil frappait sans merci les armures laquées de vert des Acoma et les épaules dépenaillées de la compagnie de bandits. Seuls les oiseaux et le ruisseau qui partait de la source brisaient le silence, alors que les hommes étudiaient la jeune fille dans sa belle robe ornée de joyaux. Finalement, un bandit avança et rendit son poignard ; il fut suivi d’un autre avec une jambe marquée d’une longue cicatrice, puis d’un autre, jusqu’à ce que toute la compagnie rende ses armes dans son ensemble. Les lames tombèrent de doigts ouverts, pour tomber avec fracas aux pieds des guerriers acoma. Rapidement, tous les hors-la-loi furent désarmés.
Quand les hommes de son escorte eurent rassemblé les épées, Mara avança. Les bandits s’écartèrent pour la laisser passer, se méfiant d’elle et de l’épée nue que Papéwaio portait toujours à l’épaule. Quand il était en service, le premier chef de troupe des Acoma arborait une expression que même le plus courageux des hommes n’aurait pas défiée à la légère. Les plus intrépides des brigands gardaient leurs distances, même quand le guerrier leur tourna le dos pour hisser Mara sur la plate-forme du chariot le plus proche.
Regardant la compagnie dépenaillée, la dame des Acoma demanda :
— Tous tes hommes sont là, Lujan ?
Comme elle n’avait pas donné l’ordre à ses archers de baisser leurs armes, le chef des bandits répondit honnêtement.
— La plupart sont ici. Cinquante autres gardent le camp dans la forêt ou fouillent les environs. Une autre dizaine surveille différentes routes.
Perchée sur les sacs de thyza, Mara fit un rapide calcul.
— Tu commandes environ douze dizaines d’hommes ici. Combien d’entre eux sont des soldats ? Laisse-les répondre par eux-mêmes.
Près de soixante hommes levèrent la tête dans la bande rassemblée autour du chariot. Mara leur sourit pour les encourager.
— De quelles maisons venez-vous ?
Fiers qu’on leur demande leur ancien héritage, ils s’écrièrent, « Saydano ! », « Almach ! », « Raimara ! » et d’autres maisons connues de Mara, dont la plupart avaient été détruites lors de l’accession d’Almecho au titre de seigneur de guerre, juste avant la succession d’Ichindar au trône de l’empire. Quand les cris se turent, Lujan ajouta :
— J’étais autrefois chef de troupe des Kotaï, dame.
Mara réarrangea ses manches et s’assit. Elle prit un air pensif.
— Et le reste d’entre vous ?
Un homme s’avança. Robuste en dépit des ravages évidents de la faim, il s’inclina.
— Maîtresse, j’étais fermier sur le domaine kotaï, à l’ouest de Migran. Quand mon maître est mort, je me suis enfui et j’ai suivi cet homme. (Il désigna respectueusement Lujan.) Il s’est très bien occupé des siens au cours de ces dernières années, même si nous avons dû mener une vie d’errance et de privations.
Mara désigna d’un geste le reste de la compagnie.
— Des criminels ?
Lujan répondit pour les hommes restants.
— Des hommes sans maître, dame. Certains étaient des fermiers libres qui ont perdu leur terre parce qu’ils n’ont pu payer leurs impôts. D’autres étaient coupables de quelques écarts de conduite. Un grand nombre sont des guerriers gris. Mais les meurtriers, les voleurs et les hommes sans moralité ne sont pas les bienvenus dans mon camp. (Il indiqua les bois environnants.) Oh, il y a des meurtriers dans les environs, soyez-en assurée. Vos patrouilles sont devenues négligentes au cours des derniers mois, et la montagne offre un refuge sûr. Mais dans ma bande, nous n’avons que des hors-la-loi honnêtes. (Il rit légèrement de sa propre plaisanterie, et ajouta :) Si cela peut exister.
Il se dégrisa et fixa sur Mara un regard perçant.
— Maintenant, la dame nous dira-t-elle pourquoi elle se préoccupe du destin de malheureux comme nous ?
Mara lui sourit d’une façon assez ironique, et fit un signe à Keyoke. Le commandant ordonna à ses troupes de se mettre au repos. Alors que les archers sur la crête se redressaient et quittaient leur abri, même la lumière éblouissante du soleil ne put cacher qu’ils n’étaient pas du tout des guerriers, mais de jeunes garçons et de vieux manouvriers et esclaves, trompeusement vêtus de morceaux d’armure ou de tissu teint en vert. Ce qui avait ressemblé à une armée se révélait maintenant sous sa véritable apparence : une seule compagnie de soldats dont les rangs comptaient moitié moins d’hommes que les brigands, accompagnés d’ouvriers et d’enfants du domaine acoma.
Un murmure de dépit s’éleva des rangs des hors-la-loi, et Lujan secoua la tête avec une expression de surprise et de crainte.
— Maîtresse, que cherchez-vous donc ?
— Une possibilité, Lujan… pour nous tous.
L’après-midi projetait de longues ombres sur l’herbe près de la source où paissaient les needra agitant leur queue pour chasser les insectes. Perchée au sommet du chariot, Mara regardait la bande dépenaillée de hors-la-loi assis par terre, qui finissaient avec empressement la viande, les fruits et le pain de thyza que ses cuisiniers leur avaient distribués. C’était sûrement le meilleur repas qu’un grand nombre d’entre eux ait mangé depuis des mois, mais la dame des Acoma remarqua un malaise subtil parmi les hommes. Être capturé au combat signifiait que l’on devenait esclave, c’était un fait incontestable de la vie tsurani. Avoir garanti sur son honneur leur statut d’hommes libres et leur avoir accordé une hospitalité généreuse avait permis à Mara de gagner leur confiance fragile et précaire. Mais cette étrange dame n’avait pas encore révélé pourquoi elle avait manigancé cette étrange rencontre, et les hors-la-loi restaient méfiants.
Mara étudia les hommes et trouva qu’ils ressemblaient beaucoup aux soldats, aux ouvriers et aux esclaves de son domaine. Mais une qualité semblait absente ; même si ces hommes avaient porté des vêtements de la noblesse, elle les aurait tout de même reconnus comme des proscrits. Quand la dernière miette du repas fut avalée, elle sut qu’il était temps de faire son offre.
Avec Papéwaio et Keyoke à ses côtés, debout devant le chariot, la jeune fille prit une profonde inspiration et prit la parole.
— Écoutez-moi, hors-la-loi, je suis Mara, dame des Acoma. Vous m’avez volée, et pour cela, vous avez une dette à mon égard. Pour vous acquitter honorablement de cette obligation, je vous demande d’écouter mes paroles.
Assis au premier rang, Lujan posa à terre sa coupe de vin et répondit.
— La dame des Acoma est indulgente de se préoccuper de l’honneur de hors-la-loi. Toute ma compagnie est heureuse d’accepter cette proposition.
Mara regarda attentivement le visage du chef des bandits, cherchant un signe de moquerie ; elle n’y trouva que de l’intérêt, de la curiosité et un humour espiègle. Elle se dit qu’elle commençait à apprécier cet homme.
— D’après ce que l’on vient de me dire, vous tous ici êtes considérés comme des proscrits pour de nombreuses raisons. Vous avez été frappés durement par le destin. (L’homme à la jambe marquée d’une cicatrice lança un cri pour exprimer son approbation, et plusieurs autres bandits changèrent de position pour se pencher en avant, fascinés par ses paroles. Satisfaite d’avoir capté leur attention, Mara ajouta :) Pour certains d’entre vous, votre malheur est dû au fait que vous avez survécu au maître que vous serviez.
Un homme portant des bracelets de force d’écorce s’écria :
— Et nous avons ainsi été déshonorés !
Un autre lui fit écho.
— C’est pourquoi nous n’avons plus d’honneur !
Mara leva les mains pour réclamer le silence.
— L’honneur est d’accomplir son devoir. Si un homme est envoyé pour garder une propriété lointaine et que son maître meurt sans qu’il lui soit possible de le défendre, est-il sans honneur ? Si un guerrier est blessé dans une bataille et qu’il gît inconscient pendant que son maître est tué, est-ce sa faute s’il a survécu alors que son maître meurt ? (Mara baissa les bras vivement en faisant cliqueter ses bracelets, et sa voix prit un ton de commandement.) Tous ceux qui étaient des domestiques, des fermiers et des ouvriers, levez la main.
Une dizaine d’hommes obéirent sans hésitation. Les autres s’agitèrent, incertains, leurs yeux allant de la dame à leurs camarades, en attendant de voir ce qu’elle allait proposer.
— J’ai besoin d’ouvriers. (Mara fit un geste qui les englobait tous et sourit.) Je vous permets d’entrer à mon service et de voir mon hadonra pour vous engager sur mon domaine.
Le chaos fut immédiat. Tous les bandits se mirent à parler en même temps, certains chuchotant, d’autres criant, car l’offre de la dame était sans précédent dans tout l’empire. Keyoke brandit son épée pour obtenir le silence, alors même qu’un fermier enhardi sautait sur ses pieds.
— Quand le seigneur des Minwanabi a tué mon maître, je me suis enfui. Mais la loi dit que je dois devenir l’esclave du vainqueur.
La voix de Mara domina clairement la confusion.
— La loi ne dit rien de tel !
Le silence retomba, et tous les regards se tournèrent vers elle. Sûre d’elle, courroucée, mais paraissant très belle dans ses riches robes à des hommes qui avaient connu des mois ou même des années de privation dans les montagnes, elle reprit d’une voix ferme et encourageante.
— La tradition dit qu’un ouvrier fait partie du butin de guerre. Le vainqueur décide qui restera un homme libre et qui deviendra esclave. Les Minwanabi sont mes ennemis, donc si vous êtes du butin de guerre, c’est à moi maintenant de choisir votre statut : vous êtes libres.
Le silence à cet instant devait oppressant, aussi lourd qu’une vague de chaleur planant au-dessus d’une roche baignée par le soleil. Les hommes s’agitèrent, troublés par le renversement de l’ordre qu’ils connaissaient, car les subtilités de la vie sociale dictaient tous les aspects de la vie tsurani. Changer ses bases fondamentales risquait de provoquer le déshonneur et l’écroulement d’une civilisation qui avait survécu, inchangée, depuis des siècles.
Mara sentit la confusion des hommes qui l’écoutaient. Regardant d’abord les fermiers, dont les visages reflétaient l’espoir de façon transparente, puis passant aux guerriers gris plus endurcis et plus sceptiques, elle emprunta à la philosophie apprise au temple de Lashima.
— La tradition selon laquelle nous vivons est comme la rivière qui surgit dans les montagnes et qui s’écoule vers la mer. Nul ne peut l’obliger à remonter la pente. Ce serait défier la loi de la nature. Comme les Acoma, un grand nombre d’entre vous ont connu le malheur. Comme les Acoma, je vous demande de me rejoindre pour changer le cours de la tradition, comme une tempête creuse parfois un nouveau lit pour une rivière.
La jeune fille marqua une pause, le regard voilé par ses cils alors qu’elle contemplait ses mains. Ce moment était critique, car si un seul hors-la-loi s’opposait à ce qu’elle venait de dire, elle perdrait le contrôle de la situation. Le silence pesait sur elle d’une façon insupportable. Puis, sans prononcer une parole, Papéwaio retira calmement son casque ; tout le monde vit alors le bandeau noir des condamnés sur son front.
Lujan poussa un cri de surprise, étonné comme tous les autres de voir un homme condamné à mort se trouver à une place d’honneur dans l’escorte d’une grande dame. Fière de la loyauté de Papé et du geste qu’il venait de faire pour montrer que la honte n’était pas toujours là où le dictait la tradition, Mara sourit et posa légèrement la main sur l’épaule de son chef de troupe.
— Cet homme me sert avec fierté. Est-ce que d’autres parmi vous ne feront pas la même chose ? (Elle s’adressa au fermier chassé par les Minwanabi.) Si le seigneur qui a vaincu ton maître souhaite un autre fermier, qu’il vienne donc te réclamer. (Avec un signe de tête vers Keyoke et ses guerriers, elle ajouta :) Les Minwanabi devront se battre pour te reprendre. Et sur mes terres, tu seras un homme libre.
— Vous m’offrez votre honneur ? s’écria le fermier en bondissant sur ses pieds avec un cri de joie.
— Je te donne mon honneur, répondit Mara, et Keyoke s’inclina pour démontrer sa loyauté envers sa dame.
Le fermier s’agenouilla là où il se trouvait, et offrit ses poignets croisés à Mara dans le geste séculaire de vassalité.
— Dame, je suis votre homme. Votre honneur est mon honneur.
Par ces mots, le fermier annonçait à tous qu’il mourrait aussi volontiers que n’importe lequel de ses guerriers pour défendre le nom des Acoma.
Mara inclina la tête cérémonieusement, puis Papéwaio la quitta. Il se fraya un chemin dans la compagnie de bandits jusqu’à ce qu’il se tienne devant le fermier. Respectant l’ancien rituel, il plaça une corde autour des poignets de l’homme, puis retira le simulacre de liens, pour montrer que celui qui aurait pu être gardé comme esclave était reçu comme homme libre. Des conversations surexcitées commencèrent tandis qu’une dizaine d’autres hommes se rassemblaient autour de lui. Ils s’agenouillèrent en cercle autour de Papéwaio, impatients d’accepter l’offre de Mara et l’espoir d’une nouvelle vie.
Keyoke envoya un guerrier rassembler les ouvriers qui venaient de prêter serment ; des gardes acoma les raccompagneraient jusqu’au domaine, où Jican leur attribuerait des quartiers et un travail dans les champs.
Le reste de la compagnie de bandits la regardait avec l’espoir d’un condamné quand Mara reprit la parole.
— Vous qui avez été déclarés hors-la-loi, quel était votre crime ?
— J’ai mal parlé d’un prêtre, dame, répondit d’une voix rauque un petit homme, au visage pâle et malade.
— J’ai gardé le grain que je devais donner au collecteur d’impôts pour nourrir mes enfants affamés, cria un autre.
La liste des petits écarts de conduite continua jusqu’à ce que Mara soit certaine de la véracité de l’affirmation de Lujan. Les meurtriers et les voleurs ne trouvaient pas de refuge dans sa compagnie. Aux condamnés, elle déclara :
— Partez si vous le voulez, ou engagez-vous comme hommes libres. En tant que souveraine des Acoma, je vous offre le pardon dans les limites de mon domaine.
Bien que l’amnistie impériale dépasse l’autorité d’un souverain, Mara savait qu’aucun fonctionnaire du gouvernement impérial n’élèverait d’objections sur le sort d’un humble manouvrier, pratiquement sans nom – surtout s’il n’entendait jamais parler d’une telle amnistie.
Les hommes pardonnés sourirent devant l’ingéniosité de la dame et se dépêchèrent de rejoindre Papéwaio pour prêter eux aussi serment de fidélité. Ils s’agenouillèrent avec joie. En tant qu’ouvriers acoma, ils risquaient d’affronter la colère des ennemis de Mara, mais le danger au service d’une grande maison était préférable à une existence amère de hors-la-loi.
Les ombres de l’après-midi s’allongeaient sous les arbres. Une lumière dorée transperçait le feuillage là où les branches étaient moins fournies. Mara regarda les rangs réduits de la bande de hors-la-loi, et son regard s’arrêta finalement sur Lujan.
— Vous, soldats sans maîtres, écoutez-moi attentivement.
Elle fit une pause, attendant que les bavardages jubilatoires des ouvriers qui venaient de prêter serment s’évanouissent sur la route. Délicate à côté du corps mince et musclé de Papéwaio, Mara défia du regard les compagnons de Lujan les plus frustes et les plus débraillés.
— Je vous offre une chose qu’aucun guerrier dans l’histoire de l’empire n’a connue : une seconde chance. Qui parmi vous reviendra dans mon domaine, pour gagner un nouvel honneur… en s’agenouillant devant le jardin sacré et en prêtant serment au natami des Acoma ?
Le silence régna sur la clairière, et pendant un instant il sembla qu’aucun homme n’osait respirer. Puis un désordre indescriptible éclata. Les hommes hurlaient des questions et étaient réduits au silence par les cris de ceux qui pensaient connaître les réponses. Des mains sales fendaient l’air pour souligner un point de loi, et des pieds frappaient le sol alors que des hommes surexcités se levaient et se précipitaient vers le chariot de Mara.
De son épée dégainée, Papéwaio arrêta la ruée et, se hâtant de revenir des chariots, Keyoke cria un ordre.
Le silence retomba ; lentement, les bandits se calmèrent. À nouveau silencieux, ils attendirent que leur chef prenne la parole.
Respectueux face à la vigilance de Papéwaio, Lujan s’inclina prudemment devant la jeune fille qui menaçait de bouleverser à jamais la vie qu’il connaissait.
— Dame, vos paroles sont… étonnantes… généreuses au-delà de tout ce que l’on peut imaginer. Mais nous n’avons plus de maître pour nous libérer de notre ancien service.
Quelque chose ressemblant à un défi miroita dans ses yeux.
Mara le remarqua et s’efforça de le comprendre. Narquois, et même bel homme sous la couche de crasse, le hors-la-loi semblait nerveux ; et soudain la jeune fille sut pourquoi. Ces hommes n’avaient simplement plus de but, et vivaient au jour le jour, sans espoir. Si elle pouvait leur faire reprendre leur destin entre leurs mains et leur faire prêter serment de loyauté aux Acoma, elle gagnerait des guerriers d’une valeur inestimable. Mais ils devaient à nouveau croire en eux.
— Vous n’êtes au service de personne, répondit-elle doucement à Lujan.
— Mais nous avons prêté serment…, murmura-t-il d’une voix presque inaudible. Personne n’a jamais fait d’offre comme celle-ci. Nous… Qui parmi nous sait si cela est honorable ?
Lujan semblait à moitié la supplier, car il souhaitait que Mara lui dise ce qui était bien. Et le reste de la compagnie regardait son chef pour savoir ce qu’il fallait faire.
Se sentant soudain dans la peau d’une novice inexpérimentée de Lashima de dix-sept ans, Mara chercha un soutien auprès de Keyoke. Le vieux guerrier ne lui fit pas défaut. Bien qu’il soit aussi troublé que Lujan par cet emploi abusif des traditions, sa voix resta calme.
— D’après la tradition, un soldat doit mourir au service de son maître, ou être déshonoré. Cependant, comme ma dame l’a souligné, si le destin en décide autrement, nul homme ne saurait contester la volonté des dieux. Si les dieux ne souhaitent pas que vous serviez les Acoma, leur mécontentement s’abattra sûrement sur cette maison. Ma dame assume ce risque, pour sa propre responsabilité et pour la vôtre. Avec ou sans la faveur du ciel, nous mourrons tous un jour. Mais les plus braves d’entre vous risqueront l’infortune, (et il marqua une pause pendant un long moment avant d’ajouter :) et mourront comme des soldats.
Lujan se frotta les poignets, sans être convaincu. Mettre les dieux en colère attirait toujours la ruine. En tant que hors-la-loi, l’existence misérable qu’il endurerait lui permettrait d’expier son incapacité à mourir auprès de son maître, et son âme gagnerait peut-être une meilleure place quand elle reviendrait sur la Roue de la vie.
Les bandits étaient tous aussi nerveux que leur chef, même si chacun d’eux était partagé au fond de lui-même. Papéwaio gratta sa cicatrice et déclara pensivement :
— Je suis Papéwaio, premier chef de troupe des Acoma. Je suis né au service de cette maison, mais mon père et mon grand-père avaient des parents, des cousins, qui servaient les Shinzawaï, les Wedewayo, les Anasati…
Il fit une pause et comme personne ne bougeait, il ajouta les noms de plusieurs autres maisons.
Lujan restait pétrifié, les yeux mi-clos, quand derrière lui un homme répondit.
— Mon père servait la maison de Wedewayo, où j’ai vécu avant d’entrer au service du seigneur des Serak. Son nom était Almaki.
— Était-ce l’Almaki qui était le cousin de Papéndaio, mon père ? rétorqua Papéwaio en hochant la tête, et en réfléchissant rapidement.
— Non, mais je le connaissais, reprit l’homme, désappointé. On l’appelait Almaki le Petit, et mon père était Almaki le Grand. Mais d’autres cousins de mon père servaient là-bas.
Papéwaio fit signe à l’homme de sortir des rangs, et loin de Mara, ils parlèrent tranquillement pendant plusieurs minutes. Après un intervalle animé, le bandit eut un large sourire, et le chef de troupe se tourna vers sa maîtresse en s’inclinant avec déférence.
— Ma dame, voici Toram. Son oncle était le cousin d’un homme qui a épousé une femme qui était la sœur de la femme qui a épousé le neveu de mon père. Il est mon cousin, et digne d’entrer au service des Acoma.
Mara cacha un sourire derrière sa manche. Papé et ce Toram doué d’une grande intelligence avaient profité d’un fait très simple de la culture tsurani. Selon la tradition, les second et troisième fils de soldat étaient libres d’entrer au service de maisons différentes de celle où ils étaient nés. En considérant ce guerrier gris comme un jeune homme, Papéwaio avait complètement esquivé la question d’honneur de Lujan. Quand Mara réussit à retrouver la dignité de circonstance, elle répondit simplement :
— Papé, appelle ton cousin à notre service, s’il le désire.
Papéwaio prit Toram par les épaules d’une façon fraternelle.
— Cousin, je t’appelle au service des Acoma.
L’homme redressa la tête, et avec une expression empreinte d’une fierté toute neuve, et annonça d’une voix forte son accord.
— Je réponds à ton appel !
Ses paroles provoquèrent une ruée parmi les hors-la-loi. Les hommes se précipitèrent vers la dizaine de soldats acoma présents et commencèrent à échanger les noms de leurs parents. Mara cacha un nouveau sourire. Tous les tsurani de noble naissance et tous les soldats connaissaient leur généalogie sur plusieurs générations, ainsi que les noms des cousins, des tantes et des oncles, même s’ils ne les avaient jamais rencontrés. Quand deux Tsurani se rencontraient pour la première fois, un échange complexe de renseignements commençait, où l’on s’enquérait de la santé des parents jusqu’à ce que les histoires familiales soient comparées et que les deux étrangers sachent qui était le plus haut sur l’échelle sociale. Il était pratiquement impossible, après une conversation suffisamment longue, de ne pas se découvrir une parenté, même infime. Cela permettrait sans doute aux guerriers gris d’être enrôlés par les Acoma.
Mara permit à Papéwaio de lui offrir sa main pour qu’elle puisse descendre du chariot. Les bandits se rassemblaient en petits groupes autour des différents soldats, des voix joyeuses criant des questions et des réponses tandis qu’ils déterminaient leurs degrés de parenté. Lujan secoua la tête d’émerveillement et regarda Mara, les yeux brillants d’une émotion mal contenue.
— Ma dame, votre ruse pour nous capturer était magistrale et… à elle seule m’aurait rendu fier de vous servir. Cela… (De la main, il désigna les hommes surexcités.) Cela est au-delà de toute compréhension. (Presque vaincu par ses émotions, il se détourna un moment, avala sa salive, puis regarda à nouveau Mara. Son visage était redevenu un masque tsurani imperturbable, même si ses yeux brillaient.) Je ne sais pas si… c’est bien, mais j’entrerai avec joie à votre service, et je ferai mien l’honneur des Acoma. Ma vie sera à vous et je vous obéirai, ma dame. Et si cette vie devait être courte, ce sera une bonne vie, car je porterai à nouveau les couleurs d’une maison.
Il se redressa, toute trace de désinvolture disparue. Il étudia Mara un long moment, les yeux rivés dans les siens. Les paroles qu’il prononça alors l’impressionnèrent, même bien longtemps après, par leur sincérité.
— J’espère que le destin m’évitera la mort pendant de nombreuses années, maîtresse, pour que je puisse rester à vos côtés. Car je suis sûr que vous pratiquez le jeu du Conseil. (Puis il perdit presque son contrôle de lui, ses yeux brillèrent et un large sourire fendit son visage.) Et je pense que l’empire ne sera plus jamais le même après votre venue.
Mara resta silencieuse, alors que Lujan s’inclinait et s’éloignait pour comparer sa généalogie avec les soldats acoma et trouver un parent commun, quel que soit le degré éloigné de parenté. Puis, avec la permission de Keyoke, il envoya des messagers à son camp pour faire venir dans la clairière le reste de sa troupe. Les derniers arrivants parvinrent sur les lieux plus ou moins incrédules. Mais quand ils virent la dame assise sur le chariot de thyza, comme si elle tenait sa cour sous les piliers ombragés de la haute salle seigneuriale, leur scepticisme s’évanouit peu à peu. Convaincus à la fin par l’exubérance de leurs camarades déjà entrés au service des Acoma, ils récitèrent la liste de leurs cousins et de leur belle-famille jusqu’à ce que, eux aussi, regagnent l’honneur du service d’une maison.
L’après-midi s’écoula, tandis que les arbres de la crête surplombant le ravin rayent la clairière de leurs ombres allongées. La chaleur diminuait, la brise tardive avait une odeur boisée et les branches au-dessus de la caravane s’agitaient sans cesse. Satisfaite des événements de la journée, Mara regardait les évolutions d’une volée de gaguin qui gobaient les insectes emportés par la brise. Alors qu’ils finissaient leur repas et repartaient en croassant vers le sud, elle se rendit compte à quel point elle était fatiguée et affamée.
Comme s’il avait suivi le fil de ses pensées, Keyoke s’arrêta devant Mara.
— Dame, nous devons partir dès maintenant si nous voulons atteindre votre domaine à la tombée de la nuit.
Mara opina de la tête, désirant ardemment retrouver ses coussins moelleux au lieu des grossiers sacs de thyza. Fatiguée par les regards des hommes affamés, l’intimité du palanquin lui sembla soudain très attrayante. Assez fort pour que les hommes puissent entendre, elle déclara :
— Partons donc, commandant. Il y a ici des soldats acoma qui aimeraient prendre un bain, un repas chaud et se reposer dans des baraquements où le brouillard ne mouillera pas leurs couvertures.
Même les yeux de Mara se mouillèrent aux cris de joie absolue qui franchirent les lèvres des bandits. Les hommes qui, si récemment, se tenaient prêts à l’attaquer étaient maintenant impatients de la défendre. Silencieusement, la jeune fille offrit une prière de remerciement à Lashima. Cette première victoire avait été facile ; mais contre la puissance des Minwanabi, et l’ingéniosité et les machinations des Anasati, les succès seraient à l’avenir beaucoup plus difficiles, s’ils étaient possibles.
Secouée dans ses coussins quand les esclaves soulevèrent le palanquin, Mara se sentit vidée de toute énergie. Elle se permit un profond soupir de soulagement. Tous les doutes et toutes les craintes qu’elle avait refoulés durant la confrontation armée et les négociations avec les bandits refirent surface dans l’intimité de la litière. Jusqu’à maintenant, elle n’avait pas osé admettre combien elle avait été effrayée. Son corps se mit à trembler et elle fut parcourue de frissons surprenants. Consciente que l’humidité abîmerait la soie précieuse de sa robe, elle renifla et refoula une envie irrésistible de pleurer. Lano s’était moqué de ses crises émotionnelles quand elle était enfant, la taquinant en disant qu’elle n’était pas tsurani – même si les femmes n’étaient pas censées se contenir de la même façon que les hommes.
Se souvenant de ses moqueries joyeuses et du fait qu’elle n’avait jamais vu son père trahir les moindres incertitudes, doute ou crainte, elle ferma les yeux, se plongeant dans un exercice de méditation pour se calmer. La voix de la sœur qui le lui avait enseigné au temple de Lashima sembla lui répondre dans son esprit : « Apprends la véritable nature de ton être, accepte tous les aspects de ta personnalité, ensuite la maîtrise pourra commencer. Se refuser soi-même est refuser l’univers. »
Mara renifla à nouveau. Maintenant, c’était son nez qui coulait. Écartant ses manches pour ne pas les tacher, elle admit silencieusement la vérité. Elle avait été terrifiée, surtout au moment où elle avait pensé que les bandits risquaient d’attaquer son domaine alors qu’elle fouillait futilement les collines à leur recherche.
Mara se sermonna à nouveau : Ce n’est pas ainsi que doit agir une souveraine ! Puis elle comprit l’origine de son émotion. Elle ne savait pas comment devait réagir une souveraine. Manquant de toute éducation dans le domaine du gouvernement, elle n’était qu’une novice du temple de Lashima plongée dans la plus mortelle des luttes de l’empire.
Mara se rappela l’une des premières leçons de son père : le doute ne fait que paralyser la capacité à agir de façon décisive ; et dans le jeu du Conseil, hésiter était mortel.
Pour éviter de trop penser à ses faiblesses, Mara regarda par l’entrebâillement des rideaux pour observer les serviteurs acoma nouvellement recrutés. En dépit de leurs vêtements souillés, de leur visage hagard, de leurs bras amaigris et de leurs yeux d’animaux effrayés, ces hommes étaient des soldats. Mais maintenant, Mara reconnaissait en eux une qualité qu’elle n’avait pas vue auparavant : ces hors-la-loi, même le désinvolte Lujan, avaient été tout aussi effrayés qu’elle. Mara trouva cela troublant, jusqu’à ce qu’elle reconsidère l’embuscade de leur point de vue. Même s’ils étaient en nombre inférieur, les guerriers acoma étaient tous des soldats aguerris, correctement armés et en pleine forme. Certains de ces guerriers gris n’avaient pas pris un repas correct depuis près d’un an. Et leurs armes étaient un étrange assortiment d’épées et de poignards mis au rebut, volés ou grossièrement façonnés. Rares étaient ceux qui avaient quelque chose qui ressemblait à un bouclier et aucun ne portait d’armure. Non, pensa Mara, un grand nombre de ces hommes tristes et désespérés s’étaient attendus à ce que quelques-uns de leurs frères de malheur meurent aujourd’hui. Et chacun avait dû se demander s’il serait du nombre.
Les hommes marchaient sans avoir conscience d’être observés par leur maîtresse. Leur visage révélait tout un jeu d’émotions, et parmi elles l’espoir et la peur de l’espoir déçu. Mara s’allongea dans les coussins, focalisant inconsciemment son regard sur le motif coloré du toit en tapisserie du palanquin. Comment avait-elle fait pour voir soudain toutes ces choses sur le visage de ces hommes ? Sa peur avait-elle déclenché une sorte de perspicacité impossible à expliquer ? Puis, comme si son frère Lanokota se tenait juste à côté d’elle, le souvenir de sa présence emplit son esprit. En fermant les yeux, elle l’entendit murmurer : « Tu grandis, petite sœur. »
Soudain, Mara ne put contenir ses larmes. Cependant ses sanglots n’étaient pas dus à la tristesse mais à un tourbillon d’émotions similaire à la joie qu’elle avait ressentie quand Lano avait gagné les jeux d’été à Sulan-Qu. Ce jour-là, Mara et son père avaient applaudi comme des paysans depuis les tribunes, oubliant un instant leur statut social ou le décorum ; seulement aujourd’hui, cette émotion était dix fois plus puissante.
Elle avait gagné. Elle avait goûté sa première victoire au jeu du Conseil, et cette expérience aiguisait son appétit, l’emplissant d’un désir ardent de quelque chose de plus grand, de plus fort. Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pourquoi les grands seigneurs luttaient, et même mouraient, pour la possibilité de gagner de l’honneur.
Souriant derrière les traces de larmes, elle permit au mouvement du palanquin de la détendre. Aucun ennemi qu’elle affrontait sur la table de jeu invisible de la politique tsurani ne connaîtrait cette manœuvre, tout du moins pas directement et pas avant un certain temps. La trahison des Minwanabi avait réduit son armée à moins de cinquante soldats, mais elle commandait maintenant la loyauté de plus de deux cents hommes. Comme des guerriers gris étaient éparpillés dans leurs tanières dans tout l’empire, elle pourrait employer ces hommes pour en recruter d’autres. Si l’envoi au seigneur des Minwanabi de la boîte contenant la plume et la corde parvenait à lui faire gagner une autre semaine, elle aurait peut-être cinq cents soldats, ou même plus, pour répondre à sa prochaine attaque. Mara se sentait joyeuse. Elle connaissait la victoire ! Et deux voix s’élevèrent dans sa mémoire. D’un côté, la sœur de Lashima lui disait : « Petite, méfie-toi de l’attrait du pouvoir et du triomphe, car ces choses sont transitoires. » Mais la voix impétueuse de Lano la poussait à apprécier sa réussite : « Apprécie la victoire quand tu le peux, Mara-anni. Apprécie-la tant que tu le peux. »
Mara s’allongea, assez fatiguée pour mettre enfin son esprit au repos. Alors que ses esclaves la reconduisaient chez elle au milieu des ombres qui s’allongeaient dans le crépuscule, elle sourit légèrement dans l’intimité du palanquin. Elle savait que sa situation était pratiquement désespérée, et elle allait suivre le conseil de Lano. La vie devait être savourée tant qu’elle durait.
Les roues des chariots tournaient et grinçaient et les needra s’ébrouaient. La poussière soulevée par la marche des hommes teintait l’air d’ocre et d’or. Le soleil disparaissait lentement à l’horizon tandis que la caravane improbable de Mara et sa compagnie d’hommes d’armes mal assortis avançaient sur la route du domaine acoma.
Les torches placées près de la porte principale du manoir éclairaient une cour plongée dans la confusion. L’arrivée des nouveaux ouvriers et fermiers avait occupé Jican et son équipe à l’exclusion de toute autre tâche, pour distribuer un repas, des quartiers et une occupation à tout le monde. Quand la caravane de Mara revint au crépuscule avec les guerriers dépenaillés et amaigris de Lujan, le hadonra leva les mains au ciel et supplia les dieux que cette journée impossible se termine. Affamé lui-même, et maintenant résigné à une verte réprimande de son épouse pour avoir manqué l’heure du coucher de ses enfants, Jican envoya un message aux cuisiniers afin qu’ils préparent un nouveau chaudron de thyza et qu’ils coupent de la viande froide et des fruits. Plus petit que la plupart des hommes dont il devait s’occuper et devant compenser la différence en étant sans cesse plus dynamique, le hadonra commença à relever les noms des hommes et à compter ceux qui avaient besoin de vêtements, ou qui devaient recevoir des sandales. Pendant que Keyoke commençait à répartir les nouveaux venus en compagnies, Jican et ses assistants rassemblèrent une équipe d’esclaves pour balayer un baraquement vide et aller chercher des couvertures et des nattes de couchage. Sans avoir reçu d’instruction officielle, Lujan prit le rôle d’un officier, rassurant ou houspillant les hommes quand cela était nécessaire, pour aider à l’installation de sa compagnie.
Dans ce chaos d’hommes, de chariots et de needra naviguait Nacoya, ses épingles à cheveux de travers à cause de l’agitation. Elle lança un coup d’œil rapide à la compagnie de vauriens de Lujan et se dirigea droit vers le palanquin de Mara. Se frayant un chemin dans la foule d’une façon déterminée, elle arriva juste au moment où Papéwaio aidait la dame à sortir de ses coussins. Ankylosée par la station assise et éblouie par la lueur des torches, Mara remarqua néanmoins l’instant de silence très particulier quand son chef de troupe rendit à Nacoya le soin de s’occuper d’elle. La ligne invisible entre le domaine du garde du corps et celui de la nourrice se situait approximativement là où l’allée de pierre des portes principales de la demeure affleurait la route.
Nacoya raccompagna sa maîtresse à ses appartements, un pas derrière elle comme la tradition l’exigeait. Une fois la porte franchie, la vieille nourrice fit signe aux servantes de se retirer. Puis, elle fit coulisser la cloison dans l’ombre vacillante des lampes à huile.
Alors que Mara s’arrêtait pour retirer les nombreux bracelets et bijoux qu’elle avait portés pour se donner une apparence frivole pendant sa ruse, la nourrice s’adressa à elle d’une voix tranchante comme le silex.
— Pourquoi ce retour soudain ? Et qui sont ces hommes en guenilles ?
Avec un cliquetis, Mara fit tomber une broche et un collier de jade dans un coffret à bijoux. Après la tension, le danger et l’euphorie enivrante du succès, les manières péremptoires de sa nourrice lui faisaient grincer des dents. Refusant de se laisser gagner par la colère, elle ôta ses bagues une par une et raconta en détail le plan qu’elle avait exécuté pour combler les vides dans les rangs de la garnison acoma.
Alors que le dernier bijou tombait en tintant dans la pile, la voix de Nacoya s’éleva.
— Tu as osé risquer l’avenir des Acoma avec un plan aussi mal conçu ? Ma petite, sais-tu bien ce que tu as risqué ? (Mara se retourna pour regarder Nacoya et vit que le visage de la nourrice était écarlate et qu’elle serrait les poings.) Si l’un de ces bandits t’avait touchée, tes hommes seraient morts pour te défendre ! Et pour quoi ? Pour qu’une petite dizaine de guerriers restent à défendre la coquille vide de cette maison quand les Minwanabi viendront ? Qui aurait défendu le natami ? Pas Keyoke, ni Papéwaio. Ils seraient morts ! (Rendue presque hystérique par la colère, la vieille femme tremblait.) Chacun d’eux aurait pu abuser de toi ! Tu aurais pu être tuée !
La voix de Nacoya devenait de plus en plus aiguë, comme si elle était incapable de maîtriser sa colère.
— Au lieu de t’engager dans cette… aventure insensée… tu… tu aurais dû prendre des décisions pour préparer un mariage convenable. (Tendant les mains, Nacoya saisit les bras de Mara et commença à la secouer, comme si elle était encore une enfant.) Si tu continues dans ta folie et ton obstination, tu verras tes possibilités se réduire et tu seras obligée d’épouser le fils d’un riche marchand d’engrais voulant acheter un nom pour sa famille, tandis que des assassins et des voleurs de needra garderont ton domaine !
— Assez !
Surprise par la dureté de sa propre voix, Mara repoussa la vieille femme.
La violence de ses manières coupa la tirade de Nacoya comme la faux couche l’herbe. La vieille femme ravala ses protestations. Puis, alors qu’elle semblait sur le point de reprendre la parole, Mara répéta :
— Assez, Nacoya.
Le ton de sa voix était bas et implacable, dissimulant à peine son courroux.
Mara affronta sa vieille nourrice. Elle avança jusqu’à ce que quelques centimètres seulement les séparent, et déclara :
— Je suis la dame des Acoma.
Une rage froide remplaçait la colère de l’instant d’avant. S’adoucissant légèrement, Mara étudia le visage de la femme qui l’avait élevée depuis l’enfance. Sincèrement, elle reprit :
— Mère de mon cœur, de tous ceux qui me servent, tu es la plus aimée. (Puis ses yeux s’étrécirent et le feu revint dans ses paroles.)
Mais n’oublie jamais un seul instant que tu me sers. Touche-moi encore comme cela, adresse-toi à moi de cette manière encore une fois, Nacoya – une seule fois –, et je te ferai battre comme une esclave des cuisines. Est-ce que tu m’as comprise ?
Nacoya vacilla un instant et inclina lentement sa vieille tête. Des mèches de cheveux éparses tressaillirent sur sa nuque alors qu’elle s’inclinait avec raideur devant Mara jusqu’à ce que ses vieux genoux reposent sur le sol.
— Je supplie ma maîtresse de me pardonner.
Après un moment, Mara se pencha et plaça ses bras autour des épaules de Nacoya.
— Toi qui es la plus vieille et la plus chère de mes proches, tu dois comprendre que le destin a changé nos rôles. Il y a quelques jours seulement, j’étais une novice du temple de Lashima, tu étais mon précepteur et ma mère. Maintenant, je dois te donner des ordres comme le faisait mon père. Tu me serviras bien mieux si tu partages avec moi ta grande sagesse. Mais à la fin, moi seule dois choisir la voie à suivre.
Prenant dans ses bras la vieille femme tremblante, Mara ajouta :
— Et si tu devais douter, rappelle-toi que je n’ai pas été capturée par des bandits. Papé et Keyoke ne sont pas morts. J’ai bien choisi. Mes plans ont réussi, et maintenant nous avons regagné un peu de ce que nous avons perdu.
Nacoya resta silencieuse, puis murmura :
— Vous avez raison.
Mara relâcha la vieille femme et frappa deux fois dans ses mains. Des servantes se hâtèrent de s’occuper de leur maîtresse tandis que la vieille femme se relevait. Tremblant encore après la réprimande, Nacoya demanda :
— Dame, ai-je la permission de me retirer ?
Mara releva la tête pendant qu’une servante commençait à déboutonner le col de sa robe.
— Oui, Nacoya, mais viens me rejoindre après mon bain. Nous avons beaucoup de choses à discuter. J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu m’as conseillé. Le temps est venu pour moi de prendre mes dispositions pour me marier.
Les yeux sombres de la vieille nourrice s’écarquillèrent. Après l’éclat soudain de Mara, cette concession était une surprise totale.
— À vos ordres, ma dame, répondit-elle.
Elle s’inclina et sortit, laissant les servantes terminer leur travail. Dans l’obscurité du couloir, la vieille femme se redressa avec soulagement. Au moins, Mara avait accepté son rôle de souveraine. Et bien que la véhémence de la réprimande l’ait fortement blessée, elle se sentait enfin déchargée de la responsabilité d’une enfant qui devait sauver l’honneur de ses ancêtres, et cela lui apporta une profonde satisfaction. La vieille nourrice hocha la tête pour elle-même. Si la prudence ne faisait pas partie des vertus de Mara, la jeune fille avait tout du moins hérité du courage et de la hardiesse étonnantes de son père.
Une heure plus tard, la dame des Acoma sortait du bain. Deux servantes entourèrent d’une serviette son corps luisant d’humidité tandis qu’une troisième replaçait la cloison qui isolait le baquet du reste de la chambre. Comme toutes les grandes maisons tsurani, le nombre et la taille de pièces étaient strictement fonction de l’endroit et de la façon dont étaient placées les portes et les cloisons. En faisant glisser une autre porte cloisonnée, on pouvait rejoindre la chambre à coucher de Mara depuis le cabinet de travail sans quitter les appartements centraux.
L’air était encore chaud. Mara choisit la plus légère de ses robes de soie. Elle descendait à peine à mi-cuisse et était presque transparente, sans aucune broderie compliquée. La journée l’avait immensément fatiguée, et elle souhaitait un peu de simplicité et de détente. Plus tard, dans les heures plus fraîches de la soirée, elle revêtirait par-dessus une robe plus longue et plus épaisse. Mais en présence de ses servantes et de Nacoya, Mara pouvait apprécier le plaisir d’une robe légère et confortable.
Sur un geste de sa maîtresse, une servante fit coulisser la cloison qui ouvrait la pièce sur une petite section du jardin de la cour intérieure, toujours disponible pour que Mara puisse y réfléchir ou méditer. Une dizaine de serviteurs pouvaient s’affairer dans la cour centrale de la maison sans la déranger, car le placement astucieux d’arbustes et d’arbres nains formait un paravent végétal qui leur permettait de passer sans se faire remarquer.
Nacoya apparut alors que Mara s’asseyait devant l’ouverture. Silencieuse et montrant tous les signes de l’épuisement nerveux, la jeune fille fit signe à la nourrice de s’asseoir en face d’elle. Puis elle attendit.
— Maîtresse, j’ai apporté une liste d’alliances convenables, commença Nacoya.
Mara continua à regarder le jardin, toujours immobile excepté un léger mouvement de la tête accompagnant les gestes de la servante qui peignait ses longs cheveux mouillés. Pensant qu’elle avait la permission de continuer, Nacoya déroula le parchemin qu’elle tenait dans ses mains ridées.
— Maîtresse, si nous devons survivre aux complots des Minwanabi et des Anasati, nous devons choisir notre alliance avec soin. Je pense que nous avons trois possibilités. Nous pouvons nous allier avec un nom ancien et honorable dont l’influence a commencé à décliner. Ou nous pouvons choisir un époux dans une jeune famille, puissante et riche, et qui recherche de l’honneur, de la tradition et une alliance politique. Enfin, nous pouvons chercher une famille qui s’allierait à nous parce que votre nom l’aiderait pour ses ambitions dans le grand jeu.
Nacoya s’arrêta pour laisser à Mara une chance de répondre. Mais la jeune femme continuait à regarder fixement les ombres du jardin, un léger froncement de sourcils creusant son front. La servante finit de brosser la chevelure de Mara, puis la rassembla en un chignon parfait, s’inclina et se retira.
Nacoya attendit. Comme Mara ne bougeait toujours pas, elle s’éclaircit la voix, puis ouvrit le parchemin avec une exaspération bien dissimulée et déclara :
— J’ai éliminé les familles qui sont puissantes mais qui manquent de tradition. Vous seriez mieux servie par un mariage à un fils d’une maison qui possède de puissants alliés. Comme cela risque de créer des complications avec les alliés des Minwanabi, et surtout ceux des Anasati, il ne reste que très peu de maisons acceptables.
Elle regarda encore Mara, mais la dame des Acoma semblait n’écouter que les appels des insectes dont le chant s’éveillait après le crépuscule.
Alors que les domestiques parcouraient les jardins pour éteindre les lampes à huile, Nacoya remarqua que le froncement de sourcils de Mara s’était accentué. La vieille nourrice déplia le parchemin d’un geste assuré.
— Parmi les familles qui seront probablement les plus intéressés, les meilleurs choix seraient…
— Nacoya, l’interrompit soudain Mara. Si, prise isolément, la maison Minwanabi est la plus puissante de l’empire, quelle famille possède les alliances politiques les plus puissantes ?
Nacoya reposa la liste sur ses genoux.
— Les Anasati, sans le moindre doute. Si le seigneur des Anasati n’existait pas, cette liste serait cinq fois plus longue. Cet homme a forgé des alliances avec plus de la moitié des grands seigneurs de l’empire.
Mara hocha la tête, les yeux fixes comme si elle observait quelque chose qu’elle seule pouvait voir.
— J’ai décidé.
Dans l’expectative, Nacoya se pencha, soudain effrayée. Mara n’avait même pas pris la liste, et encore moins lu les noms que la vieille nourrice avait dictés au scribe. La jeune fille se tourna et fixa son regard intense sur le visage de Nacoya.
— J’épouserai un fils du seigneur des Anasati.