Le gong résonna.
Les harmoniques du son se réverbérèrent dans la haute salle des Anasati, décorée d’anciennes bannières de guerre. L’atmosphère de la pièce était alourdie par les effluves de vieux bois ciré… et par des générations d’intrigues. Le toit en dôme recouvert de tuiles projetait des ombres si profondes que les lieux étaient sombres, même avec des chandelles allumées. La salle elle-même absorbait les sons, au point que les courtisans et serviteurs qui patientaient ressemblaient presque à des statues, ne faisant pas le moindre bruit.
Le seigneur des Anasati, en grande tenue de cérémonie, était assis sur une estrade imposante, au centre de l’immense aile centrale recouverte d’un tapis. Il portait une immense coiffe de cérémonie à plusieurs degrés, et la sueur luisait sur son front. Mais ses traits émaciés ne montraient pas la moindre trace d’inconfort, même si son costume était étouffant dans la chaleur de midi. Une dizaine de ceintures écarlate et jaune gênaient sa respiration, et de gigantesques épaulettes qui lui emprisonnaient les épaules s’évasaient dans son dos comme des ailes amidonnées. Chaque fois qu’il bougeait, des domestiques se précipitaient à ses côtés pour les réajuster. Il tenait à la main un grand sceptre sculpté dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, l’insigne de son titre suprême de seigneur souverain. Sur ses genoux reposait l’ancienne épée d’acier des Anasati – une relique qui n’était surpassée que par le natami de la famille – transmise de père en fils depuis l’époque du pont d’Or et de la Fuite, quand les premières nations étaient arrivées à Kelewan. L’arme pesait cruellement sur ses vieux genoux, un désagrément qu’il devait endurer comme tous les autres insignes de son rang, alors qu’il attendait l’arrivée de la trop ambitieuse fille des Acoma. La pièce était un véritable four, car la tradition exigeait que toutes les cloisons restent fermées jusqu’à l’entrée officielle du soupirant.
Tecuma, seigneur des Anasati, inclina légèrement la tête et son premier conseiller, Chumaka, se hâta de le rejoindre.
— Combien de temps encore ? murmura le seigneur avec impatience.
— Bientôt, maître, répondit son loyal conseiller, aussi agité qu’un rat inquiet. Le gong a sonné par trois fois : quand le palanquin de Mara a atteint les grandes portes, quand elle est entrée dans le pavillon principal, et quand elle a franchi le portail de la cour. Le quatrième coup résonnera quand elle sera admise en votre auguste présence, seigneur.
Contrarié par le silence alors qu’il avait envie d’entendre de la musique, le seigneur des Anasati demanda :
— As-tu pensé à ce que je t’ai demandé ?
— Bien sûr, seigneur. Vos souhaits sont mes désirs. J’ai conçu plusieurs insultes appropriées pour répondre à l’arrogance de la chienne acoma. (Le conseiller s’humecta les lèvres et ajouta :) Demander votre fils Jiro comme consort était… une idée assez brillante…
Le seigneur des Anasati lança un regard étonné à son conseiller, ce qui fit pencher ses robes rituelles sur la gauche. Des domestiques accoururent et s’affairèrent pour la réajuster correctement. Chumaka continua ses remarques.
— Une idée brillante, si elle avait la moindre chance de succès. Un mariage avec l’un de vos fils vous obligerait à conclure une alliance avec les Acoma. Cela grèverait non seulement nos ressources pour assurer leur protection, mais la sorcière pourrait alors tourner toute son attention vers le seigneur des Minwanabi.
Le seigneur des Anasati releva les lèvres avec un dédain mal déguisé en entendant le nom de son rival.
— Je l’épouserais moi-même si je pensais qu’elle avait la moindre chance de vaincre ce jaguna au jeu du Conseil.
Il fronça les sourcils à la mention du charognard à l’odeur infecte ; puis ses phalanges blanchirent sur son sceptre alors qu’il réfléchissait à haute voix.
— Mais qu’espère-t-elle gagner ? Elle doit savoir que je ne lui permettrai jamais de prendre Jiro comme consort. Les Acoma sont la seule maison plus ancienne que la mienne, après les Cinq Grandes Familles. S’ils disparaissent, et si par hasard l’une des Cinq Grandes disparaît…
Chumaka acheva le souhait souvent répété de son seigneur :
— … Alors les Anasati deviendront l’une des Cinq Grandes.
— Et un jour l’un de mes descendants pourra s’élever au rang de seigneur de guerre, ajouta Tecuma en hochant la tête.
Il lança un regard vers la gauche, où ses trois fils attendaient sur une estrade légèrement plus basse.
Halesko, l’héritier du sceptre anasati, était assis le plus près de son père. Près de lui se tenait Jiro, le plus intelligent et le plus capable des trois, déjà pressenti pour épouser une fille d’une dizaine de grands seigneurs, peut-être même une fille de l’empereur, ce qui apporterait un nouveau lien politique puissant aux Anasati. Près de lui se trouvait Buntokapi, avachi sur lui-même, très concentré sur l’ongle de son pouce dont il retirait la saleté.
Étudiant le visage lourdaud du plus jeune de ses fils, le seigneur des Anasati murmura à Chumaka :
— Tu ne supposes pas que, par une intervention de la divine providence, elle choisirait Bunto, n’est-ce pas ?
Le conseiller haussa ses minces sourcils.
— Nos renseignements indiquent qu’elle est sans doute intelligente, bien qu’inexpérimentée, mais si elle demandait Bunto comme consort, ce serait… montrer un peu plus d’adresse que je ne m’y attends, seigneur.
— D’adresse ? En demandant Bunto comme consort ? (Incrédule, Tecuma se retourna, faisant tomber ses épaulettes et provoquant une nouvelle ruée des domestiques.) As-tu perdu l’esprit ?
— Vous pourriez être tenté de dire « oui », répondit le conseiller en regardant le placide benjamin.
— Je suppose que je serais obligé de refuser, n’est-ce pas ? soupira le seigneur des Anasati, avec une moue exprimant presque ouvertement le regret.
— Même Bunto lui apporterait trop de pouvoir politique, murmura le premier conseiller en faisant claquer sa langue entre ses dents. Considérez la chose sous cet angle… Que se passerait-il si le chien Minwanabi tuait accidentellement Bunto en détruisant les Acoma ? N’oubliez pas le désastre qu’il a provoqué en envoyant l’assassin hamoï.
— Oui, je serais forcé de me venger de sa famille, approuva le seigneur des Anasati. Quel dommage que Minwanabi s’y soit pris si maladroitement pour commanditer l’assassinat de Mara. Mais je suppose qu’il fallait s’y attendre : cet homme est pire qu’un jaguna. Il a la subtilité d’un étalon needra dans un enclos de reproduction.
Tecuma bougea pour tenter de trouver une position plus confortable, et ses épaulettes chancelèrent. Alors que les domestiques commençaient à s’approcher, il s’immobilisa, gardant le costume en place.
— Cela ne m’aurait pas gêné d’humilier son père – Sezu cherchait toujours à prendre le dessus sur moi, dès qu’il en avait l’occasion. C’était tout à fait dans les règles du jeu. Mais ces histoires de guerres de sang…
Il secoua la tête et sa lourde coiffe glissa, jusqu’au point où elle faillit tomber. Mais Chumaka tendit la main et la redressa doucement, tandis que Tecuma continuait.
— Se donner tout ce mal pour humilier cette morveuse semble un gaspillage de temps.
Observant la salle surchauffée, il ajouta :
— Dieux, disposer de tous ces musiciens et pas une seule note pour me distraire.
Méticuleux dans les détails au point d’en devenir pédant, Chumaka expliqua :
— Ils doivent rester prêts pour jouer la musique de l’entrée officielle, seigneur.
Le seigneur des Anasati soupira d’exaspération, sa frustration due en partie au bavardage monotone de son conseiller.
— J’étais en train d’apprécier une série de nouvelles compositions que les musiciens avaient préparée ce mois-ci. Maintenant, la journée entière est gâchée. Peut-être pourraient-ils jouer quelque chose en attendant que Mara arrive ?
Chumaka secoua légèrement la tête tandis qu’une goutte de sueur descendait le long de l’arête de son nez.
— Seigneur, tout manquement à l’étiquette de notre part permettrait à la dame des Acoma de tirer avantage de l’insulte.
Bien qu’il soit par nature plus patient que son maître, Chumaka se demandait, lui aussi, pourquoi l’escorte de la jeune fille mettait autant de temps à traverser la grande cour. Il appela le domestique le plus proche et lui murmura :
— Trouve la raison de ce retard.
L’homme s’inclina et se glissa discrètement dehors par une porte latérale. Il revint quelques instants plus tard pour faire son rapport au premier conseiller.
— La dame des Acoma est assise devant les portes, maître.
— Alors pourquoi ne frappe-t-on pas le gong et ne la fait-on pas entrer ? chuchota Chumaka, finalement irrité.
Le domestique lança un regard gêné vers l’entrée principale, toujours gardée par les huissiers en grand costume de cérémonie. Avec un geste d’impuissance, il murmura :
— Elle s’est plainte de la chaleur et a ordonné que l’on apporte des serviettes humides et parfumées, et des boissons fraîches pour elle et sa suite, afin qu’ils puissent se rafraîchir avant de faire leur entrée, maître.
Chumaka contempla la cour anasati qui siégeait depuis plus d’une heure dans une pièce fermée, sous la chaleur accablante de midi. Intérieurement, il révisa son évaluation de Mara. Son retard pouvait être une manœuvre astucieuse, calculée pour provoquer la colère de son adversaire et gagner un avantage.
— Eh bien, combien de temps faut-il pour boire une coupe d’eau ? demanda Tecuma.
— Mon seigneur, la demande de la dame nous a surpris, répondit le domestique. Il a fallu du temps pour aller chercher des boissons pour une suite aussi grande.
Le seigneur des Anasati échangea un regard avec son premier conseiller.
— Quelle est donc la taille de sa suite ? demanda Chumaka.
Le domestique rougit ; sans éducation, il ne pouvait pas compter correctement au-delà de vingt. Mais il fit de son mieux pour répondre.
— Elle est venue avec cinq femmes de chambre et une vieille femme d’un certain rang. J’ai vu deux officiers avec un casque orné d’un plumet.
— Ce qui signifie pas moins de cinquante guerriers. (Tecuma se pencha vers son premier conseiller et parla si bas et si rapidement qu’il semblait siffler.) Tu m’avais informé que son armée au grand complet avait été réduite à moins de cinquante soldats.
— Mon seigneur, notre espion dans la maison minwanabi a indiqué que la bataille où Sezu et son fils ont trouvé la mort avait aussi anéanti presque toutes les troupes acoma, répondit Chumaka en clignant des yeux.
Le domestique semblait très gêné de se trouver à portée de cette conversation, mais Chumaka ne s’en rendit pas compte. D’une voix assez forte, il demanda :
— Alors la dame des Acoma oserait se faire accompagner de la totalité de ses troupes ?
Souhaitant de toute évidence se trouver ailleurs, le domestique répondit :
— Messire, le hadonra a dit qu’elle en avait amené bien plus que cela. À notre grande honte… (voyant le seigneur des Anasati se raidir devant la possibilité que ce manque de préparation jette le déshonneur sur sa maison, le domestique changea rapidement ses paroles) – à la grande honte de vos pauvres domestiques, bien sûr, mon seigneur – elle a été obligée de laisser une autre centaine de guerriers dans un campement, devant les portes du domaine de mon seigneur, car nous n’avions pas préparé des quartiers pour les recevoir.
Chumaka fit signe au domestique de s’en aller, au grand soulagement de ce dernier. L’humeur du seigneur des Anasati passait du ressentiment devant l’impair d’un domestique, à l’inquiétude, en réfléchissant aux implications de ce qu’il venait d’entendre.
— Le commandant de l’armée des Acoma, (sa main décrivit un petit cercle tandis qu’il fouillait sa mémoire à la recherche de son nom) Keyoke, est un vétéran expérimenté, et n’est pas un idiot. Si l’escorte de Mara compte cent cinquante guerriers, nous devons présumer que plus de trois cents hommes sont restés au domaine pour le protéger. L’armée de réserve de Sezu devait être bien plus importante que nous l’avions estimée. (Ses yeux reflétaient une irritation croissante, puis s’étrécirent alors qu’une lueur de méfiance les traversait.) Notre espion est passé au service des Minwanabi, ou il est incompétent ! C’est toi qui m’as convaincu de placer à ce poste de confiance, si délicat, un agent qui n’était pas né dans notre maison ! Je te charge de mener une enquête. Si nous sommes trahis, nous devons le savoir immédiatement.
La chaleur et l’inconfort étaient déjà déplaisants, mais Tecuma s’empourpra en pensant aux dépenses et aux difficultés qu’il avait supportées pour placer cet espion dans la demeure du seigneur des Minwanabi. Ses yeux se fixèrent sur son premier conseiller.
— Je me rends clairement compte que tu nous as peut-être conduits sur une mauvaise route.
Chumaka s’éclaircit la voix. Il se rafraîchit avec ostentation en agitant son éventail décoratif, pour cacher ses lèvres à tous ceux qui pouvaient lire dessus.
— Mon seigneur, je vous en prie, ne jugez pas trop hâtivement. Cet agent nous a servis en toute confiance dans le passé et il est remarquablement bien placé. (Il marqua une pause obséquieuse et s’humecta les lèvres.) Il est plus probable que la dame Mara a trouvé le moyen de tromper le seigneur de Minwanabi, ce qui expliquerait pourquoi notre agent nous a transmis de mauvais renseignements. J’enverrai un nouvel agent. Il reviendra avec la confirmation de ma supposition, ou la nouvelle que le traître est mort.
Tecuma s’apaisa, comme un rapace courroucé qui remet lentement en place ses plumes ébouriffées. À ce moment retentit enfin le quatrième coup de gong. Les huissiers ouvrirent lentement les portes de la salle d’honneur, et Chumaka entonna la formule d’accueil traditionnelle d’un soupirant.
— Nous accueillons dans notre maison, comme la lumière et le vent, la chaleur et la pluie, celui qui apporte la vie dans notre demeure.
Ces paroles étaient dictées par un ancien rituel, et ne reflétaient en rien les véritables sentiments des Anasati envers les Acoma. Au jeu du Conseil, il fallait toujours respecter les formes. Une brise légère souleva les tentures. Le seigneur des Anasati soupira de soulagement, de façon presque audible. Chumaka parla plus fort pour que le léger manquement à l’étiquette de son maître passe inaperçu.
— Entrez, soupirant, et exprimez vos désirs. Nous vous offrons de quoi boire et manger, de quoi vous réchauffer et vous réconforter.
Chumaka sourit intérieurement à ces dernières paroles. Aujourd’hui, personne ne désirait plus de chaleur, et Mara trouverait certainement peu de réconfort auprès du seigneur des Anasati. Il concentra son attention sur les personnes qui entraient dans la haute salle.
Mesurant leur pas au son d’un tambour, des porteurs en robe grise entrèrent par la porte la plus éloignée de l’estrade seigneuriale. Le palanquin plat et ouvert qu’ils soutenaient était recouvert de coussins, au sommet desquels Mara était assise, immobile. Les musiciens jouèrent l’hymne d’entrée du soupirant. Alors que la mélodie simple et irritante se répétait, les courtisans anasati étudiaient attentivement la mince jeune fille qui venait en tête d’une suite vêtue de costumes impressionnants, une jeune fille qui portait le sceptre d’un des noms les plus fiers de l’empire. Comme son hôte, elle était vêtue selon la tradition, ses cheveux noirs relevés très haut et retenus par des épingles ornées de coquillages et de pierres précieuses, le visage perché sur un col raide orné de perles. Sa robe de cérémonie empesée formait de longs plis. Elle était ornée de larges épaulettes du vert acoma, et les manches allaient jusqu’au sol. Mais en dépit de son maquillage et des lourds vêtements brodés, la jeune fille ne semblait pas troublée par le faste ou la chaleur.
À gauche de Mara et un pas derrière elle marchait Nacoya, portant les robes du premier conseiller des Acoma. À sa droite avançaient trois officiers. Leurs armures récemment laquées et polies étaient étincelantes, et leurs casques s’ornaient de magnifiques plumes neuves. Venait derrière eux une troupe de cinquante guerriers. Également splendides dans leurs armures polies, ils marchaient de chaque côté du palanquin de Mara.
Les soldats s’arrêtèrent en une ligne parfaite au pied de l’estrade, formant une tache de vert au milieu de l’écarlate et du jaune anasati. L’un des officiers resta près des soldats, tandis que les deux autres accompagnaient le palanquin sur les trois marches qui montaient vers l’estrade. Les esclaves déposèrent leur fardeau et les deux souverains se retrouvèrent l’un en face de l’autre : un homme irrité, mince comme une anguille… et une frêle jeune fille qui marchandait pour sa survie.
Chumaka continua les salutations officielles.
— Les Anasati souhaitent la bienvenue à notre très haute invitée, la dame des Acoma.
— Les Acoma remercient notre très excellent hôte, le seigneur des Anasati, répondit Nacoya comme la tradition l’exigeait.
En dépit de son âge, la vieille femme supportait avec aisance son lourd costume de cérémonie et la chaleur. Sa voix était claire, comme si elle était née pour tenir le rôle de premier conseiller plutôt que celui de nourrice.
Maintenant que les salutations officielles étaient échangées, Tecuma en vint directement au sujet de la rencontre.
— Nous avons bien reçu votre pétition, dame des Acoma.
Le silence régna dans la salle d’honneur, car les paroles de Tecuma constituaient une légère insulte ; appeler la proposition de mariage une « pétition » sous-entendait que le rang social de Mara était inférieur, et que Tecuma avait le pouvoir de la récompenser ou de la punir.
Mais la jeune fille assise sur le palanquin de cérémonie répondit sans une seconde d’hésitation. Elle choisit un ton et des mots que l’on utilisait généralement pour passer une commande à un marchand.
— Je suis ravie de constater que vous n’éprouvez aucune difficulté à satisfaire nos conditions, seigneur Tecuma.
Le seigneur des Anasati se redressa légèrement. Cette jeune fille avait de l’esprit et n’était pas déconcertée par son accueil. Mais la journée était longue et éprouvante… Plus tôt cette histoire ridicule serait réglée, plus tôt il pourrait se délasser en prenant un bain froid, peut-être en écoutant un peu de musique. Mais même devant un ennemi avoué, il fallait faire preuve de civilité. Il fit un geste impatient de son sceptre.
Chumaka répondit avec un sourire onctueux et une révérence à peine visible.
— Que propose donc la dame des Acoma ?
Si le père de Mara avait survécu, Sezu aurait conduit les négociations pour la main de son fils ou de sa fille. En tant que souveraine, Mara devait gérer tous les mariages de sa maison, même le sien, depuis l’engagement des courtiers de mariage qui avaient pris les premiers contacts, jusqu’à la rencontre officielle avec le seigneur des Anasati.
Nacoya s’inclina, d’un mouvement si superficiel que l’insulte rendue fut apparente.
— La dame des Acoma cherche…
— Un époux, l’interrompit Mara.
Un remous agita la salle, rapidement remplacé par une attention soutenue. Tous les courtisans s’étaient attendus à entendre cette souveraine acoma présomptueuse demander un consort, quelqu’un qui, de par la loi, ne partagerait pas son pouvoir.
— Un époux ?
Chumaka leva les sourcils, étonné par le tour que prenaient les événements. De toute évidence, cette proposition surprenait aussi le premier conseiller acoma, car l’espace d’un instant, la vieille femme avait lancé un regard stupéfait à la jeune fille. Mais elle avait repris immédiatement une attitude plus officielle. Chumaka s’efforçait de deviner les conséquences de ce changement inattendu mais n’y parvenait pas tout à fait, ce qui le gênait autant qu’une démangeaison que l’on ne peut soulager.
Mara répondit en son propre nom. Sa voix paraissait très frêle dans la haute salle des Anasati.
— Je suis trop jeune pour endosser cette importante responsabilité, mon seigneur. Je devais devenir une sœur de Lashima à peine quelques instants avant que ce terrible honneur me soit confié. Mon ignorance ne doit pas devenir un danger pour les Acoma. Je connais parfaitement les conséquences de ma demande, et je désire épouser un fils des Anasati pour qu’il vienne dans ma demeure. Quand nous serons mariés, il deviendra le souverain des Acoma.
Le seigneur des Anasati en resta muet de surprise. Parmi toutes les offres possibles, il n’avait jamais envisagé cette requête. En quelques mots, la jeune fille ne s’était pas seulement dépouillée de son pouvoir, mais avait effectivement donné le contrôle de sa famille aux Anasati, qui comptaient parmi les plus vieux ennemis politiques de son père. Cette demande était si inattendue qu’un concert de murmures naquit dans la salle. Retrouvant rapidement son aplomb, le seigneur des Anasati obtint le silence de ses courtisans d’un regard et d’un très léger mouvement de son sceptre de cérémonie.
Il regarda attentivement le visage de la jeune fille qui était venue lui demander la main d’un de ses fils, puis déclara brutalement :
— Vous désirez donner votre honneur à ma maison, dame. Puis-je savoir pourquoi ?
Immobiles, les courtisans anasati attendaient la réponse. Le seul mouvement dans la pièce fut un soudain reflet étincelant, quand le soleil qui passait à travers la porte brilla sur les costumes ornés de pierres précieuses. Ignorant la lumière éblouissante, Mara baissa les yeux comme si elle avait honte.
— Ma position est faible, seigneur Tecuma. Les terres des Acoma sont encore fortes et riches, mais je ne suis qu’une jeune fille sans grandes ressources. Si ma maison est destinée à devenir une puissance mineure, alors je veux tout du moins choisir mes alliés. Le plus grand ennemi de mon père était le seigneur des Minwanabi. Ce n’est un secret pour personne. Pour le moment, vous êtes en paix avec lui. Mais tôt ou tard, un conflit s’élèvera entre vos deux maisons. (Elle joignit ses petites mains sur ses genoux, et sa voix devint plus résolue.) Je m’allierai avec quiconque pourra un jour détruire l’homme responsable de la mort de mon père !
Le premier conseiller du seigneur des Anasati se détourna pour que nul dans la salle ne puisse voir son visage – il était certain qu’au moins l’un des gardes acoma était un espion capable de lire sur les lèvres. Il murmura à l’oreille du seigneur Tecuma,
— Je ne crois pas un mot de tout cela, seigneur.
— Moi non plus, répondit à travers ses dents serrées le seigneur Tecuma, tout en inclinant la tête. Mais si cette fille fait de Jiro le seigneur des Acoma, une grande famille deviendra mon allié pour la vie et mon fils atteindra un rang bien supérieur à tout ce qu’il pouvait espérer. Et elle a raison : tôt ou tard, nous devrons régler nos comptes avec Jingu des Minwanabi. Et si nous détruisons les Minwanabi, l’un de mes fils deviendra seigneur de l’une des Cinq Grandes Familles.
Chumaka secoua la tête dans un imperceptible geste de résignation. Son seigneur croyait sûrement qu’un jour ses descendants issus de deux maisons s’affronteraient pour le titre de seigneur de guerre. Tecuma continua son raisonnement.
— De plus, elle ne sera plus que l’épouse du souverain. Son époux dictera la politique acoma. Non, Chumaka, quel que soit le plan de Mara, c’est une trop belle occasion, et nous ne devons pas la laisser échapper. Je ne pense pas que cette fille soit assez intelligente pour nous battre quand Jiro dirigera les Acoma.
Tecuma regarda ses trois fils et vit que Jiro étudiait Mara avec attention. L’intensité de son expression montrait que son fils cadet trouvait à la fois le rang et la jeune fille intéressants. C’était un garçon sensé, qui devait accueillir favorablement l’idée de ce mariage. D’ailleurs, il cherchait à croiser le regard de son père et lui adressa un léger hochement de tête. L’expression de Jiro était un peu trop impatiente et son signe de tête un peu trop appuyé au goût de Tecuma. Le jeune homme savait que le pouvoir se trouvait à portée de main et il le convoitait ouvertement. Tecuma faillit soupirer ; Jiro était jeune et apprendrait. Mais il y avait une note discordante dans tout cela, que le vieil homme n’appréciait pas. Il songea un instant à renvoyer la jeune femme, la laissant aux bons soins des Minwanabi. L’ambition l’en empêcha. Voir son fils occuper un rang jusqu’ici inaccessible, combiné au plaisir d’avoir enfin la fille d’un vieil ennemi à sa merci, dissipa ses derniers doutes. Écartant d’un geste son conseiller énervé, le seigneur des Anasati se tourna vers Mara et répondit,
— Vous avez choisi sagement, ma fille.
En l’appelant sa « fille » devant témoins, il scellait irrémédiablement son acceptation de l’offre de mariage.
— Qui voulez-vous épouser ?
Nacoya dissimulait difficilement son courroux, et le mouvement vigoureux de son éventail était moins destiné à la rafraîchir qu’à cacher le tremblement de colère de ses mains devant cette trahison. Mara sourit. Elle ressemblait à une enfant dont les parents viennent de chasser les démons qui rôdaient dans ses cauchemars. Elle permit à ses deux officiers de l’aider à se relever. Selon la tradition, elle devait maintenant choisir son fiancé. Tecuma des Anasati n’eut aucun mauvais pressentiment quand sa future belle-fille descendit du palanquin. Il refusa de voir l’agitation de son premier conseiller, alors que la jeune fille avançait vers Jiro, avec les pas minuscules que lui permettait sa majestueuse robe de cérémonie. La lumière étincela sur sa coiffe ornée de joyaux alors qu’elle passait devant les coussins où étaient assis les trois fils anasati, en grand costume de cour. Halesko et Buntokapi regardaient leur frère Jiro avec des expressions différentes ; celle d’Halesko était proche de la fierté, alors que le benjamin faisait preuve d’une indifférence marquée.
Mara accomplit la révérence officielle d’une jeune fille envers son fiancé et avança. Sans la moindre hésitation, elle posa la main sur l’épaule du troisième fils des Anasati et déclara :
— Buntokapi des Anasati, veux-tu venir avec moi et devenir seigneur des Acoma ?
— Je le savais ! marmonna Chumaka. Au moment où elle est descendue du palanquin, je savais qu’elle choisirait Bunto.
Il tourna son attention vers Nacoya, qui se cachait toujours derrière son éventail. Mais le regard du premier conseiller acoma n’exprimait plus une rage visible mais une impassibilité totale. Chumaka se sentit soudain incertain. Avaient-ils tous grossièrement sous-estimé cette fille ? Retrouvant son aplomb, il dirigea son attention vers son seigneur.
Assis à la place d’honneur, au-dessus des rangs silencieux et stupéfaits de la cour anasati, Tecuma était complètement désorienté. Son fils au cou de taureau se leva maladroitement et se plaça aux côtés de Mara, un sourire d’autosatisfaction et de suffisance sur le visage. Le seigneur des Anasati fit un geste vif pour demander à Chumaka de s’approcher et, alors que le premier conseiller obtempérait, murmura à son oreille.
— Mais pourquoi ? Pourquoi Bunto, de tous mes fils ?
— Elle cherche un époux qu’elle puisse contrôler, répondit Chumaka d’une voix basse.
— Je dois l’en empêcher, rétorqua Tecuma en fronçant les sourcils, extrêmement irrité.
— Seigneur, c’est trop tard. Le rituel est allé trop loin. Si vous rétractez votre acceptation officielle, vous devrez tuer la dame et tous ses guerriers, ici et maintenant. Et dois-je vous rappeler, ajouta-t-il, donnant l’impression que son col était devenu soudain trop étroit, alors qu’il regardait les cinquante gardes situés à moins d’une demi-douzaine de pas, que vos propres soldats se trouvent à l’extérieur de ce bâtiment. Même si vous surviviez à un tel massacre – ce qui semble improbable –, vous perdriez tout honneur.
La dernière remarque était blessante, mais Tecuma dut admettre sa véracité. Même s’il mettait un terme à l’existence de Mara, il n’aurait pas de position morale défendable ; sa parole au conseil n’aurait plus aucune valeur et son pouvoir considérable serait réduit à néant. Empourpré par la colère, il murmura d’un ton acide :
— Si seulement cet idiot de Minwanabi avait tué cette garce, le mois dernier ! (Puis, alors que Mara tournait un regard parfaitement innocent dans sa direction, il se força à reprendre ses esprits.) Nous devons tourner toutes nos ressources contre elle et reprendre l’avantage, Chumaka. Jiro est toujours libre pour conclure une forte alliance, et Bunto… (Il diminua légèrement la voix.) Je n’aurais jamais pensé qu’il prendrait tant d’importance. Il sera maintenant le seigneur d’une grande maison. Cette fille a peut-être gagné un mari malléable, mais elle est toujours une vierge inexpérimentée de l’ordre de Lashima. Buntokapi deviendra son suzerain, le seigneur des Acoma, et il est mon fils. Pour l’honneur des Anasati, il fera ce que je lui demanderai.
Chumaka regarda le couple improbable revenir vers l’estrade. Il fit de son mieux pour dissimuler son mécontentement quand Buntokapi replia ses jambes arquées pour s’asseoir maladroitement à côté de Mara, sur le palanquin acoma. Déjà, sa brutalité et sa morosité avaient fait place à une expression que nul dans la salle n’avait encore jamais contemplée sur son visage ; les lèvres du garçon se relevaient avec un sentiment de fierté qui frôlait l’arrogance. Quelque chose qui dormait depuis longtemps au fond de lui s’était maintenant réveillé, ce même désir pour le pouvoir que Jiro avait exprimé quelques instants auparavant. Mais pour Buntokapi, ce n’était maintenant plus un rêve mais une chose à sa portée. D’après son regard et la soudaine assurance de son sourire, il était clair qu’il préférerait mourir plutôt que de laisser ce pouvoir lui échapper. Le premier conseiller chuchota à Tecuma :
— J’espère que vous aurez raison, mon seigneur.
Semblant hérissé sous les multiples et complexes couches de son costume, le souverain des Anasati ne réagit pas à son commentaire. Mais pendant toute la cérémonie, alors que la suite de Mara achevait le rituel de fiançailles et quittait la haute salle, Chumaka vit les épaulettes dans le dos de son maître trembler sous l’effet de sa colère. Le premier conseiller des Anasati savait que, même si la mortèle était enserrée dans une étoffe étouffante, elle n’en était pas moins terriblement dangereuse.
Nacoya luttait contre la fatigue. L’âge et la tension lui avaient rendu la journée incroyablement longue. L’interminable et épuisant voyage, ajouté à la chaleur de la haute salle et au choc de la conduite imprévue de Mara, avait poussé la vieille nourrice à la limite de ses forces. Mais elle était tsurani, et provisoirement premier conseiller des Acoma. On devrait lui faire quitter cette salle sur une civière avant qu’elle couvre sa maison de honte en demandant la permission de se retirer.
Le traditionnel banquet de fiançailles était somptueux, comme il convenait à des festivités données en l’honneur d’un fils anasati. Mais cette célébration était étrangement calme, comme si personne ne savait vraiment ce que l’on fêtait. Mara était restée tranquille depuis le début du repas, ne disant rien d’important à personne. Ses officiers, Keyoke, Papéwaio et Tasido, étaient assis avec une raideur toute protocolaire, et ne buvaient que très peu de vin de sâ, quand ils en buvaient. Au moins, pensa Nacoya, la brise du soir était enfin venue. L’atmosphère de la haute salle était encore chaude, mais aussi étouffante que durant la journée.
L’attention de l’assistance était focalisée sur la table des Acoma. Tous les invités étaient des serviteurs ou des alliés des Anasati, et chacun tentait de comprendre les implications du choix de Mara. En apparence, la jeune fille avait échangé le contrôle de sa maison contre une garantie de sécurité, une manœuvre que personne n’applaudirait mais qui n’était pas entièrement dénuée d’honneur. Les Acoma resteraient les vassaux des Anasati pendant de nombreuses années, mais un jeune seigneur acoma pourrait un jour se lever, prendre part au jeu du Conseil, et forger de nouvelles alliances. Pendant ce temps, le nom des Acoma serait protégé et pourrait perdurer. Mais pour cette génération de serviteurs acoma, les fiançailles de Mara constituaient un aveu amer de faiblesse. Nacoya enroula un châle sur ses épaules, saisie de froid en dépit de la chaleur estivale.
Elle lança un coup d’œil à la haute table et observa Tecuma. Le seigneur des Anasati avait lui aussi fait preuve de réserve tout au long du banquet. Sa conversation était restée assez morne pour un homme qui venait juste d’obtenir une victoire inespérée contre un ancien rival. Gagner la souveraineté des Acoma pour Buntokapi représentait un gain magistral au jeu du Conseil, mais ce mariage semblait le soucier autant que Nacoya, sans doute pour des raisons différentes. Son fils représentait une inconnue.
Nacoya reporta son attention sur le jeune homme. Buntokapi semblait être la seule personne à vraiment apprécier la fête. Embrumé dans les vapeurs de l’alcool, il avait passé une heure à répéter sans cesse à ses frères qu’ils ne lui étaient en rien supérieurs, puis il avait crié à Jiro que maintenant un second fils devrait s’incliner devant un troisième fils chaque fois qu’ils se rencontreraient. En voyant le sourire crispé et glacial de son frère, on pouvait aisément deviner que ces occasions seraient rares. Mais alors que la soirée s’avançait, Buntokapi s’était calmé. Il se contentait maintenant de marmonner dans son assiette, presque assommé par le vin de sâ qu’il avait bu pendant le dîner, puis par la liqueur d’acamel qu’il avait ensuite dégustée.
Nacoya secoua légèrement la tête. Jiro avait lancé un regard prolongé et acéré à Mara après la première déclaration de supériorité de son frère. Alors que le dîner avançait, il était clair que la jeune fille s’était fait un nouvel ennemi. Cet après-midi, Jiro avait cru un instant devenir le seigneur des Acoma, et ce bref sentiment d’espoir avait suffi pour qu’il se sente trahi, pour qu’il pense que Buntokapi recevait un honneur qui aurait dû être légitimement le sien. Que Jiro soit frustré par un faux espoir né de sa propre imagination n’avait aucune importance. Il blâmait Mara. Quand Tecuma avait envoyé des domestiques offrir le sâ rituel aux invités, Jiro avait peine porté la coupe à ses lèvres. Il était parti dès qu’il l’avait pu sans offenser son père. Nacoya reporta avec effort son attention sur la haute table.
Tecuma regardait sévèrement Buntokapi depuis un long moment. Puis il adressa tranquillement quelques mots à Mara, qui lança un regard sur son futur époux et acquiesça d’un signe de tête. Buntokapi cligna des yeux, essayant avec difficulté de suivre l’échange, mais il était de toute évidence trop ivre pour comprendre. Tecuma parla à Chumaka, qui fit signe à deux domestiques. Alors que la brise rafraîchissante du soir permettait à Nacoya de reprendre son souffle, deux serviteurs vigoureux emportèrent le futur seigneur des Acoma jusqu’à son lit. Mara attendit un moment convenable, puis demanda son congé. Tecuma acquiesça d’un brusque mouvement de tête et toute l’assistance se leva pour saluer la future épousée.
Les musiciens qui avaient diverti l’assistance durant toute la soirée jouèrent l’air approprié tandis que Mara souhaitait une bonne nuit aux invités. Attendant sa maîtresse parmi les autres serviteurs acoma, Nacoya remarqua Chumaka qui s’approchait d’elle.
— Vous nous quittez bientôt ? s’enquit-il.
— Demain, répondit Nacoya en hochant la tête. Ma dame souhaite retourner immédiatement dans son domaine pour commencer les préparatifs du mariage et organiser l’arrivée du nouveau seigneur.
Chumaka étendit les mains pour signifier que cela ne posait aucune difficulté.
— Je vais demander à un scribe de travailler toute la nuit. Les documents des fiançailles seront prêts avant votre départ pour les signatures. (Il fit mine de se retourner, puis ajouta avec une franchise déconcertante :) J’espère, pour le bien de tous, que votre jeune dame n’a pas commis une erreur.
Surprise par cette remarque, Nacoya préféra ne pas faire de commentaire. Elle se contenta de répondre :
— Je ne peux qu’espérer que les dieux jugeront opportun de bénir cette union.
— Bien sûr, c’est ce que nous souhaitons tous, sourit Chumaka. À demain, donc ?
Nacoya hocha la tête et sortit, faisant signe aux deux serviteurs acoma qui l’avaient attendue de l’accompagner. Alors qu’un domestique anasati la guidait jusqu’à ses appartements, elle repensa aux paroles étonnantes de Chumaka et se demanda s’il n’avait pas raison.
Les pieds des soldats soulevaient une grande quantité de poussière tandis que la suite acoma avançait lentement pour rejoindre le reste de leur escorte. Celle-ci avait attendu dans un campement, près de l’endroit qui marquait la frontière des États anasati. Nacoya était restée silencieuse depuis qu’elle avait rejoint Mara sur les coussins du grand palanquin. Quels que soient les plans de sa souveraine, celle-ci ne les confierait à personne et Nacoya préféra ne pas poser de questions. Même si elle tenait le rôle de premier conseiller, elle ne pouvait pas guider Mara sans que la jeune fille le lui demande. Cependant, une vieille nourrice pouvait exprimer ses doutes… Se rappelant la vulgarité de Buntokapi pendant le banquet, la nuit précédente, Nacoya parla d’une voix acide à sa protégée.
— J’espère que vous pourrez le contrôler, maîtresse.
S’arrachant à ses pensées, Mara regarda distraitement la vieille femme.
— Comment ? Oh, Bunto. Il est comme un étalon needra, qui sent les femelles en chaleur, Nacoya. Toute son intelligence se trouve entre ses jambes. Je pense que c’est exactement l’homme qui nous permettra de gagner ce dont nous avons besoin.
Nacoya marmonna dans sa barbe. Une fois le choc du choix de Buntokapi estompé, la vieille nourrice avait commencé à entrevoir un plan plus complexe. Mara n’abandonnait pas simplement le contrôle de sa famille aux Anasati en échange de la survivance du nom des Acoma. Depuis la ruse avec les bandits des collines, la jeune fille ne confiait à Nacoya que les choses qu’elle jugeait utile de lui dire. Presque du jour au lendemain, lui semblait-il, l’innocente novice qui avait mené une vie très protégée au temple avait démontré qu’elle n’était plus une enfant. Nacoya nourrissait encore quelques doutes, et même certaines craintes, sur l’ignorance butée de la jeune fille à propos des hommes, mais Mara avait prouvé sans la moindre équivoque qu’elle pratiquait le jeu du Conseil d’une façon très agressive.
Nacoya reconsidéra les forces et les faiblesses, les stratagèmes et la puissance des joueurs à la lumière du nouvel engagement de sa maîtresse. Et ce qu’elle avait observé chez Buntokapi l’avait convaincue que sa chère Mara l’avait peut-être sous-estimé. Il y avait quelque chose chez le troisième fils anasati, quelque chose de dangereux que Nacoya ne pouvait pas définir. Redoutant ce que deviendrait sa maisonnée bien ordonnée sous la direction d’un tel souverain, elle fut tirée de ses réflexions par la voix de Mara.
— Mais que se passe-t-il donc ?
Nacoya écarta les rideaux. Clignant des yeux sous la lumière vive du soleil de l’après-midi, elle vit des soldats acoma déployés le long de la route près de laquelle ils avaient établi leur campement. Mais aucun guerrier ne se tenait prêt à reprendre la route. Non, ils se faisaient face en deux groupes, séparés par une certaine distance. Doucement, Nacoya répondit :
— Des problèmes, je le crains.
Mara ordonna à son escorte de s’arrêter. Écartant le rideau de mousseline, elle acquiesça quand Keyoke lui demanda la permission de se renseigner sur ce qui se passait.
Avec une rapidité surprenante pour son âge, le commandant quitta la tête de la colonne et se hâta de rejoindre les soldats acoma, très nerveux. Les deux groupes fondirent sur lui, plusieurs hommes tentant de parler simultanément. Keyoke ordonna le silence, et toutes les voix se turent immédiatement. Après avoir posé deux questions, il cria à Mara :
— Une difficulté survenue en notre absence, maîtresse. Je pourrai vous expliquer tout cela dans un moment.
Des ondes de chaleur dansaient dans l’air au-dessus de la route. Keyoke posa quelques questions, reçut des réponses courtes et isola rapidement trois hommes. Il les conduisit d’un pas vif vers le palanquin de leur maîtresse. Sous la poussière et les marques luisantes de sueur, Mara devina sur leur visage les traces d’un combat.
— Voici Selmon, ma dame.
Keyoke désigna un homme portant une tunique déchirée, et dont les phalanges saignaient encore.
— Je sais. (L’expression de Mara était dissimulée par l’ombre profonde des rideaux.) L’un des nouveaux venus.
Elle utilisait ce terme pour désigner les anciens guerriers gris.
— Ne disposant que de trois officiers, tu lui as donné le commandement du camp en tant que chef de patrouille provisoire.
Keyoke sembla satisfait que Mara se rappelle l’organisation de son armée, mais son attention ne se détacha pas une seule seconde des trois hommes.
— Selmon semblait compétent, mais peut-être me suis-je trompé.
Mara étudia les deux autres hommes. Elle connaissait l’un d’eux, Zataki, depuis des années. Quand il était enfant, il avait joué avec Lanokota et elle. Mara se souvenait qu’il avait mauvais caractère, et hasarda une supposition sur la nature du problème.
— Zataki, Selmon t’a donné un ordre et tu as refusé d’obéir.
— Ma dame, ce Selmon nous a ordonné de prendre la première garde alors que lui et ses compagnons se reposaient et mangeaient après un long jour de marche, répondit Zataki en relevant le menton.
— Tu es… Kartachaltaka, un autre nouveau venu, reprit Mara en regardant le troisième combattant. Tu as été offensé par le refus d’obéissance de Zataki.
— Ma dame, lui et les autres se conduisent envers nous comme s’ils nous étaient supérieurs, expliqua Kartachaltaka en se redressant. Ils nous confient sans cesse les tâches les plus désagréables,
— Et tu as pris le parti de celui-ci ? poursuivit Mara en reportant son attention vers Selmon.
— Non, ma dame, se hâta de répondre Keyoke. Il a simplement voulu intervenir et arrêter la bagarre. Il a agi comme il convenait.
Mara se leva de ses coussins. Sans attendre l’aide de Keyoke, elle sortit du palanquin et se plaça devant les deux hommes qui s’étaient battus.
— À genoux ! ordonna-t-elle.
Bien qu’elle fasse une tête de moins que les deux soldats, l’attitude de la jeune fille en sandales, vêtue d’une robe jaune pâle, ne laissait pas planer le moindre doute : elle était l’autorité ultime des Acoma.
Les armures grincèrent quand les deux hommes prirent instantanément l’attitude de soumission.
— Écoutez-moi ! cria Mara aux autres soldats. Vous tous.
— Formez les rangs ! hurla Keyoke.
En quelques secondes, toute la compagnie s’aligna en face de Mara, les deux soldats à genoux tournant le dos à leurs camarades.
— Quel est le châtiment pour une telle conduite ? demanda Mara à Keyoke.
— Maîtresse, ces hommes doivent être pendus sur l’heure, répondit Keyoke sans le moindre regret.
Mara releva brusquement la tête pour regarder le commandant droit dans les yeux. D’un geste délibéré, le vieux soldat se frottait la mâchoire de son pouce.
Prévenue par ce geste que sa décision pouvait avoir de graves conséquences, Mara regarda Papéwaio, qui la fixa du regard à son tour, le visage impénétrable. Puis, presque imperceptiblement, il hocha une fois de la tête, indiquant son accord complet avec le verdict de Keyoke.
Mara sentit une main glaciale étreindre son cœur. Elle savait que si elle n’intervenait pas immédiatement et sans la moindre équivoque, un fossé se creuserait entre les hommes qui la servaient depuis des années et ceux qui venaient d’entrer au service des Acoma. S’endurcissant, Mara s’adressa aux soldats. Sa voix résonnait d’une colère difficilement contenue.
— Il n’y a pas de favoritisme dans mon armée ! Il n’y a pas de « nouveaux venus ». Il n’y a pas « d’anciens ». Tous ceux qui portent le vert acoma sont des soldats acoma. Chacun de vous a prêté serment d’obéir et de donner sa vie au service de la maison Acoma.
Elle avança d’un pas déterminé devant les rangs, regardant un visage rude après un autre, jusqu’à ce qu’elle ait croisé le regard de chaque homme.
— Certains d’entre vous me connaissent depuis l’enfance. D’autres ne sont avec nous que depuis quelques semaines. Mais vous devez tous porter avec honneur et avec une responsabilité égale le vert acoma. Je viens de promettre de donner ce nom à un époux, pour m’assurer que les Acoma survivront, et ils feront plus que survivre… Un jour, ils prospéreront ! (Le ton de sa voix monta jusqu’à ce qu’elle crie, et tous les soldats virent clairement son courroux.) Quiconque se déshonore en portant le vert acoma déshonore les Acoma… (la voix de Mara diminua de volume et devint basse et menaçante)… me déshonore.
Les hommes restaient en formation, mais ils la suivaient des yeux avec inquiétude quand ils la virent soudain se retourner devant les deux combattants. Elle s’adressa d’abord à Zataki.
— Tu avais reçu un ordre légitime par un officier placé au-dessus de toi par ton commandant. Tu n’avais d’autre choix que celui d’obéir !
L’homme se prosterna, posant le front sur la poussière âcre de la route. Il ne prononça aucune parole pour se défendre, alors que sa maîtresse se tournait vers Kartachaltaka :
— Et toi, tu as frappé un camarade alors que tu étais de service !
Il imita le geste d’obéissance servile de Zataki. Des bracelets cliquetèrent aux poignets de Mara ; façonnés en métal coûteux, ils étaient le cadeau de fiançailles du seigneur des Anasati. Que l’on puisse porter une telle richesse comme simple bijou remettait les hommes agenouillés à leur place. Ils se prosternèrent sous le soleil, suant à grosses gouttes, tandis que leur maîtresse s’adressait à leur commandant.
— Ces deux hommes ont trahi l’honneur des Acoma. Qu’on les pende.
Keyoke désigna instantanément quelques soldats pour exécuter la sentence. Durant un instant, Mara vit une lueur de peur dans les yeux des condamnés. Ce n’était pas la peur de mourir, car les deux guerriers auraient accueilli la mort avec joie et sans hésitation. C’était la peur d’être condamné à la mort honteuse d’un esclave : la pendaison. Ils perdaient leur honneur de guerrier, et savaient qu’ils auraient un rang inférieur lors de leur prochain passage sur la Roue de la vie, domestique, peut-être même esclave. Puis le masque impassible tsurani revint sur leurs traits. Ce n’est qu’en se comportant avec dignité au moment de cette mort ignominieuse qu’ils pouvaient espérer la miséricorde divine quand leur esprit serait à nouveau enchaîné à la Roue.
Mara restait immobile comme une statue devant le palanquin, gardant un contrôle d’acier, tandis que les soldats conduisaient les condamnés vers un grand arbre aux branches massives. Les deux hommes furent rapidement dépouillés de leur armure et on leur lia les mains dans le dos. Sans cérémonie ni prière, des cordes furent lancées par-dessus les branches. On plaça le nœud coulant autour du cou des deux hommes et Keyoke donna le signal. Une demi-douzaine de soldats tirèrent brusquement sur la corde, cherchant à briser la nuque des condamnés pour leur offrir une mort rapide et miséricordieuse. Le cou de Zataki se brisa avec un craquement audible, il battit une fois des pieds, frémit un instant, puis resta suspendu, immobile. La mort de Kartachaltaka fut plus douloureuse, car il s’étrangla lentement, se balançant et donnant des ruades, mais finalement il resta lui aussi immobile, suspendu comme le fruit amer de l’arbre.
Mara ordonna d’une voix sourde :
— Keyoke, nous rentrons.
Brusquement, le soleil semblait trop brillant. Bouleversée par l’exécution qu’elle venait d’ordonner, Mara se rattrapa au toit du palanquin pour retrouver son équilibre, et ne pas montrer de faiblesse devant ses soldats. Elle fit un signe à l’un de ses jeunes esclaves, qui lui apporta une tasse de jus de fruit. Elle l’avala à petites gorgées, lentement, pour tenter de retrouver son calme, tandis que Keyoke ordonnait aux hommes de former les rangs pour la longue marche du retour.
Nacoya était restée silencieuse à l’abri du palanquin, mais comme Mara restait immobile, elle demanda,
— Maîtresse ?
— Je viens, Nacoya, répondit Mara en tendant la tasse vide à l’esclave. Il faut partir. Nous avons beaucoup à faire dans le mois qui précède le mariage.
Sans ajouter un mot, elle monta dans le palanquin et referma les rideaux. Alors que ses porteurs s’avançaient pour reprendre leur charge, elle s’installa dans les coussins à côté de Nacoya, et resta silencieuse et pensive. Keyoke donna l’ordre d’avancer, les soldats se placèrent devant, derrière et sur les côtés du palanquin, formant à nouveau un seul groupe.
Mara commença à trembler, les yeux grands ouverts et le regard lointain. Sans dire un mot, Nacoya glissa un bras autour de ses épaules. Les frissons continuèrent alors que l’escorte commençait à avancer, jusqu’à ce que Mara tremble si violemment que Nacoya dut serrer la jeune fille dans ses bras. Silencieusement, la très jeune dame des Acoma cacha son visage contre l’épaule de sa nourrice et y étouffa ses sanglots.
Alors qu’ils approchaient de la frontière de son domaine, Mara reconsidéra les difficultés qu’elle venait d’affronter. Elle n’avait que brièvement parlé à Keyoke et Nacoya depuis qu’elle avait ordonné l’exécution des deux soldats. Mara savait qu’elle aurait dû anticiper le conflit entre les anciens guerriers gris et les survivants de l’armée de son père.
Se blâmant de ne pas l’avoir fait, Mara tira le rideau du palanquin et appela son commandant. Alors qu’il venait se placer à ses côtés, elle demanda :
— Keyoke, pourquoi Selmon a-t-il ordonné aux anciens soldats de prendre la première garde, plutôt que de mélanger les nouveaux et les anciens ?
S’il fut surpris par la question de sa maîtresse, Keyoke n’en montra pas le moindre signe.
— Dame, Selmon a commis une erreur en essayant de ne pas éveiller l’hostilité des anciens soldats. Il avait pensé qu’en prenant la première garde, ils pourraient dormir sans interruption du repas jusqu’à la garde du matin, et qu’ils apprécieraient cette faveur. Zataki était une tête brûlée, et si l’un de nous avait été là… (il désigna d’un geste lui-même, Papéwaio et Tasido, les trois officiers qui avaient accompagné Mara au manoir anasati) rien de cela ne serait arrivé. (Il se tut, comme s’il réfléchissait à ses prochaines paroles.) Mais Selmon ne s’est pas trop mal débrouillé. Le conflit a failli dégénérer en lutte ouverte entre les deux factions, mais il a pu retenir tout le monde… sauf les deux qui ont été punis.
Mara hocha la tête.
— Quand nous serons rentrés, nomme Selmon au grade de chef de patrouille. Nos forces se sont accrues, et nous avons besoin de nouveaux officiers.
Puis Mara prit sans hésiter l’une de ces décisions rapides qui lui valaient le respect de tous ceux qui la servaient.
— Nomme aussi deux de nos hommes dans la vieille garde. Choisis les meilleurs des anciens soldats de notre famille, peut-être Miaka, et fais-en un chef de troupe. Fais la même chose pour l’un des nouveaux. Ce vaurien de Lujan était chef de troupe chez les Kotaï. Si tu penses qu’un autre est plus compétent que lui, donne-lui la promotion.
Keyoke haussa les épaules, car il ne voyait pas de meilleur candidat parmi les nouveaux venus. Mara cacha sa satisfaction en constatant qu’elle avait vu juste, puis ajouta :
— Je veux que ces regroupements et ces anciennes alliances soient brisés rapidement ; il n’y aura pas de favoritisme.
Keyoke hocha légèrement la tête, son visage tanné laissant transparaître l’esquisse d’un sourire, ce qui était sa façon d’exprimer ouvertement son approbation. Presque pour elle-même, Mara ajouta :
— Bientôt, j’aurai besoin d’avoir à mes côtés des hommes qui obéiront sans la moindre hésitation. Je ne peux pas me permettre que quoi que ce soit interfère dans mes plans.
Clairement, Mara était préoccupée par les responsabilités de son gouvernement. Keyoke accéléra le pas pour reprendre sa place à la tête de la colonne, en se disant que la jeune fille ressemblait de plus en plus à son père.
Alors que le palanquin de Mara avançait dans les pâturages acoma, elle se sentit optimiste pour la première fois depuis son départ du temple de Lashima. Ses pensées bouillonnaient. Elle ne discuterait de ses projets avec personne, pas même avec Nacoya ou Keyoke. Car ses idées se transformaient en intrigues, le début d’un plan extrêmement complexe qui la conduirait bien au-delà de la simple survie, vers une ambition qui étourdissait son jeune esprit.
Le temps passant, Mara savait que ses plans devraient être modifiés pour prendre en compte les changements inattendus des équilibres de pouvoir et des alliances du jeu du Conseil. Mais la résolution venait avant les moyens et la méthode. Elle devrait passer des années à apprendre, avant qu’arrive à terme ce qu’elle appelait intérieurement son grand projet. Mais le mariage avec Buntokapi était le premier pas. Depuis qu’elle avait quitté les terres anasati, elle avait découvert l’espoir et l’attrait puissant de nouveaux rêves.
Quand le palanquin arriva sur le sentier qui menait vers la grande résidence, les problèmes pratiques éclipsèrent sa rêverie. Des torches flambaient dans les ombres du crépuscule, en plus grand nombre qu’une situation ordinaire l’aurait justifié. À leur lumière, Mara vit peut-être quatre-vingts hommes assemblés devant les cuisines, dont un grand nombre mangeait dans un bol. Lujan marchait parmi eux, parlant et faisant de grands gestes avec les mains. Comme son escorte approchait, quelques étrangers posèrent leur repas et se levèrent. Les autres continuèrent de manger, mais semblaient tous nerveux.
Mara lança un regard à Nacoya, mais la vieille femme était endormie, bercée par la chaleur et les oscillations du palanquin durant tout l’après-midi. Alors que la litière était posée sur le sol, Lujan se hâta de les rejoindre, s’inclinant poliment tandis que Keyoke aidait Mara à sortir. Avant qu’elle puisse l’interroger, l’ancien chef des bandits déclara :
— Maîtresse, ce sont tous des hommes de valeur, enfin… si je suis capable d’évaluer de telles choses. Ils seraient tous très heureux d’entrer à votre service.
— Des soldats ?
Immédiatement intéressé, Keyoke libéra la main de Mara.
Lujan ôta son casque, et le reflet des lanternes alluma des étincelles dans ses yeux plissés.
— Seulement quelques-uns, malheureusement, commandant. Mais il y a des armuriers, des chasseurs, des tresseurs de corde, des charrons et d’autres artisans compétents, et seulement deux fermiers.
— Bien, répondit Mara, je commençais à manquer de terres à attribuer à de nouveaux fermiers. Bon, combien y a-t-il de soldats ?
— Trente-trois.
Lujan fit un gracieux pas de côté, qui ressemblait plus à un entrechat de danseur qu’à un déplacement de guerrier. Il aida Nacoya, qui venait juste de se réveiller, à sortir du palanquin. Mais son attention restait concentrée sur sa maîtresse.
Mara fit un rapide calcul.
— Cela fera monter le nombre de notre garnison principale à plus de trois cents hommes. Nous ne sommes plus désarmés, nous ne sommes que désespérés.
— Nous avons encore besoin de soldats, conclut Nacoya d’un ton acerbe.
Elle rejoignit d’un pas traînant la grande demeure, le manque de sommeil la rendant encore plus de mauvaise humeur que d’habitude.
Lujan lança légèrement son casque de sa main droite à sa main gauche.
— Maîtresse, trouver d’autres hommes sera difficile. Nous avons fait venir tous les guerriers gris qui se trouvaient à une distance raisonnable de vos frontières. Pour en trouver plus, nous devrons quitter ces terres et voyager.
— Mais tu sais où aller pour les trouver, déclara Mara, les yeux rivés sur les mains qui continuaient à jouer avec le casque.
— Maîtresse, je souffre d’une déficience d’humilité, je le sais bien, répondit Lujan avec un sourire désinvolte. Mais j’ai vécu dans toutes les caches de bandits d’ici à Ambolina depuis la chute de la maison Kotaï. Je sais où chercher.
— Combien de temps te faut-il ?
— Combien d’hommes souhaitez-vous recruter, dame ? rétorqua-t-il avec une lueur malicieuse dans l’œil.
— Un millier. Deux mille seraient mieux.
— Aïe, maîtresse, un millier prendrait trois, quatre mois. (Le casque s’immobilisa tandis que Lujan réfléchissait.) Si je pouvais emmener quelques hommes de confiance, peut-être que je pourrais raccourcir ce délai à six semaines. Deux mille soldats… ?
Mara eut un geste d’impatience et ses bracelets cliquetèrent à ses poignets.
— Tu as trois semaines. Les recrues devront être rentrées, avoir prêté serment et être intégrées à notre armée avant la fin du mois.
Le sourire de Lujan se transforma en grimace.
— Ma dame, pour vous, j’affronterai sans arme une horde de pillards thün, mais ce que vous me demandez est un miracle.
Les ombres du soir dissimulèrent la rougeur soudaine de Mara. Elle fit preuve d’une animation inhabituelle alors qu’elle appelait Papéwaio d’un signe. Quand son chef de troupe eut terminé de la saluer, elle lui ordonna :
— Trouve quelques hommes de valeur pour accompagner Lujan. (Puis elle regarda l’ancien hors-la-loi d’un œil critique.) Choisis aussi bien des anciens que des nouveaux. Peut-être que passer un peu de temps ensemble sur la route les convaincra qu’ils ont plus de choses en commun qu’ils le pensent. (Puis elle ajouta :) Prends tous ceux qui selon toi pourraient devenir des fauteurs de troubles.
Lujan ne fut pas troublé par cet ordre.
— J’ai l’habitude des fauteurs de troubles, ma dame, dit-il avec un large sourire. Avant de devenir officier, j’oserais dire que j’étais moi-même une sorte de fauteur de troubles.
— J’oserai dire que c’était sûrement le cas, commenta Keyoke.
Immobile dans l’ombre, le commandant s’était fait oublier. L’ancien chef de bandits sursauta légèrement et ses manières s’assagirent immédiatement.
— Tu dois voyager aussi rapidement et aussi loin que possible pendant douze jours, Lujan, lui expliqua Mara. Rassemble autant d’hommes sérieux que tu le peux. Puis reviens ici. Si tu ne peux pas m’en trouver deux mille, trouve-m’en deux cents, et si tu ne peux pas en trouver deux cents, trouve-m’en vingt, mais qu’ils soient de bons soldats.
Lujan hocha la tête, puis s’inclina avec une correction impeccable qui lui valut un sourire de Mara.
— Maintenant, montre-moi ceux que tu as trouvés cette nuit.
Lujan escorta Mara et Keyoke à l’endroit où les hommes pauvrement vêtus étaient assis. Tous se levèrent dès que la dame des Acoma approcha, et plusieurs s’agenouillèrent. Pour ceux qui avaient connu les épreuves du bannissement, elle ressemblait à une princesse impériale, avec ses bijoux et ses vêtements somptueux. Même les plus frustes d’entre eux l’écoutèrent respectueusement alors que Mara répétait l’offre qu’elle avait faite à Lujan et à ses fidèles dans les montagnes ; et comme pour trois autres bandes de hors-la-loi depuis cette époque, presque soixante ouvriers qualifiés se levèrent pour recevoir des quartiers et une affectation de Jican. Mara sourit en voyant la lueur dans les yeux du hadonra, alors qu’il se demandait comment il pourrait transformer leur travail en un riche profit. Des armuriers seraient très utiles si Lujan réussissait à recruter, comme elle l’espérait, de nouveaux soldats. La foule s’amenuisa, et une partie de la confusion disparut tandis que les artisans suivaient Jican.
— Ma dame, voici trente-trois guerriers expérimentés qui acceptent de prêter serment devant le natami des Acoma, dit Lujan en désignant ceux qui restaient.
— Tu leur as tout expliqué ?
— J’oserais dire aussi bien que n’importe qui, excepté vous, bien sûr.
Alors que Keyoke grognait pour exprimer sa désapprobation, Mara regarda l’ancien chef de hors-la-loi pour voir s’il se moquait d’elle. Ce n’était pas le cas, tout du moins pas ouvertement. Consciente, soudain, de l’étrange influence que cet homme semblait exercer sur elle, elle reconnut en lui la même intelligence espiègle qu’elle avait aimée chez son frère Lanokota. Ses taquineries la firent légèrement rougir. Elle s’essuya le front d’un geste rapide, comme si la chaleur la faisait transpirer. Cet homme ne faisait pas partie de sa famille, et était encore moins un seigneur d’un rang égal au sien. Ne sachant pas trop comment réagir après des mois d’isolement au temple, elle concentra son attention sur la tâche du moment. Tous les hommes semblaient en bonne forme, mal nourris, bien sûr, et ils semblaient impatients d’accepter son offre, sauf deux individus assis légèrement à part. L’un d’eux échangea un regard avec Lujan.
— Tu connais cet homme ? demanda Mara.
— En effet, maîtresse, répondit Lujan en riant. Voici Saric, mon cousin, qui servait le seigneur des Tuscaï. Avant qu’il quitte le domaine des Kotaï, c’était mon compagnon le plus proche.
Cherchant à irriter Lujan pour se venger de l’embarras qu’elle avait ressenti, Mara s’enquit :
— Est-ce un bon soldat ?
Lujan sourit et son cousin lui rendit un large sourire pratiquement identique au sien.
— Ma dame, c’est un soldat aussi compétent que moi.
— Bien, alors cela résout un problème.
Mara donna une petite tape sur le casque qui se balançait toujours au poignet de Lujan, que l’on appelait la marmite du soldat à cause de son manque complet d’ornementation.
— J’allais te demander de lui donner ce casque et d’en prendre un avec un plumet d’officier. Keyoke avait l’ordre de te promouvoir au rang de chef de troupe, mais comme tu vas partir pour trois semaines, il peut tout aussi bien nommer ton cousin à ta place.
— Il est presque aussi compétent que moi, dame, répondit Lujan, toujours en souriant. (Puis un peu plus sérieusement, il ajouta :) Avec votre consentement, je l’emmènerai avec moi. Je ne veux pas manquer de respect envers les autres soldats qui sont ici, mais il n’y a personne d’autre que je préférerais avoir à mes côtés avec une épée. (Puis d’un ton à nouveau badin, il reprit :) En plus, autant garder notre groupe composé exclusivement de fauteurs de troubles.
Mara ne put résister. Pour la première fois depuis la mort de Lano, son visage se détendit entièrement, et les lanternes illuminèrent un sourire magnifique.
— Alors il vaut mieux que Keyoke te remette ton plumet, chef de troupe.
Elle salua ensuite le nouveau venu.
— Sois le bienvenu, Saric.
— Maîtresse, votre honneur est mon honneur, répondit l’homme en inclinant la tête. Avec la faveur des dieux, je mourrai comme un guerrier – le plus tard possible, j’espère –, et au service d’une beauté comme la vôtre, ce sera une mort heureuse.
Fronçant les sourcils, Mara regarda les deux hommes.
— Je vois que la flatterie est un défaut de famille, ainsi qu’une certaine désinvolture envers la hiérarchie.
Puis elle désigna l’autre homme assis près de Saric. Il portait des vêtements très simples et des sandales de cuir. Ses cheveux étaient coupés d’une façon très banale. Mais ce n’était ni la coupe courte d’un soldat, ni les boucles à la mode d’un marchand ou la tignasse échevelée d’un ouvrier.
— Qui est-ce ?
L’homme se leva alors que Saric le présentait.
— Voici Arakasi, dame. Il était aussi au service de mon seigneur, bien qu’il ne soit pas soldat.
L’homme était d’une stature moyenne et avait des traits réguliers. Mais ses manières ne montraient ni l’attitude fière d’un soldat, ni la déférence d’un ouvrier. Soudain hésitante, Mara demanda :
— Alors pourquoi n’es-tu pas allé avec les artisans et les ouvriers ?
Les yeux sombres d’Arakasi clignèrent légèrement, peut-être d’amusement, mais son visage resta impassible. Bien qu’il bougeât à peine, son attitude se modifia radicalement. Soudain, il ressembla à un érudit, distant et maître de lui. Mara remarqua en même temps ce qu’elle aurait dû voir immédiatement : sa peau n’était pas tannée par les intempéries, comme celle d’un ouvrier agricole. Ses mains étaient assez puissantes, mais elles n’avaient pas les cals épais provoqués par les outils ou les armes.
— Dame, je ne suis pas fermier.
Quelque chose dans sa voix ou son attitude mit Keyoke sur ses gardes, car le commandant s’interposa sans réfléchir entre sa maîtresse et l’étranger.
— Si tu n’es pas un fermier ou un soldat, alors qu’es-tu ? Un marchand, un marin, un commerçant, un prêtre ?
— Dame, en mon temps, j’ai exercé toutes ces professions, répondit Arakasi sans prêter attention à l’intervention de Keyoke. Une fois, j’ai dîné avec votre père sous le déguisement d’un prêtre de Hantukama. J’ai pris l’identité d’un soldat, d’un marchand, d’un esclavagiste, d’un souteneur, d’un batelier, et même d’un marin ou d’un mendiant.
Ce qui explique certaines choses, pensa Mara, mais pas tout.
— À qui allait ta loyauté ?
D’une façon saisissante, Arakasi s’inclina avec la grâce et l’aisance innée d’un noble.
— J’étais un serviteur du seigneur des Tuscaï, avant que les chiens minwanabi le tuent dans une bataille. J’étais son maître espion.
Les yeux de Mara s’écarquillèrent sous l’effet de la surprise.
— Son maître espion ?
— Oui, maîtresse, confessa l’homme en se redressant avec un sourire totalement dénué d’humour. La meilleure raison pour laquelle vous devriez vouloir que j’entre à votre service est que mon défunt seigneur des Tuscaï a dépensé la plus grande partie de sa fortune à construire un réseau d’informateurs. Un réseau que je dirigeais, qui comporte des agents dans toutes les villes de l’empire et des espions dans un grand nombre de grandes maisons. (Il baissa la voix, et ajouta avec un étrange mélange de regret et de fierté.) Ce réseau est toujours en place.
Soudain, Keyoke se frotta le menton avec son pouce.
Mara s’éclaircit la voix, en jetant un regard perçant vers Arakasi, dont l’aspect semblait changer de seconde en seconde.
— Il vaut mieux ne pas discuter de telles choses en public, dit-elle en regardant autour d’elle. Je suis toujours couverte de la poussière du voyage, et je n’ai pas eu le temps de me rafraîchir depuis midi. Rejoins-moi dans mes appartements dans une heure. En attendant, Papéwaio veillera à ce que tes besoins soient satisfaits.
Arakasi s’inclina et rejoignit Papéwaio, qui fit signe au maître espion de le suivre dans la maison de bains, près des baraquements.
Malgré la présence de Keyoke et de trente-trois guerriers sans maître, Mara resta plongée dans ses pensées. Après un long silence, elle murmura d’un air songeur :
— Le maître espion des Tuscaï. (Puis elle confia à Keyoke :) Père disait toujours que le seigneur des Tuscaï en savait beaucoup plus que les dieux auraient dû le permettre. Les gens plaisantaient en disant qu’il avait un magicien avec une boule de cristal enfermé dans un coffre-fort, dans son cabinet de travail. Tu supposes que cet Arakasi en serait la raison ?
Keyoke ne lui offrit pas de réponse directe.
— Soyez prudente avec lui, maîtresse. Un espion n’utilise jamais l’honnêteté. Vous avez eu raison de l’envoyer avec Papé.
— Cher Keyoke, toujours aussi loyal, lui confia Mara avec de l’affection dans la voix. (Elle inclina la tête, et à la lumière des torches désigna le groupe d’hommes dépenaillés qui attendaient ses ordres.) Je suppose que tu peux faire prêter serment au natami à ces hommes, et avoir encore du temps pour prendre un bain et dîner ?
— C’est mon devoir, fit le commandant avec un haussement d’épaules et l’un de ses rares sourires. Mais les dieux seuls savent comment j’ai pu vivre jusqu’à cet âge avancé avec autant de travail.
Mais avant que Mara puisse lui répondre, il cria un ordre et, comme les soldats entraînés qu’ils étaient réellement, les hommes en guenilles qui encombraient la cour se rassemblèrent en entendant sa voix pleine d’autorité.