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LA CÉRÉMONIE

Mara se raidit.

La consternation, le désappointement et la colère montèrent immédiatement en elle ; puis la peur prévalut sur le reste. D’une façon ou d’une autre, quelqu’un avait appris l’éclosion de la reine cho-ja.

Si la nouvelle s’était répandue dans toute la région, plusieurs familles avaient pu voyager jusqu’à la fourmilière de la colline. Le seigneur qui attendait à la surface ne serait que le premier d’une grande foule. Mais c’était une mauvaise nouvelle même si la rumeur était restée confidentielle, car cela signifiait que le seigneur des Inrodaka avait invité l’un de ses meilleurs amis pour lui offrir la fourmilière de la nouvelle reine. Il serait certainement furieux de découvrir que des intrus s’étaient rendus sur ses terres pour voler à son allié la primeur de la négociation. Avec ou sans l’approbation de la jeune reine, Mara devait maintenant rentrer chez elle en traversant les terres d’un seigneur hostile, averti de sa présence. Pire, un agent minwanabi avait pu apprendre le voyage de Mara et envoyer le renseignement à son maître. Peut-être que Jingu lui-même attendait à la surface pour négocier avec la jeune Cho-ja.

Prenant soin de cacher sa détresse aux reines, Mara prit une profonde inspiration. Sa gorge était aussi sèche que du sable, mais elle se souvint d’une leçon de la mère enseignante du temple de Lashima : « La peur est la petite mort, ma fille. Elle tue petit à petit. »

Gardant toute l’apparence du calme, Mara regarda la vieille reine.

— Honorée souveraine, dit-elle, je suis déterminée à gagner la loyauté de cette nouvelle fourmilière. Les terres acoma sont fertiles et immenses, et il est peu probable qu’un autre seigneur de l’empire puisse proposer de meilleures conditions que ce que je veux offrir.

Sur l’estrade, la vieille reine souffla par les fentes de ses narines, l’équivalent cho-ja d’un rire.

— La loyauté ? Dame souveraine des Acoma, c’est un concept que notre esprit ne connaît pas. Les ouvriers, les guerriers, les rirari, tous font ce qui est dans leur nature, car sans la fourmilière, il n’y a rien. La reine est le seul arbitre d’une fourmilière, et nous établissons nos contrats commerciaux selon les meilleurs termes que nous pouvons obtenir. Nous servons toujours le plus offrant.

Mara resta muette de surprise devant cette révélation. Par hasard, la reine venait de révéler une chose qu’aucun Tsurani de l’empire n’avait jamais devinée. La société tsurani croyait depuis toujours que les Cho-ja étaient au-dessus de certaines faiblesses humaines. Ce qui était perçu comme un indéfectible sens de l’honneur se révélait être une vision mercantile de la vie des plus terre à terre. Les Cho-ja n’étaient rien de plus qu’une race de marchands. Leur loyauté légendaire pouvait être vendue au plus offrant, et même être sujette à une renégociation si les Cho-ja recevaient une meilleure offre d’un seigneur rival. L’une des fondations de la structure du pouvoir dans l’empire était beaucoup plus vulnérable qu’on l’imaginait. Jusqu’à maintenant, personne n’avait pensé à mettre à l’épreuve la loyauté des Cho-ja en contactant une fourmilière sur les terres d’un autre seigneur. Malgré sa consternation, Mara discerna un avantage : tant qu’aucun autre dirigeant de l’empire ne soupçonnerait la vérité, elle pourrait utiliser cette information à son bénéfice – si elle survivait à la prochaine heure.

— Keyoke. (Mara se pencha sur son coussin et fit signe au commandant de se rapprocher.) Les guerriers qui nous ont accompagnés sous terre doivent prêter serment de garder un silence absolu. (Gardant un visage impassible, elle ajouta :) Les esclaves ne doivent pas avoir l’occasion de révéler ce que nous venons d’apprendre.

Rien de plus ne serait dit, mais le vieux guerrier savait qu’elle venait juste de prononcer une sentence de mort pour huit hommes. Il murmura à son tour quelque chose à Arakasi et, le visage imperturbable, le maître espion inclina une fois la tête indiquant qu’il approuvait sa décision.

Mara se redressa. Elle déclara à la vieille reine.

— Alors commençons nos négociations.

Excitée par cette perspective, la matriarche siffla un trille de plaisir.

— Je vais informer l’autre seigneur humain qu’il y a une offre concurrente.

La reine donna des ordres à des ouvriers qui appartenaient à la classe plus petite et plus intelligente des artisans. Mara attendait avec toute l’apparence de la patience quand ils partirent d’un pas précipité. D’autres ouvriers entrèrent dans la chambre, établissant clairement un relais de messagers, puisque le seigneur nouvellement arrivé préférait négocier depuis la surface, à la façon tsurani traditionnelle. Mara résolut de tirer avantage de cette circonstance.

Le premier message arriva de la surface, et après quelques échanges de cliquettements entre le messager et la jeune reine, la matriarche de la fourmilière inclina la tête vers Mara.

— Votre rival possède aussi de belles prairies qui sont sèches tout au long de l’année, près d’une eau de bonne qualité, et sans racines d’arbres. Il ajoute que la terre est sablonneuse et facile à creuser. (Elle marqua une pause et conféra avec sa fille, puis ajouta :) Dame des Acoma, ma fille souhaite savoir si vous désirez améliorer votre offre.

Mara résista à l’envie d’emmêler ses doigts dans les franges de ses coussins.

— Auriez-vous la bonté d’expliquer à votre fille que la terre sablonneuse est peut-être facile à creuser, mais qu’elle est sujette aux infiltrations d’eau et qu’elle a tendance à s’effondrer facilement.

S’amusant beaucoup, la vieille reine répondit avec un rire étrange.

— Nous le savons, dame des Acoma. Nous trouvons très amusant qu’un être humain pense en savoir plus sur le percement de galeries qu’un Cho-ja. Cependant, la terre sablonneuse ne présente aucune difficulté pour nous.

Mara réfléchit rapidement.

— Vous êtes les meilleurs mineurs au monde, mais je vous fournirai des esclaves pour vous aider au creusement afin que l’attente de votre fille à la surface soit la plus courte possible. Une centaine de mes guerriers protégeront le site, et mon propre pavillon l’abritera du soleil jusqu’à ce que les chambres souterraines soient prêtes. (Mara avala difficilement sa salive.) De plus, chaque jour où elle restera à la surface, elle recevra vingt paniers de fruits et de thyza récoltés dans mes champs, pour que ses ouvriers puissent continuer leur travail sans avoir besoin d’aller chercher de la nourriture.

La vieille reine cliqueta la traduction et la jeune reine répondit. Un moment plus tard, un message s’élança vers la surface. Transpirant légèrement dans la chaleur épicée de la fourmilière, Mara réussit à se tenir tranquille. Les négociations risquaient peut-être d’être très longues, pensa-t-elle, mais les messagers étaient particulièrement rapides.

Quand les nouveaux termes furent relayés à sa fille, la vieille reine traduisit pour Mara.

— Si des galeries devaient s’effondrer, votre rival offre une suite d’appartements dans son manoir pour la reine et sa suite, jusqu’à ce que ses propres quartiers puissent être reconstruits.

Une nuance dans la voix de la reine donna un indice à Mara. En dépit de sa maîtrise de la langue tsurani, la reine était une créature étrange, avec des besoins étranges. Les deux espèces avaient peu de chose en commun ; en répétant l’offre du rival, la souveraine cho-ja n’indiquait peut-être pas sa préférence, mais incitait plutôt les souverains humains à faire les offres de plus en plus élevées. Mara s’efforça d’être aussi perspicace que possible.

— C’est stupide. Pour quelle raison votre fille voudrait-elle résider dans une maison tsurani ? Mon pavillon sera beaucoup plus confortable.

— C’est vrai, répondit la vieille reine sans la moindre hésitation. Mais il offre aussi un quintal de jade et un poids égal de métaux précieux pour doter les artisans de ma fille.

Mara frissonna légèrement sous sa robe légère. Les marchandises qui venaient d’être mentionnées représentaient une fortune. Son rival à la surface devait être très déterminé pour augmenter aussi rapidement la mise. L’habileté ne suffirait pas, et Mara s’imagina Jican en train de se tordre les mains alors qu’elle choisissait l’offre concurrente des Acoma.

Sa voix trembla quand elle reprit la parole.

— Honorable reine, dites à votre fille qu’un manoir tsurani ne conviendra qu’aux artisans et aux ouvriers, et pas aux reines. Il vaut mieux des galeries qui ne s’effondrent jamais. Dites-lui aussi que les métaux et le jade sont inutiles sans outils pour les travailler. Que préfèrent les Cho-ja ? Des pierres précieuses et des métaux qu’ils peuvent trouver beaucoup plus facilement que les mineurs humains, ou des outils pour les ciseler et les transformer en objets de grande beauté, ayant beaucoup de valeur, et qu’ils pourront vendre aux hommes pour acheter ce dont ils ont réellement besoin ? J’offre le même prix que l’autre seigneur, mais en objets que les Cho-ja ne façonnent pas eux-mêmes : des outils, du cuir de needra, et du bois imprégné de résine. (Elle fit une pause et ajouta.) Et aussi des armes et des armures pour ses guerriers.

— Une offre généreuse, remarqua la vieille reine.

Ses yeux brillèrent et étincelèrent alors qu’elle traduisait, comme si elle appréciait la lutte entre les souverains humains. L’échange était ponctué de trilles excités.

Tendue et fatiguée, Mara ferma les yeux. Elle risquait d’épuiser les ressources des Acoma, et la promesse qu’elle venait de faire dépendait lourdement des artisans de Lujan, des armuriers et des fabricants d’armes dont le travail n’avait pas encore été évalué. Les Cho-ja seraient offensés par des marchandises de qualité inférieure, peut-être même courroucés.

Le messager revint rapidement. Il échangea de rapides cliquetis avec la matriarche, et la jeune reine se lança dans une série de trilles bruyants.

Mara redoutait la traduction ; la volubilité de la jeune reine signifiait sûrement une concession royale du seigneur rival.

Le messager termina son rapport. Aussi immobile qu’une statue d’obsidienne, la vieille reine déclara :

— Dame souveraine, le seigneur à la surface nous informe qu’il a reconnu les couleurs des Acoma sur les guerriers qui attendent près de l’entrée de la fourmilière. Il dit qu’il connaît vos ressources et déclare que vous ne pouvez pas remplir vos engagements.

Les yeux de Mara s’étrécirent sous le regard luisant de la reine.

— Ces paroles sont fausses. (Mara s’arrêta, et contenant une vive colère, se leva de son coussin.) Ce seigneur parle en toute ignorance.

Indifférente à la colère de Mara, la reine répondit :

— Je ne comprends pas.

Mara lutta pour contrôler sa rage.

— Est-ce que les Cho-ja connaissent les détails de chaque fourmilière, leur fonctionnement, leurs activités ?

La reine fit de petits gestes de ses avant-bras, très perplexe.

— Ce qui se passe dans les fourmilières est connu de toutes les reines. (Elle s’arrêta pendant une longue minute, puis bavarda doucement avec la jeune reine. Pour Mara, elle ajouta :) Clairement, vos façons humaines diffèrent des nôtres.

Mara s’humecta les lèvres et sentit le goût de la transpiration. La fatigue ne devait pas la faire agir sans réfléchir. Dans les profondeurs de la terre, elle ne disposait que de six guerriers face aux défenses les plus formidables de la fourmilière. Un simple geste inopportun pouvait se montrer fatal.

— Je suis la souveraine des Acoma, déclara-t-elle avec force. J’affirme qu’aucune maison de l’empire ne peut oser prétendre connaître l’étendue de mes ressources ! Ce seigneur rival négocie sans honneur et son accusation est une insulte envers ma maison. (Elle avança, dissimulant sa peur, digne héritière de ses ancêtres, et se plaça juste devant la jeune reine.) Dame des Cho-ja, je négocie en toute sincérité. Sachez qu’en tant qu’Acoma, je considère que ma parole est plus importante que ma vie.

Alors que l’on traduisait ses paroles, l’attente faillit briser Mara, mais elle tint bon, serrant les poings de toutes ses forces. La jeune reine étudiait la visiteuse humaine avec une grande curiosité, pendant que la reine donnait ses instructions aux messagers. Le défi de Mara au rival inconnu qui attendait à la surface concernait un problème d’honneur, et le sang risquait de couler, même à l’intérieur de la fourmilière. Luttant contre un accès de panique, Mara jura intérieurement. Ne pas connaître l’identité de son rival la plaçait dans une situation extrêmement désavantageuse.

Un léger grattement se fit entendre dans la galerie et le nouveau messager arriva. La vieille reine l’écouta, puis reprit la parole.

— Dame souveraine, le seigneur à la surface reconnaît qu’il avait parlé sous l’emprise de la colère. Vous avez peut-être les armuriers nécessaires pour tenir vos promesses, mais il affirme que tout l’empire sait que sa fortune est plus grande que celle des Acoma. Pour la jeune reine, il fera toujours une offre supérieure à celle que proposera la dame Mara, si ma fille veut bien choisir ses terres pour construire sa nouvelle fourmilière.

Les bracelets de jade de Mara tintèrent dans le silence alors qu’elle se redressait.

— Qui ose se vanter d’avoir une fortune supérieure à la mienne ?

— Le seigneur des Ekamchi, répondit la reine.

Mara lança un regard interrogateur à Arakasi, car le nom ne lui était que très vaguement familier. Le maître espion quitta sa place parmi sa suite et lui murmura rapidement :

— L’ami intime d’Inrodaka. Il possède une certaine fortune, je pense un peu supérieure à la vôtre. Son armée est petite, mais son escorte sera sûrement plus nombreuse que la nôtre. Je me souviens de lui comme d’un homme gras, sans aucune expérience personnelle de la guerre et probablement sans beaucoup de courage.

Mara hocha la tête. La vitesse à laquelle le seigneur des Ekamchi avait rétracté sa revendication sur les ressources acoma semblait indiquer l’hésitation d’un homme qui n’était pas sûr de lui. Utilisant le conseil implicite d’Arakasi, Mara murmura :

— Plus nous attendons, plus nous perdons l’avantage. Je pense que je dois me montrer audacieuse.

Le maître espion esquissa un sourire rapide alors qu’il s’inclinait et reprenait sa place. Faisant résonner dans sa voix une confiance qu’elle ne ressentait pas, Mara s’adressa à la jeune reine.

— Fille reine des Cho-ja, je déclare solennellement que les Acoma égaleront toutes les offres de cet arrogant vantard qui se trouve au-dessus de nous. J’offrirai à votre fourmilière tous les biens matériels qu’il proposera. Je promets aussi que je vous ferai apporter des fleurs odorantes chaque jour de printemps, pour que vous n’oubliiez pas les plaisirs de la vie à la surface quand vous prendrez soin de vos sujets. Je ferai confectionner des tentures aux couleurs vives par nos meilleurs tisserands, pour que votre chambre soit toujours plaisante, et ces tentures seront remplacées chaque saison pour que vous ne vous lassiez pas de votre environnement. Et je viendrai sous terre, je m’assiérai en votre compagnie et je discuterai avec vous des problèmes de l’empire, pour que vous puissiez mieux comprendre les affaires humaines. Je vous supplie maintenant de choisir le domaine qui sera le foyer de votre nouvelle fourmilière.

Le silence s’installa. Les ouvriers qui s’occupaient de la reine semblèrent se redresser légèrement alors que la matriarche commençait sa traduction, en accentuant à l’extrême les cliquettements et les sifflements. Mara écoutait, la gorge serrée, tandis qu’à ses côtés Keyoke et Arakasi échangeaient de sinistres signaux pour indiquer qu’ils se tenaient prêts à tout. Leur maîtresse avait fait une requête audacieuse, et personne ne pouvait savoir comment les mystérieux Cho-ja pouvaient réagir.

Les deux reines conférèrent un long moment. Angoissée, endolorie par la tension, Mara ressentait les minutes qui s’écoulaient comme si elle était une corde de gikoto trop tendue par un musicien nerveux. Elle fit appel à toutes les techniques de contrôle de soi qu’elle avait apprises au temple pour supporter ce cruel suspense. Elle regarda le visage de ses serviteurs, les traits familiers et ridés de Keyoke, l’expression énigmatique d’Arakasi, et chacun de ses soldats. Des frissons lui parcouraient la peau alors qu’elle se demandait quel serait son destin si la reine cho-ja ne penchait pas en faveur des Acoma. Si le seigneur des Ekamchi remportait la négociation, des ennemis l’attendraient à la surface. Tout l’avantage qu’elle avait gagné en entrant dans la fourmilière serait réduit à néant. Son audace risquait finalement de provoquer sa mort, puisque personne ne savait quelles coutumes cette race étrangère observait envers leurs hôtes.

Puis, sans avertissement, les yeux à facettes de la vieille reine se dirigèrent vers les hommes. Mara resta immobile alors qu’elle annonçait la décision.

— La reine, ma fille, a choisi. Elle déclare qu’elle bâtira sa fourmilière sur le domaine de Mara des Acoma.

Lax’l fit un geste. Un messager se précipita dans la galerie pour la dernière fois, pour porter la nouvelle de sa défaite au seigneur des Ekamchi. Keyoke et Arakasi échangèrent de petits sourires de soulagement, alors que Mara couvrait brièvement son visage de ses mains pour étouffer un rire de triomphe. Son instinct ne l’avait pas trompée. Les Acoma avaient gagné un atout rare et extraordinaire pour les années à venir.

La fatigue étant balayée par l’excitation et la curiosité, Mara demanda :

— Puis-je me permettre de vous demander pourquoi votre fille a finalement choisi les terres acoma, alors que les offres étaient si proches ?

Les reines échangèrent des remarques, puis l’aînée répondit :

— Ma fille vous aime bien. Vous avez dit qu’elle était belle.

— C’est une chose à laquelle la plupart des hommes n’auraient jamais pensé, murmura Arakasi. Même les reines cho-ja sont sensibles à la flatterie.

— Tout à fait, répondit Keyoke.

La vieille reine inclina le dôme poli de sa tête vers Mara.

— Et nous considérons toutes deux que vous avez fait preuve d’une grande courtoisie en venant sous terre pour négocier plutôt que d’utiliser des messagers. Vous êtes la première de votre race à l’avoir fait.

Arakasi étouffa un rire et murmura à Keyoke,

— Tout cela parce que la plupart des seigneurs n’oseraient pas mettre le pied dans la demeure d’un autre noble sans avoir été préalablement invité à entrer. Il semble que la politesse tsurani soit de la grossièreté chez les Cho-ja.

Le commandant semblait moins amusé.

— Les épées peuvent encore déterminer le résultat de cette rencontre, rappela-t-il au maître espion, en indiquant d’un mouvement du pouce la surface, où les attendaient des troupes hostiles.

Mara ne commenta pas les remarques de ses serviteurs, mais regarda la vieille reine.

— J’ai cru comprendre que la suite de la jeune reine serait réduite.

La vieille reine fit un geste de l’avant-bras.

— Cela est vrai, protectrice de la fourmilière de ma fille. J’ai donné naissance à trois cents guerriers, dont deux cents ont grandi à une vitesse accélérée pour l’accompagner. L’autre centaine la suivra quand elle aura atteint normalement sa maturité. Je lui permets d’emporter deux rirari, deux mâles reproducteurs et sept cents ouvriers.

Mara réfléchit rapidement. La présence de Cho-ja sur le domaine acoma serait une gêne pour tous ses ennemis, sauf les plus téméraires, car il était probable que personne ne savait que les guerriers cho-ja seraient jeunes et difficiles à contrôler.

— Selon le cours normal des choses, en combien de temps une nouvelle fourmilière est-elle capable de commencer à commercer ?

La vieille reine remua sa mâchoire, comme si elle devinait l’intention de Mara.

— Selon le cours normal des choses, deux à trois ans.

La fatigue revint par vagues. L’esprit de Mara ne parvenait plus à se fixer sur la conversation, mais elle se força à tirer parti d’une remarque précédente de la vieille reine.

— J’aimerais négocier pour qu’un supplément d’ouvriers et de guerriers soit envoyé avec votre fille.

Prenant soin de dissimuler son épuisement, Mara marcha d’un pas assuré vers le palanquin. Elle entra, et fit signe à un esclave d’ouvrir le rideau pour qu’elle puisse voir clairement les deux reines. Installée dans ses coussins – et espérant qu’elle ne semblait pas trop lasse –, Mara reprit :

— Je voudrais que nous parlions des termes de cet accord.

— Cela est sage, répondit la reine. Les jeunes guerriers sont irritables ; des soldats plus vieux, plus expérimentés, seront nécessaires pour maintenir l’ordre dans la nouvelle fourmilière.

Le cœur de Mara s’enfla de plaisir ; elle avait compris les commentaires de la vieille reine sur la nature des Cho-ja. Derrière elle, Keyoke murmura avec étonnement :

— Ils vendent leurs congénères !

La vieille reine fit preuve d’une ouïe plus fine qu’il ne s’y attendait car elle répondit :

— Seule compte la fourmilière, commandant. Et je suis la fourmilière. Ceux que je vends serviront votre dame comme ils le feraient pour moi. Elle sera leur nouvelle reine.

— Je souhaite seulement que votre fille ait une fourmilière plus forte, le plus tôt possible, répondit Mara. J’achète des ouvriers et des guerriers pour les lui offrir.

— Cela est généreux, acquiesça la vieille reine. Je garderai ce fait à l’esprit en calculant mon prix.

Mara prit un moment pour consulter ses conseillers. Puis, en redressant les épaules, elle commença.

— J’ai besoin de vingt guerriers, Majesté. Je vous demanderai aussi des artisans.

— Je croyais que nous étions venus pour des guerriers, ma dame, s’exclama Keyoke, avec un sursaut de surprise.

Le regard de Mara se perdit dans le vague, comme cela lui arrivait souvent ces derniers temps. Alors que la position des Acoma se stabilisait, elle s’efforçait de faire des plans pour l’avenir, et demandait de moins en moins l’avis d’autres personnes. Mais un ancien et valeureux conseiller méritait une explication.

— Depuis mes fiançailles avec le fils Anasati, notre position est plus sûre. Cette jeune reine pourra engendrer de nouveaux guerriers, le temps venu. Mais je crois que leur compétence la plus précieuse n’est pas innée. Je veux des fabricants de soie.

La matriarche se redressa aussi haut que son abdomen le lui permettait.

— Des fabricants de soie vous coûteront extrêmement cher !

Mara lui fit une demi-révérence, pour que son audace ne soit pas interprétée comme une offense.

— Quel est leur prix ?

La reine agita ses avant-bras pendant un long moment.

— Une centaine de sacs de thyza pour chaque ouvrier.

— D’accord, répondit Mara sans la moindre hésitation. J’ai besoin de cinq fabricants de soie.

Mais la vieille reine cliqueta d’une façon désapprobatrice devant la hâte de Mara.

— Vous devez aussi donner un millier d’épées, un millier de casques et un millier de boucliers, qui devront nous être envoyés dès votre retour.

Mara fronça les sourcils. Jican était un régisseur compétent, elle avait l’argent pour acheter tout ce qui ne se trouverait pas dans ses entrepôts.

— D’accord.

Le marché était dur, mais juste. Avec le temps, le commerce florissant de la soie rembourserait plusieurs fois cette dépense. Anxieuse maintenant de communiquer toutes ces nouvelles à Jican et à Nacoya, Mara demanda :

— Quand la reine partira-t-elle ?

La matriarche conféra avec sa fille, puis répondit.

— Pas avant l’automne.

Mara inclina la tête dans un geste de respect.

— Alors je partirai à l’aube pour commencer à remplir nos obligations envers vous. Mes ouvriers veilleront à ce que les needra soient déplacés, la prairie tondue et apprêtée, pour que votre fille la reine soit bien accueillie dès son arrivée.

La reine matriarche lui fit signe qu’elle pouvait se retirer.

— Alors, partez, Mara des Acoma. Puissent les dieux vous accorder la prospérité et l’honneur, car vous avez négocié gracieusement avec notre espèce.

— Et puisse votre fourmilière continuer à croître en prospérité et en honneur, répondit Mara avec un profond sentiment de soulagement.

Lax’l s’avança pour guider les hommes vers la surface. Les yeux brillants de la reine se détournèrent, alors qu’elle se plongeait à nouveau dans les problèmes de la fourmilière et les décisions complexes de la reproduction. Enfin capable de s’abandonner à l’épuisement et tremblant légèrement après des heures de tension ininterrompue, Mara s’allongea dans les coussins du palanquin. Elle fit un geste, et sa suite s’assembla pour le départ. Durant le voyage vers la surface, elle eut soudain envie d’éclater de rire, puis de pleurer. Les graines qu’elle venait de semer donneraient un jour de magnifiques fruits, car elle avait gagné le moyen d’étendre la base financière déjà impressionnante de Jican. Le commerce méridional de la soie n’était pas encore une industrie solide. La soie du Nord variait en qualité et en disponibilité. Mara ne savait pas encore comment convaincre cette jeune reine de faire de la production de la soie une des grandes spécialités de sa fourmilière, mais elle s’efforcerait d’y parvenir. Produite près des plus grands centres de commerce du Sud, la soie acoma pourrait peut-être un jour dominer complètement le marché.

Tandis que ses porteurs l’emportaient dans les galeries sombres à l’odeur richement épicée, l’euphorie de Mara décrut. Il ne lui restait plus que deux semaines pour les préparations complexes qu’occasionnait un mariage entre deux grandes familles. Les efforts de cette nuit augmenteraient la richesse des Acoma, mais cette fortune serait bientôt remise entre les mains du fils de l’un de ses ennemis les plus implacables. Mara rumina dans l’intimité du palanquin. De tous ses choix depuis la mort de son père et de son frère, son mariage avec Buntokapi était le plus risqué.

La dernière intersection disparut derrière eux, mais la galerie ne s’obscurcissait pas. À travers les fins rideaux du palanquin, Mara aperçut les arches de l’entrée de la fourmilière où brillait la lueur vive du jour. Les négociations avec les reines cho-ja avaient duré toute la nuit. Ses yeux lui firent mal alors qu’ils s’adaptaient à la lumière ambiante, et la fatigue lui faisait tourner la tête. Satisfaite de pouvoir s’allonger et de somnoler pendant que Keyoke ordonnait les rangs de son escorte et préparait les esclaves et les guerriers pour la longue marche du retour, elle ne comprit qu’ils avaient des ennuis que lorsque le palanquin frémit puis s’arrêta, et qu’elle entendit le sifflement des armes que l’on dégainait.

Effrayée, Mara s’assit brusquement. Elle tendit la main pour écarter les rideaux, quand une voix inconnue et courroucée retentit.

— Voleuse ! Prépare-toi à répondre de tes crimes !

Réveillée brusquement par la peur et la colère, Mara écarta vivement les rideaux. Keyoke et les guerriers acoma attendaient, l’épée tirée, prêts à la défendre. Plus loin se tenait le seigneur des Inrodaka, les cheveux blancs ébouriffés, le visage écarlate, furieux d’avoir passé la nuit en plein air. Mara évalua rapidement la force de son escorte. Elle compta une compagnie au grand complet, au moins deux cents soldats, mais tous ne portaient pas le rouge inrodaka. La moitié arboraient la cuirasse pourpre et jaune des Ekamchi.

Le vieux seigneur relevait son menton avec arrogance, et faisait de grands gestes avec son épée de famille ornementale.

— Dame des Acoma ! Comment osez-vous violer les terres des Inrodaka ! Votre audace outrepasse votre force, pour le plus grand chagrin et la plus grande honte de votre nom. Vous avez volé la fourmilière de la fille de la reine, et vous allez le payer très cher.

Mara écouta l’accusation avec un froid regard de mépris.

— Vos paroles sont insensées et totalement dépourvues d’honneur. (Elle jeta un coup d’œil à l’homme obèse qui se trouvait aux côtés d’Inrodaka, supposant qu’il s’agissait du seigneur des Ekamchi.) Les terres qui entourent cette fourmilière ne sont revendiquées par personne. Que votre hadonra vérifie donc les archives à Kentosani, si vous doutez de ma parole. Et les Cho-ja ne sont les esclaves d’aucun homme. Ils choisissent avec qui ils négocient. Traiter de voleur quelqu’un qui négocie en toute bonne foi est une insulte qui exige des excuses !

Les deux seigneurs regardèrent la souveraine des Acoma. Elle ressemblait peut-être à une jeune fille prise d’un accès de dépit, mais devant la compagnie armée et compétente qui n’attendait que son ordre pour leur arracher ces excuses, les deux hommes perdirent un peu de leur furie. Mais ils ne furent pas intimidés par le courage inattendu de Mara. Le seigneur des Inrodaka bredouillait d’indignation tandis que son compagnon levait un poing dodu. Ces démonstrations impolies auraient pu être comiques s’ils n’avaient pas eu derrière eux des rangs farouches de guerriers en armes.

— Vous m’avez fait un affront, en me faisant rompre une promesse envers un allié de confiance, enrageait Inrodaka. Mais il semblait plus enclin à parler qu’à combattre.

» J’avais promis aux Ekamchi les droits exclusifs de négociation avec la jeune reine, et par traîtrise, vous avez eu vent de mes secrets !

Maintenant Mara comprenait. L’homme soupçonnait les Acoma d’avoir un agent dans sa maison. Arakasi avait passé plusieurs semaines comme invité chez les Inrodaka. Si jamais quelqu’un le reconnaissait, un combat pouvait s’ensuivre. Mara lança à la dérobée un regard vers Arakasi, mais elle fut complètement déconcertée. Le maître espion avait disparu. Un autre regard inquisiteur, un peu plus attentif, lui révéla sa présence parmi les soldats, mais même alors elle eut beaucoup de difficulté à le reconnaître. En tous points semblable aux autres guerriers acoma, il se tenait prêt à intervenir en cas de problème. Mais il avait légèrement baissé son casque sur l’arête de son nez et fait avancer son menton, ce qui rendait sa mâchoire plus carrée que d’habitude. Il resterait probablement inaperçu. Soulagée, Mara chercha à éviter le conflit.

— Mon seigneur, je n’ai aucune responsabilité dans la rupture d’une promesse que vous n’étiez pas en droit de faire. Les Cho-ja sont maîtres de leurs projets. Quant à connaître vos secrets, « Les Cho-ja sont les premiers à entendre les nouvelles et à cueillir les fruits de l’automne. » Si vous le leur aviez seulement demandé, ils vous auraient appris que les reines savent tout ce qui se passe dans toutes les autres fourmilières. Que vos ouvriers, vos serviteurs ou vos esclaves sortent ou non de votre domaine, la nouvelle était connue dans tout l’empire. J’ai été simplement la première à réagir. Vous n’auriez pas pu m’en empêcher, mon seigneur. Et enfin, depuis quand les Acoma doivent-ils veiller sur l’honneur des Inrodaka ?

Le seigneur des Inrodaka se hérissa. Son allié, le seigneur des Ekamchi, avait l’attitude de quelqu’un qui souhaitait que toute cette affaire se termine au plus vite pour rentrer chez lui. Mais l’honneur l’empêchait de se retirer.

— Pour cet affront, fille présomptueuse, tu ne quitteras pas mes terres en vie.

Mara écouta sa menace dans un silence fier et glacial. Elle ne devait pas capituler, car une telle couardise couvrirait de honte les ossements de ses ancêtres. Bien que la peur fasse palpiter son cœur, elle vit que ses hommes étaient prêts, ne montrant pas un signe de doute face à des forces supérieures en nombre. Elle hocha une fois la tête en direction de Keyoke.

Le commandant fit signe aux guerriers acoma de lever leurs armes tandis que, comme des reflets imparfaits dans un miroir, les commandants des Inrodaka et des Ekamchi ordonnaient à leurs hommes de se préparer.

Dans le vacarme des lames et le grincement des armures, Mara sentit son pouls s’accélérer. Elle tenta une dernière fois de négocier.

— Nous n’avons aucun désir de vous chercher querelle, surtout que nous n’avons rien fait qui exige que nous nous défendions.

La réponse d’Inrodaka retentit comme un couperet d’acier dans l’air matinal.

— Vous ne partirez pas sans combattre.

À un battement de cœur du massacre, Mara soutint le regard du vieil homme courroucé, pendant qu’elle murmurait précipitamment à Keyoke.

— Pouvons-nous compter sur notre alliance avec la jeune reine ?

Keyoke gardait ses yeux fixés sur les forces adverses.

— Dame, la vieille reine dirige cette fourmilière et elle est alliée aux Inrodaka. Qui sait comment ses guerriers réagiront si l’alliée de la jeune reine est menacée ? (Serrant fortement son épée, il ajouta :) Je doute qu’il y ait jamais eu une telle confrontation dans la longue histoire de l’empire.

Alors qu’il parlait, une centaine de vieux guerriers cho-ja expérimentés sortirent de la fourmilière. Leur carapace noire et leurs avant-bras tranchants luisaient à la lumière du soleil alors qu’ils s’interposaient entre les deux lignes de soldats humains. Des dizaines d’autres Cho-ja sortaient de terre, au moment même où Lax’l se plaçait à une demi-douzaine de pas des deux seigneurs enragés. Il déclara :

— Les Acoma et leur souveraine sont les invités de notre reine et le seigneur des Inrodaka est son allié. Personne ne doit provoquer un combat devant sa fourmilière. Si les deux armées quittent les lieux, aucun sang ne sera versé.

Enflammé par sa colère, le seigneur des Inrodaka redressa la tête.

— Mais votre fourmilière est au service de ma maison depuis trois générations !

— Notre fourmilière est une alliée, répéta Lax’l. (Ses yeux luisaient d’un sentiment que Mara apparentait à la colère, mais sa voix restait calme.) Comme la dame des Acoma l’a dit, les Cho-ja ne sont les esclaves d’aucun homme. Partez immédiatement.

Comme pour souligner cette déclaration, une nouvelle compagnie de Cho-ja surgit de derrière la fourmilière et prit position à l’arrière les troupes des Inrodaka et des Ekamchi. Une force similaire apparaissait derrière les soldats de Mara.

Inrodaka regarda de chaque côté, et vit deux cents autres soldats cho-ja, les pattes penchées vers l’avant, prêts à charger. Sa rage décrut, avant même qu’il se tourne pour découvrir que le seigneur Ekamchi avait déjà signalé à ses troupes de se retirer. Mara remarqua qu’Inrodaka était presque soulagé qu’on l’oblige à partir. Sa réputation était depuis longtemps celle d’un homme qui évitait les conflits, et il avait sûrement fait cette petite démonstration pour le bénéfice de son allié, sans être véritablement outragé.

Une faiblesse subite submergea la dame des Acoma alors que les nuits sans sommeil et la tension triomphaient de sa volonté inébranlable. Elle s’autorisa enfin à s’allonger dans ses coussins alors que Lax’l se tournait vers Keyoke.

— Commandant, ma compagnie vous escortera jusqu’à la limite des frontières inrodaka, avec une centaine de guerriers.

Keyoke fit un signal et, pendant que ses hommes rengainaient leur épée, demanda :

— Faites-vous partie des vingt vétérans qui rejoindront la nouvelle fourmilière ?

— Tout à fait, répondit Lax’l avec une bizarre expression faciale, peut-être l’équivalent cho-ja d’un sourire. Comme vous avez fait de grandes dépenses pour assurer la sécurité de sa fille, la vieille reine vous a donné ses meilleurs soldats. Un autre prendra mon poste ici, et je serai le commandant de l’armée de la nouvelle fourmilière.

Puis, comme avec une arrière-pensée, il ajouta :

— Je pense que la dame des Acoma a gagné ce que vous les Tsurani appelleriez l’affection de la vieille reine.

Épuisée jusqu’au plus profond de ses os, Mara réussit tout de même à esquisser un demi-sourire d’appréciation.

— La jeune reine n’a pas besoin de vous ?

Le commandant cho-ja fit un geste négatif des avant-bras.

— La jeune reine est très vulnérable lorsqu’elle grandit, et même notre présence ne pourrait apaiser l’agressivité des jeunes guerriers – et elle ne doit pas le faire. Quand nous serons dans notre nouvelle fourmilière, nous leur apprendrons ce qu’ils doivent savoir pour devenir de bons guerriers.

Pendant que les troupes des Inrodaka et des Ekamchi battaient en retraite et disparaissaient derrière la crête, Keyoke assemblait ses hommes pour la longue marche de retour. Quand le dernier soldat eut rejoint sa place, il regarda sa maîtresse.

— Ma dame ?

Mara indiqua qu’il devait partir, mais demanda à Arakasi de marcher près du palanquin. Il arriva, fatigué et poussiéreux comme le reste des hommes, mais avec une lueur de victoire dans les yeux. Réconfortée par son sentiment de fierté, Mara lui parla doucement alors que la colonne avançait.

— Tu as fait mieux que tenir ta parole, Arakasi. Non seulement tu as démontré la valeur de tes conseils, mais ta sagesse a permis aux Acoma d’accroître leur puissance. De combien de temps as-tu besoin pour réactiver ton réseau ?

La satisfaction du maître espion s’épanouit sur son visage jusqu’à ce qu’il arbore un véritable sourire. Il s’inclina légèrement vers sa nouvelle maîtresse.

— Un an, dame, si je ne rencontre pas de difficultés.

— Et si tu rencontres des difficultés ?

— Un an, un an et demi. (Le maître espion marqua une pause significative, puis ajouta :) Plus, si vous le désirez.

Mara regarda de chaque côté, s’assurant qu’aucun homme ne marchait suffisamment près pour entendre leur conversation.

— Quand nous établirons notre camp ce soir, je veux que tu partes immédiatement et que tu commences à retrouver tes agents. Reviens au domaine dans un an. Si tu as besoin de me contacter, notre signal sera les fabricants de soie de la jeune reine. Comprends-tu ?

Arakasi hocha imperceptiblement la tête, cachant son geste en réajustant la jugulaire de son casque.

— Si je ne rentre pas avec vous et que je ne prête pas serment au natami des Acoma, je ne suis pas lié aux ordres de la dame des Acoma avant d’être prêt à le faire. (Puis il ajouta d’une manière plus explicite :) Ou aux ordres du seigneur des Acoma.

— Tu as compris.

Mara ferma les yeux et contrôla les puissantes émotions qui la bouleversaient. Les dieux étaient généreux car cet homme était assez perspicace pour deviner ses intentions vis-à-vis de son futur époux.

Arakasi ajouta doucement.

— Buntokapi risque de ne pas partager notre enthousiasme pour notre vœu, dame.

Mara hocha la tête, glacée par le soulagement que cet homme soit un allié et non un ennemi. Si Jingu des Minwanabi devait un jour s’assurer les talents d’un espion comme Arakasi… Mais elle ne devrait pas permettre à la fatigue de souffler sur les braises de peurs injustifiées. Avec un effort, la dame se concentra sur l’instant présent.

— Quand tu reviendras, nous verrons où en seront les choses. Si tout s’est déroulé comme je l’espère, nous pourrons alors progresser dans notre plan contre Jingu des Minwanabi.

Arakasi inclina légèrement la tête vers le palanquin.

— Dans mon cœur, je vous ai déjà prêté serment de loyauté, ma dame. Je prie pour que les dieux m’accordent un jour l’occasion d’un acte plus officiel devant le jardin de méditation des Acoma. (Il regarda autour de lui, observant les épaisses frondaisons de la forêt.) Cela semble un endroit tout aussi bon qu’un autre pour partir. Puissent les dieux vous protéger, dame des Acoma.

Mara le remercia puis resta silencieuse alors qu’Arakasi changeait de direction et s’évanouissait dans les bois. Si le commandant s’étonna de ce départ soudain, il ne dit rien. Il redirigea simplement son attention sur ses guerriers et les dangers du voyage de retour. Mara s’allongea, passant et repassant les dernières paroles d’Arakasi dans son esprit. Elle ajouta une prière pour que son souhait se réalise ; car s’il vivait et ne prêtait pas serment de fidélité devant le natami, cela signifiait qu’elle serait morte, ou que Buntokapi serait fermement en place comme seigneur des Acoma, et aurait échappé à son contrôle.

Les servantes s’occupaient de leur maîtresse. Assise sur les coussins de la chambre qu’elle considérait toujours comme celle de son père, Mara ouvrit les yeux et déclara :

— Je suis prête.

Mais au fond de son cœur, elle savait qu’elle n’était pas préparée à ce mariage avec le troisième fils des Anasati, et qu’elle ne le serait jamais. Les mains serrées nerveusement l’une contre l’autre, elle supportait les soins de ses servantes, qui commencèrent à tresser des fils et des rubans dans sa chevelure pour confectionner la coiffure traditionnelle et extrêmement complexe de la mariée. Les mains des femmes travaillaient doucement, mais Mara ne parvenait pas à rester tranquille. Les torsions et les tractions sur chaque mèche quand elle était fixée lui donnaient envie de se tortiller comme une petite fille.

Comme toujours, Nacoya semblait lire dans ses pensées.

— Maîtresse, les yeux de chaque invité seront fixés sur vous aujourd’hui, et vous devez incarner la fierté de votre héritage acoma.

Mara ferma les yeux comme pour se cacher. La confusion monta comme une véritable douleur au creux de son estomac. La fierté de l’héritage acoma l’avait prise au piège de circonstances qui la plongeaient de plus en plus profondément dans un cauchemar. Chaque fois qu’elle contrait une menace, une autre prenait sa place. Elle se demanda une nouvelle fois si elle avait agi sagement en choisissant Buntokapi comme époux. Elle pourrait l’influencer plus facilement que son très estimé frère Jiro, mais il risquait de se montrer beaucoup plus têtu. Si elle ne parvenait pas à le contrôler, elle ne pourrait jamais achever ses projets pour le renouveau des Acoma. Une nouvelle fois, Mara chassa ses vaines spéculations : le choix était fait. Buntokapi deviendrait le seigneur des Acoma. Puis, silencieusement, elle affina sa pensée : pour un certain temps seulement.

— Ma dame peut-elle tourner la tête ?

Mara obéit, surprise par la chaleur de la main de la servante sur sa joue. Ses propres doigts étaient glacés alors qu’elle réfléchissait à Buntokapi et à la façon dont elle s’occuperait de lui. L’homme qui prendrait la place de son père comme seigneur des Acoma n’avait ni la sagesse ni l’intelligence du seigneur Sezu, ni la grâce, le charme et l’humour irrésistible de Lano. Dans les rares occasions officielles où Mara avait observé Buntokapi depuis son arrivée pour la cérémonie de mariage, il lui avait semblé que c’était une véritable brute, lente à comprendre les subtilités et exprimant ouvertement ses passions. La respiration de Mara se bloqua, et elle réprima un frisson. Ce n’était qu’un homme, se souvint-elle ; et bien que son éducation au temple fasse qu’elle en sache moins sur les hommes que la plupart des jeunes filles de son âge, elle devait se servir de son esprit et de son corps pour le contrôler. Dans le grand jeu du Conseil, elle saurait jouer le rôle de l’épouse sans amour, comme l’avaient fait avant elle d’innombrables femmes de grandes maisons.

Tendue par sa propre résolution, Mara supporta les soins de ses coiffeuses. Le remue-ménage et les cris qu’elle entendait à travers les minces cloisons de papier indiquaient que des domestiques préparaient la haute salle pour la cérémonie. Dehors, des needra meuglaient et des chariots chargés d’oriflammes et de banderoles passaient. Les soldats de la garnison avaient revêtu leur armure complète, brillamment polie, leurs armes décorées de bandes de tissu blanc pour signifier leur joie devant l’union prochaine de leur maîtresse. Les invités et leur suite encombraient la route, leurs palanquins et leurs domestiques en livrée formant un océan de couleurs qui contrastaient sur l’herbe desséchée des champs. Les esclaves et les ouvriers avaient eu un jour de congé en l’honneur des festivités, et leurs rires et leurs chants parvenaient à Mara, glacée et seule avec ses craintes.

Les servantes lissèrent le dernier ruban et tapotèrent les dernières tresses brillantes pour les faire tenir en place. Sous ses boucles de cheveux noirs, Mara ressemblait à une poupée de porcelaine, aux cils et sourcils aussi fins que le chef-d’œuvre d’un peintre de temple.

— Fille de mon cœur, tu n’as jamais été aussi belle, remarqua Nacoya.

Mara sourit machinalement et se leva, alors que les habilleuses ôtaient sa simple robe blanche et saupoudraient son corps de poudre pour qu’il reste sec durant la longue cérémonie. D’autres préparaient la lourde robe de soie aux immenses broderies réservée aux mariées acoma. Alors que les vieilles mains ridées des femmes lissaient l’étoffe de la robe inférieure sur ses hanches et son ventre plat, Mara se mordit les lèvres. À la nuit tombée, les mains de Buntokapi toucheraient son corps là où il le voudrait. Involontairement, elle se mit à transpirer légèrement.

— Le jour devient plus chaud, murmura Nacoya. (Une lueur entendue étincela dans son œil alors qu’elle ajoutait un petit peu plus de poudre là où Mara en aurait besoin.) Kasra, va chercher une coupe de vin de sâ frais pour ta maîtresse. Elle semble pâle, et l’excitation du mariage n’a même pas encore commencé.

Irritée, Mara inspira profondément.

— Nacoya, je suis parfaitement capable de me débrouiller sans vin.

Elle s’arrêta de parler, frustrée, quand les servantes serrèrent les cordons de la robe au niveau de sa taille et sous la poitrine, bloquant temporairement sa respiration.

— De plus, je suis certaine que Bunto boira suffisamment pour nous deux.

Nacoya s’inclina avec une formalité agaçante.

— Une légère rougeur au visage vous va bien, dame. Mais les époux n’apprécient pas la transpiration.

Mara choisit d’ignorer la mauvaise humeur de Nacoya. Elle savait que la vieille nourrice se faisait du souci pour l’enfant qu’elle aimait par-dessus tout.

Dehors, les bruits affairés indiquaient à Mara que sa maisonnée se bousculait pour terminer les travaux de dernière minute. Les plus grands personnages de l’empire et une liste impressionnante d’invités se rassembleraient dans la haute salle, placés selon leur rang. Comme les personnes de plus haut rang seraient conduites à leur coussin en dernier, la disposition des invités devenait une affaire complexe et très longue qui commençait bien avant l’aube. Les mariages tsurani étaient célébrés le matin, car si une union se terminait quand le jour commençait à décroître, cela portait malheur au couple. Les invités de rang modeste devaient donc se présenter au domaine acoma avant l’aube, pour certains même près de quatre heures avant le lever du soleil. Des musiciens divertissaient ceux qui étaient installés les premiers, des domestiques proposaient des rafraîchissements, pendant que les prêtres de Chochocan sanctifiaient la demeure. Actuellement, ils devaient être en train de revêtir leurs robes de cérémonie, alors qu’à l’écart de tous, un prêtre rouge de Turakamu abattait un jeune needra.

Les servantes placèrent enfin la robe supérieure dont les manches étaient brodées de shatra avec des fils d’or, ce métal si rare. Mara leur tourna le dos avec reconnaissance. Alors que les habilleuses arrangeaient les épaulettes, il lui fut épargné la vue de Nacoya qui vérifiait chaque détail du costume. La vieille nourrice était sur les nerfs depuis que Mara avait choisi d’accorder à Buntokapi le pouvoir sur les Acoma. Que Mara ait fait cela avec un projet à long terme ne réconfortait pas Nacoya. Des soldats anasati étaient campés dans les baraquements, et l’un des ennemis les plus puissants des Acoma s’était installé dans le luxe des meilleures chambres d’invités de la demeure. Et avec sa voix tonitruante et ses manières crues, Buntokapi avait de quoi effrayer des serviteurs qui seraient bientôt soumis à tous ses caprices. Tout comme elle, se souvint Mara avec un profond malaise. Elle tenta de s’imaginer partageant sans frissonner le lit du jeune homme au cou de taureau, mais en vain.

Avertie par le geste d’une servante, Mara s’assit pendant que l’on laçait à ses pieds les sandales de cérémonie ornées de joyaux. D’autres servantes enfonçaient des peignes de coquillages incrustés d’émeraudes dans sa coiffure. Aussi rétive que le jeune needra que l’on parfumait en ce moment même pour le sacrifice – pour que Turakamu détourne son attention des invités du mariage –, la jeune fille demanda qu’un ménestrel vienne jouer dans ses appartements. Si elle devait supporter l’ennui de l’habillage, au moins la musique l’empêcherait peut-être de s’épuiser par ses réflexions. Si son destin était d’avoir des problèmes à cause de son mariage avec Buntokapi, elle s’en rendrait compte bien assez tôt. Le musicien fut conduit dans la chambre les yeux bandés ; aucun homme ne pouvait regarder la mariée avant que commence la procession du mariage. Il s’assit et joua une mélodie apaisante sur un gikoto, le luth à cinq cordes qui était l’instrument principal de la composition tsurani.

Quand les derniers lacets et boutons furent fixés et les derniers rangs de perles noués sur ses poignets, Mara se leva de ses coussins. Des esclaves aux yeux bandés portant la litière de cérémonie furent conduits dans la chambre, et Mara monta dans le palanquin ouvert destiné uniquement aux mariages acoma. Le cadre était décoré de fleurs et de ramures de koï pour porter bonheur, et les porteurs avaient des couronnes de fleurs dans leurs cheveux. Alors qu’ils plaçaient le palanquin sur leurs épaules, Nacoya avança et déposa un léger baiser sur le front de Mara.

— Vous êtes très belle, ma dame – aussi belle que votre mère le matin où elle a épousé le seigneur Sezu. Je sais qu’elle aurait été fière de vous voir ainsi, si elle était vivante aujourd’hui. Puissiez-vous trouver la même joie qu’elle dans le mariage, et que votre union soit bénie par des enfants qui perpétueront le nom des Acoma.

Mara hocha la tête d’un air absent. Alors que des servantes avançaient pour guider les porteurs entre les cloisons, le ménestrel qu’elle avait fait venir hésita dans son chant et se tut maladroitement. Avec un froncement de sourcils, la jeune fille se réprimanda pour sa négligence. Elle avait manqué de courtoisie envers le musicien en le laissant sans le féliciter. Alors que le palanquin quittait ses appartements pour entrer dans la première salle vide, Mara envoya rapidement Nacoya donner à l’homme un petit présent pour lui rendre sa fierté. Puis, croisant les doigts avec force pour dissimuler leur tremblement, elle résolut d’être plus vigilante. Une grande maison ne prospérait pas si sa maîtresse ne se préoccupait que des grandes affaires. Très souvent, s’occuper des petits détails de la vie quotidienne enseignait une attitude qui permettait de découvrir le chemin de la grandeur ; tout du moins, c’est ce que le seigneur Sezu avait dit en faisant des remontrances à Lano quand ce dernier avait négligé ses artisans pour s’entraîner plus longtemps avec les guerriers.

Mara ressentit un étrange détachement. L’agitation des préparatifs et l’arrivée des invités conféraient un aspect fantomatique aux couloirs vidés pour le passage du palanquin. Elle ne voyait personne partout où se posait son regard, mais la présence des gens emplissait l’air. Dans l’isolement, elle atteignit le couloir principal et sortit du manoir pour rejoindre le petit jardin isolé pour la méditation. En ce lieu Mara passerait une heure seule, dans la contemplation, alors qu’elle se préparait à quitter l’enfance et à accepter le rôle de femme et d’épouse. Des soldats acoma en grande armure de cérémonie montaient la garde autour du jardin, pour la protéger, et pour s’assurer que leur dame ne serait pas dérangée. À la différence des porteurs, ils ne portaient pas de bandeau. Ils faisaient face aux murs, tendant l’oreille jusqu’à la limite de leurs capacités, vigilants, mais ne risquant pas de provoquer le malheur en regardant la mariée.

Mara détourna ses pensées de la cérémonie à venir, cherchant à trouver un instant de calme, un retour à la sérénité qu’elle avait connue au temple. Elle s’assit avec grâce sur le sol, ajustant ses robes en s’installant sur les coussins déposés à son intention. Baignée dans l’or pâle du soleil matinal, elle regarda l’eau jouer sur le bord de la fontaine. Des gouttelettes se formaient et retombaient, si belles quand elles étaient uniques, jusqu’à ce qu’elles se perdent avec un éclaboussement dans le bassin de la fontaine. Je suis comme ces gouttelettes, pensa la jeune fille. Les efforts de sa vie entière finiraient par se mêler à l’honneur éternel des Acoma. Qu’elle trouve le bonheur ou le malheur comme épouse de Buntokapi n’aurait aucune importance à la fin de ses jours, tant que le natami sacré resterait dans le jardin de méditation. Et tant que les Acoma recevraient leur place légitime sous les rayons du soleil, sans être ombragés par les autres maisons.

Penchant la tête dans l’immobilité étincelante de rosée, Mara pria Lashima avec ferveur, sans regretter les jours perdus de son enfance ou la paix qu’elle avait recherchée au service du temple. Elle lui demanda la force d’accepter l’ennemi de son père comme époux, pour que le nom des Acoma puisse s’élever à nouveau dans le jeu du Conseil.