9

LE PIÈGE

Un cri retentit.

— Mara !

La colère de Buntokapi brisait le calme de la matinée comme le meuglement de défi d’un étalon needra. Mara se raidit. Elle regarda instinctivement le berceau placé près d’elle. Le petit Ayaki dormait encore, sans être le moins du monde dérangé par le hurlement de son père. Ses yeux étaient étroitement fermés et il avait à moitié entortillé ses membres courtauds dans sa couverture. Après deux mois de rugissements de Buntokapi, l’enfant pouvait dormir au beau milieu d’un orage. Mara soupira. Le garçon était bien le fils de son père, avec un corps épais et une grosse tête qui avait fait souhaiter la mort à sa mère quand il était né. L’accouchement difficile avait épuisé Mara d’une façon qu’elle n’aurait pas cru possible. Elle n’avait que dix-huit ans, mais elle se sentait comme une vieille femme, toujours fatiguée. Et le premier regard qu’elle avait posé sur son fils l’avait attristée. Elle avait secrètement espéré un bébé gracieux et mince, comme son frère Lano avait dû l’être quand il était nourrisson. Mais Buntokapi lui avait donné une petite brute à la tête ronde et au visage rouge, ridé comme un petit vieillard ; il était déjà renfrogné comme son père. Cependant, alors qu’Ayaki dormait, Mara ne ressentait que de l’amour pour lui. Il est aussi mon fils, pensa-t-elle, et le sang de son grand-père coule dans ses veines. Elle effacerait les traits de son héritage anasati par son éducation et favoriserait les caractéristiques acoma. Il ne ressemblerait pas à son père.

— Mara !

Le cri irrité de Buntokapi semblait très proche, et l’instant suivant il repoussa violemment la cloison de la chambre d’enfant.

— Tu es là, femme ! Je t’ai cherchée dans toute la maison.

Buntokapi entra, renfrogné comme à son habitude.

Mara s’inclina avec sérénité, trop heureuse de déposer son ouvrage de broderie.

— J’étais avec notre fils, mon époux.

L’expression de Buntokapi s’adoucit. Il alla jusqu’au berceau où reposait le garçon, agité par l’entrée tonitruante de son père. Buntokapi tendit la main, et un instant Mara craignit qu’il ébouriffe les cheveux noirs de l’enfant, comme il le faisait avec le poil de ses chiens. Mais sa main charnue se contenta de relever doucement la couverture qui s’était entortillée entre les minuscules jambes de l’enfant. Le geste fit naître instinctivement un sentiment d’affection de Mara envers Buntokapi, mais elle le bannit immédiatement. Même s’il portait le sceptre de sa famille, Buntokapi était le fils d’un Anasati, une maison qui ne le cédait qu’aux Minwanabi pour leur mépris de tout ce qui était acoma. Mara le savait au plus profond de son cœur. Et bientôt viendrait le moment du changement.

Exagérant son murmure – Ayaki était un excellent dormeur –, elle chuchota :

— Que désirez-vous, mon époux ?

— Je dois aller à Sulan-Qu… hmmm, pour affaires. (Buntokapi se redressa du berceau avec un manque d’enthousiasme feint.) Je ne reviendrai pas cette nuit, et peut-être pas demain non plus.

Mara s’inclina en signe d’acceptation, remarquant parfaitement le pas hâtif de son époux alors qu’il franchissait le seuil de la porte. Elle discernait clairement le prétexte et avait bien deviné que son mari ne partait pas pour affaires à Sulan-Qu. Durant les deux derniers mois, son intérêt pour le commerce avait décru, jusqu’au point de frôler la négligence.

Jican avait repris le contrôle de la gestion des Acoma, et il gardait sa dame bien informée. Buntokapi continuait à semer le chaos dans l’affectation des guerriers de Keyoke et changeait sans cesse les hommes assignés, et leur poste. Mara venait tout juste de parvenir à influencer un petit peu les affaires de la maison, et ne pouvait rien faire pour cela, tout du moins rien pour le moment.

Elle regarda sa broderie avec dégoût, heureuse que l’absence de Buntokapi la dispense de maintenir les apparences. Elle avait besoin de plus en plus de temps pour préparer ses plans d’avenir. La nature soupçonneuse de son époux avait partiellement servi ses projets. Conscient à sa façon maladroite que le talent pour le commerce de Mara surclassait le sien, Buntokapi s’était contenté de surveiller son épouse pour qu’elle ne contrôle pas toute la maisonnée. Il n’avait jamais compris qu’elle avait géré les armées acoma tout aussi adroitement que les finances, avant leur mariage. Il n’avait donc jamais songé à remettre en question certaines pratiques étranges qui avaient cours dans le domaine, comme le port d’un bandeau noir par Papéwaio. Et en dépit de son intérêt pour tout ce qui avait trait à la guerre, Buntokapi ne s’était jamais lié avec ses hommes. Leur origine ne l’intéressait pas ; sinon, il aurait découvert que des guerriers gris portaient maintenant le vert des Acoma. Il manquait certainement d’imagination pour accepter un tel changement des traditions, pensa Mara, puis elle se reprit vivement. Même en pensée, elle ne devait pas se montrer imprudente. Trop souvent Buntokapi avait démontré qu’il n’était pas qu’un simple guerrier.

Cependant, l’homme n’avait aucune subtilité. En entendant son rire tonitruant dans la grande cour alors qu’il rassemblait des guerriers pour former son escorte, Mara se demanda ce qui motivait ses maladroits efforts de dissimulation. L’ennui pouvait le conduire à Sulan-Qu dans la chaleur de midi, pour se baigner avec d’autres soldats ou échanger des histoires, peut-être pour lutter ou pour jouer… ou pour s’amuser avec une femme de la Maison du Roseau.

Buntokapi était revenu dans le lit de son épouse peu de temps après la naissance d’Ayaki, mais maintenant que les Acoma avaient un héritier en bonne santé, Mara n’avait plus de raisons de jouer l’épouse soumise. Les étreintes encombrantes et baveuses de Buntokapi la révoltaient, et elle était restée immobile, ne partageant en rien sa passion. La première nuit, il avait semblé ne rien remarquer, mais la deuxième nuit il s’était mis en colère. La troisième nuit, il se plaignit amèrement de son manque d’enthousiasme et la quatrième nuit il la battit, puis alla dormir avec l’une de ses servantes. Depuis, elle n’avait répondu à aucune de ses avances, et il avait enfin fini par l’ignorer.

Mais maintenant, Buntokapi partait en ville pour la troisième fois en dix jours, et Mara était intriguée par ses motivations. Elle demanda à Misa d’ouvrir la cloison, et au moment même où le palanquin de son mari et son escorte réduite de guerriers partaient au petit trot sur le sentier qui conduisait à la route impériale, elle envoya son messager chercher Nacoya.

La vieille femme répondit tardivement à son appel, mais sa révérence ne semblait comporter aucun manque de respect.

— Ma maîtresse a besoin de moi ?

— Pourquoi notre seigneur Buntokapi se rend-il si souvent en ville ces derniers temps ? demanda Mara. Quels commérages racontent les domestiques ?

Nacoya lança un regard appuyé vers Misa, qui attendait les souhaits de sa maîtresse près de la cloison. Avertie par le geste de la nourrice qu’il valait mieux que sa réponse ne soit pas entendue par une domestique, Mara l’envoya chercher le repas de midi. Alors que Misa partait précipitamment, Nacoya soupira.

— Comme vous deviez vous y attendre. Votre époux a pris un appartement en ville pour pouvoir rendre visite à une femme.

— Très bien, répondit Mara en s’asseyant plus confortablement. Nous devons l’encourager à rester en ville le plus longtemps possible.

Nacoya brûlait de curiosité.

— Fille de mon cœur, je sais que certaines choses se sont passées, qui ne pourront jamais être guéries, mais je suis toujours la seule mère que tu aies connue. Ne me diras-tu pas ce que tu prépares ?

Mara fut tentée. Mais son plan pour regagner le contrôle de sa maison frôlait la trahison envers son seigneur. Même si Nacoya avait sûrement déjà deviné que Mara avait l’intention de se débarrasser de Buntokapi, le stratagème était trop risqué pour qu’elle se confie à quelqu’un.

— C’est tout pour le moment, mère de mon cœur, répondit fermement Mara.

La nourrice hésita, puis hocha la tête, s’inclina et sortit, laissant Mara en train de regarder le bébé qui avait commencé à s’agiter dans son berceau. Mais le bien-être d’Ayaki était bien loin des pensées de la jeune mère. Que son seigneur ait une maîtresse en ville fournissait exactement à Mara la possibilité qu’elle attendait. Espérant que les dieux tournent enfin leurs regards de son côté, elle commençait à évaluer les probabilités de ce nouveau développement quand un hurlement vigoureux d’Ayaki vient troubler le fil de ses pensées. Mara souleva le bébé énervé, lui offrit le sein, et se raidit quand le nourrisson la mordit durement.

— Aïe ! fit-elle, surprise. Tu es bien le fils de ton père, sans le moindre doute.

Le bébé se calma quand il commença à téter, et Misa revint avec un plateau. Mara mangea sans s’intéresser à la nourriture, l’esprit occupé par un plan plus risqué que tout ce que sa vieille nourrice aurait pu imaginer. L’enjeu était élevé. Un faux pas, et elle perdrait toute chance de regagner le titre de souveraine des Acoma. En fait, si elle échouait, l’honneur sacré de ses ancêtres pouvait être souillé au-delà de toute possibilité d’expiation.

Mara versa une tasse de chocha et s’assit sur ses talons alors que Gijan, le fils du seigneur Detsu des Kamaiota, hochait poliment la tête. Son geste masquait une impatience glaciale, mais même sa nature critique ne pouvait mettre en faute l’hospitalité de la jeune épouse. Elle l’avait fait s’asseoir confortablement dans les plus beaux coussins, lui avait apporté des rafraîchissements, et avait envoyé immédiatement un messager à son époux pour lui annoncer qu’un vieil ami était arrivé à l’improviste et l’attendait pour le saluer.

Gijan s’allongea dans les coussins, admirant les bagues à ses doigts. Ses ongles étaient propres au point de paraître précieux, ses bijoux étaient ostentatoires, mais le reste de sa vêture montrait une certaine retenue.

— Et où peut bien se trouver le seigneur Buntokapi ?

— Il s’est rendu en ville pour s’occuper d’affaires de commerce, je suppose.

Mara ne montrait pas le ressentiment qu’une jeune et belle épouse pouvait ressentir devant l’absence de son mari. Consciente que l’invité de Buntokapi la surveillait attentivement, elle agita la main avec désinvolture.

— Vous savez que ces choses me dépassent, Gijan, même si je suis obligée de reconnaître qu’il passe beaucoup de temps éloigné de la maison.

Les yeux de Gijan s’étrécirent. La contemplation absorbée de ses bijoux de jade était de toute évidence une comédie. Mara sirota son chocha, certaine maintenant que son invité était venu espionner pour le compte des Anasati. Sans le moindre doute, le seigneur Tecuma souhaitait obtenir des informations sur la façon dont son troisième fils se débrouillait comme seigneur des Acoma. Il avait envoyé un messager de belle allure, espérant peut-être que le contraste avec Buntokapi pousserait une jeune épouse à parler plus librement. Après une pause infime, le jeune noble demanda :

— Est-ce que ce vaurien négligerait ses affaires ?

— Oh non, Gijan.

Pour éviter de donner à son beau-père des excuses pour mettre le nez dans les affaires des Acoma, Mara se lança dans une description exubérante des qualités de son époux.

— Au contraire, Buntokapi est bien trop rigoureux dans l’attention qu’il porte aux détails. Il passe de longues heures à sa table de travail.

L’incrédulité se peignit sur le masque poli du seigneur Gijan.

— Bunto ? (Conscient qu’il avait peut-être critiqué ouvertement le nouveau seigneur des Acoma, il referma la bouche et ajouta :) Bien sûr. Bunto a toujours été une personne appliquée.

Mara dissimula un sourire. Tous deux mentaient outrageusement, et tous deux le savaient. Mais un invité ne pouvait pas mettre en doute les paroles d’un hôte sans soulever de délicates questions d’honneur.

Le sujet de la gestion de Buntokapi effectivement clos, la matinée s’écoula en conversations polies. Mara fit chercher du pain de thyza et du poisson, qui ralentirent les questions de Gijan jusqu’à ce que le messager rentre de la ville. Vêtu uniquement d’un pagne et essoufflé par la route, il tomba à genoux devant Mara.

— Maîtresse, j’apporte les paroles du seigneur des Acoma.

— Que souhaite mon époux ? demanda Mara d’une voix mélodieuse.

L’esclave avait à peine lavé ses pieds de la poussière avant de se présenter. Haletant toujours après sa longue course, il répondit :

— Mon seigneur Buntokapi dit qu’il s’excuse profondément d’être absent quand son cher ami Gijan des Kamaiota vient lui rendre visite. Il est actuellement incapable de revenir au domaine et souhaite que Gijan le rejoigne à Sulan-Qu.

Gijan hocha la tête et ordonna au jeune esclave épuisé de dire à ses serviteurs de préparer son palanquin. Puis il sourit à Mara.

— Si ma dame n’a aucune objection ?

Mara lui rendit son sourire, comme si l’arrogance d’avoir donné des ordres à son messager était un droit normal pour un homme en présence d’une simple épouse. Comme cela aurait été différent si elle avait été souveraine. Et les choses seraient bientôt différentes. Bientôt… Elle en fit le vœu alors qu’elle ordonnait à sa servante de remporter le plateau de nourriture. Puis, pleine de légèreté et de grâce, elle reconduisit Gijan jusqu’à la porte du manoir.

Alors qu’elle attendait dans le grand corridor que l’escorte de son visiteur se rassemble, elle renvoya son messager et poussa intérieurement un soupir de soulagement. Elle avait craint que Buntokapi revienne. Le trajet de la ville au domaine ne prenait que deux heures à pied, et un messager pouvait s’y rendre et en revenir en moins d’une heure. En palanquin, Gijan n’atteindrait sûrement pas Sulan-Qu avant le crépuscule. Gijan adorait sans nul doute lui aussi le jeu, et Buntokapi n’imposerait sûrement pas à son ami d’enfance un retour après la tombée de la nuit. Les dés, les cartes et les paris les garderaient tous deux en ville pour la nuit, ce qui était une petite bénédiction des dieux. Mara avait déjà commencé à chérir ces absences, mais elle n’osait pas trop aimer cette liberté de peur qu’une trop grande impatience provoque sa perte.

Gijan s’inclina cérémonieusement en guise d’adieu.

— Je ferai des compliments à votre époux sur votre hospitalité quand je le saluerai, dame Mara.

Il lui sourit, soudain charmant, et Mara comprit que le jeune homme se demandait si elle n’était pas l’une de ces épouses négligées qui rêvaient d’une aventure amoureuse.

Solennelle et distante, elle le reconduisit rapidement jusqu’à la porte. Elle n’avait pas envie de perdre de temps à repousser les avances d’un fils cadet amoureux. Ce que Buntokapi lui avait montré de l’amour l’avait convaincue qu’elle n’avait vraiment pas besoin des hommes. Si jamais elle devait un jour désirer la compagnie d’un amant, il ne ressemblerait en rien à ce noble sot et vaniteux, qui lui disait au revoir avant d’aller rejoindre Bunto pour une nuit de jeu, d’ivresse et de débauche. Alors que le palanquin partait, Mara entendit un vagissement bruyant venant de la chambre d’enfant.

— Ah, les hommes, marmonna-t-elle, et elle se hâta d’aller rejoindre son fils.

L’enfant avait besoin d’être changé. Préoccupée, Mara le confia à Nacoya qui n’avait pas perdu son tour de main pour s’occuper des bébés. Alors que la vieille femme commençait un jeu avec l’enfant en le distrayant avec ses doigts et ses orteils, Mara réfléchit à la réaction de Buntokapi après la visite de Gijan.

L’après-midi suivant, il lui sembla qu’elle avait lu dans ses pensées. Portant son costume de lutteur et luisant encore d’huile et de sueur, Buntokapi se grattait vigoureusement la toison qu’il avait sur la poitrine.

— Quand quelqu’un vient me rendre visite et que je suis en ville, ne perds pas de temps à envoyer un messager, femme. Envoie-le directement à ma maison de ville.

Mara fit rebondir une fois de plus Ayaki sur ses genoux, et leva les sourcils en signe de surprise.

— Votre maison de ville ?

Comme si le sujet n’avait pas d’importance, Buntokapi répondit en couvrant le cri de plaisir de son fils.

— Je me suis installé dans des appartements plus spacieux à Sulan-Qu.

Il ne donna aucune explication, mais Mara savait qu’il avait pris ces appartements pour y rencontrer sa maîtresse, une femme dénommée Teani. Aussi loin que Mara pouvait s’en souvenir, son père n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir des appartements en ville. C’était une pratique assez courante chez les autres seigneurs dont les domaines étaient éloignés. Mais quelle que soit l’heure tardive à laquelle le seigneur Sezu terminait ses affaires à Sulan-Qu, il était toujours rentré chez lui pour dormir sous le même toit que sa famille. Si Mara voulait se montrer généreuse dans son évaluation, Buntokapi était à peine sorti de l’adolescence. Il n’avait que deux ans de plus qu’elle, et n’avait pas du tout sa maturité. Alors qu’elle avait passé son enfance et son adolescence assise près de son frère, à écouter les leçons de gouvernement que donnait son père, Bunto avait été négligé et avait mené une vie solitaire, passant son temps à broyer du noir ou à préférer la rude compagnie des soldats. La froideur de Mara ne le dérangeait pas, mais l’avait encouragé à reprendre ses anciennes habitudes et à chercher des plaisirs qu’il comprenait. Mais Mara n’avait pas choisi cet époux parce qu’elle voulait quelqu’un de résolu et de déterminé, comme son père. Son plan exigeait maintenant qu’elle encourage sa complaisance envers lui-même et son mauvais caractère, même si cette voie était extrêmement dangereuse.

Ayaki lança un dernier cri perçant, et attrapa son collier de perles. Ouvrant les petites mains qui se refermaient sur le bijou, Mara simula l’indifférence devant la complaisance de son mari.

— Je ferai ce que mon seigneur désire.

Bunto lui rendit l’un de ses rares sourires. Esquivant le petit poing d’Ayaki, Mara se demanda brièvement qui était sa maîtresse, Teani. Quel genre de femme pouvait éveiller l’amour d’une brute comme son époux ? Mais l’expression de plaisir de Buntokapi s’évanouit sur son visage alors que Jican, ponctuel, apparaissait avec une dizaine de parchemins dans les mains.

— Mon seigneur, par la grâce des dieux, vous êtes rentré à l’improviste. J’ai quelques papiers qui concernent vos terres lointaines et qui ont besoin de votre approbation immédiate.

Avec un cri de colère, Bunto rétorqua :

— À l’improviste ! Je dois rentrer en ville ce soir.

Il quitta Mara sans même lui dire au revoir, mais son épouse ne semblait pas s’en soucier. Ses yeux étaient fixés sur le visage rose et baveux de son fils, qui tentait avec une immense concentration d’enfourner les perles d’ambre dans sa bouche.

— Ton appétit pourrait un jour te tuer, l’avertit-elle avec douceur.

Mais seuls les dieux savaient si elle pensait à son époux ou à son enfant. Après avoir sauvé son collier, Mara sourit. La maîtresse, Teani, avait ajouté un nouvel écheveau à la tapisserie d’idées qu’elle tissait depuis le jour où les guerriers gris avaient prêté serment pour entrer à son service. L’heure était venue de commencer l’éducation de Buntokapi sur ce qu’il fallait réellement être pour conduire les affaires des Acoma.

Seule dans l’ombre fraîche de la chambre d’enfant, Mara consultait la tablette de cire qu’elle avait commencé à rédiger en secret durant le dernier mois. Personne ne l’interromprait. Nacoya était sortie avec Ayaki, et l’esclave qui changeait les couvertures du berceau ne savait pas lire. Mara mâchonnait pensivement l’extrémité de son stylet. Chaque jour où Buntokapi se rendait à sa maison de ville, elle avait envoyé un serviteur ou Jican avec un document mineur à signer. D’après leurs dizaines de rapports, elle avait patiemment reconstitué l’emploi du temps de son mari, qui menait une existence très réglée. Quand il se trouvait à Sulan-Qu, Buntokapi se levait en milieu de matinée, mais jamais plus tard que la troisième heure après l’aube. Il allait alors à pied jusqu’à une arène publique où les gardes mercenaires et les guerriers des seigneurs résidant en ville se rassemblaient pour s’exercer au maniement des armes. Buntokapi préférait la lutte et le tir à l’arc à l’escrime, mais avec une diligence qui avait surpris Gijan, il pratiquait maintenant les trois arts. Sa technique à l’épée s’améliorait constamment, mais il préférait toujours la compagnie des soldats ordinaires à celle des autres seigneurs qui profitaient occasionnellement de ces installations. À midi, il se baignait, se changeait puis revenait chez lui. Pendant deux heures environ, il restait réceptif au travail envoyé par Mara depuis le domaine. Sa maîtresse, Teani, se levait rarement avant le milieu de l’après-midi, et sa tolérance pour le commerce s’envolait à l’instant même où elle s’éveillait. Avec un charme que même le plus vieux des messagers avait décrit avec admiration, elle attirait Buntokapi dans son lit où ils restaient jusqu’à ce qu’il leur reste à peine assez de temps pour s’habiller pour le dîner. Puis le couple se rendait au théâtre pour voir des comédies, dans les tavernes pour écouter les ménestrels ou dans les maisons de jeu, bien que Teani ne possédât aucune richesse, sauf ce qu’on lui offrait. Elle prenait un plaisir pervers à encourager son amant à parier, et s’il perdait, la rumeur disait que ses yeux étincelaient encore plus fort. Mara fronça les sourcils. Un grand nombre de serviteurs avaient été injuriés et avaient reçu des coups pour récolter ces informations – le dernier messager qui avait apporté un document au seigneur Buntokapi avait été sauvagement battu –, mais dans cette affaire, un jeune esclave n’avait pas beaucoup d’importance. Il pourrait arriver des choses bien pires si l’homme qu’elle avait épousé continuait à porter le sceptre des Acoma.

Un cri enragé d’Ayaki retentit dans le couloir derrière la cloison, suivi de la voix grondeuse de Nacoya. Si l’enfant s’était sali, la chambre serait bientôt le lieu d’une certaine agitation. Ayaki se débattait comme un jeune harulth chaque fois que quelqu’un tentait de le changer. Soupirant avec une indulgence mêlée d’exaspération, Mara dissimula la tablette de cire sous une vieille carte parcheminée, et reprit son étude de l’empire. Les frontières et les limites des domaines étaient légèrement périmées, car la carte avait été tracée quand elle n’était qu’une petite fille. Mais les couleurs étaient encore vives et la plupart des possessions des seigneurs les plus importants de l’empire étaient clairement indiquées. Comme Buntokapi détestait tout ce qui avait à voir avec l’écriture, ce document ne lui manquerait jamais dans son cabinet de travail. Le seul usage qu’il trouvait aux cartes était de savoir quelles terres étaient ouvertes à la chasse.

Alors que les vagissements d’Ayaki se rapprochaient, Mara remarqua un fait intéressant : le seigneur des Zalteca, un voisin peu important qui avait un commerce de poterie très prospère, utilisait une bande de terrain entre son propre domaine et la voie impériale qui semblait être la propriété du seigneur des Kano, qui vivait loin à l’est près de la ville d’Ontoset. Mara trouva cela plutôt amusant. Si d’autres familles usurpaient ainsi les droits de propriété, ces informations pourraient plus tard se révéler très utiles. Elle en parlerait à Arakasi quand il reviendrait, et cette pensée l’éveilla soudain : il ne restait plus qu’une semaine avant que Buntokapi et elle fêtent leur premier anniversaire de mariage. Le maître espion risquait de revenir au domaine à n’importe quel moment.

L’appréhension saisit Mara, alors même que Nacoya entrait avec un Ayaki hurlant dans les bras.

— Votre fils est un véritable guli miniature, déclara la vieille femme, en se référant à la créature poilue des contes de fées qui ressemblait à un troll, et qui faisait périr ses victimes de peur avec ses cris hideux.

Mara hocha la tête. Se demandant si sa maîtresse était devenue sourde, Nacoya appela l’esclave qui s’occupait du berceau pour qu’elle l’aide à s’occuper de l’héritier des Acoma, qui hurlait jusqu’à ce que son visage en devienne écarlate, et faisait souffrir les oreilles de tout le monde. Finalement Mara se leva. Elle se pencha au-dessus du bébé et fit tinter ses perles pour l’amuser. Alors que les cris d’Ayaki se transformaient en rire, dans une autre de ses brusques sautes d’humeur, elle continua à réfléchir.

D’une façon ou d’une autre, elle devait empêcher Arakasi de passer sous le contrôle de Buntokapi. Son mari lourdaud ne ferait que gaspiller ce réseau d’information ou pire, en ferait profiter son père, ce qui placerait un pouvoir bien trop dangereux entre les mains du seigneur des Anasati. La nécessité rendit Mara téméraire. Elle devait se préparer à l’arrivée d’Arakasi dans les plus brefs délais, pour que sa loyauté lui reste acquise à elle seule. Revoyant intérieurement l’emploi du temps de son époux, Mara parla avec détermination à l’esclave qui peinait au-dessus des jambes nues et remuantes de son fils.

— Fais venir Jican.

Nacoya leva les sourcils.

— Dans la chambre d’enfant ? dit-elle, étonnée, mais sa maîtresse ignora sa remarque déplacée.

— Le problème ne peut attendre.

Sans faire de façon, Mara prit les linges humides des mains de l’esclave et commença à nettoyer les fesses sales de son enfant.

Jican arriva, dissimulant avec habileté l’étonnement qu’il pouvait ressentir. Il s’inclina profondément alors que sa maîtresse nouait un lange propre sur son fils.

— Avons-nous des documents qu’il faudrait que mon époux et seigneur examine ?

À peine capable de retenir une expression de dégoût à la mention du seigneur des Acoma, Jican répondit :

— Ma dame, il y a toujours des documents qu’il faudrait que le seigneur de la maison examine.

Il s’inclina, honteux de voir que ses paroles avaient été très proches d’insulter son maître en suggérant que Buntokapi négligeait ses responsabilités. Mara sentit la gêne de l’hadonra alors qu’elle prenait Ayaki dans les bras.

D’un ton aussi onctueux que du miel d’abeille rouge, elle répondit :

— Alors je pense qu’il serait bon d’envoyer un scribe à la maison de ville de mon époux trois heures après midi.

Jican étouffa sa curiosité.

— Si vous pensez que cela est sage, maîtresse, alors ce sera fait.

Mara le renvoya et vit que Nacoya, elle aussi, la regardait avec une lueur rusée dans les yeux.

— Tu es sourde, mère de mon cœur, dit doucement la dame des Acoma. Et l’on ne parle jamais de commerce dans une chambre d’enfant.

La nourrice s’inclina rapidement, devinant presque les intentions de sa maîtresse. Mais l’ampleur de son plan aurait terrifié la vieille femme si elle l’avait connu. Et je suis moi-même terrifiée, pensa Mara. Elle se demanda silencieusement si la déesse de la Sagesse entendrait les prières d’une épouse qui provoquait en toute connaissance de cause un mari réputé pour son mauvais caractère.

Buntokapi releva la tête d’entre les oreillers froissés et trempés de sueur. Les cloisons étaient fermées, mais même les décorations écarlates, marron et ocre ne parvenaient pas à bloquer entièrement le soleil de l’après-midi qui illuminait le jardin. Une lumière dorée inondait la chambre, donnant des tons chauds aux draps emmêlés et à la forme endormie de sa maîtresse, Teani. Le seigneur des Acoma regardait le galbe arrondi de ses cuisses, ses lèvres épaisses dessinant un sourire. Voilà une vraie femme, se dit-il. Nue, elle lui coupait le souffle, ce que ne faisait jamais la minceur de Mara. Il avait ressenti de la passion pour son épouse quand il s’était marié. Mais après voir goûté avec délice aux charmes de Teani, il comprenait maintenant que son sentiment envers Mara venait du désir de dominer la fille d’une grande famille – et pour corriger sa propre expérience limitée des femmes avant de devenir seigneur. Après la naissance de son fils, il avait tenté d’accomplir son devoir d’époux, mais Mara était restée froide comme un cadavre. Quel homme pouvait s’intéresser à une femme qui ne lui offrait aucun divertissement ?

Les étranges passions intellectuelles de Mara, son amour de la poésie et sa fascination pour la reine des Cho-ja et sa fourmilière lui donnaient généralement mal à la tête. Sa maîtresse était très différente. Appréciant silencieusement sa beauté, il étudia les longues jambes de Teani. Un pli des draps dissimulait ses hanches et son dos, mais une masse de cheveux d’or rouge, rares dans l’empire, tombait en cascade sur ses épaules de porcelaine. Le visage de Teani était tourné de l’autre côté, mais Buntokapi imagina sans peine sa perfection : une bouche pleine et sensuelle qui pouvait l’exciter jusqu’à ce qu’il en devienne fou, un nez droit, des pommettes hautes, et des yeux d’une couleur presque ambrée qui provoquaient les regards admiratifs de tous les hommes quand elle se promenait à son bras. Son pouvoir de séduction renforçait la virilité de Buntokapi, et la regarder simplement respirer l’excita. Avec un regard paillard, il passa une main sous les draps pour chercher sa poitrine ferme et ronde. Quelqu’un choisit cet instant pour frapper à la porte.

Les doigts inquisiteurs de Buntokapi se refermèrent en un poing rageur.

— Qui est-ce !

Son cri irrité réveilla Teani qui se tourna légèrement, se levant à demi dans un désordre ensommeillé.

— Hein ? fit-elle, en clignant des yeux.

Un mouvement brusque de la tête fit tomber une rivière de cheveux et la lumière illumina sa poitrine. Buntokapi passa sa langue sur ses lèvres.

La voix étouffée d’un domestique retentit derrière la cloison.

— Maître, un messager de votre hadonra apporte des documents pour que vous les regardiez.

Buntokapi songea un instant à se lever, mais Teani s’appuya sur ses coudes et ses mamelons arrivèrent juste dans son champ de vision. La douleur qui l’élançait au bas-ventre s’intensifia. Il roula alors sur le lit et plaça sa tête entre ces deux oreillers de chair si appétissants. Les draps s’écartèrent. Il fit passer ses doigts légers sur l’estomac dénudé de Teani et elle se mit à rire. Cela décida Buntokapi. S’abandonnant à son désir, il cria :

— Dis-lui de revenir demain !

Le domestique hésita de l’autre côté de la porte. Timidement, il ajouta :

— Maître, cela fait maintenant trois jours que vous lui demandez de revenir demain.

Se glissant d’une façon experte sous les mains de Buntokapi, Teani murmura à son oreille avant d’en mordiller le lobe.

— Dis-lui de revenir demain matin ! cria Buntokapi. Puis il se souvint qu’il devait lutter avec le chef de troupe des Tuscalora dans la matinée.

— Non, dis-lui de venir à midi et d’apporter ces documents. Maintenant, laisse-moi !

Buntokapi attendit, raidi par la contrariété, jusqu’à ce qu’il entende le domestique s’éloigner. Soupirant sous les terribles responsabilités de sa charge, il décida qu’il avait bien droit à ses plaisirs. Sinon, il s’écroulerait sous le travail. Alors que son plaisir favori commençait à lui mordre l’épaule, il décida qu’il était temps de se divertir. Avec une exclamation qui tenait à la fois du rire et du grognement, le seigneur des Acoma prit sa concubine dans ses bras.

Tard le matin suivant, Buntokapi marchait dans les rues de Sulan-Qu, pénétré de sa propre importance. Il avait facilement vaincu le chef de troupe des Tuscalora et avait gagné une certaine somme d’argent, trente centin. Elle était assez insignifiante maintenant qu’il était souverain, mais c’était tout de même une somme assez rondelette à promener dans sa bourse. Suivi de son escorte, deux jeunes gardes acoma qui partageaient sa passion pour la lutte, il quitta l’encombrement des rues principales et tourna le coin de sa maison de ville. Son humeur s’assombrit immédiatement, car son hadonra était assis sur le porche, en compagnie de deux domestiques chargés de sacoches de cuir bourrées de documents.

De la poussière s’éleva en petits nuages quand Buntokapi s’arrêta brusquement.

— Quoi donc, Jican ?

Le petit hadonra se leva précipitamment et s’inclina avec cette déférence qui d’une façon ou d’autre l’énervait toujours.

— Vous aviez donné l’ordre à mon messager de revenir à midi, seigneur. Comme j’avais d’autres affaires à régler en ville, j’ai pensé que je pouvais personnellement vous apporter les documents.

Buntokapi inspira entre ses dents et se souvint assez tardivement des paroles qu’il avait prononcées à travers la porte au cours de ses ébats de la veille avec Teani. Il jeta un regard menaçant à son patient hadonra, puis fit signe aux esclaves qui portaient les liasses de documents d’entrer.

— Très bien, apportez tout cela à l’intérieur.

Bientôt les tables de travail, deux plateaux et presque toute la surface disponible sur le sol furent jonchés de piles de parchemins. Buntokapi peinait page après page jusqu’à ce que ses yeux lui piquent d’avoir examiné de petites colonnes de chiffres, des listes et des inventaires. Il commençait à avoir des crampes dans les jambes, qu’il massait de ses phalanges. Les coussins s’étaient tassés et étaient trempés de sueur, et ses pieds avaient fini par s’engourdir. Exaspéré, Buntokapi se leva avec effort et remarqua que la lumière du soleil avait traversé toute la longueur du jardin. L’après-midi s’était presque écoulé.

Infatigable, Jican lui tendit un nouveau document. Buntokapi força ses yeux embués de larmes à focaliser.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Comme c’est indiqué, seigneur, répondit Jican en indiquant du doigt le titre du manuscrit.

— Des estimations sur les excréments de needra ? aboya Buntokapi en secouant le papier, irrité. Par tous les dieux du ciel, qu’est-ce que c’est que cette folie ?

— Ce n’est pas une folie, maître, répondit Jican sans se laisser déconcerter par la colère de son seigneur. Chaque saison, nous devons estimer le poids des bouses de needra, pour voir si nous aurons assez d’engrais pour les rizières de thyza. Nous devons savoir si nous aurons besoin d’en acheter ou si nous aurons un surplus pour le vendre aux courtiers agricoles.

Buntokapi se gratta la tête. C’est alors que le panneau qui conduisait à la chambre à coucher s’ouvrit. Teani se tenait dans l’encadrement, très légèrement vêtue d’une robe brodée d’oiseaux de la passion écarlates. La pointe de ses seins était clairement visible à travers l’étoffe, et ses cheveux tombaient sensuellement en cascade sur une épaule artistiquement dénudée.

— Bunto, tu en as encore pour longtemps ? Ou dois-je m’habiller pour le théâtre ?

La séduction manifeste de son sourire fit rougir jusqu’à la racine des cheveux un Jican au regard fixe. Teani lui envoya un baiser moqueur, plus par sarcasme que par amusement. Et la frustration plongea Buntokapi dans une rage jalouse.

— J’ai fini ! rugit-il à son hadonra. Emporte cette liste de bouses de needra, et tes comptes de peaux abîmées par la moisissure et l’humidité, et les estimations sur la réparation de l’aqueduc allant vers les pâturages d’altitude, et les rapports sur les dégâts de l’incendie de l’entrepôt de Yankora, et donne-les tous à ma femme. À partir de maintenant, tu ne viendras plus ici à moins que je t’aie fait convoquer. Est-ce clair ?

Le rougissement de Jican disparut pour laisser place à une pâleur jaunâtre et tremblante.

— Oui, maître, mais…

— Il n’y a pas de mais ! hurla Buntokapi en tranchant l’air de sa main. Tu discuteras de ces affaires avec mon épouse. Quand je te le demanderai, tu me résumeras ce que vous aurez fait. À partir de maintenant, si un domestique acoma vient ici avec un document sans que j’aie demandé à le lire, je ferai placer sa tête au-dessus de la porte ! Est-ce que c’est compris ?

Pressant d’une manière protectrice contre sa poitrine les estimations de bouses de needra, Jican se prosterna très bas.

— Oui, maître. Toutes les affaires des Acoma doivent être confiées à la dame Mara et des rapports seront préparés à votre demande. Aucun domestique ne doit porter un document à votre intention à moins que vous l’ayez demandé.

Buntokapi cligna des yeux, comme s’il n’était pas très sûr d’avoir exactement voulu dire cela. Tirant parti de sa confusion, Teani choisit ce moment pour entrouvrir sa robe et s’éventer le corps. Elle ne portait rien dessous. Troublé par le doux afflux de sang qui descendait vers son bas-ventre, Buntokapi perdit tout intérêt pour la question. D’un geste impatient de la main, il congédia Jican, puis se fraya un chemin dans les piles craquantes de parchemins pour prendre sa maîtresse dans ses bras.

Jican rassembla les comptes froissés avec une hâte presque frénétique. Alors que le couple se retirait dans les ombres de la chambre à coucher, il vérifia cependant que ses parchemins étaient correctement empilés et que leurs étuis étaient bien liés, avant de placer cette lourde charge dans les mains des domestiques. Alors qu’il sortait par la porte principale de la maison, où une escorte de soldats acoma l’attendait pour le raccompagner au manoir, il entendit rire Buntokapi. Pour les domestiques patients qui suivaient Jican, il était difficile de savoir qui, en ce moment, était le plus heureux des deux.

Le manoir s’installa dans la routine du plein été. Les servantes n’arboraient plus de bleus le matin ; les subordonnés de Keyoke perdirent leur air hagard ; et le sifflement heureux de Jican quand il revenait des pâturages pour reprendre sa plume et ses parchemins redevint une façon fiable de connaître l’heure. Consciente que tout ce calme n’était qu’une illusion, la conséquence temporaire des longues absences de son époux, Mara lutta contre l’envie de se satisfaire de cela. Bien que l’arrangement soit heureux, elle ne pouvait pas compter sur la courtisane Teani pour divertir indéfiniment Buntokapi. Il fallait qu’elle prenne d’autres mesures, chacune plus dangereuse que la précédente. En se rendant à ses appartements, Mara entendit le rire aigu d’un bébé.

Elle sourit avec indulgence. Ayaki poussait comme un champignon, fort et toujours prêt à sourire maintenant qu’il pouvait s’asseoir. Il agitait ses petites jambes comme s’il était impatient de savoir marcher, et Mara se demandait si, quand ce moment viendrait, Nacoya arriverait à continuer à s’occuper de lui. Elle prit mentalement note de trouver une jeune assistante à la nourrice, pour que l’enfant exubérant ne mette pas trop à l’épreuve ses vieux os. Cette pensée à l’esprit, Mara franchit la porte de ses appartements puis s’immobilisa, le pied levé entre deux pas. Immobile dans les ombres, un homme était assis, sa tunique déchirée et poussiéreuse portant les symboles d’un prêtre mendiant de l’ordre de Sularmina, le Bouclier du Faible. Mais comment avait-il échappé aux défenses de Keyoke, aux allées et venues des domestiques, pour entrer dans l’intimité de ses quartiers ? Cela était extrêmement déconcertant. Mara prit son souffle pour lancer un cri d’alarme.

Le prêtre l’en empêcha quand, d’une voix qui lui était indéniablement familière, il déclara :

— Je vous salue, maîtresse. Je n’avais pas l’intention de troubler votre paix. Dois-je partir ?

— Arakasi ! (Les battements rapides du cœur de Mara se calmèrent, et elle sourit.) Reste, je t’en prie, et sois le bienvenu. Ton apparition, comme toujours, m’a surprise. Les dieux t’ont-ils souri dans tes efforts ?

Le maître espion se détendit et prit la liberté de défaire les lacets qui fixaient sa coiffure sur sa tête. Alors que le tissu glissait sur ses genoux, il sourit à son tour.

— J’ai réussi, dame. Tout le réseau a été réactivé, et j’ai beaucoup d’informations à donner à votre époux.

Mara cligna des yeux. Sa joie s’évanouit, et ses mains se contractèrent.

— Mon époux ?

Apercevant les légers signes de tension de son attitude, Arakasi choisit précautionneusement ses mots.

— Oui. Les nouvelles de votre mariage et de la naissance de votre fils me sont parvenues durant mes voyages. Je prêterai serment de loyauté au natami des Acoma, si vous voulez toujours honorer notre accord. Puis j’irai ensuite tout révéler à mon seigneur des Acoma.

Mara s’était attendue à cette réponse. En dépit de ses préparatifs, la réalité de la loyauté d’Arakasi fit naître en elle une profonde appréhension. Tous ses espoirs risquaient d’être vains. Si son mari ne se comportait pas comme un needra au beau milieu des subtilités du jeu du Conseil, et ne provoquait pas une attaque contre les Acoma par des seigneurs assoiffés de puissance dont il utiliserait les secrets sans discrétion, il risquait de remettre entre les mains de son père le réseau du maître espion. Alors ses ennemis, les Anasati, deviendraient assez puissants pour qu’aucune famille ne puisse plus leur résister. Mara tenta désespérément de répondre comme si le problème n’avait que peu d’importance. Maintenant que le moment était venu, l’enjeu semblait terriblement important.

Elle consulta rapidement du regard l’horloge cho-ja posée sur la table de travail et vit qu’il était encore tôt, à peine trois heures après l’aube. Elle se sentit un peu étourdie alors qu’elle faisait de rapides calculs.

— Je pense que tu devrais te reposer, dit-elle à Arakasi. Prends le temps jusqu’à midi de te relaxer et de te baigner, et après le repas je m’occuperai de la cérémonie pour que tu prêtes serment de fidélité au natami des Acoma. Puis tu te rendras à Sulan-Qu et tu te présenteras au seigneur Buntokapi.

Arakasi la regarda avec perspicacité, les doigts froissant sans cesse l’étoffe de sa robe de prêtre rassemblée sur ses genoux.

— Tu pourras dîner ici en ma compagnie, ajouta Mara, et elle lui sourit de la façon si douce dont il se souvenait.

Le mariage n’avait donc rien changé à sa façon d’être. Arakasi se leva et s’inclina d’une façon très incongrue pour le costume qu’il portait.

— À vos ordres, dame.

Puis il partit silencieusement pour prendre un bain dans les baraquements.

Les événements se déroulèrent ensuite très rapidement. Assis sur des cousins, rafraîchi par la brise venant de derrière les panneaux coulissants, Arakasi sirotait une tasse de tisane, d’herbes odorantes et de fleurs d’arbres fruitiers. Appréciant la vivacité d’esprit de Mara, il lui parla de l’empire. La guerre contre les Thurils qui s’était terminée des années auparavant avait fait perdre beaucoup de prestige au seigneur de guerre et à son Parti de la guerre. Le Parti de la roue bleue et le Parti du progrès s’étaient alliés et avaient pratiquement réussi à changer la politique impériale, jusqu’à la découverte de ce monde étrange de Midkemia, peuplé de barbares et riche de métaux dépassant les rêves des poètes les plus fous. Les éclaireurs avaient trouvé du métal traînant çà et là, façonné de toute évidence par des êtres intelligents puis abandonné, une richesse suffisante pour faire vivre un domaine durant une année. Les rapports avaient ensuite été assez rares, car la campagne du seigneur de guerre contre les barbares empêchait l’arrivée de la moindre information. Depuis la mort de son père et de son frère, Mara avait perdu le fil de la guerre de l’autre côté de la faille. Dernièrement, seuls ceux qui servaient la nouvelle Alliance pour la guerre savaient ce qui se passait sur le monde barbare – ou en partageaient le butin.

Les agents bien placés d’Arakasi avaient accès à de tels secrets. La guerre avançait bien pour le seigneur de guerre, et même les membres les plus hésitants du Parti de la roue bleue avaient maintenant rejoint l’invasion de Midkemia. Animé comme il l’était rarement sous ses déguisements, Arakasi fit à Mara une description générale de la situation, mais il semblait hésiter à parler des détails avec une autre personne que le seigneur des Acoma.

Pour sa part, Mara se contenta de jouer le rôle de l’épouse loyale, jusqu’à ce qu’Arakasi ait bu sa tisane et que même son extraordinaire appétit soit satisfait. Elle lança un regard faussement insouciant vers l’horloge murale, puis déclara :

— Le jour s’avance. Nous devrions te faire prêter serment, pour que tu puisses ensuite voir mon époux à Sulan-Qu.

Arakasi s’inclina et se leva, ses yeux attentifs ne manquant pas de remarquer le léger tremblement dans la voix de Mara. Il étudia son regard, rassuré par la profonde détermination qu’il lut dans ses profondeurs. L’incident avec les reines cho-ja lui avait inspiré un profond respect pour cette jeune femme. Elle avait gagné sa confiance, et pour cela il la suivit pour engager sa loyauté et son honneur envers un seigneur qu’il ne connaissait même pas.

La cérémonie fut simple et brève, la seule bizarrerie étant qu’Arakasi prêtait aussi serment au nom de ses agents. Mara trouva étrange de considérer que les Acoma avaient de fidèles serviteurs dont les noms lui étaient inconnus, mais qui pouvaient donner leur vie pour l’honneur d’un maître et d’une maîtresse qu’ils n’avaient jamais rencontrés. La grandeur du présent d’Arakasi, et la peur que son sacrifice et ses efforts puissent être gaspillés faillirent lui faire monter les larmes aux yeux. Avec détermination, Mara revint aux problèmes pratiques.

— Arakasi, quand tu iras voir mon époux… prends le déguisement d’un domestique. Dis-lui que tu viens pour discuter des expéditions de cuir de needra pour les fabricants de tentes de Jamar. Il saura alors que vous pourrez discuter en toute sécurité. Certains domestiques de la maison de ville ne sont entrés que récemment à notre service, et mon seigneur préfère être prudent. Il te donnera tes instructions.

Arakasi s’inclina et sortit. Alors que la lumière devenait dorée sur le sentier qui menait à la route impériale, Mara se mordit les lèvres, n’osant espérer. Si elle avait bien minuté les choses, l’arrivée d’Arakasi devrait coïncider avec le comble de la passion de Buntokapi, perdu dans les bras de Teani. Il était très probable que le maître espion reçoive un accueil très différent de ce à quoi il s’attendait – à moins que son époux soit dans une humeur exceptionnellement tolérante, ce qui ne lui ressemblait pas. Inquiète, énervée et effrayée par les faibles chances qui soutenaient ses espoirs, Mara renvoya le poète qu’elle avait fait venir. Elle passa l’après-midi dans la discipline de fer de la méditation, car la beauté des vers aurait été perdue dans son état d’esprit actuel.

Les heures s’écoulèrent. Les needra rentrèrent des pâturages et les shatra s’envolèrent, annonçant l’arrivée de la nuit. Alors que l’aide-jardinier en chef allumait les lampes dans la cour, Arakasi revint, encore plus couvert de poussière qu’il l’avait été le matin, et ayant visiblement mal aux pieds. Il se présenta devant Mara alors que les servantes disposaient des coussins pour le confort de leur maîtresse. Même dans l’obscurité de la pièce, la grande marque rouge sur sa joue était clairement visible. Mara renvoya silencieusement ses servantes. Elle envoya son messager chercher un repas froid, une bassine et des linges pour qu’Arakasi puisse faire une toilette sommaire. Puis elle pria le maître espion de s’asseoir.

Le claquement des sandales du messager s’amenuisait dans le couloir. Seul avec sa maîtresse, Arakasi s’inclina cérémonieusement.

— Ma dame, votre seigneur a écouté mon salut codé, puis il est entré dans une rage noire. Il m’a frappé et il m’a ordonné que toutes les affaires dont je m’occupe vous soient adressées, ainsi qu’à Jican.

Mara soutint son regard pénétrant sans trahir le moindre sentiment. Elle semblait tendue, dans l’expectative, et après une pause Arakasi continua.

— Il y avait une femme là-bas, et votre époux semblait… préoccupé. En tout cas, c’est un superbe… comédien. Ou alors il ne jouait pas du tout la comédie.

L’expression de Mara resta innocente.

— Mon époux m’a confié un grand nombre de responsabilités dans cette maisonnée. Après tout, j’étais souveraine avant qu’il vienne ici.

Arakasi ne fut pas dupe.

— Quand le jeu du Conseil entre dans une maison, le serviteur sage n’y joue pas, cita-t-il. En tout honneur, je dois faire exactement ce que mon seigneur m’a ordonné, et je croirais que les choses sont ce qu’elles semblent être jusqu’à ce que j’aie la preuve du contraire. (Son regard s’endurcit alors, même dans l’obscurité voilée du crépuscule.) Mais je suis loyal aux Acoma. Mon cœur est avec vous, Mara des Acoma, parce que vous m’avez donné des couleurs à porter, mais mon devoir est d’obéir à mon seigneur légitime. Je ne le trahirai pas.

— C’est exactement ce qu’un serviteur loyal et honorable doit dire, Arakasi. Je n’en attendais pas moins de toi, sourit Mara, heureuse de l’avertissement de son maître espion.

» As-tu le moindre doute sur les désirs de mon époux ?

L’esclave arriva avec le plateau de nourriture. Choisissant avec gratitude un beignet de jiga, Arakasi répondit.

— En vérité, j’en aurais eu, si je n’avais pas vu la femme avec laquelle il… discutait quand je suis apparu.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Mara attendit impatiemment qu’il termine de mâcher et avale sa bouchée.

— Teani. Je la connais, répondit Arakasi d’une voix égale. C’est un agent du seigneur des Minwanabi.

Mara sentit un poignard de glace la frapper au cœur. Elle se tint suffisamment longtemps immobile pour qu’Arakasi remarque sa détresse. Après un long moment, elle reprit la parole.

— Ne dis rien de cela à personne.

— Je vous entends, maîtresse.

Arakasi profita de la pause pour attaquer sérieusement son repas. Ses voyages l’avaient amaigri, et il avait parcouru de nombreuses lieues depuis l’aube. Se sentant coupable parce qu’il arborait les marques douloureuses de la colère de Buntokapi, Mara lui permit d’achever son repas avant de lui demander son rapport complet.

Ensuite, son excitation lui fit oublier complètement la fatigue de l’espion. Elle écoutait avec des yeux brillants Arakasi déployer devant elle, en quelques mots, les intrigues et la complexité de la politique de l’empire, saupoudrées d’anecdotes amusantes. C’était pour cela qu’elle était née ! Alors que la soirée s’avançait et que la lune s’élevait derrière les cloisons, des images et des recoupements commencèrent à se former dans son esprit. Elle interrompait de temps à autre le maître espion pour lui poser des questions, et la vivacité de ses déductions faisait visiblement oublier sa lassitude à Arakasi. Il avait enfin une maîtresse qui appréciait les nuances de son travail ; son enthousiasme aiguiserait à l’avenir ses compétences. Alors que les hommes de son réseau verraient grandir la puissance des Acoma, le rôle qu’ils y auraient joué engendrerait une fierté qu’ils n’avaient jamais connue quand ils servaient le seigneur des Tuscaï.

Des esclaves entrèrent pour allumer les lampes. Alors qu’une nouvelle lumière éclairait les traits du visage du maître espion Mara remarqua le changement dans l’attitude d’Arakasi. Cet homme était un véritable trésor, et ses talents un honneur pour la maison Acoma. Mara écouta ses informations tard dans la nuit, déchirée intérieurement par une frustration que même sa faculté de perception aiguisée ne put discerner. Maintenant, elle disposait enfin des outils dont elle avait besoin pour entrer dans le jeu et trouver un moyen de venger son père et son frère de la trahison des Minwanabi. Mais elle ne pourrait rien faire, ni utiliser la moindre parcelle d’information, tant que Buntokapi serait le seigneur des Acoma. Quand enfin Arakasi sortit, Mara resta assise, les yeux fixant sans les voir les os de jiga rongés et éparpillés sur le plateau de nourriture. Elle réfléchissait profondément, et ne s’endormit pas avant l’aube.

Les invités arrivèrent tard le matin suivant. Les yeux rougis par le manque de sommeil, Mara regarda les sept palanquins s’acheminer vers le manoir. Les couleurs des armures de l’escorte lui étaient connues, et ne lui procurèrent aucune joie. Avec un soupir de résignation, Mara demanda à sa servante de lui apporter une robe convenable pour accueillir ses invités. Que leur intrusion gâche une belle matinée n’avait aucune importance. L’honneur et l’hospitalité acoma devaient être maintenus. Quand le premier palanquin atteignit la cour, Mara, accompagnée de trois servantes, attendait sur le seuil de la porte pour recevoir son occupant. Nacoya arriva par une autre porte et se joignit à sa dame au moment où le premier invité s’extirpait de ses coussins.

Mara s’inclina cérémonieusement.

— Mon seigneur Chipaka, c’est un grand honneur.

Le vieil homme ridé cligna ses yeux myopes et tenta d’identifier la personne qui lui parlait. Comme il était aussi dur d’oreille, les paroles de Mara lui avaient aussi échappé. Se rapprochant de la jeune fille qui se trouvait le plus près de lui, il plissa les yeux et hurla :

— Je suis le seigneur Chipaka des Jandawaio. Mon épouse, ma mère et mes filles sont venues rendre visite à ton maître et à ta maîtresse, jeune fille.

Il avait pris Mara pour une servante. À peine capable de contenir son amusement, la dame des Acoma ignora l’affront. Parlant directement dans l’oreille du vieil homme, elle répondit :

— Je suis Mara, épouse du sire Buntokapi, mon seigneur. À quoi devons-nous cet honneur ?

Mais le vieil homme avait reporté son attention sur une vieille femme frêle qui semblait avoir une centaine d’années, et que l’on aidait à sortir du palanquin le plus tape-à-l’œil, aussi délicatement que si elle était un œuf de joaillerie. Mara envoya ses servantes à leur aide, pour témoigner son respect envers ses invités, car les porteurs étaient couverts de la poussière de la route. La vieille femme ne prononça aucun remerciement. Parcheminée et ressemblant à un oiseau sans plumes, elle se contenta de vaciller entre les deux servantes qui la soutenaient. Trois autres femmes sortirent des autres palanquins, trois répliques plus jeunes de la grand-mère, tout aussi aigries qu’elle dans cette calme matinée. Elles semblaient respecter les moindres caprices de la mode la plus ostentatoire. Se rassemblant autour de la vieille femme, elles commencèrent immédiatement à caqueter de façon agaçante. Mara mit un frein à son exaspération, car cette invasion de sa demeure était déjà une épreuve.

Le vieil homme se rapprocha en traînant le pas, souriant et lui donnant une légère tape sur les fesses. Mara bondit en avant, clignant des yeux sous le choc et le dégoût. Mais le vieil homme ne semblait pas prêter attention à sa gêne.

— Je n’ai pas pu assister au mariage de ta maîtresse, jeune fille. Mon domaine près de Yankora est très loin, et mère était malade.

Il fit un geste vers la frêle vieillarde qui regardait maintenant le vide d’un œil vague, et jugeait inepte l’attitude de ses petites-filles qui tançaient continuellement les servantes. Dans ce véritable poulailler de jiga, une femme sortit du dernier palanquin et clopina vers eux. Elle était vêtue d’une robe brodée en étoffe de sharsao, et derrière le battement affecté de son éventail, arborait un visage du même cru que celui du seigneur Chipaka. Mara décida qu’elle devait être la dame des Jandawaio.

Le vieil homme tirait avec insistance sur la manche de la dame des Acoma.

— Comme nous allions au nord pour nous rendre à la Cité sainte, nous avons fait arrêter notre nef d’apparat à Sulan-Qu, pour rendre visite à ton seigneur… Ah oui, c’est bien cela son nom. Je suis un vieil ami de son père, tu sais. (Le vieil homme fit un clin d’œil complice à Mara.) Ma femme a le sommeil très lourd, sais-tu ? Viens me rejoindre cette nuit, jeune fille.

Il tenta de tapoter le bras de Mara d’une façon qu’il pensait être séduisante, mais ses gestes étaient si peu assurés qu’il manqua son poignet.

Une lueur malicieuse étincela dans les yeux de Mara. Le vieil homme concupiscent n’avait pas le moindre tact, et son haleine empestait les dents gâtées, mais elle étouffa avec peine un sentiment de délice.

— Vous souhaitez voir le seigneur des Acoma ? Alors, mon seigneur, j’ai bien peur que vous ne deviez retourner à Sulan-Qu, car le seigneur Buntokapi réside maintenant dans sa maison de ville.

Le vieil homme cligna des yeux, le visage dénué de toute expression. Obligeamment, Mara lui répéta son message en hurlant.

— Oh. Pourquoi pas, certainement. Sa maison de ville.

Le vieil homme lança un autre regard paillard à Mara. Puis il agita brusquement la tête et fit un geste à sa suite.

Les femmes, toujours caquetantes, ne comprirent rien à ce qui se passait quand leurs esclaves se rassemblèrent près des palanquins. Les porteurs qui soutenaient la vieille femme minuscule firent brusquement demi-tour et dirigèrent la dame, confuse, vers ses coussins. Couvrant de sa voix ses marmonnements et ses plaintes, le vieil homme cria :

— Allez. Allez, mère, nous devons retourner en ville.

Les filles et leur mère protestèrent en chœur d’une voix bruyante et aigrie à l’idée de retourner dans leur palanquin. Elles minaudèrent et retardèrent le mouvement, espérant arracher à la dame des Acoma une invitation à prendre des rafraîchissements, mais le seigneur Chipaka, sourd comme un pot, ne prêta pas attention à leur vacarme. Comme il semblait avoir hâte de faire irruption chez le seigneur Buntokapi, Mara décida de ne pas gêner son départ. Alors que la matriarche et son poulailler étaient reconduits dans la sécurité de leurs litières closes, elle offrit gracieusement les services d’un esclave messager pour les guider sur le chemin de la maison de ville, afin que la visite de courtoisie à son seigneur ne souffre plus de délais inutiles.

Le seigneur des Jandawaio fit un geste vague et se traîna jusqu’au palanquin qu’il partageait avec sa mère. Une main sur les rideaux, il s’arrêta et déclara :

— Et dis à ta maîtresse que je suis désolé de l’avoir manquée, jeune fille.

Secouant légèrement la tête, Mara répondit :

— Je le ferais, mon seigneur.

Les esclaves se penchèrent, puis levèrent les perches des palanquins, les muscles luisants de sueur. Alors que la procession se traînait sur le sentier, Nacoya hasarda un commentaire.

— Ma dame, le seigneur Bunto sera furieux.

Mara regardait d’un air calculateur la suite qui s’éloignait. Si la vieille matriarche des Jandawaio détestait être bousculée et exigeait que les porteurs marchent lentement, les visiteurs de Buntokapi arriveraient une heure après son retour dans le lit de Teani. Avec ferveur, Mara murmura :

— Je l’espère de tout mon cœur, Nacoya.

Elle retourna dans ses appartements, pour étudier les cartes et les documents qui l’y attendaient. Nacoya la regarda avec étonnement, se demandant quel motif improbable poussait sa jeune maîtresse à provoquer la colère de la brute qu’elle avait épousée.

Trois jours plus tard, ignorant la présence de Nacoya et des autres serviteurs, Buntokapi fit irruption dans les appartements de Mara sans être annoncé. À la vue de ses sandales poussiéreuses, Mara se crispa par réflexe. Mais il portait des chaussures de marche, dépourvues des clous utilisés sur les champs de bataille ou sur les terrains d’entraînement.

— Tu n’aurais jamais dû permettre à ce vieux fou et à son poulailler de venir à ma maison de ville, commença le seigneur des Acoma.

Le ton de sa voix repoussa les servantes dans les coins de la pièce.

Mara baissa les yeux, autant par repentir que pour cacher son amusement à entendre Buntokapi traiter de volailles les femmes du seigneur des Jandawaio.

— Mon époux est-il contrarié ?

Buntokapi se laissa tomber sur la natte devant elle avec un soupir d’exaspération.

— Femme, ce vieux fou était un ami de mon grand-père. Il est pratiquement sénile ! La moitié du temps, il pense que mon père est son vieil ami d’enfance, et que je suis Tecuma des Anasati. Et sa mère est pire ! C’est pratiquement un cadavre qu’il traîne partout où il se rend. Par les dieux, femme, elle doit avoir près d’une centaine d’années. Tout ce qu’elle fait, c’est regarder dans le vide, baver et salir les nattes sur lesquelles elle est assise. Et le seigneur Chipaka lui parle tout le temps ; tout le monde lui parle, l’épouse, les filles, même les domestiques ! Elle ne répond jamais, mais ils croient qu’elle le fait ! (Son ton monta alors que le récit de la visite attisait sa colère.) Maintenant, je veux savoir quelle est l’idiote de servante qui les a envoyés à ma maison de ville ! Tout ce dont Chipaka se souvenait, c’est qu’elle avait une forte poitrine !

Mara se retint avec difficulté de sourire. Le très myope seigneur Chipaka avait peut-être pensé que la poitrine de Mara était avantageuse, puisqu’il avait mis son nez à quelques centimètres de son décolleté quand il lui avait parlé. Intrigué par le rougissement de son épouse, et soupçonnant qu’elle se moquait peut-être de lui, Buntokapi hurla à en faire trembler le chambranle des portes.

— Et il a peloté ma… servante. Juste sous mes yeux, il a tendu la main et il… l’a pincée !

Trop furieux pour se contenir, Buntokapi bondit sur ses pieds. Il leva les poings, fulminant au point d’être en sueur.

— Et il est resté deux jours ! Pendant deux jours, j’ai dû céder mes appartements à ce vieux fou et à son épouse. Ma… servante, Teani, a dû s’installer dans une hôtellerie proche. Le vieux débauché n’arrêtait pas de poser la main sur elle.

Mara s’assit alors et le provoqua délibérément.

— Oh, Bunto, vous auriez dû lui laisser mettre la fille dans son lit. Ce n’était qu’une domestique, et si le vieux seigneur était encore capable de l’honorer après toutes ces années, au moins la diversion l’aurait occupé.

La rougeur de Buntokapi s’accentua.

— Pas dans ma demeure ! Si je trouve cette stupide vache qui a envoyé Jandawaio à Sulan-Qu, je lui arracherai personnellement la peau du dos.

La réponse de Mara semblait douce comparée aux rugissements de son époux.

— Bunto, vous aviez dit que si quelqu’un venait vous rendre visite, il fallait l’envoyer à votre maison de ville, et ne pas le laisser attendre ici. Je suis certaine que Jican en a informé tous les domestiques, et que n’importe lequel d’entre eux aurait fait la même chose.

Buntokapi s’arrêta d’aller et venir, le pied à moitié levé comme un shatra. La pose aurait été drôle s’il n’était pas si prêt à la violence.

— Eh bien j’ai fait une erreur. À partir de maintenant, n’envoie personne à ma maison de ville sans mon consentement préalable !

Son cri tonitruant éveilla Ayaki, qui s’agita dans ses oreillers. Apparemment préoccupée, Mara se tourna vers son enfant.

— Personne ?

L’intrusion de son fils augmenta encore la rage de Buntokapi. Il tempêta dans la pièce, agitant le poing.

— Personne ! Si un membre du Grand Conseil vient me rendre visite, il peut bien attendre !

Le bébé commença à pleurer. Mara fronça légèrement les sourcils en répondant :

— Mais, bien sûr, ce n’est pas la même chose pour votre père ?

— Donne cet enfant à un domestique et fais-le sortir d’ici ! hurla Buntokapi.

Il fit un geste furieux à Misa, qui courut prendre l’enfant dans les bras de Mara. Buntokapi donna un violent coup de pied à un oreiller, l’envoya voler dans l’étang du jardin, derrière la cloison. Puis il reprit comme s’il n’avait pas été interrompu.

— Mon père pense que je suis stupide, et que je ferais tout ce qu’il me demandera. Il peut aller pisser dans le fleuve ! Les Acoma ne sont pas à ses ordres ! (Buntokapi s’arrêta, le visage empourpré par la colère.) Non, je ne veux pas qu’il souille mes poissons. Dis-lui d’aller en aval de mes terres, et alors il pourra pisser dans le fleuve !

Mara cacha ses mains dans l’étoffe de sa robe.

— Mais sûrement si le seigneur de guerre…

Buntokapi l’interrompit.

— Si le seigneur de guerre lui-même vient ici, ne l’envoie pas à ma maison de ville ! C’est compris ?

Mara regarda son mari avec stupéfaction. La rage de Bunto redoubla. Après avoir été contenu pendant deux jours avec le seigneur des Jandawaio, son accès de colère était impressionnant.

— Même Almecho devra attendre mon bon plaisir. Et s’il ne veut pas m’attendre ici, qu’il aille donc s’asseoir dans l’enclos à needra. Et si je ne suis pas revenu au domaine le jour où il arrivera, qu’il dorme donc dans la merde des needra, cela m’est parfaitement égal. Et tu pourras lui répéter mes propres paroles.

Mara se prosterna, le front posé sur le sol, prenant presque l’attitude d’une esclave.

— Oui, mon seigneur.

L’acte d’obéissance devança le geste de son époux, qui avait envie de frapper quelque chose du poing maintenant que sa colère avait trouvé une cible.

— Autre chose. Tous ces messagers que tu ne cesses pas d’envoyer. Je veux que tu arrêtes. Je reviens au manoir assez souvent pour surveiller la gestion de mes biens. Je n’ai pas besoin que des domestiques me dérangent toute la journée. Compris ?

Il se pencha brusquement, soulevant sa femme par le col de sa robe. Elle répondit avec difficulté, la respiration gênée par son poing.

— Vous ne souhaitez pas être dérangé, et aucun messager ne doit vous être envoyé.

— Oui ! lui hurla Buntokapi au visage. Quand je me repose en ville, je ne veux être dérangé pour aucune raison. Si tu m’envoies un domestique, je le tuerai avant même qu’il délivre son message ! Compris ?

Il la secoua légèrement.

— Oui, mon seigneur. (Mara lutta faiblement, ses chaussons ne touchant presque plus le sol.) Mais il y a encore un sujet qui…

Buntokapi la poussa violemment en arrière, et elle trébucha dans les coussins.

— Assez ! Je ne veux rien entendre.

Mara se releva vaillamment.

— Mais, mon époux…

Bunto lui décocha un coup de pied, attrapant l’ourlet de la robe de Mara. L’étoffe se déchira et la jeune femme se tapit au sol, se protégeant le visage de ses mains. Buntokapi hurla :

— J’ai dit, assez ! Je n’écouterai pas un mot de plus ! Que Jican s’occupe du commerce. Je retourne immédiatement en ville. Ne me dérange sous aucun prétexte !

Avec un dernier coup de pied en direction de Mara, il tourna sur ses talons et sortit à grandes enjambées de ses appartements. Alors que le bruit de ses pas s’évanouissait, on pouvait entendre Ayaki qui pleurait dans une autre pièce.

Après un court instant de prudence, Nacoya se précipita vers sa maîtresse. L’aidant à se relever et tremblante de frayeur, elle chuchota :

— Maîtresse, vous n’avez pas parlé à votre époux du message de son père.

Mara se frotta la jambe, qui commençait à rougir.

— Tu as bien vu, Nacoya. Mon époux et seigneur ne m’a laissé aucune chance de lui transmettre le message de son père.

Nacoya s’assit sur ses talons. D’un air sinistre, elle hocha la tête.

— Oui, cela est vrai, ma dame. Mon seigneur Buntokapi ne vous a pas laissé la moindre possibilité de parler.

Mara rajusta sa robe déchirée, les yeux fixés sur le parchemin ouvragé arrivé le matin même, qui annonçait la prochaine arrivée de son beau-père et du plus auguste de ses compagnons de voyage, Almecho, seigneur de guerre de Tsuranuanni. Puis, oubliant ses meurtrissures devant l’énormité des ordres de son époux, elle sourit.