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PROJETS

L’air était immobile.

Desio des Minwanabi, assis devant la table du cabinet de travail de son défunt père, était en train d’examiner des comptes. Bien qu’il fût midi, une lampe brûlait près de lui. La pièce plongée dans l’ombre était une vraie fournaise, toutes les cloisons et les volets de bataille étroitement fermés, refusant aux personnes à l’intérieur le confort de la brise soufflant du lac. Desio ne semblait pas incommodé par la chaleur. Une mouche de jade solitaire bourdonnait autour de la tête du jeune seigneur, apparemment déterminée à atterrir sur son front. Desio remua distraitement la main, comme pour chasser l’insecte gênant et, l’espace d’un instant, l’esclave en sueur qui l’éventait perdit son rythme. Il hésita, ne sachant pas si le seigneur des Minwanabi lui avait ordonné de se retirer.

Une silhouette voûtée fit signe à l’esclave de rester. Incomo, premier conseiller de la maison Minwanabi, attendait patiemment que son maître ait fini de lire les rapports. Les sourcils de Desio se froncèrent. Il rapprocha la lampe à huile et tenta de se concentrer sur le contenu des papiers placés devant lui, mais les caractères semblaient nager dans l’air humide de l’après-midi. Finalement, il s’écarta de la table avec un soupir de frustration et d’irritation.

— Assez !

— Mon seigneur ? demanda Incomo, en regardant son jeune maître avec un détachement dissimulant son inquiétude.

Desio, qui n’avait jamais été athlétique, repoussa la lampe et se remit lourdement sur ses pieds. L’étoffe de la ceinture qui fermait la robe d’intérieur qu’il portait dans ses appartements était distendue par son ventre massif. La sueur ruisselait sur son visage, tandis que, d’une main potelée, il écartait de ses yeux des mèches de cheveux trempés.

Incomo savait que l’agitation de Desio n’était pas entièrement due à l’humidité inhabituelle, conséquence d’un orage tropical au sud, rare en cette saison. Le seigneur des Minwanabi avait ordonné que les cloisons soient verrouillées, ostensiblement pour protéger son intimité. Mais le vieil homme connaissait la raison qui motivait cet ordre apparemment irrationnel : la peur. Même dans sa propre demeure, Desio était effrayé. Le seigneur d’une grande maison, et encore moins de l’une des Cinq Grandes Familles, ne pouvait admettre une telle faiblesse, et le premier conseiller n’osait pas aborder le sujet.

Desio faisait lourdement les cent pas dans la pièce. Sa rage montait lentement, sa respiration torturée et ses poings serrés étaient un signe certain que, dans quelques minutes, il frapperait le premier membre de sa maisonnée à sa portée. Le jeune seigneur avait déjà une nature cruelle et mesquine durant le règne de son père, mais son comportement violent s’était pleinement épanoui depuis la mort de Jingu. Depuis que sa mère s’était retirée dans un couvent de Lashima, Desio laissait libre cours à toutes ses pulsions. L’esclave à l’éventail suivait son maître dans ses déplacements, essayant d’accomplir son devoir sans se trouver sur son chemin.

— Mon seigneur, peut-être qu’une boisson fraîche apaiserait votre impatience, suggéra le premier conseiller, espérant éviter qu’un autre esclave soit blessé. Ces problèmes commerciaux sont urgents.

Desio continua à faire les cent pas comme s’il n’avait rien entendu. Depuis quelque temps, il négligeait son apparence physique, comme en témoignaient ses joues et son nez couperosés, les cernes noirs sous ses yeux injectés de sang, les cheveux gras qui pendaient sur ses épaules, et la saleté sous ses ongles. Incomo se fit la réflexion que, depuis le suicide rituel de son père, le jeune seigneur s’était comporté comme un needra mâle en colère, se vautrant dans une mare boueuse avec une dizaine de femelles. C’était une étrange façon de montrer son chagrin, mais que l’on pouvait voir de temps en temps : les personnes confrontées pour la première fois à la mort s’adonnaient souvent à un comportement d’affirmation de la vie. Pendant des jours, Desio était resté cloîtré, ivre mort, dans ses appartements privés, en compagnie de femmes, et avait totalement ignoré les affaires des Minwanabi.

Le surlendemain de la mort de Jingu, certaines filles étaient réapparues, meurtries et contusionnées par les coups que leur avait assenés Desio lors de ses rages passionnées. D’autres filles les remplacèrent, se succédant les unes aux autres, jusqu’à ce que le seigneur des Minwanabi sorte finalement de son accès de chagrin. Depuis le jour où il avait regardé silencieusement son père se jeter sur son épée ancestrale, il semblait avoir vieilli de dix ans.

Desio faisait maintenant semblant de gérer les biens dont il avait hérité, mais il commençait à boire vers midi et continuait jusque tard dans la nuit. Bien qu’il soit le seigneur de l’une des Cinq Grandes Familles de l’empire, il semblait incapable d’accepter l’immense responsabilité qui accompagnait cette puissance. Tourmenté par ses démons intérieurs, il tentait de leur échapper dans les bras des femmes ou en les noyant dans des flots de vin. Si Incomo l’avait osé, il aurait envoyé à son maître un guérisseur, un prêtre et un précepteur, qui lui auraient fait de sévères remontrances sur les devoirs qui incombaient à un souverain. Mais il lui suffisait de regarder les yeux de Desio – et la folie qui y couvait – pour savoir que ses efforts seraient inutiles. L’esprit du seigneur bouillonnait d’une rage que, seul, le dieu Rouge pouvait apaiser.

Incomo tenta une dernière fois de recentrer l’attention de Desio sur le commerce.

— Mon seigneur, si je peux me permettre de vous le faire remarquer, nous perdons des jours précieux. Vos navires attendent, les cales vides, à leur mouillage de Jamar. S’ils doivent faire voile vers…

— Assez !

Le poing de Desio s’écrasa contre une cloison intérieure, déchirant la délicate soie peinte et brisant l’encadrement. Il donna un coup de pied rageur aux débris répandus sur le sol, puis se retourna brusquement et heurta l’esclave à l’éventail. Fou de rage, le seigneur des Minwanabi le frappa comme s’il s’agissait d’un meuble. L’esclave tomba à genoux, le nez cassé et les lèvres déchirées, son sang inondant son visage, sa poitrine et la cloison en miettes. Craignant pour sa vie, il parvint à empêcher le grand éventail de toucher son maître, malgré la douleur et les larmes qui le rendaient à moitié aveugle. Desio ne prêta pas la moindre attention à la déférence héroïque de l’esclave. Il se retourna vers son conseiller.

— Je ne peux pas me concentrer sur quoi que ce soit, tant qu’elle vivra !

Incomo n’avait pas besoin d’explications pour savoir à qui son maître se référait. L’expérience lui avait appris qu’il ne pouvait rien faire, sinon s’asseoir et supporter une nouvelle crise de rage.

— Mon seigneur, répondit-il anxieusement, vous ne pourrez poursuivre votre vengeance si toute votre richesse s’évanouit peu à peu par négligence. Si vous ne voulez pas prendre ces décisions, permettez au moins à votre hadonra de gérer lui-même ces questions.

Desio ne prêta aucune attention à la suggestion de son conseiller. Regardant dans le vide, il chuchota d’une voix rauque, comme si prononcer le nom haï lui donnait de la substance :

— Mara des Acoma doit mourir !

Heureux maintenant de se trouver dans une pièce sombre qui dissimulait ses propres peurs, Incomo acquiesça.

— Bien sûr, mon seigneur. Mais le moment n’est pas encore venu.

— Alors, quand viendra-t-il ! hurla Desio, perçant les oreilles d’Incomo. (Il donna un coup de pied à un coussin, puis baissa la voix pour reprendre sur un ton plus calme :) Quand ? Elle a réussi à échapper au piège de mon père. Plus encore : elle l’a forcé à déshonorer son propre serment de sécurité envers un invité, l’obligeant à se suicider dans la honte.

Desio s’agitait de plus en plus alors qu’il comptait les offenses de Mara contre sa famille.

— Cette… fille ne nous a pas simplement vaincus, elle nous a rabaissés – non, elle nous a humiliés !

Il piétina rageusement le coussin et, fermant à demi les yeux, observa son conseiller.

L’esclave à l’éventail se fit tout petit en reconnaissant cette expression, qui ressemblait étonnamment à celle de Jingu des Minwanabi quand il était en colère. Saignant du nez et de la bouche, mais tentant vaillamment d’éventer son maître en sueur, il levait et abaissait son instrument en gardant un rythme régulier, tandis que la voix de Desio se changeait en un murmure rauque et conspirateur.

— Le seigneur de guerre la considère avec amusement et affection, et même avec faveur – après tout, il couche peut-être avec cette garce – pendant qu’on enfonce nos visages dans la bave de needra. Nous mangeons de la bouse de needra chaque jour où elle respire !

L’expression de Desio se fit plus menaçante. Il observa les cloisons étroitement fermées, comme si elles éveillaient en lui un souvenir. Pour la première fois depuis la mort de Jingu, une lueur de raison revint dans ses yeux. Incomo se retint de pousser un profond soupir de soulagement.

— Et plus encore, finit Desio avec la lenteur et la prudence dont un homme ferait preuve en présence d’une vipère pusk prête à mordre. Elle constitue maintenant un danger réel pour ma propre sécurité !

Incomo acquiesça en son for intérieur. Il savait que la raison profonde du comportement de Desio était la peur. Le fils de Jingu vivait chaque jour dans la terreur que Mara reprenne la guerre de sang des Acoma contre les Minwanabi. Devenu souverain, Desio était la cible privilégiée des machinations de Mara, sa vie et son honneur les prochains sur sa liste.

Bien que la chaleur étouffante ait usé sa patience, Incomo tenta de rassurer son maître. Car cet aveu, même prononcé dans l’intimité entre un seigneur et son conseiller, était la première étape pour l’aider à surmonter sa peur et, peut-être, aussi pour vaincre dame Mara.

— Seigneur, la fille acoma fera bientôt une erreur. Prenez votre mal en patience ; attendez le bon moment…

La mouche de jade revint importuner Desio ; l’esclave bougea son éventail pour intercepter son vol, mais Desio repoussa les plumes d’un geste. Dans l’ombre de la pièce, il lança un regard furieux à Incomo.

— Non, je ne peux pas attendre. La chienne acoma a déjà le dessus et elle ne fera que renforcer sa position. La situation de mon père était plus avantageuse que la mienne ; il se tenait sur les marches du trône d’or du seigneur de guerre ! Maintenant, il n’est plus que cendres, et je peux compter mes alliés loyaux sur les doigts d’une main. Et tout notre chagrin et notre humiliation ont été provoqués par… cette femme !

C’était malheureusement vrai. Incomo comprenait la répugnance de son maître à prononcer le nom de son ennemie. Quand son père et son frère étaient morts, elle était à peine sortie de l’enfance, et ne disposait que de très peu de soldats et d’aucun allié. En moins de trois ans, Mara avait acquis plus de prestige pour les Acoma qu’ils n’en avaient jamais connu durant leur longue et honorable histoire. Incomo tenta en vain de songer à quelques paroles apaisantes, mais les récriminations de son jeune seigneur étaient parfaitement justifiées. Il fallait craindre Mara, car maintenant sa puissance avait augmenté au point qu’elle pouvait non seulement se protéger, mais aussi défier directement les Minwanabi.

— Rappelez Tasaio à vos côtés, suggéra doucement le premier conseiller.

Desio cligna des yeux, semblant momentanément stupide, ce qui n’arrivait jamais à son père. Puis une lueur de compréhension brilla dans son regard. Il observa la pièce et remarqua l’esclave à l’éventail qui était toujours à son poste, en dépit du sang qui coulait de son nez cassé et de ses lèvres éclatées. Dans un moment de considération inattendue, Desio congédia le malheureux. Il restait seul avec son conseiller.

— Pourquoi devrais-je rappeler mon cousin de la guerre sur le monde des barbares ? Tu sais qu’il convoite ma position. Jusqu’à ce que je me marie et que j’aie des enfants, il est le prochain dans la ligne de succession. Et il est trop proche du seigneur de guerre à mon goût. Mon père avait raison de le tenir à l’écart, sur un monde éloigné.

— Votre père a aussi eu raison de laisser votre cousin organiser la mort du seigneur Sezu et de Lanokota. (Les mains enfoncées dans ses manches, Incomo proposa une autre solution :) Pourquoi ne pas laisser Tasaio s’occuper de la fille ? Le père, le fils… et ensuite la fille.

Desio réfléchit. Tasaio avait attendu que le seigneur de guerre s’absente de la campagne sur le monde barbare pour ordonner au seigneur Sezu et à son fils d’entreprendre une action militaire impossible. Il s’était assuré de leur mort sans exposer les Minwanabi à une accusation publique. La manœuvre avait été brillante, et le père de Desio avait récompensé Tasaio en lui offrant quelques belles terres dans la province d’Honshoni. Tapotant sa joue d’un doigt potelé, Desio hésitait.

— Je ne suis pas sûr. Tasaio pourrait devenir dangereux pour moi, peut-être aussi dangereux que… cette fille.

— Votre cousin défendra l’honneur des Minwanabi, rétorqua Incomo en secouant la tête pour signifier son désaccord. En tant que souverain, vous n’êtes plus une cible pour l’ambition de Tasaio, comme vous l’étiez lorsque le seigneur Jingu était encore en vie. C’est une chose de chercher à détruire un rival, et une autre de tenter de renverser son seigneur légitime. (Incomo réfléchit un moment, et ajouta :) En dépit de ses ambitions, il est impensable que Tasaio rompe son serment de loyauté envers vous. Il ne fera rien contre vous, pas plus qu’il l’aurait fait contre votre père, seigneur Desio.

Il appuya sur ces derniers mots, pour souligner son argument.

Desio se leva, ignorant la mouche qui avait fini par se poser sur son col. Les yeux dans le vide, il soupira à voix haute.

— Oui, bien sûr. Tu as raison. Je dois rappeler Tasaio et lui demander de me prêter serment de vassalité. Puis il devra me défendre, au prix de sa propre vie s’il le faut, ou être déchu à jamais de son honneur de Minwanabi.

Incomo attendit, conscient que son maître n’avait pas terminé. Quelquefois maladroit avec les mots, Desio possédait cependant une certaine ruse, même s’il n’avait pas l’instinct de son père ou le génie de son cousin. Il traversa la pièce pour se camper devant la fenêtre.

— Je vais aussi faire venir tous mes autres vassaux loyaux et mes alliés, déclara-t-il enfin. Oui, nous allons tenir une grande réunion officielle. Personne ne pourra penser que j’ai hésité à rappeler mon cousin pour qu’il serve chez nous. Oui, nous allons faire venir ici tous nos vassaux et nos alliés.

D’un air décidé, le seigneur obèse claqua dans ses mains. Deux domestiques en livrée orange firent glisser les portes peintes et entrèrent pour prendre ses ordres.

— Ouvrez ces maudites cloisons, ordonna Desio. Vite ! J’ai chaud. (Puis, comme si un grand poids venait d’être ôté de son âme, il ajouta :) Laissez entrer un peu d’air frais, au nom de tous les dieux.

Les domestiques s’affairèrent, ôtant les verrous et les barres, et bientôt le cabinet de travail fut inondé de lumière et l’air frais y entra librement. La mouche posée sur le col du seigneur s’envola vers la liberté, en direction du lac. Les eaux étincelaient sous les reflets d’argent du soleil, parsemées de bateaux de pêcheurs qui lançaient leurs filets de l’aube au crépuscule. Desio semblait avoir renoncé à se montrer complaisant envers lui-même. Il traversa la pièce pour rejoindre son premier conseiller. Ses yeux brillaient d’une confiance toute neuve, car la peur paralysante provoquée par la mort de son père disparaissait devant son projet enthousiaste.

— Je prononcerai mes vœux sur le natami de ma famille, dans le jardin sacré des ancêtres minwanabi, en présence de toute ma parentèle… Nous montrerons que les Minwanabi n’ont pas déchu. (Puis, avec un sens de l’humour inattendu, il ajouta :) Ou tout du moins, pas tant que cela.

Il appela son hadonra à grands cris et commença à donner des ordres.

— Je veux les divertissements les plus raffinés. Cette fête doit surpasser le désastre que mon père avait préparé en l’honneur du seigneur de guerre. Que tous les membres de la famille soient invités, y compris ceux qui se battent sur le monde barbare…

— Ce sera fait, mon seigneur.

Incomo envoya un messager qui partit immédiatement relayer les instructions aux officiers, aux conseillers, aux domestiques et aux esclaves. Quelques instants plus tard, deux scribes copiaient fébrilement les ordres de Desio pendant que, sur le côté, le garde des sceaux de la famille attendait avec de la cire chaude.

Desio observa toute cette agitation, un sourire froid aux lèvres. Il continuait à parler d’une voix monotone, ses ordres et ses projets grandioses l’enivrant plus que le vin. Soudain, il s’arrêta. Il annonça à la cantonade :

— Et envoyez un message au grand temple de Turakamu. Je vais faire construire un portique de prière. Tous les voyageurs qui passeront dessous imploreront l’indulgence du dieu Rouge, pour qu’il considère avec faveur la vengeance des Minwanabi. Je fais ce vœu à Turakamu : le sang coulera à flots jusqu’à ce que j’aie la tête de cette garce d’Acoma !

Incomo s’inclina pour dissimuler sa soudaine inquiétude. Faire un tel serment à Turakamu pouvait apporter la chance durant un conflit, mais un tel vœu au dieu Rouge ne se faisait pas à la légère ! Un désastre pouvait survenir si le serment n’était pas respecté. Et souvent les dieux se montraient capricieux et changeants. Incomo resserra ses robes autour de lui, trouvant soudain glacial l’air venu du lac. Il espérait que cette sensation était provoquée par la brise et n’était pas un présage de malheur.

Dans le plus grand jardin des Acoma, un soleil éclatant passait entre les branches des arbres et dessinait des taches de lumière sur le sol. Les feuillages bruissaient, tandis que la petite cascade de la fontaine construite au centre de la cour chantait sa mélodie perpétuelle. Malgré l’environnement agréable, toutes les personnes présentes à ce conseil partageaient les soucis de leur maîtresse.

Mara était assise au milieu de ses principaux conseillers, le front soucieux. Vêtue d’une robe d’intérieur des plus légères, ne portant pour tout bijou qu’une pierre précieuse verte montée sur une chaîne de jade sculptée par les Cho-ja, elle semblait presque distraite, l’image même de la dame au repos. Cependant, dans ses yeux bruns luisait une étincelle que ses conseillers les plus proches reconnurent comme de la perplexité.

La dame observa un par un ses conseillers et ses officiers, qui constituaient le cœur de la maison Acoma. Le hadonra, Jican, un homme petit et nerveux, à l’esprit d’une grande acuité pour les questions de commerce, était comme à son habitude assis timidement sur les coussins. Grâce à sa gestion précise, la richesse des Acoma s’était accrue, mais il préférait progresser par petites étapes prudentes, évitant les paris risqués qui plaisaient tant à Mara. Aujourd’hui, Jican s’agitait moins que d’habitude, et la dame des Acoma en déduisit que les fabricants de soie cho-ja avaient commencé leur tissage. Les premiers rouleaux de tissu seraient terminés à l’approche de l’hiver et prêts à être commercialisés. La richesse des Acoma allait encore croître. Pour Jican, c’était vital. Mais Mara savait que la richesse seule ne suffit pas à protéger une grande maison.

Son premier conseiller, Nacoya, le lui avait répété sans cesse. Et la victoire récente de Mara sur les Minwanabi rendait la vieille femme encore plus nerveuse que d’habitude.

— Je suis d’accord avec Jican, dame. Cette ascension peut se révéler dangereuse, continua-t-elle en fixant son regard perçant sur Mara. Une maison peut s’élever trop vite dans le jeu du Conseil. Les victoires qui durent sont toujours les plus subtiles, car elles ne provoquent pas d’action préventive de la part de rivaux qui s’inquiètent d’un succès soudain. Les Minwanabi vont agir, nous le savons, alors, ne provoquons pas en même temps des réactions indésirables d’autres maisons.

— Je n’ai que les Minwanabi à craindre, rétorqua Mara sans tenir compte de la remarque. Nous ne sommes brouillés avec personne pour le moment, et j’aimerais que cette situation dure. Nous devons tous nous préparer pour l’attaque qui viendra sûrement. Mais nous ne savons pas quand et sous quelle forme. (La voix de Mara devint hésitante.) Je m’attendais à des représailles rapides après la mort de Jingu, même s’il ne s’était agi que d’un raid symbolique.

Toutefois, depuis un mois, aucun changement n’avait été observé dans la maisonnée minwanabi. D’après les rapports des espions de Mara, l’appétit de Desio pour la boisson et les jeunes et belles esclaves n’avait fait que croître. Et l’œil attentif de Jican avait remarqué que la quantité de marchandises minwanabi vendues sur les marchés de l’empire avait grandement baissé. Cette diminution de l’offre avait fait monter les prix, pour la plus grande prospérité des autres maisons : ce n’était sûrement pas le souhait des Minwanabi, toujours avides de pouvoir, particulièrement après l’immense perte de prestige qu’ils avaient subie.

Et ils ne se préparaient pas non plus ouvertement à la guerre. Les baraquements des Minwanabi suivaient le même programme d’entraînement que d’habitude, et aucun ordre de rappel n’avait été envoyé aux troupes engagées sur le monde barbare.

Le commandant Keyoke préférait ne pas tenir compte des rapports des espions. Il n’admettait pas la négligence quand la sécurité de Mara était en jeu, et il travaillait parmi ses hommes du matin au soir, vérifiant l’état des armes et des armures et surveillant les manœuvres et les entraînements. Lujan, son premier chef de troupe, passait des heures à ses côtés. Comme tous les soldats acoma, il était maigre et toujours prêt au combat, le regard aux aguets et la main près de son épée.

— Je n’aime pas ce genre de choses, déclara Keyoke, d’une voix tranchante qui couvrait parfaitement le bruit de la fontaine. Le domaine des Minwanabi semble peut-être plongé dans le chaos, mais ce pourrait être une ruse cachant des préparatifs d’attaque. Desio pleure sans doute son père, mais j’ai grandi avec Irrilandi, le commandant de ses armées, et je peux vous assurer qu’il n’y a pas le moindre relâchement dans les baraquements minwanabi. Ses guerriers peuvent se mettre en marche en une seconde.

Ses mains compétentes serrèrent le rebord du casque posé sur ses genoux, jusqu’à ce que le plumet d’officier fixé sur le cimier tremble sous l’effet de sa nervosité. Le visage impassible, il haussa les épaules.

— Je sais que nos troupes devraient se préparer à repousser la menace dont vous parlez, mais les espions ne nous ont pas donné le moindre indice sur la cible de la prochaine attaque. Nous ne pouvons pas rester en état d’alerte indéfiniment, maîtresse.

— Il n’y a aucun mouvement dans les montagnes, que ce soit chez les guerriers gris ou chez les hors-la-loi, continua Lujan. Aucune force importante de bandits n’a été signalée. Il est raisonnable de croire que les Minwanabi ne préparent pas une attaque clandestine, comme ils l’ont déjà fait contre le seigneur Buntokapi.

— Cela ne semble pas être le cas, le corrigea Keyoke. Le seigneur Buntokapi, dit-il en faisant référence au défunt époux de Mara, avait eu largement le temps de se préparer. (Une lueur fugitive d’amertume passa dans son regard.) Mais pour le seigneur Sezu, ajouta-t-il, l’avertissement est venu trop tard. C’était un subterfuge de Tasaio, et cet homme est le relli le plus intelligent qui soit jamais né chez les Minwanabi, remarqua-t-il, en faisant référence au serpent d’eau kelewanais dont la morsure était toujours mortelle. Dès l’instant où je saurai que Tasaio a été rappelé sur Kelewan, je commencerai à dormir en armure.

Mara hocha la tête en direction de Nacoya, qui semblait vouloir ajouter quelque chose. Comme d’habitude, les épingles à cheveux de la vieille femme étaient de travers, mais pour une fois ses manières bourrues semblaient plus pensives que cinglantes.

— Les agents de votre maître espion prêteront une attention extrême à toutes les choses importantes qui se dérouleront dans la maisonnée minwanabi. (Une expression rusée passa sur le visage du conseiller.) Mais ce sont des hommes, dame, et ils concentreront leurs efforts sur le nombre de soldats, le stockage de vivres pour une campagne, les allées et venues des officiers, les messages envoyés aux alliés. Je vous suggère de donner à vos agents l’ordre de guetter le moment où Desio se fatiguera de ses belles esclaves. Un homme qui a un plan en tête ne s’attarde pas au lit. Je me souviens parfaitement de ce genre de comportement. Quand Desio cessera de s’abreuver de vin et de caresser des femmes, nous saurons qu’il complote la ruine de votre maison.

Mara eut un léger geste d’exaspération. Puis l’ombre d’un sourire effleura ses lèvres, la rendant incroyablement belle. Si elle ne se rendait pas compte de l’effet qu’elle produisait, Lujan, lui, en était parfaitement conscient ; il regarda sa maîtresse avec une dévotion pleine d’admiration et ajouta un commentaire espiègle.

— Ma dame, premier conseiller… (Il inclina la tête vers la vieille Nacoya.) J’ordonnerai aux guerriers qui suent sang et eau durant leurs exercices sous le soleil de midi d’attendre que le membre de Desio se fatigue. Quand le pavillon du Minwanabi baissera, nous nous alignerons tous pour la charge.

Mara rougit et lança un regard noir à son premier chef de troupe.

— Lujan, ton idée est heureuse, même si ton exemple ne l’est pas.

Depuis sa nuit de noces, Mara n’était pas à l’aise avec de tels sujets.

— Ma dame, si je vous ai offensée… répondit Lujan en s’inclinant.

Elle accepta son excuse d’un geste de la main – elle ne pouvait jamais rester fâchée contre Lujan – puis elle tourna la tête quand son coursier entra dans le jardin et s’inclina devant elle.

— Parle, Tamu, lui dit-elle doucement.

Le garçon était nouveau à son poste, encore hésitant et peu sûr de lui. Tamu appuya son front sur le sol, encore intimidé de se trouver en présence d’une grande dame.

— Dame, votre maître espion attend dans votre cabinet de travail. Il dit qu’il apporte des rapports de la province de Hokani, et plus particulièrement des domaines du nord.

— Enfin, soupira Mara.

Elle comprit dans le choix des mots du coursier ce que son maître espion, Arakasi, avait souhaité lui faire comprendre. Un seul domaine avait de l’importance dans la province de Hokani. Il aurait des nouvelles de la contre-attaque que toute sa maisonnée attendait depuis quatre semaines éprouvantes. Mara s’adressa à ses conseillers.

— Je vais immédiatement m’entretenir avec Arakasi, et je vous reverrai un peu plus tard, dans l’après-midi.

La brise jouait dans les feuilles des ulo, et la fontaine murmurait toujours son chant argentin. Les officiers acoma s’inclinèrent pour prendre congé. Keyoke et Lujan furent les premiers à se lever. Jican rassembla d’abord ses différentes ardoises et demanda à la dame la permission de rendre visite aux fabricants de soie cho-ja. Mara la lui accorda et lui fit signe de partir immédiatement, avant qu’il puisse se lancer une nouvelle fois dans la litanie de ses soucis.

Nacoya fut la dernière à se lever. Ces derniers temps, l’arthrite avait ralenti ses gestes et Mara fut émue en comprenant que, malheureusement, l’âge laissait son empreinte sur la vieille femme indomptable. Nacoya s’était montrée digne de sa promotion au rang de premier conseiller, et même si l’ancienne nourrice de Mara croyait qu’elle s’était élevée bien au-delà de ses mérites, elle avait assumé les responsabilités de sa charge avec grâce et avec une intelligence rusée. Trente années passées au service d’épouses et de filles de souverains lui avaient donné un point de vue unique sur le jeu du Conseil.

Mara observa avec nervosité la révérence contractée de Nacoya. Elle ne pouvait pas imaginer les Acoma prospérer sans les conseils acerbes de la vieille femme, ou sans la présence solide et affectueuse qui l’avait soutenue dans les pires moments, des moments auxquels elle n’aurait jamais pensé survivre. Seuls les dieux savaient combien de temps Nacoya vivrait encore, mais en frissonnant, Mara comprit que les jours de son premier conseiller étaient comptés. La dame des Acoma n’était aucunement préparée à ce deuil. À part son fils, la vieille femme était toute la famille qui lui restait. Et si elle perdait soudainement Nacoya, elle ne saurait pas qui choisir parmi ses proches pour la remplacer au poste de premier conseiller.

Mara repoussa ces pensées trop sombres. Il vaut mieux ne pas songer aux peines futures alors que les Minwanabi ourdissent leur vengeance, se dit-elle pour se justifier.

Elle ordonna à son coursier de se relever et d’informer Arakasi qu’elle le rejoindrait dans le cabinet de travail. Puis elle frappa dans ses mains pour faire venir un domestique qu’elle envoya chercher de la nourriture en cuisine. Car, à moins qu’Arakasi ait changé ses habitudes, il était venu se présenter à sa maîtresse dès son arrivée et n’avait sûrement pas mangé depuis la nuit précédente.

Le cabinet de travail de Mara était sombre et frais, même durant les premières heures de l’après-midi. Meublé d’une table basse noire et de coussins de soie verte, ses cloisons peintes à la main s’ouvraient sur un sentier bordé de buissons d’akasi. Quand les portes extérieures étaient ouvertes, elles offraient une vue superbe sur le domaine acoma, les pâturages des needra s’étendant à perte de vue, puis cédant la place aux marais d’où les shatra s’envolaient tous les soirs au crépuscule. Aujourd’hui, les cloisons n’étaient qu’entrouvertes, et des tentures de soie légère qui laissaient passer l’air tout en protégeant les lieux des regards inquisiteurs cachaient le paysage. Mara entra dans une pièce qui semblait vide au premier abord. L’expérience lui avait appris à ne pas se laisser abuser, mais elle ne put entièrement contrôler un léger sursaut de surprise.

Une voix sortit sans le moindre avertissement du recoin le plus sombre de la pièce.

— J’ai fermé les tentures, dame, car les esclaves sont en train de tailler les massifs d’akasi.

Une silhouette sombre avança, aussi gracieuse que celle d’un prédateur qui traque sa proie.

— Votre contremaître est honnête, et il est peu probable que les Midkemians soient des espions, mais je préfère prendre mes précautions et garder de bonnes habitudes.

L’homme s’agenouilla devant sa maîtresse.

— De telles pratiques m’ont sauvé la vie plus d’une fois, précisa-t-il. Je vous salue, dame.

Mara lui tendit la main et lui fit signe de se mettre à l’aise.

— Tu es doublement le bienvenu, Arakasi.

Elle étudia cet homme fascinant. Ses cheveux sombres étaient humides, mais il ne semblait pas avoir pris de bain. Arakasi avait juste pris le temps de se rincer de la poussière du voyage et d’enfiler une tunique propre. Sa haine des Minwanabi égalait celle que ressentaient tous ceux nés sur les terres acoma, et son désir de voir la plus puissante des Cinq Familles mordre la poussière et sombrer dans l’oubli lui était plus cher que la vie.

— Je n’entends plus le bruit des cisailles, fit remarquer Mara en indiquant à son maître espion de se relever. Ton retour est un véritable soulagement, Arakasi.

Le maître espion se redressa et s’assit sur ses talons. Mara avait l’esprit vif, et avec elle, les discussions abordaient souvent plusieurs sujets simultanément. Il sourit avec un plaisir non dissimulé, car à son service, ses rapports portaient toujours leurs fruits. Sans attendre que la dame s’asseye, il répondit à sa première remarque.

— Vous n’entendez plus le bruit des cisailles, dame, parce que le contre–maître a renvoyé les esclaves. Les hommes de la première équipe se sont plaints de coups de soleil, et plutôt que de se fatiguer à les fouetter, le contremaître a préféré changer l’ordre de travail.

— Ces Midkemians, soupira Mara en s’installant dans les coussins.

Elle se sentait à l’aise avec Arakasi et, comme la journée devenait de plus en plus chaude, elle desserra sa ceinture et entrouvrit sa robe pour permettre à la brise qui passait entre les tentures de la rafraîchir.

— Ils sont aussi rétifs que des needra en rut. Jican m’avait conseillé de ne pas en acheter, et j’ai bien peur qu’il ait eu raison.

Arakasi réfléchit à sa remarque en inclinant la tête de façon comique, un peu comme un oiseau.

— Jican pense comme un hadonra, pas comme un souverain.

— Ce qui signifie qu’il ne considère pas la situation dans son ensemble, compléta Mara, et une lueur s’alluma dans ses yeux.

Elle adorait mesurer son intelligence à celle de son maître espion.

— Tu trouves les Midkemians intéressants, devina-t-elle.

— Un peu, oui.

Arakasi se retourna en entendant un pas léger dans le couloir, et voyant qu’il ne s’agissait que d’un domestique venant des cuisines, il regarda à nouveau sa maîtresse.

— Leurs coutumes ne ressemblent pas aux nôtres, dame. S’il existe des esclaves dans leur culture, je pense qu’ils sont très différents. Mais je m’écarte du sujet. (Son regard devint soudain aigu.) Desio commence enfin à montrer qui est le souverain des Minwanabi.

Le domestique arriva à la porte avec des assiettes de fruits et du jiga froid. Arakasi resta silencieux alors que Mara faisait signe au serviteur de placer le plateau sur la table.

— Tu dois avoir faim.

Elle invita le maître espion à s’installer confortablement sur les coussins. Le domestique sortit en silence, et pendant un instant, un calme absolu régna. Ni Mara ni son maître espion ne tendirent la main vers les plats. La dame des Acoma parla la première.

— Parle-moi de Desio.

Arakasi se figea dans une immobilité totale. Ses yeux sombres ne montraient aucune trace d’émotion, mais ses mains, qui trahissaient si rarement son humeur, se raidirent.

— Le jeune seigneur ne pratique pas le grand jeu aussi bien que son père. Cela le rend bien plus dangereux. Avec Jingu, mes agents savaient toujours où et quand écouter. Ce n’est pas le cas avec son fils. Un adversaire expérimenté est souvent prévisible. Un novice peut se révéler… inventif.

Il sourit légèrement et hocha la tête en direction de Mara, indiquant que les propres succès de la dame en étaient la preuve.

— Il n’a aucune imagination, continua-t-il. Mais ce que Desio n’obtiendra pas par la ruse, il risque de le gagner par hasard grâce à ses bévues.

Le maître espion se versa une tasse de jus de jomach et but prudemment une gorgée. Il savait qu’il ne risquait pas de trouver du poison dans cette maison, mais comme toujours, il se hérissait en parlant des Minwanabi, ce qui augmentait instinctivement sa gêne et sa prudence. Essayant de parler d’un ton plus léger pour ne pas alarmer inutilement sa jeune maîtresse, il ajouta :

— Desio dispose de beaucoup de soldats pour commettre des bévues.

Mara remarqua l’humeur étrange de son maître espion. Elle était peut-être due au contrôle terrible qu’il exerçait sur sa haine. Elle savait que, s’il lui donnait libre cours, il chercherait à provoquer la destruction de ses ennemis sans se préoccuper du sort des choses et des personnes qui lui étaient proches.

— Mais Desio lui-même est faible, quelle que soit la force des gens qui le servent.

Arakasi abandonna sa tasse de jus de fruit sur la table.

— Il a hérité de toutes les passions de son père, mais sans posséder son sens de la mesure. Sans la vigilance du commandant Irrilandi, ses ennemis auraient déjà pénétré ses défenses et se seraient emparés de ses biens, comme une meute de jaguna s’acharne sur le cadavre d’un harulth.

Il faisait allusion aux charognards de Kelewan qui ressemblaient à des chiens, et au prédateur le plus craint de ce monde, une terreur gigantesque à six pattes, tout en vitesse et en crocs. Arakasi croisa les mains et regarda attentivement Mara.

— Mais le commandant Irrilandi maintient ses patrouilles en état d’alerte maximale. De nombreux raids ont été lancés dans les jours qui ont suivi la mort de Jingu pour tester leurs défenses, et les Minwanabi n’ont laissé que de rares survivants rentrer pour panser leurs blessures.

— Les Xacatecas figurent parmi ces ennemis, suggéra Mara.

— Ils ne portent aucune affection aux Minwanabi, acquiesça Arakasi en hochant la tête. Mes agents dans la maisonnée du seigneur Chipino indiquent que le premier conseiller des Xacatecas a suggéré une alliance avec les Acoma. D’autres conseillers sont encore opposés à ce projet. Ils disent que vous avez déjà montré le meilleur de vous-même, et qu’il faut maintenant attendre votre chute. Chipino des Xacatecas les écoute tous, sans prendre sa décision.

Mara leva les sourcils, surprise. Les Xacatecas étaient l’une des Cinq Grandes Familles. Sa victoire sur Jingu avait véritablement augmenté le respect des puissants envers son nom, si les conseillers de Chipino débattaient d’une alliance qui serait virtuellement une déclaration de guerre aux Minwanabi. Même les Shinzawaï avaient évité de nouer ouvertement des liens avec les Acoma, se contentant pour le moment de garder une position amicale, mais neutre.

— Mais les Xacatecas peuvent attendre, reprit Arakasi. Desio n’élaborera pas de politique personnelle, et dépendra de ses conseillers et de ses relations. Le pouvoir et le commandement vont se partager entre plusieurs hommes, ce qui rendra la tâche très difficile à mes agents pour avoir une image générale claire. Nos prévisions sur sa politique générale seront peu fiables. Il nous sera certainement impossible d’évaluer les objectifs immédiats des Minwanabi.

Mara regardait un insecte qui avançait sur l’une des assiettes, et qui goûtait à chaque variété de fruit. Desio s’entourerait, de la même manière, d’individus ambitieux et avides de pouvoir, et même si leurs désirs différaient, on pouvait être sûr que tous souhaiteraient la chute des Acoma. Offrant peut-être un sinistre présage, l’insecte se décida pour une tranche de jomach, où plusieurs de ses congénères le rejoignirent.

— Nous avons de la chance que Tasaio se trouve loin d’ici, en train de faire la guerre sur Midkemia, songea la dame à voix haute.

— Notre chance a tourné, maîtresse, intervint Arakasi en se penchant légèrement vers elle. L’homme qui a organisé le meurtre de votre père et de votre frère traverse la faille aujourd’hui même. Desio a organisé une grande assemblée de ses parents et de ses partisans pour la semaine qui suivra la semaine prochaine. Il recevra leurs serments de vassalité, et plus encore. Il a payé en métal la construction d’un portique de prière consacré au dieu Rouge.

— Tasaio est très dangereux, répondit Mara en s’immobilisant soudain.

— Et ambitieux, ajouta Arakasi. Desio est peut-être gouverné par ses passions, mais les seuls intérêts de son cousin sont la guerre et le pouvoir. Avec Desio fermement installé sur le trône des Minwanabi, Tasaio fera avancer sa cause pour recevoir le commandement des troupes impériales, et servira fidèlement son seigneur – sans doute en souhaitant silencieusement que son cousin s’étrangle un jour avec un os de jiga. Tasaio peut tenter une solution militaire pour faire oublier la déchéance de son oncle. Une victoire écrasante sur la maison Acoma, en infligeant quelques dommages à d’autres grandes maisons en même temps, et Desio retrouverait sa place au Conseil juste derrière le seigneur de guerre.

Mara réfléchit à tout cela. La mort de Jingu avait fait perdre aux Minwanabi de l’honneur, des alliés et de la puissance politique. Mais leurs garnisons et leurs capacités militaires n’avaient pas souffert. De leur côté, les armées acoma étaient en train de se remettre de la destruction qui avait accompagné la mort de son père et de son frère. Trop de choses reposaient encore sur les gardes cho-ja. Malheureusement, les insectoïdes n’interviendraient que sur les terres acoma, constituant une force défensive meurtrière et fiable, mais totalement inutile pour une stratégie offensive. Dans une guerre ou un conflit hors des frontières du domaine, les Acoma ne pourraient pas égaler la puissance militaire actuelle de Desio.

— Nous devons savoir ce qu’ils préparent, déclara Mara d’une voix tendue. Est-ce que tes agents peuvent s’introduire dans cette réunion minwanabi et nous rapporter ce que les conseillers de Desio murmureront à son oreille ?

— Dame, ne surestimez pas les capacités de mes espions, lui répondit Arakasi avec un sourire amer. N’oubliez pas que l’homme qui nous renseignait était très proche de Jingu. Ce serviteur occupe toujours le même poste, mais comme Desio commence à exercer le pouvoir, nous n’avons aucune garantie qu’il lui laisse ses fonctions. Bien sûr, j’ai commencé à préparer un remplaçant au cas où les choses tournent mal, mais l’agent en place doit être adapté aux goûts de Desio. Il ne pourra pas gagner la confiance du jeune seigneur avant, au mieux, plusieurs années.

— Et Tasaio représente le plus grand danger, répondit Mara en anticipant la réflexion suivante d’Arakasi.

— Dame, soyez sûre que je ferai tout mon possible pour préparer un rapport exact des événements qui se dérouleront durant la réunion de Desio, l’assura le maître espion en s’inclinant légèrement. Si le jeune seigneur est aussi stupide qu’il en a l’air, Tasaio ne sera qu’une voix parmi tant d’autres. Si, à ma grande surprise, il a un éclair d’intelligence et confie à Tasaio la campagne contre notre famille, nous serons doublement en danger. (Il reposa un morceau de pain à peine entamé.) S’inquiéter de ce qui risque d’arriver n’apportera pas grand-chose, reprit Arakasi. Que vos intendants et vos serviteurs écoutent les rumeurs et les nouvelles sur les marchés. La connaissance donne le pouvoir, ne l’oubliez jamais. C’est ainsi que les Acoma parviendront à triompher.

Arakasi se leva avec souplesse, et Mara lui donna d’un geste la permission de se retirer. Pendant qu’il sortait discrètement de la pièce, elle remarqua en frissonnant que c’était la première fois depuis qu’elle le connaissait que le maître espion laissait de la nourriture alors qu’il était affamé. La pièce lui sembla soudain trop silencieuse, oppressante et envahie par le doute. L’image du retour de Tasaio réveilla le sentiment d’impuissance désespérée qu’elle avait éprouvé quand elle avait appris la mort de sa famille. Refusant de replonger dans les ténèbres du passé, Mara frappa dans ses mains pour appeler ses servantes.

— Faites venir mon fils, ordonna-t-elle.

Elle savait qu’Ayaki était profondément endormi, mais elle avait une soudaine envie d’entendre ses cris, de voir ses espiègleries et de sentir la chaleur de son petit corps musclé dans ses bras.