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VŒUX

Les trompes sonnèrent.

Un tonnerre de tambours se joignit à elles et la foule assemblée s’agenouilla, s’inclina, puis s’assit sur ses talons dans l’ancienne position tsurani de l’attention. Disposés selon leur rang, mais vêtus de robes blanches très simples fermées par une ceinture noir et orange, tous attendaient l’arrivée du nouveau seigneur des Minwanabi.

La haute salle des Minwanabi était unique dans tout l’empire ; un seigneur des temps anciens avait employé un architecte de génie, un artiste d’une habileté inégalable. Toutes les personnes qui visitaient la maison ancestrale de Desio ne pouvaient manquer d’être stupéfiées par la prouesse technique de l’architecte, qui avait conjugué un confort suprême et la sûreté d’une forteresse.

La colline choisie pour la construction du manoir avait été creusée, et le tiers supérieur percé d’arches ouvertes sur le ciel, laissant passer l’air et la lumière. Les cloisons qui protégeaient les lieux contre le mauvais temps avaient été retirées pour le moment, et toute la salle était baignée par la lumière du soleil de midi. La partie inférieure était taillée dans la montagne même. La chambre centrale mesurait plus de trois cents pas depuis l’entrée unique, et était ornée d’un superbe sol de mosaïque jusqu’à l’estrade d’honneur. Là, sur un trône d’agate sculptée, Desio recevrait bientôt le serment de fidélité de ses gens et de ses vassaux, convoqués pour venir lui rendre hommage.

Des gardes minwanabi en armure de cérémonie se tenaient au garde-à-vous, leurs casques laqués de noir et les plumets orange des officiers formant une double rangée dans la galerie surplombant le niveau principal. Les musiciens, placés près de l’entrée, terminèrent leur fanfare, puis abaissèrent leurs instruments. Le silence retomba.

Soudain, une note perçante déchira l’air. Une porte glissa sur le côté, et un prêtre de Turakamu, le dieu Rouge de la mort, bondit dans la salle en virevoltant. Le sifflet d’os qu’il tenait entre ses lèvres était une relique sainte datant des jours anciens. Une petite cape de plumes tombait jusqu’aux creux de ses reins, et son corps nu était peint en rouge sur noir. Il ressemblait à un squelette couvert de sang, dansant pour célébrer la gloire de son divin maître. Sa chevelure était collée à son crâne par une graisse épaisse, et les extrémités avaient été tressées en deux nattes reliées par des cordelettes et où pendaient des crânes d’enfant blanchis à la chaux.

Le grand prêtre fit trois fois le tour de l’estrade, rejoint bientôt par quatre acolytes portant une robe rouge et un masque en forme de tête de mort. Leur apparition mit l’assemblée en émoi. Un grand nombre de personnes firent subrepticement un geste pour conjurer le mauvais sort, car rencontrer les serviteurs du dieu de la mort était déplaisant, même dans les meilleures circonstances. Les sifflets déchiraient l’air de leurs appels stridents, tandis que les crânes claquaient avec un bruit sec, rythmé par les bonds du prêtre. La danse se fit de plus en plus rapide, et les acolytes commencèrent une série de pirouettes et de sauts décrivant les affres de la souffrance humaine, la puissance ultime du dieu de la mort, et le châtiment infligé aux mortels qui le mécontentaient.

Bientôt un murmure diffus troubla le calme de la haute salle. Les invités de Desio se demandaient pourquoi les prêtres rouges avaient été choisis pour célébrer un rituel de sang lors de cette assemblée. Normalement, c’étaient les prêtres de Chochocan, le dieu Bon ou, dans de rares cas, les prêtres de Juran le Juste, qui étaient sollicités pour bénir le règne d’un nouveau seigneur. La présence d’un prêtre de la mort était anormale et inquiétante.

Les danseurs virevoltèrent une dernière fois, s’immobilisèrent, et les sifflets se turent. Le grand prêtre avança silencieusement et monta sur l’estrade. Il retira un poignard écarlate d’une poche dissimulée à l’intérieur de sa petite cape et, en poussant un cri aigu et perçant, coupa sa tresse gauche. Il la suspendit au bras correspondant du trône. Puis il toucha de son front le dossier du siège, et coupa sa tresse droite. Le crâne minuscule suspendu à son extrémité claqua avec un bruit sec et sinistre en frappant l’agate sculptée. Quand il fixa le talisman au bras droit du trône, plus personne n’eut le moindre doute. Les prêtres du dieu Rouge ne coupaient leurs cheveux que lorsqu’un grand sacrifice était promis à leur divin maître. Desio des Minwanabi faisait le serment d’engager sa maison sur la voie de la violence.

Un silence inquiet régnait dans la salle quand la garde d’honneur de Desio fit son entrée. Les douze guerriers habituels étaient précédés par le commandant Irrilandi et le premier conseiller Incomo. Le nouveau seigneur venait en dernier, resplendissant dans une robe supérieure orange passementée de noir, ses cheveux noirs noués en arrière.

Incomo atteignit l’estrade, se retourna et se mit à genoux à droite du trône. Il observa la salle d’un œil critique pendant que son seigneur parcourait les derniers mètres qui le séparaient de son siège d’apparat. Desio se tenait bien, en dépit de la chaleur et du poids de l’armure qu’il portait sous ses riches vêtements, et à laquelle il n’était pas habitué. Enfant, l’héritier de Jingu ne s’était pas montré très doué pour les choses de la guerre. Ses efforts sur les terrains d’entraînement ne lui avaient valu que le mépris silencieux de ses instructeurs. Quand il avait atteint l’âge d’entrer dans les armées de son père, il avait accompagné quelques patrouilles dans des régions sûres. Mais quand les officiers s’étaient poliment plaints de son inaptitude, le jeune homme avait rejoint avec soulagement la cour de Jingu, dont il était devenu un membre permanent. Incomo jugeait que Desio avait hérité des pires défauts de son père et de son grand-père. Ce serait un miracle si les Minwanabi prospéraient sous son règne, même si les Acoma n’avaient représenté aucune menace.

Incomo étudiait la foule assemblée dans la haute salle, quand son attention fut attirée par une silhouette impressionnante, assise au premier rang des invités. Tasaio portait l’armure des Minwanabi comme un guerrier né. C’était peut-être le membre de la famille le plus compétent depuis trois générations. Ennuyé par toute cette cérémonie, Incomo songeait au plaisir qu’il aurait eu à servir un souverain intelligent comme Tasaio. Puis le premier conseiller bannit ces pensées extravagantes. Dans quelques instants, il allait prêter serment d’obéissance à Desio en toutes choses.

Le nouveau seigneur réussit à s’asseoir sur le trône sans commettre d’impair, et Incomo lui en fut très reconnaissant. Une maladresse en cet instant aurait été de très mauvais augure, un présage annonçant que la défaveur des dieux s’était abattue sur les Minwanabi. L’anxiété inondait de sueur le front du premier conseiller pendant qu’il endurait les rites séculaires précédant le discours de Desio. Puis le jeune seigneur des Minwanabi prit la parole d’une voix étonnamment ferme, qui résonna dans la salle silencieuse.

— Je vous souhaite la bienvenue, mes parents, mes alliés et mes amis. Ceux qui ont servi mon père sont doublement les bienvenus, pour leur loyauté envers lui dans le passé et envers moi dans l’avenir.

Incomo laissa échapper un soupir de soulagement, ses soucis immédiats apaisés. Le jeune seigneur remercia ensuite pompeusement les prêtres ; puis il agita ses mains cramoisies quand son discours devint plus passionné. Convaincu de sa propre importance, Desio attirait l’attention générale sur ses invités les plus éminents. Incomo tenta de paraître attentif, mais il était de plus en plus préoccupé : quelle serait la prochaine manœuvre de la dame des Acoma ?

Comment cette jeune femme avait-elle repris à son avantage les plans de meurtre de Jingu à son encontre ? Incomo repassait très souvent en revue les événements de ce jour maudit, mais il ne parvenait pas à déterminer ce qui avait inversé la situation et provoqué une issue aussi tragique.

Il savait cependant une chose : les Minwanabi avaient trop fait confiance à une courtisane appointée qui leur servait d’agent. Elle avait eu la réputation d’une professionnelle compétente, mais elle avait finalement échoué et n’avait pu accomplir son devoir. Cela avait coûté la vie à cette femme superbe. Incomo fit le vœu de ne plus jamais dépendre d’une personne qui n’avait pas prêté serment au natami des Minwanabi. Et quel avait été le rôle du chef de troupe Shimizu qui avait juré sa foi aux Minwanabi ? Quand il avait tué le garde du corps de Mara, tout s’était déroulé comme prévu ; mais la nuit suivante, le simple « accident » qui aurait dû mettre fin à la lignée des Acoma s’était transformé en désastre.

Desio annonça le nom d’un autre invité d’honneur, lui demandant de le rejoindre pour qu’il lui remette sa charge. Incomo regarda subrepticement son maître, essayant de dissimuler son ennui. Ses pensées revinrent à cette terrible journée.

Incomo réprima un frisson alors qu’il se souvenait de l’horreur qui s’était peinte sur le visage de Jingu, quand le magicien accompagnant le seigneur de guerre avait utilisé son art pour prouver la misérable trahison de la courtisane et du chef de troupe. Couvert de honte sous les yeux de ses invités, Jingu avait été forcé d’offrir réparation au nom de sa maison de la seule façon convenable. Dans toute l’histoire des Minwanabi, aucun seigneur n’avait été obligé avant lui de sauver l’honneur de la famille par le suicide. Toutes les nuits, Incomo se réveillait couvert de sueur froide, rêvant de l’instant où Jingu avait enfin retrouvé son courage et s’était jeté sur son épée ancestrale.

Incomo ne se souvenait que de peu de choses après cela. Le retour jusqu’au manoir, son seigneur allongé sur le brancard funéraire, revêtu de son armure polie et brillante, les mains croisées sur son épée… Tout cela n’était que des images floues. Le premier conseiller était surtout tourmenté par l’instant de la mort : son seigneur allongé sur la terre, le ventre ouvert, son sang et ses entrailles se répandant sur le sol, et ses yeux vides se couvrant d’un voile blanc comme ceux d’un poisson agonisant sur un quai. Le prêtre de Turakamu avait rapidement lié les mains de Jingu avec la cordelette rouge rituelle, et dissimulé son visage sous un voile écarlate. Mais le souvenir restait gravé dans la mémoire d’Incomo, indélébile. Le règne d’un grand et puissant maître s’était achevé avec une rapidité terrifiante.

Un mouvement réveilla Incomo et le ramena au présent. Il hocha la tête pour saluer un autre dirigeant venu rendre hommage à Desio. Puis le premier conseiller des Minwanabi prit une profonde inspiration et retrouva son sang-froid. Il avait géré la maisonnée avec un calme inébranlable durant les jours de dissipation de Desio. Mais derrière son impassibilité et son attitude respectueuse, Incomo luttait contre une terreur incontrôlable. Pour la première fois, malgré une longue vie passée à pratiquer le jeu du Conseil, il éprouvait une peur paralysante vis-à-vis d’un autre souverain.

Sa seule défense contre cette frayeur était la colère alimentée par l’image de Mara et de sa suite traversant le lac. Des dizaines d’autres seigneurs l’avaient accompagnée, leurs nefs multicolores rassemblées comme des oiseaux aquatiques en plumage de parade. Parmi cette flottille s’était trouvée l’immense nef blanc et or du seigneur de guerre. Almecho avait déplacé sa fête d’anniversaire du manoir de Jingu aux terres des Acoma, signe évident que les Minwanabi étaient tombés en disgrâce.

À cet instant une ombre passa sur le visage d’Incomo, mettant fin à ses réflexions. Un guerrier mince et élégant montait sur l’estrade pour s’agenouiller aux pieds du nouveau seigneur. Tasaio, fils du défunt frère de Jingu, s’inclina très bas et se présenta à son maître légitime. Sa chevelure auburn était coupée court, selon le style qu’affectionnent les guerriers. Son profil était légèrement aquilin, et son attitude impeccable ; ses mains, légèrement marquées par les cicatrices de batailles passées, possédaient la beauté d’une force atteignant la perfection. Il était l’image même du guerrier humble jurant de servir son maître, mais rien ne pouvait dissimuler l’intensité brûlante de son regard. Il sourit à son cousin et lui prêta serment.

— Mon seigneur, je jure sur les esprits de nos ancêtres communs, depuis le commencement des temps, et sur le natami où réside l’esprit des Minwanabi, que je vous honorerai en toutes choses. Ma vie et ma mort vous appartiennent.

Le visage de Desio s’épanouit lorsque son plus grand rival pour le trône des Minwanabi s’inclina devant lui, selon la tradition. Incomo oublia son souhait futile que les rôles des cousins soient inversés. Si Desio avait plié le genou devant Tasaio, alors, les Acoma auraient tremblé. Mais c’était le plus intelligent et le plus fort qui liait irrévocablement son destin au plus faible des deux. Incomo se rendit compte qu’il avait inconsciemment serré les poings quand ses ongles entaillèrent la paume de ses mains.

Quelque chose le dérangeait sans cesse depuis la nuit où la fortune des Minwanabi avait changé. Alors que Tasaio se relevait et descendait de l’estrade, les pensées du premier conseiller prirent une nouvelle direction. Mara avait réussi à découvrir le plan destiné à la tuer… Non, ce n’est pas cela, se corrigea Incomo ; elle s’attendait forcément à une tentative de meurtre. Cependant, elle avait réussi à pressentir le moment et la manière de l’attaque. Le hasard ne pouvait pas expliquer un tel coup de chance. Une coïncidence à cette échelle était improbable au point d’en devenir impossible. Le Dieu Fou de la Chance avait dû murmurer lui-même ces révélations à l’oreille de la dame pour qu’elle devine ce que Jingu et son espionne courtisane avaient préparé.

Les derniers alliés des Minwanabi se succédaient devant l’estrade, prononçant de grandes déclarations d’amitié envers Desio. Le premier conseiller observait les visages indifférents, et en conclut que ces grandes démonstrations étaient aussi utiles que des armes de sucre filé. Au premier signe de vulnérabilité des Minwanabi, tous les seigneurs présents chercheraient de nouvelles alliances. Même Bruli des Kehotara avait refusé de renouveler le serment de vassalité complète que son père avait prêté à Jingu, laissant ainsi planer des doutes sur sa loyauté. Desio avait difficilement caché son mépris quand Bruli avait simplement promis son amitié, puis avait pris congé.

Incomo souriait machinalement devant tous les nobles qui passaient, en réfléchissant à ses propres soucis. Il rejoua une nouvelle fois les événements du passé, encore et encore, jusqu’à ce que la logique lui apporte enfin la réponse. Sa conclusion était stupéfiante, impensable : les Acoma avaient un espion dans la maisonnée des Minwanabi ! Le piège de Jingu avait été soigneusement tendu et Mara n’aurait pu y échapper si elle n’avait pas obtenu des informations secrètes. Le pouls d’Incomo s’accéléra alors qu’il considérait toutes les ramifications possibles de ses conclusions.

Le jeu du Conseil ne connaissait pas de répit. Tout le monde cherchait en permanence à infiltrer les maisons rivales. Incomo lui-même disposait de plusieurs espions bien placés et avait personnellement déjoué plusieurs tentatives d’infiltration dans sa maisonnée. Mais, de toute évidence, il en avait manqué une. L’espion acoma pouvait être un domestique, un intendant, un guerrier portant un plumet d’officier, voire même un esclave. S’efforçant maintenant d’identifier le coupable, Incomo regardait avec impatience le déroulement de toutes ces formalités. Le protocole exigeait qu’il reste à son poste jusqu’à la fin de la cérémonie.

Le dernier seigneur se présenta devant l’estrade. Puis Desio s’enlisa dans un interminable discours de remerciements. Incomo faillit s’agiter sur son coussin tant il était nerveux. Les prêtres de Turakamu reprirent alors leurs maudits sifflets et commencèrent une nouvelle danse rituelle. La procession finale commença enfin, la garde d’honneur de Desio avançant à pas mesurés vers les grandes portes de la haute salle. Posté un demi-pas derrière Desio, Incomo passait mentalement en revue tous les membres importants de la maisonnée.

Son esprit alerte réduisit rapidement les éventualités, éliminant les parents directs et les gens qui étaient au service de la famille depuis leur plus tendre enfance. Mais, même après les avoir écartés, les possibilités d’infiltration d’un agent ennemi restaient encore considérables. De nombreux serviteurs avaient été engagés au cours des trois dernières années, et Incomo devait faire face à une recherche colossale. Renvoyer tous les nouveaux domestiques serait un trop grand aveu de faiblesse. Utiliser la torture pour découvrir le traître ne ferait qu’alerter l’espion. Il, ou elle, risquait alors de lui glisser entre les doigts. Non, il valait mieux progresser avec beaucoup de prudence.

La procession continua dans le tunnel aménagé en couloir et sortit. En cette fin d’après-midi, le soleil plongeait derrière les arbres. Des ombres démesurées s’étendaient sur le cortège, tandis que la garde d’honneur et les invités avançaient à pas mesurés vers l’endroit choisi pour la suite de la cérémonie. Des bancs avaient été placés en demi-cercle dans un amphithéâtre naturel, formé par un plissement de terrain entre les collines. Les invités prirent place en silence et regardèrent une zone de terrain dégagée, en contrebas. Quatre grands trous avaient été creusés, flanquant deux par deux la route principale. Une compagnie de soldats et d’ouvriers attendaient en rangs à côté d’une immense armature de bois toute neuve, couverte de poulies et de cordes.

Incomo s’installa sur l’un des bancs centraux et s’efforça de se concentrer sur les prochains événements. À la différence de la prise de pouvoir de Desio dans la haute salle, cette cérémonie n’était pas une simple formalité. Quand on construit un portique de prière, on invoque la présence d’un dieu pour le supplier d’accorder ses faveurs. Ériger un monument en l’honneur de Turakamu, le dieu Rouge, risque de provoquer la destruction de la famille si la divinité n’est pas satisfaite.

Le grand prêtre de Turakamu et ses acolytes commencèrent à danser autour des quatre poutres sculptées, qui attendaient d’être placées dans les trous préparés à leur intention. Ils virevoltèrent avec une énergie sauvage, en poussant des cris effrayants ou en soufflant dans leurs sifflets d’os sacrés. Les flancs du prêtre épuisé palpitaient sous l’effort, et la sueur dessinait des traînées claires sur sa peinture cérémonielle noir et rouge. Ses organes génitaux qui rebondissaient en suivant les mouvements de la danse amusèrent Incomo. Puis le premier conseiller se sermonna pour son impiété. Plutôt que de rire et de s’attirer le mécontentement du dieu Rouge, il détourna légèrement le regard, dans un sentiment de respect pour la danse sacrée.

Deux groupes d’ouvriers attendaient silencieusement à proximité. Des paysans et leurs familles se tenaient parmi eux. Ils ne semblaient pas être à leur place et paraissaient bizarrement mal à l’aise. Une petite fille de sept ans se mit à pleurer et s’accrocha à la main de sa mère. Incomo se demanda si la cérémonie l’effrayait. L’instant suivant, le grand prêtre termina brusquement sa rotation dans une position accroupie, juste devant le père de la petite fille. Les acolytes hurlèrent à l’unisson. Ils bondirent vers l’homme, le saisirent par les épaules dans un geste rituel et le conduisirent vers le trou le plus proche. Les sifflets d’os retentirent dans la chaleur de l’après-midi. L’homme choisi ferma les yeux et sauta silencieusement dans la fosse, profonde et large.

Puis les prêtres recommencèrent avec un autre homme, dont l’épouse enfouit son visage entre ses mains d’une façon des plus inconvenantes. Quand le second trou fut occupé, le prêtre lança un cri torturé. Puis il entonna :

— Ô Turakamu, toi qui juges tous les hommes, accueille à ton service ces deux âmes méritantes. Elles monteront une garde vigilante et éternelle sur ton monument. Regarde leurs familles avec générosité, et quand leurs enfants se rendront finalement dans ton palais, juge-les avec indulgence et rends-les à la vie avec ta bénédiction.

Incomo écouta le rituel d’ouverture avec un malaise croissant. Les sacrifices humains étaient rares dans l’empire, mais ils étaient encore pratiqués par le clergé du dieu Rouge. De toute évidence, ces deux paysans s’étaient portés volontaires pour être sacrifiés lors de la consécration du portique, dans l’espoir que leurs enfants puissent renaître lors de leur prochaine vie à une meilleure place : comme guerrier, ou peut-être même comme seigneur. Incomo avait la très nette impression qu’il s’agissait d’un marché de dupe. Si un homme menait une vie pieuse, les dieux ne devaient-ils pas lui accorder de toute façon leurs faveurs, comme l’affirmaient les préceptes des temples ?

Mais seul un imbécile oserait s’opposer à une offrande au dieu Rouge. Incomo garda une immobilité de marbre alors que les volontaires étaient installés dans leur trou, les genoux sous le menton et les mains croisées dans une attitude de prière éternelle. Les prêtres hurlèrent un hymne à leur divin maître, puis demandèrent aux équipes d’ouvriers de lever les immenses poutres qui soutiendraient l’arche du portique. Les cordes craquèrent sous le poids alors que les hommes plaçaient le premier poteau en position verticale. Ils chantèrent pour rythmer leurs efforts et le madrier se mit lentement en mouvement. L’ombre de la poutre, telle une faux sinistre, traversa le puits quand ils placèrent son extrémité en position. La foule des alliés des Minwanabi était immobile, attendant l’instant du sacrifice. Un contremaître affligé d’un léger strabisme jugea la position correcte ; il fit un signe au grand prêtre, qui porta le sifflet d’os à ses lèvres et souffla le trille qui devait appeler le dieu.

Alors que l’appel strident s’évanouissait dans l’air et que le silence retombait sur l’assemblée, deux acolytes levèrent une hache sacrée d’obsidienne et tranchèrent les cordes. La poutre sculptée fut libérée. Elle tomba avec un bruit de tonnerre dans le trou qui l’attendait, et écrasa le premier paysan comme un vulgaire insecte. Un geyser de sang jaillit de la terre, tandis que l’enfant en larmes échappait à l’étreinte de sa mère pour se jeter contre le poteau qui avait tué son père.

— Ramenez-le ! Ramenez-le ! criait-elle sans cesse alors que des soldats minwanabi l’écartaient.

Incomo savait que le prêtre rouge considérait ce début sous de mauvais auspices. Pour tenter d’apaiser son dieu, le prêtre modifia le rituel. Le sacrifice de premier rang devint un sacrifice de second rang. Il fit cliqueter sa crécelle en os avec ses ongles, et ses acolytes revêtirent de nouveaux masques de cérémonie. La seconde victime fut tirée hors de son trou, et l’on put lire une confusion extrême dans son regard. Elle croyait mourir de la même façon que son prédécesseur, mais cela n’allait apparemment pas être le cas.

Le premier acolyte masqué avança avec un bol et un poignard d’obsidienne, sans prononcer une seule parole. Obéissant à un geste du grand prêtre, les autres saisirent le fermier et l’écartelèrent au-dessus du bol. Le premier acolyte leva le poignard en chantant et en implorant la faveur du dieu. Il plaça la lame d’abord sur une tempe de la victime, puis sur l’autre, consacrant le sacrifié. Le malheureux fermier se mit à trembler au contact du poignard de pierre. Il tressaillit quand le tranchant acéré grava un symbole sur son front, et lutta pour ne pas crier sous la douleur quand le prêtre lui ouvrit le poignet droit d’un geste violent.

Du sang mouilla la poussière comme une pluie obscène. Les acolytes furent aspergés alors qu’ils se précipitaient pour recueillir le sang dans le bol ; et, comme la litanie des damnés, le sifflet du grand prêtre retentit une nouvelle fois. Le second madrier fut levé. Le poignard d’obsidienne plongea à nouveau et s’abreuva à une autre veine. Le fermier se mit à gémir. Il sentait sa vie s’enfuir, mais la fin ne venait pas assez rapidement pour étouffer sa peur. Il sursauta quand les acolytes le levèrent et le placèrent la tête la première dans le puits. La poutre se balança au-dessus de lui. Le sifflet retentit, implorant le dieu d’accorder sa faveur aux mortels. Le grand prêtre fit un geste pour hâter la cérémonie, car pour que l’offrande soit acceptable, le sacrifié ne devait pas perdre conscience et mourir avant l’heure. Mais la hâte se fit au détriment de la précision. Au moment où les cordes étaient coupées, l’un des acolytes hésita et la poutre massive tourna légèrement sur elle-même en tombant. Le fût s’écrasa contre le rebord du trou. La terre et les cailloux tombèrent en cascade dans la fosse, et la victime poussa malgré elle un cri de terreur. Puis la masse immense du madrier glissa le long de la paroi. Le madrier écrasa les jambes et les hanches du fermier, mais ne le tua pas sur le coup. L’homme se mit à hurler de douleur sans pouvoir s’arrêter, et la cérémonie devint un véritable chaos.

Desio hurla en vain aux ouvriers de redresser la poutre. Pâle dans ses vêtements somptueux, il se jeta face contre terre sur le sol ensanglanté et implora l’indulgence du dieu Rouge. Le grand prêtre s’avança, le sifflet silencieux. Devant toute l’assemblée attentive, il secoua sa crécelle d’os et ses perles et annonça solennellement le déplaisir de son divin maître. Par-dessus les cris plaintifs du sacrifié, il demanda ce que le seigneur des Minwanabi était prêt à offrir pour regagner la faveur du dieu Rouge.

Derrière eux, les esclaves tiraient sur les cordes et redressaient lentement le poteau. Les cris du fermier changèrent de timbre mais ne diminuèrent pas. Des ouvriers se précipitèrent avec des paniers de terre et les vidèrent dans le puits. Graduellement, les cris de la victime devinrent de plus en plus étouffés ; personne n’osait mettre fin à l’agonie du fermier. Sa vie avait été consacrée au dieu, et intervenir risquait de provoquer une malédiction.

Transpirant, le visage souillé de poussière et de sang, Desio s’assit.

— Tout-puissant Turakamu, entonna-t-il, je te promets la vie de mes ennemis, du noble le plus éminent jusqu’à ses parents les plus mineurs. Je te les promets, si tu acceptes de retenir ta colère et d’accorder la victoire aux Minwanabi !

Au prêtre, il déclara :

— Si le Tout-Puissant accepte mon humble supplique, je promets d’élever un second portique de prière. Ses montants seront consacrés par la vie de la dame des Acoma et de son fils premier-né, son héritier. Sous l’arche, le sol sera pavé avec la pierre concassée du natami des Acoma, et poli par les pieds de fidèles adorateurs. Voilà ce que j’offre à la gloire du dieu Rouge, s’il se montre indulgent pour les sacrilèges survenus aujourd’hui.

Desio se tut. Le prêtre resta penché au-dessus de lui pendant un long moment, immobile. Puis il accepta d’un brusque hochement de tête.

— Jurez de respecter votre promesse, hurla-t-il, et il tendit son sifflet d’os à Desio pour qu’il scelle son pacte avec le dieu.

Desio tendit la main, sachant que lorsqu’il aurait refermé ses doigts sur l’instrument d’os, il serait irrémédiablement engagé. Il hésita, et un sifflement irrité du prêtre l’avertit qu’il risquait de provoquer la fureur du dieu Rouge. Il s’empara fébrilement de la relique.

— Moi, Desio, seigneur des Minwanabi, je le jure.

— Sur le sang de votre maison, ordonna le prêtre.

Les spectateurs ne purent s’empêcher de hoqueter de surprise, car le prêtre annonçait clairement le prix de l’échec. Desio s’engageait à détruire entièrement sa maison – de lui-même jusqu’à son parent le plus éloigné – et à lui infliger la ruine qu’il destinait aux Acoma, s’il échouait. Même si un jour les deux camps désiraient conclure une trêve, il ne lui était plus possible maintenant de faire quartier. Dans un avenir proche, l’une de ces deux maisons anciennes et honorables cesserait d’exister.

— Turakamu a entendu votre offrande, cria le prêtre.

Desio lâcha la relique, et le prêtre se retourna vers le portique incomplet, dont les piliers noircis se détachaient sur le soleil couchant.

— Que ce portique reste inachevé à partir de ce jour. Ses montants seront sculptés et transformés en colonnes, où la promesse des Minwanabi sera inscrite de chaque côté. Ce monument ne sera ni terminé ni abattu jusqu’à ce que les Acoma soient réduits en cendres, pour la plus grande gloire de Turakamu ! (Il regarda alors Desio, et ajouta :) Ou que les Minwanabi ne soient plus que poussière !

Desio se remit lourdement sur ses pieds. Il semblait ébranlé, écrasé par le mauvais début de son serment grandiose. Les lèvres d’Incomo se serrèrent sous l’effet de la colère. S’il y avait effectivement un espion acoma dans la maisonnée minwanabi, le premier conseiller s’en inquiétait plus que des prochaines rumeurs qui circuleraient sur cette journée désastreuse. Il étudia les expressions des divers membres de la famille alors qu’ils partaient. La plupart montraient de la nervosité, certains semblaient effrayés, et ici et là, un seigneur avançait d’un air conquérant en relevant agressivement le menton. Un grand nombre tenteraient d’avancer dans la hiérarchie familiale si Desio se révélait un souverain trop faible, mais personne ne semblait particulièrement satisfait du tour terrible pris par les événements. Abandonnant ses tentatives de trouver l’espion par la seule force de sa volonté, Incomo chercha son maître du regard.

Tasaio se tenait aux côtés de Desio, soutenant son coude. Même si seul le seigneur portait l’armure, nul ne pouvait douter de qui était le guerrier. Tasaio avait la grâce inconsciente et meurtrière d’un sarcat. Incomo se hâta de s’approcher. Des paroles parvinrent à ses oreilles, portées par le vent qui se levait et annonçait un orage.

— Mon seigneur, vous ne devez pas vous laisser obnubiler par les malheurs de la journée et les considérer comme de mauvais augure. Vous avez prêté un serment puissant qui engage votre famille. Voyons maintenant ce qu’il faut faire pour l’accomplir.

— Oui, répondit Desio, assez hébété. Mais par où commencer ? Des guerriers cho-ja gardent le domaine de Mara. Un assaut direct serait une pure folie sans le soutien du seigneur de guerre. Et, même si nous étions victorieux, nous serions très affaiblis, et une dizaine d’autres maisons se précipiteraient pour nous mettre en pièces.

— Mais, mon cousin, j’ai quelques idées.

Tasaio entendit des pas qui s’approchaient, regarda derrière lui et reconnut Incomo. Le sourire éclatant et rapide qu’il adressa au premier conseiller semblait hypocrite, en dépit de son apparente spontanéité.

— Honorable premier conseiller, je recommande instamment que nous organisions une réunion. Si notre seigneur veut tenir sa promesse envers le dieu Rouge, nous gagnerons une grande gloire pour notre maison.

Incomo chercha de l’ironie dans ces propos – car ne pas tenir la promesse faite au dieu de la mort provoquerait la ruine des Minwanabi – et vit que Tasaio était sincère. Puis il examina le visage habituellement sévère du jeune soldat pour y déceler un signe de tromperie, mais n’en trouva aucune.

— Vous avez un plan ?

Le sourire de Tasaio s’élargit.

— Plusieurs. Mais j’ai cru comprendre que nous devions d’abord débusquer un espion acoma.

Alors que le visage sale de Desio exprimait la stupéfaction et la confusion, Incomo lutta pour dissimuler sa suspicion.

— Comment pouvez-vous être sûr de cela, honorable cousin ?

— Mais nous n’avons pas d’espions acoma dans nos rangs ! les interrompit Desio, légitimement outragé.

Tasaio posa une main apaisante sur le bras du jeune seigneur, mais dirigea ses paroles vers Incomo.

— C’est obligatoire. Sinon, comment cette garce adolescente a-t-elle pu apprendre que notre défunt seigneur avait l’intention de la tuer ?

Incomo inclina la tête vers Tasaio comme s’il lui accordait la victoire. Que Tasaio ait deviné la cause de la survie de Mara lors de la fête du seigneur de guerre montrait la profondeur de ses réflexions.

— Honorable cousin, pour le bien de tous, je pense que nous devrions écouter vos plans.

Avec une mine sévère et renfrognée, il aida le grand guerrier à reconduire son seigneur à l’abri du manoir.

Les parquets anciens craquèrent quand les domestiques s’empressèrent de réajuster les cloisons et les tentures, pour protéger la demeure de la brise du sud. Une tempête approchait, et le ciel chargé de nuages qui se reflétait sur le miroir d’argent du lac annonçait d’une façon indubitable l’arrivée précoce de la saison humide. L’odeur de la pluie se mêlait aux effluves de l’encaustique et de la poussière qui se déposait dans le cabinet de travail. C’est dans cette pièce privée que Jingu et ses prédécesseurs concevaient leurs complots les plus complexes. Les fenêtres étaient de petite taille, pour décourager d’éventuels observateurs, mais l’air n’y était jamais étouffant.

L’humidité rendait douloureuses les articulations d’Incomo. Dissimulant une envie irrésistible de froncer les sourcils, il s’assit précautionneusement face au seigneur, qui trônait sur un amas complexe de coussins placés sur une estrade de cinq centimètres de haut. Dans le passé, un ancêtre minwanabi avait dû décider qu’un seigneur devait toujours se trouver au-dessus de ses inférieurs, et les pièces les plus anciennes du manoir gardaient la marque de sa lubie.

Incomo avait vécu depuis sa plus tendre enfance dans cette demeure à plusieurs niveaux, où les dalles de certaines allées étaient plus hautes que leurs voisines d’un demi-pas. Un nouveau serviteur se faisait toujours remarquer par le nombre de fois où il trébuchait. Amer et songeant toujours aux espions, Incomo se demanda si certains domestiques ou intendants s’étaient montrés plus maladroits que d’autres pendant qu’ils servaient son défunt seigneur. Personne ne lui vint immédiatement à l’esprit, ce qui ajouta à son malaise. Frustré, le premier conseiller attendit l’arrivée de son maître.

Les domestiques étaient partis après avoir aidé Desio à délacer et à enlever son armure de cérémonie. Le seigneur avait ensuite revêtu une robe de soie orange ornée de symboles de prospérité de couleur noire. Il ne s’était pas attardé dans son bain, comme son père avait l’habitude de le faire. Sentant légèrement la sueur nerveuse, il entra en compagnie de son cousin et se laissa tomber sur les coussins recouverts d’étoffes précieuses, que ses prédécesseurs avaient usés avant lui. Desio était agité. Incomo trouva qu’il avait l’air de quelqu’un qui vient de prendre froid, avec un visage pâle comme du papier de roseau, sauf pour le nez qui était rose. Près de lui, son cousin paraissait bronzé, mince et dangereux.

Alors que Desio gigotait sur ses coussins pour s’installer confortablement, Tasaio s’assit simplement et posa ses coudes sur ses genoux. À côté de l’agitation de son cousin, il était aussi immobile et attentif qu’un prédateur qui goûte l’air.

Tasaio n’avait rien perdu de ses qualités en servant dans les guerres barbares durant les quatre dernières années, conclut Incomo. La guerre ne progressait pas aussi bien que le seigneur de guerre l’avait promis, mais le temps passé loin du jeu du Conseil n’avait pas émoussé l’intelligence du jeune homme. Il s’était élevé jusqu’au grade de premier commandant en second du seigneur de guerre Almecho, et avait gagné de grands avantages pour les Minwanabi – jusqu’à ce que la mort de Jingu les humilie.

— Mon estimé cousin, premier conseiller, commença Desio en s’efforçant de dissimuler son inexpérience et d’être au moins crédible dans son rôle de souverain, nous nous sommes réunis pour discuter de la possibilité de la présence d’un espion acoma dans nos rangs.

— Ce n’est pas une possibilité, mais une certitude, répliqua sèchement Incomo. (Leur maisonnée avait besoin d’une action rapide et décisive). Et nous ne devons pas supposer qu’il soit seul.

Outragé, Desio ouvrit la bouche pour protester, à la fois contre l’impertinence de son premier conseiller et pour réfuter l’idée même que les Acoma aient pu infiltrer plusieurs fois les rangs des Minwanabi.

Les lèvres de Tasaio se serrèrent, dissimulant difficilement son mépris ; mais sa voix ne contenait aucune nuance de critique quand il intervint doucement et habilement dans la conversation.

— Votre père était un maître au jeu du Conseil, Desio. S’il n’y avait pas eu trahison, comment une fillette aurait-elle réussi à le vaincre ?

— Comment une fillette, comme tu dis, aurait-elle disposé d’un réseau d’espions aussi compétents ? cracha Desio. Qu’elle soit damnée et vouée aux plaisirs de Turakamu – et qu’il la couche dans son lit de douleur pendant dix mille années – elle vivait dans un couvent de Lashima jusqu’au jour où elle a reçu son héritage ! Et son père n’était pas homme à utiliser des espions. Il était trop direct dans ses raisonnements pour avoir besoin d’espions.

— Alors, cousin, cela fait partie des choses que nous devons découvrir. (Tasaio fit un geste, symbolisant un coup porté de la pointe de l’épée.) Vous parlez comme si cette fille avait mené une vie idyllique. Ce n’est pas le cas. Je me suis arrangé pour que les barbares de l’autre monde tuent son père et son frère à notre place – assez adroitement, si je peux le souligner. Sezu et Lanokota se sont vidés de leur sang et sont morts comme n’importe qui, en serrant leurs entrailles répandues sur le sol et en se tordant de douleur dans la boue. (La passion enflammait les paroles de Tasaio.) Si les Acoma ont la chance du dieu Fou, elle n’a certainement pas servi au père et au frère de Mara !

Desio faillit sourire, avant de se souvenir que son père était mort de la même façon, agonisant sur sa propre épée. D’un air irrité, il donna de petites tapes aux coussins qui s’écrasaient sous son poids.

— S’il y a des espions ici, comment les débusquerons-nous ?

Incomo prit son souffle pour répondre, puis s’en abstint après avoir reçu un regard d’avertissement de Tasaio.

— Si mon seigneur le permet, je peux vous faire une suggestion.

Desio fit un geste d’assentiment. Assez intéressé pour oublier ses diverses douleurs, Incomo se pencha en avant pour écouter les conseils du jeune guerrier.

Instinctivement, Tasaio utilisa le vent qui battait contre les cloisons. Synchronisant sa réponse avec les rafales pour masquer sa voix et éviter d’être entendu, il déclara :

— Un espion n’est pas utile si l’on n’utilise pas ses informations. Tournons cette vérité à notre avantage. Je vous recommande de prendre quelques décisions qui iront à l’encontre des intérêts acoma. Ordonnez à votre commandant de monter un raid contre une caravane ou des terres isolées. Le jour suivant, laissez échapper devant l’intendant qui s’occupe de votre grain que vous avez l’intention de vendre votre thyza moins cher que celui des Acoma dans la Cité des plaines.

Tasaio marqua une pause, donnant l’impression qu’il était parfaitement à son aise, comme s’il partageait quelques confidences avec des amis intimes. Cependant, Incomo remarqua avec plaisir qu’il ne se détendait pas entièrement ; une lueur dans ses yeux indiquait qu’il guettait, comme toujours, les ennuis possibles.

— Si Mara défend ses caravanes, continua-t-il, nous saurons que nous avons un espion dans les baraquements. Si elle ne met pas sa récolte de thyza sur le marché de la Cité des plaines, nous aurons établi que nous avons un Acoma déguisé en marchand. Ensuite, ce sera assez simple de repérer l’informateur.

— Très astucieux, Tasaio, déclara Incomo. J’avais pensé à une tactique similaire, mais il reste un gros problème. Nous ne pouvons pas nous permettre de vendre notre thyza à perte ; et les Acoma ne devineront-ils pas nos intentions quand aucune attaque ne sera lancée contre la caravane ?

— Ce serait le cas si nous n’attaquions pas, répondit Tasaio en fermant légèrement les yeux. Mais nous attaquerons, et nous serons vaincus.

— Vaincus ? s’énerva Desio en frappant ses coussins du poing. Et perdre encore plus de statut au Conseil ?

Tasaio leva la main, écartant le pouce et l’index d’à peine deux centimètres.

— Ce sera seulement une petite défaite, cousin. Juste ce qu’il faut pour avoir la preuve que nous sommes trahis. J’ai un plan pour utiliser ensuite l’espion, quand nous l’aurons trouvé… Avec votre permission, bien sûr, mon seigneur.

Tasaio gérait habilement ce moment délicat, remarqua Incomo en dissimulant son admiration. Sans s’opposer directement à Desio, Tasaio avait laissé entendre que le jeune seigneur recevrait tout le crédit de l’opération ; mais bien sûr, il devrait alors lui donner sa permission.

Desio avala l’appât, mais ne comprit pas les autres implications.

— Quand nous aurons attrapé ce traître, je le ferai torturer au nom du dieu Rouge jusqu’à ce que sa chair ne soit plus qu’une pulpe sanglante !

Il frappa les coussins de son poing potelé pour souligner ses paroles, et son nez passa d’une couleur rose à une teinte violacée.

Comme s’il manipulait tous les jours des nobles en colère, Tasaio ne montra pas le moindre signe d’alarme.

— Ce serait très gratifiant, cousin, acquiesça-t-il. Mais tuer cet espion, même d’une façon horrible, offrirait la victoire aux Acoma.

— Quoi ! hurla Desio, arrêtant de frapper les coussins et se relevant brusquement. Cousin, tu me donnes mal à la tête. Qu’est-ce que les Minwanabi pourraient gagner, à part s’humilier en laissant en vie un misérable espion ?

Tasaio s’allongea sur un coude et prit négligemment un fruit dans un bol posé sur une table basse. Comme si la peau mûre du jomach était de la chair, il passa ses ongles sur le galbe du fruit, d’un geste qui ressemblait presque à une caresse.

— Nous avons besoin des contacts de cet espion, honorable seigneur. Nous assurer que nos ennemis acoma n’apprendront que ce que nous voudrons bien qu’ils sachent servira notre cause.

Les mains du guerrier saisirent soudain le fruit et le tordirent violemment. Le jomach se fendit en deux, sans laisser échapper une goutte de jus rouge.

— Cet espion nous permettra de tendre notre prochain piège.

Incomo réfléchit, puis sourit. Desio regarda son cousin puis son premier conseiller, et réussit à ne pas manquer son coup quand Tasaio lui lança l’un des morceaux du fruit. Il mordit dans sa moitié de jomach, puis commença à rire, retrouvant pour la première fois l’assurance arrogante de sa famille.

— Bien, dit-il, en mâchant avec délectation. J’aime ton plan, cousin. Nous lancerons une compagnie dans un raid inutile, et nous laisserons croire à la chienne acoma qu’elle nous a mis en déroute.

Tasaio tapota la moitié restante du fruit avec son index.

— Mais où ? Quand devrons-nous attaquer ?

— Mon seigneur, je vous suggère de lancer ce raid près de sa demeure, proposa Incomo après un instant de réflexion.

— Pourquoi ? demanda Desio, en essuyant de sa manche brodée le jus qui coulait sur son menton. Elle gardera étroitement les frontières de son domaine, comme d’habitude.

— Pas sur le domaine lui-même, seigneur, car la dame n’a pas besoin du rapport d’un espion pour rester vigilante face aux risques d’attaque de votre armée. Mais elle ne s’attendra pas à un raid contre une caravane rejoignant le port fluvial de Sulan-Qu. Si nous attaquons entre les terres acoma et la ville et si elle s’est préparée à ce raid, nous pourrons repérer la fuite d’information et démasquer l’agent qui se cache dans votre maisonnée.

Tasaio inclina la tête dans un geste inconscient de commandement.

— Premier conseiller, votre conseil est excellent. Mon seigneur, si vous le permettez, je surveillerai les préparatifs de ce raid. Une cargaison de marchandises ordinaires n’est généralement pas très protégée, à moins que la chienne acoma sache qu’elle devra affronter des ennemis de son sang. (Il sourit, et ses dents blanches luirent contre sa peau sombre, bronzée lors de la campagne du seigneur de guerre.) Nous devrions apprendre quand la prochaine caravane de ce genre sera prête, en contactant tout simplement les intendants chargés de gérer les entrepôts fluviaux de Sulan-Qu. Quelques questions discrètes, peut-être un ou deux pots-de-vin pour masquer notre enquête, et nous devrions savoir, à l’heure près, quand la prochaine caravane de Mara arrivera.

Desio répondit à l’offre de Tasaio avec l’air d’un seigneur très affairé.

— Cousin, ton conseil est brillant.

Il frappa dans ses mains, convoquant le coursier qui attendait à son poste, à l’extérieur de la pièce.

— Va chercher mon scribe, ordonna-t-il.

Alors que l’esclave partait, l’expression de Tasaio devint celle d’un homme dont les nerfs étaient mis à rude épreuve.

— Cousin, commença-t-il, vous ne devez pas écrire les ordres dont nous venons de discuter !

— Ah ! lâcha Desio avec un ricanement, puis il se mit à rire à gorge déployée. (Il se pencha sur son estrade et donna à son cousin une tape retentissante sur l’épaule.) Ah ! grogna-t-il une nouvelle fois. Tu ne devrais pas te moquer de mon intelligence, Tasaio. J’ai parfaitement compris qu’il ne fallait pas mettre les serviteurs et les esclaves dans la confidence ! Non, je pensais simplement écrire une petite lettre au seigneur de guerre, pour le supplier de se montrer indulgent et d’accepter ton absence dans sa campagne sur le monde barbare. Il acceptera, car les Minwanabi sont encore ses alliés les plus précieux. Cousin, tu viens juste de me démontrer combien ta présence est nécessaire ici.

Incomo observa la réaction de Tasaio aux félicitations de son seigneur. Il n’avait pas manqué de remarquer le réflexe du guerrier expérimenté, qui avait vu venir la tape amicale, et avait pris en une fraction de seconde la décision de permettre à la main de toucher son épaule. Tasaio était devenu aussi doué pour la politique que pour le meurtre.

Avec une curiosité froide, le premier conseiller des Minwanabi se demanda combien de temps son maître resterait accessible aux conseils d’une personne pourvue de façon si évidente de toutes les qualités dont il manquait, mais qu’il ne pouvait écarter s’il voulait restaurer l’ancienne grandeur de sa famille. Desio finirait par comprendre que l’intelligence de son cousin ne faisait que souligner sa stupidité ; il deviendrait jaloux, et désirerait plus que le titre vide de seigneur. Incomo remarqua que sa migraine était revenue en force. Il ne pouvait qu’espérer que Desio attende pour se retourner contre son cousin que la chienne acoma et son héritier soient réduits en pulpe sous les poutres du grand portique de prière du dieu Rouge. Il valait mieux ne pas sous-estimer le temps que prendrait cet exploit. Sur une moindre échelle, un tel orgueil avait coûté sa vie à Jingu des Minwanabi ; et en profitant de ce malheur, Mara avait reçu assez de considération pour gagner de puissants alliés.

Apparemment, Tasaio pensait à la même chose, car après la rédaction du message pour le seigneur de guerre, et, pendant que Desio ordonnait aux domestiques de lui apporter une collation, le grand guerrier se retourna vers Incomo et lui adressa une question apparemment innocente.

— Est-ce que l’on sait si Mara a eu l’occasion de faire des ouvertures aux Xacatecas ? Quand j’ai reçu mon ordre de rappel du monde barbare, un ami parmi les officiers de Chipino avait mentionné que leur seigneur pensait la contacter.

Tasaio révélait ici sa ruse. Des officiers ennemis ne se liaient jamais d’amitié ; Incomo comprit ainsi que le cousin de son seigneur avait obtenu cette information grâce à un stratagème. Avec un grognement qui pouvait passer pour un rire, Incomo lui communiqua les derniers renseignements qu’il avait reçus.

— Le seigneur des Xacatecas est un homme que l’on doit… à défaut de le craindre, grandement respecter. Sa position au Grand Conseil, cependant, n’est pas des plus avantageuses pour le moment. (Avec un sourire dévoilant des dents parfaites, il ajouta :) Notre très noble seigneur de guerre a été assez contrarié par la répugnance des Xacatecas à l’aider à étendre sa conquête du monde barbare. Il en a résulté un certain nombre de manœuvres politiques et, quand les choses sont redevenues plus calmes, le seigneur des Xacatecas a reçu la responsabilité militaire de la minuscule province qui se trouve de l’autre côté de la mer. Chipino des Xacatecas se languit actuellement à Dustari, où il commande la garnison qui protège le seul col qui traverse les montagnes et permet de rejoindre Tsubar. Selon les derniers rapports, les pillards du désert sont très agités, et je pense que Chipino sera très occupé – espérons qu’il le sera assez pour ne pas avoir le temps de faire des avances aux Acoma.

Ayant terminé de donner ses ordres aux domestiques et, comme il ne lui restait rien d’autre à faire que d’attendre son plantureux festin de l’après-midi, Desio reprit la conversation. Il agita une main dodue pour attirer l’attention, et déclara :

— J’avais conseillé mon père sur ce plan, Tasaio.

Le premier conseiller s’abstint de rappeler que Desio s’était contenté de rester assis dans la pièce, sans intervenir, pendant qu’Incomo et Jingu avaient discuté des meilleurs moyens de garder les Xacatecas occupés.

— Très bien, reprit Tasaio, si les Xacatecas sont occupés à surveiller nos frontières d’outre-mer, nous pouvons concentrer notre attention sur dame Mara.

Desio hocha la tête et s’adossa contre une pile impressionnante de coussins. Les yeux mi-clos, et semblant de toute évidence apprécier sa nouvelle autorité, il déclara :

— Je pense que notre plan est très sage, cousin. Veille à ce qu’il soit exécuté.

Tasaio s’inclina devant son seigneur, sans s’offusquer d’être congédié comme un simple subalterne. Respirant la fierté et économe de ses gestes, il quitta le cabinet de travail sans prononcer un mot. Incomo enfouit ses regrets au plus profond de lui-même lors du départ du jeune guerrier. Résigné à la vie que les dieux lui accordaient, il s’efforça de prêter attention aux réalités moins glorieuses de la vie tsurani. Quels que soient les complots sanglants et meurtriers qui motivaient le jeu du Conseil, il devrait prendre en considération d’autres problèmes pratiques.

— Mon seigneur, si cela vous est agréable, votre hadonra doit vous entretenir de certaines transactions sur les céréales.

Même s’il était plus intéressé par la perspective de son prochain repas, Desio semblait moins anxieux à l’idée de gérer les affaires familiales plus prosaïques. Comme si la compétence glaciale de son cousin avait éveillé son sens des responsabilités, il comprit qu’il devait finalement s’y consacrer. Il inclina la tête et attendit sans se plaindre, pendant qu’Incomo faisait venir Murgali, le hadonra.