7

LA CIBLE

Mara remua.

Sa main effleura une peau chaude, et elle s’éveilla en sursaut. Dans les ténèbres qui précédaient l’aube, Kevin se dessinait comme une silhouette grise et noire. Il n’était pas endormi, mais s’était appuyé sur son coude pour mieux la regarder.

— Tu es très belle, dit-il.

Mara sourit d’un air ensommeillé et se nicha dans le creux de son coude. Elle se sentait fatiguée mais heureuse. Durant les mois où Kevin était venu dans son lit, elle avait découvert de nouveaux aspects en elle, un côté sensuel, un côté tendre, qui étaient restés cachés jusqu’à maintenant. Les plaisirs qu’elle partageait avec le barbare faisaient des brutalités de son mariage un rêve lointain et déplaisant.

D’humeur badine, elle passa ses doigts dans les poils de la poitrine de Kevin. Elle avait appris à apprécier leurs discussions matinales après l’amour autant que les réunions avec ses conseillers. D’une façon qu’elle ne comprenait pas complètement, elle apprenait beaucoup de choses à son contact. Sa nature était bien plus secrète qu’elle ne l’avait deviné au premier abord ; elle comprenait maintenant que ses manières directes et franches venaient d’un trait culturel de surface, qui masquait ses sentiments intimes. Kevin restait intentionnellement vague sur sa vie avant sa capture et sur sa famille. Même si elle lui posait souvent des questions, il évitait de parler de l’avenir, comme si à ce sujet aussi il dissimulait ses intentions. Il était très différent d’un véritable Tsurani, mais Mara jugeait son caractère complexe et profond. Elle trouva étonnant qu’un tel homme puisse être un soldat ordinaire, et se demanda si d’autres personnes possédant un tel potentiel n’étaient pas cachées dans les rangs de ses guerriers.

Kevin dit quelque chose, troublant sa méditation.

Mara lui sourit avec indulgence.

— Qu’as-tu dit ?

Plongé dans ses pensées, il réfléchissait à haute voix.

— Quels contrastes étranges existent sur ton monde.

Alertée par son intonation inhabituelle, Mara concentra son attention sur lui.

— Qu’est-ce qui te gêne ?

— Mes pensées sont-elles si transparentes ?

Kevin haussa les épaules, un peu embarrassé. Il resta silencieux un long moment, puis ajouta :

— Je pensais au quartier pauvre de Sulan-Qu.

— Mais pourquoi ? l’interrogea Mara en fronçant les sourcils, et en tentant de le rassurer. On ne te laissera jamais avoir faim.

— Avoir faim ?

Surpris, Kevin marqua une pause. Il prit une inspiration rapide, puis observa attentivement Mara, comme s’il pouvait percer son esprit féminin en l’étudiant intensément. Finalement, arrivant à une sorte de conclusion intérieure, il admit :

— Jamais dans ma vie je n’ai vu souffrir des gens en aussi grand nombre.

— Mais vous devez aussi avoir des pauvres dans le royaume des Isles, rétorqua Mara d’une voix indifférente. Sinon, comment les dieux manifesteraient-ils leur mécontentement devant la conduite d’un homme, s’ils ne le faisaient pas renaître dans une condition inférieure ?

Kevin se raidit.

— Qu’est-ce que les dieux ont à voir avec les enfants affamés, la maladie et la cruauté ? Que faites-vous de la vertu des bonnes actions et de la charité ? Vous ne faites pas l’aumône sur cette terre, ou tous les nobles tsurani sont-ils nés cruels ?

Mara se redressa, éparpillant des coussins sur le plancher ciré.

— Tu es un homme vraiment étrange, observa-t-elle d’une voix qui trahissait une note de panique.

Même si elle avait souvent détourné les traditions, elle n’avait jamais remis en question la toute puissance des dieux. Oser cette hérésie était inviter la destruction la plus totale. Mara comprenait que d’autres nobles ne soient pas très fermes dans la foi de leurs ancêtres, mais elle-même était pieuse. Si le destin ne lui avait pas remis le sceptre de souverain des Acoma, elle aurait voué sa vie au service contemplatif de la déesse Lashima. La vérité ultime était que les dieux déterminaient l’ordre de l’empire. La remettre en question minait le concept même de l’honneur, la fondation de la société tsurani. La loi divine instaurait l’ordre dans l’empire et donnait un sens à chaque chose, depuis la certitude de la récompense ultime pour un service honorable jusqu’au droit des nobles à gouverner, en passant par les contraintes du jeu du Conseil pour qu’il ne provoque jamais de carnage.

Par une remarque insouciante, le barbare avait remis en question le tissu même des croyances tsurani.

Mara garda difficilement son sang-froid, frappée en son for intérieur par une série d’implications alarmantes. Les plaisirs que Kevin lui faisait connaître ne pourraient jamais compenser la direction dangereuse que prenaient ses pensées. Il ne devait pas être autorisé à énoncer des blasphèmes aussi stupides, surtout devant Ayaki ; le petit garçon aimait Kevin à la folie, et quand le futur seigneur des Acoma dirigerait sa maison, l’incertitude ne devrait jamais faire vaciller sa résolution. Vaincre d’autres maisons grâce à la faveur des dieux était une chose ; croire vainement que la consécration était seulement due à l’intelligence, à la compétence et à un facteur aléatoire de chance était… était moralement destructeur et impensable ! Cernée, n’ayant plus qu’une seule option, la dame des Acoma choisit sa voie.

— Laisse-moi, dit-elle d’une voix sèche.

Elle se leva immédiatement et frappa brusquement dans ses mains pour appeler ses servantes. Bien que le soleil ne se soit pas levé et que les cloisons soient encore fermées pour la nuit, deux servantes et un domestique répondirent à son appel.

— Habillez-moi immédiatement, ordonna la dame.

Une servante se précipita pour choisir une robe, tandis que l’autre prenait la brosse et le peigne pour coiffer sa maîtresse. Le domestique rangea les coussins éparpillés et ouvrit les cloisons. Que Kevin se trouve sur son chemin ne semblait pas le gêner. Vieux, ridé, enraciné dans les habitudes de son travail, il s’occupait de remettre la chambre en ordre comme s’il était sourd.

Mara glissa les bras dans la robe de soie de couleur rose que lui tendait la servante. Elle se tourna et vit Kevin debout, nu, ses chausses et sa chemise sur le bras, une expression ébahie sur le visage. Le visage de la dame restait sévère, ses yeux sombres impénétrables et durs.

— Jican m’a dit que le travail de défrichage de la forêt pour mes nouveaux pâturages de needra avance lentement. C’est surtout la faute de tes compatriotes, qui se plaignent sans cesse et refusent de faire leur part de travail.

La servante au peigne releva les cheveux de Mara sur sa nuque, et commença à les rassembler d’une main experte pour former une coiffure complexe. Mara continua d’un ton égal, pendant que la servante séparait chaque longue mèche pour la mettre en place et tirait sa tête d’un côté ou de l’autre.

— Je veux que tu t’en charges, annonça Mara. Le printemps arrivera bien trop rapidement, et les troupeaux de needra vont grandir. Tu auras autorité sur mes contremaîtres et tu auras le droit de changer tous les détails que tu juges nécessaire. En échange, tes compatriotes cesseront de paresser. Ils couperont les arbres et prépareront les nouveaux champs avant que naisse le premier veau. Tu peux les dorloter et satisfaire tous leurs besoins, tant que le travail est fait. S’ils ne terminent pas à temps, je ferai pendre un homme au hasard chaque jour où mes nouveaux pâturages ne seront pas terminés, à partir de la fête du printemps.

Kevin parut déconcerté, mais il hocha la tête.

— Devrai-je revenir ce soir, ou… commença-t-il.

— Tu resteras avec les ouvriers, dans le campement installé dans la prairie.

— Quand reviendrai-je…

— Quand je déciderai de te faire appeler, l’interrompit froidement Mara. Pars, maintenant.

Kevin s’inclina, son visage exprimant l’étonnement et la colère. Portant toujours ses vêtements sur le bras, il sortit de la pièce. Le soldat de garde devant la porte ne changea pas d’expression quand le barbare entra dans le couloir. Le Midkemian regarda le guerrier immobile comme s’il lui avait dit quelque chose, puis laissa échapper un rire ironique.

— Que je sois maudit si j’arrive à la comprendre, moi aussi, lui confia-t-il, en proie à une frustration intense.

Les yeux du soldat se fixèrent sur Kevin, mais ses traits restèrent impassibles.

Malgré la présence des domestiques, Mara entendit le commentaire de Kevin. Elle entendit la souffrance dans sa voix, qu’il ne cherchait même pas à dissimuler, et ferma les yeux pour chasser les larmes qui menaçaient inexplicablement de couler. Le décorum tsurani l’empêchait de montrer ses émotions, mais tout son être hurlait du désir de rappeler Kevin. La femme qui l’aimait voulait soulager sa peine, mais la dame des Acoma ne devait pas se laisser gouverner par son cœur. Mara dissimula son angoisse derrière un masque impénétrable, pendant que ses serviteurs s’occupaient discrètement d’elle.

Effrayée à l’idée de bouger, effrayée même à l’idée de soupirer de peur de perdre son sang-froid et de sombrer dans une crise de sanglots incontrôlable, Mara demanda un repas d’une petite voix. Elle désirait de tout son cœur une libération, mais les larmes étaient honteuses pour la dame des Acoma. Être émue par les paroles d’un esclave barbare, se sentir désolée par son absence, n’était pas convenable pour la maîtresse d’une grande maison. Mara ravala sa douleur, d’autant plus forte qu’elle savait qu’elle avait blessé Kevin pour se sauver elle-même. Elle ne trouva aucun soulagement dans la maîtrise qu’elle exerçait sur ses nerfs, pas plus que les chants silencieux de méditation qu’elle avait appris au temple de Lashima l’aidèrent à apaiser sa douleur. Quand son plateau de petit déjeuner arriva, elle picora sans appétit et resta le regard perdu dans le vide. Ses serviteurs restaient respectueux et silencieux. Liés par des traditions aussi rigides que les siennes, ils attendaient ses prochains ordres sans juger sa conduite.

Mara leur fit enfin un geste, et les domestiques retirèrent le plateau du petit déjeuner à peine touché. Déterminée à maîtriser son trouble, Mara fit appeler ses conseillers pour une réunion. Ils la rejoignirent dans son cabinet de travail, Keyoke aussi alerte que d’habitude, le plumet de son grade de commandant constituant la seule décoration de son armure ordinaire et usagée. Il était debout depuis bien avant l’aube pour organiser les patrouilles des frontières, et ses sandales étaient encore humides de rosée. Nacoya, généralement assez ensommeillée le matin, s’anima vivement quand elle remarqua l’absence de Kevin en terminant sa révérence. Elle laissa échapper un soupir de soulagement perceptible : sa maîtresse était enfin revenue à la raison et avait renvoyé le barbare.

Irritée par la satisfaction insolente de la vieille femme, Mara réprima une envie de frapper la joue ridée de Nacoya. Puis, honteuse de son ressentiment inconvenant, elle attendit l’arrivée de son hadonra. Alors qu’elle était sur le point d’envoyer son coursier le chercher, Jican arriva. Essoufflé, il s’inclina très bas et s’excusa longuement pour son retard. Mara se rappela tardivement qu’elle était responsable de ce délai pour avoir réorganisé sommairement les travaux des ouvriers, et interrompit les excuses de son hadonra.

— Je veux la liste de tous nos actifs que tu juges vulnérables, et que nos ennemis pourraient attaquer, lui ordonna Mara. Desio peut nuire à notre commerce dans d’autres domaines que la production de soie, soit en cassant les prix, soit en achetant les guildes qui évaluent la qualité de nos marchandises. Il peut étouffer certains marchés, couper des routes commerciales, corrompre des intendants, menacer des acheteurs. Des navires peuvent être coulés, des chariots renversés, des entrepôts brûlés ; rien de tout cela ne doit survenir.

— Cela ne ressemble pas au style de Desio, intervint une voix sèche depuis la porte qui ouvrait sur les jardins.

Arakasi entra par la cloison partiellement ouverte, ombre grise se découpant dans l’aube brumeuse. Mara réussit à peine à réprimer sa surprise. Keyoke et les gardes postés dans le couloir portèrent tous la main à leur arme. Le maître espion s’inclina, choisit une place parmi les conseillers, et d’un froncement de ses sourcils indiqua qu’il avait des nouvelles. Mara lui donna sa permission, et le maître espion s’assit à la table, en pliant ses longs doigts sur ses genoux.

Il reprit comme si sa présence avait été prévue depuis le début.

— Mais il est vrai que le jeune seigneur des Minwanabi n’est pas au pouvoir depuis assez longtemps pour avoir développé son propre style.

Comme s’il était toujours en train de formuler ses conclusions, le maître espion caressa la mèche de cheveux tressée à la manière des marchands, qu’il avait arborée pour son dernier déguisement sur la route.

— Une chose est claire, cependant : Desio dépense de grandes sommes d’argent. Les marchés d’ici à Ambolina croulent sous les marchandises minwanabi, et, d’après les rares informations que j’ai obtenues auprès de notre agent employé comme vendeur par Desio, je présume que cet argent est investi en cadeaux, pots-de-vin et faveurs.

Inquiétée par ces nouvelles, Mara se mordit les lèvres.

— Des pots-de-vin ? Pour quoi ? murmura-t-elle d’un ton rêveur. Il faut que nous l’apprenions.

La voix grave de Keyoke interrompit ses réflexions.

— Ce matin, mes soldats ont capturé un étrange gardien de troupeau qui rôdait dans les pâturages, à la frontière du domaine tuscalora. Ils l’ont arrêté pour le questionner, mais l’homme s’est jeté sur son poignard plutôt que de révéler le nom de son véritable maître.

Les yeux d’Arakasi se fermèrent à demi alors qu’il réfléchissait, pendant que Nacoya prenait la parole.

— C’était probablement un espion de Jidu, envoyé pour épier les gardes qui protègent le pont au-dessus du ravin. (Le premier conseiller pinça ses lèvres, comme si penser au voisin méridional des Acoma lui laissait un mauvais goût dans la bouche.) La récolte de chocha-la des Tuscalora est pratiquement prête pour la commercialisation. Maintenant, même le hadonra à l’esprit gourd de Jidu a dû deviner que ses chariots n’emprunteront pas le pont de Mara pour rejoindre la route sans payer un péage.

Le maître espion se pencha en avant avec intérêt.

— Je ne parierais pas que ce bouvier appartienne à Jidu.

— Pas plus que je ne prends tes intuitions à la légère, Arakasi, intervint Mara en hochant la tête. (Puis elle ajouta à l’intention de Keyoke :) Nous devrions envoyer une patrouille garder les frontières du seigneur Jidu – discrètement, bien sûr. Ses guerriers sont bons, mais ils peuvent ne pas comprendre ce que gagneraient mes ennemis si les récoltes de leur maître étaient incendiées.

Keyoke inclina la tête, les mains au repos sur son épée, alors qu’il réfléchissait à cette mission délicate. Le seigneur Jidu des Tuscalora était peut-être négligent dans ses dépenses, mais ses soldats étaient d’excellents guerriers.

À ce moment, Jican donna timidement son avis.

— Le seigneur Jidu engage des ouvriers itinérants venant de Nesheska pour la récolte, quand elle est abondante. Cette année a été particulièrement productive. Peut-être que quelques-uns de nos guerriers pourraient se déguiser en ramasseurs de chocha-la et infiltrer les ouvriers dans les champs. Les contremaîtres ne connaîtront pas tous les visages étrangers, et, comme nos hommes ne recevront pas de salaire, leur présence ne sera pas remarquée pendant plusieurs jours.

Keyoke développa cette proposition :

— Mieux, et pour ménager l’honneur de nos guerriers, organisons des manœuvres de bataille dans les pâturages situés près du domaine du seigneur Jidu. Nos propres ouvriers infiltreront les groupes de ramasseurs tuscalora et, si des ennuis surviennent, ils pourront s’éclipser et alerter nos troupes.

Mara hocha la tête avec détermination.

— Très bien, faites-le.

Elle congédia ses conseillers, assurant Jican qu’elle étudierait les rapports financiers qu’il avait apportés après le repas de midi. Puis, indécise et désœuvrée, ce qui n’était pas dans ses habitudes, Mara se retira dans le jardin pour y trouver le calme. Mais les sentiers serpentant entre les buissons de kekali en fleur lui semblaient solitaires et vides dans la lumière du matin. La chaleur montante du jour l’oppressait. Alors que la dame errait parmi les massifs odorants d’akasi, ses pensées revinrent à ses nuits dans les bras de Kevin. Durant ces moments, ses sentiments lui avaient semblé profondément sincères, et maintenant l’absence de Kevin la faisait souffrir, comme si une partie de son être lui manquait. Elle inventa un millier de prétextes pour le faire venir – juste pour un instant, pour répondre à une question, pour jouer avec Ayaki, pour clarifier une règle obscure du jeu que son peuple appelait les osselets…

Des larmes brillaient dans les yeux de Mara, et elle trébucha, heurtant du pied une pierre qui dépassait sur le sentier. Sa rêverie se transforma en colère ; elle n’avait pas besoin de justification, elle était dame Mara, souveraine des Acoma ! Elle pouvait ordonner à ses esclaves de se rendre là où elle le voulait, sans donner d’explications à personne. Puis, comprenant sa propre folie avant de céder à son mouvement, elle affermit sa résolution. Sa maison était au bord de la ruine depuis la mort de son père et de son frère. Elle ne devait pas risquer de provoquer le mécontentement des dieux. Si elle échouait, si elle perdait de vue les traditions de ses ancêtres pour une affaire de cœur, tous les serviteurs acoma, depuis le dernier laveur de vaisselle jusqu’à ses bien-aimés conseillers, souffriraient. Leurs années de loyaux services et l’honneur de sa famille ne devaient pas être sacrifiés pour une idylle avec un esclave. Nacoya avait raison. Kevin était un danger, qu’il valait mieux écarter sans regret.

Maudit soit ce barbare, se dit-elle avec irritation. Ne pouvait-il apprendre rapidement quelle était sa place, et devenir un véritable esclave tsurani ? Ne pouvait-il pas cesser d’avoir ces pensées malsaines et périlleuses ? La tristesse se mêla à sa confusion, et à un profond mécontentement envers elle-même. Je suis souveraine, se gronda-t-elle intérieurement. Je devrais savoir ce que je dois faire. Malheureuse, Mara s’avoua :

— Mais je ne le sais pas.

Le serviteur assis près de la porte du jardin, et qui attendait les ordres de sa maîtresse, demanda :

— Ma dame ?

Mara se retint de lui répondre durement.

— Fais venir mon fils et sa nourrice. Je vais jouer un moment avec lui.

L’homme s’inclina en respectant parfaitement l’étiquette, et se hâta d’obéir à ses ordres. Immédiatement, l’humeur de Mara s’améliora. Rien ne ramenait plus sûrement un sourire sur ses lèvres que le rire turbulent de son fils alors qu’il chassait les insectes, ou qu’il courait jusqu’à perdre haleine dans le jardin.

Desio frappa la table de son poing dodu, renversant une chandelle et une dizaine de figurines de jade qui tombèrent sur le tapis. Un domestique nerveux se dépêcha de ramasser les objets épars, et le premier conseiller Incomo s’écarta pour ne pas être heurté par le socle d’une statue de déesse, qui roulait sur le sol.

— Mon seigneur, implora-t-il prudemment, vous devez faire preuve de patience.

— Mais Mara va bientôt gagner un vassal ! hurla Desio. Cet idiot paresseux de Jidu des Tuscalora ne voit même pas ce qui l’attend !

Le serviteur se releva, une demi-douzaine de sculptures précieuses serrées contre sa poitrine. Desio choisit ce moment pour frapper à nouveau la table. Le domestique se fit tout petit, et d’une main tremblante commença à remettre les ornements à leur place. Incomo contemplait le visage écarlate de son maître et soupirait en dissimulant son impatience. Il était fatigué par ces longues journées de claustration, pendant lesquelles il passait de longues heures à écouter les remarques sans intérêt d’un seigneur totalement dénué de subtilité. Mais jusqu’au retour de son cousin Tasaio, Incomo ne pouvait qu’endurer patiemment les déclarations tonitruantes de Desio.

— Si seulement nous pouvions organiser un raid pour brûler ses buissons de chocha-la, se plaignit le seigneur des Minwanabi. Jidu verrait que sa ruine est inéluctable, et nous pourrions le secourir en lui proposant un prêt, ce qui nous permettrait de gagner sa loyauté. Comment cette tête de needra ventripotent a-t-elle eu l’idée de dissimuler des espions parmi ses ouvriers ? Maintenant, il nous est impossible d’intervenir sans perdre notre crédibilité au Conseil.

Incomo ne se donna pas la peine d’énoncer l’évidence : avec leurs dépenses actuelles en pots-de-vin pour que Mara soit envoyée à Dustari, les finances des Minwanabi ne pouvaient plus être mises à contribution. De plus, le seigneur Jidu restait un emprunteur indélicat, avec une réputation d’ivrogne, de joueur, de noceur et de mauvais payeur. Sans oublier que Mara contrerait certainement un prêt des Minwanabi en ruinant Jidu, et s’assurerait ainsi que les fonds ne pourraient jamais être récupérés. Et même si elle restait dans l’ignorance de la transaction d’un ennemi, le problème ne serait que repoussé à l’année suivante. Incomo savait qu’il était inutile qu’il use sa salive en longues explications. Il se préparait à endurer une autre heure de récriminations, quand une voix se fit entendre près de la porte.

— Les espions cachés parmi les ouvriers n’appartiennent pas à Jidu, mais sont des agents de Keyoke, déclara Tasaio en entrant. C’est la raison pour laquelle deux cents guerriers acoma font des manœuvres sur les frontières du domaine de Jidu.

— Keyoke ! répondit Desio en écho tandis que son visage prenait une teinte violacée. Le commandant des armées Acoma ?

Le sourire de Tasaio s’effaça devant cette évidence.

— Protéger la récolte de chocha-la des Tuscalora est dans l’intérêt des Acoma, lui rappela-t-il.

— La sécurité de Mara est trop stricte, grogna Desio, mais avec un peu moins de chaleur.

Alors que le domestique, soulagé, finissait de disposer les ornements et s’évanouissait dans le paysage, le seigneur corpulent s’installa dans ses coussins.

— Nous ne pouvons pas envoyer un assassin empoisonner ce commandant avec la moindre garantie de succès – nous avons déjà perdu un homme qui tentait d’infiltrer les bouviers acoma. Et, d’après ce que j’ai découvert sur ce chef de troupe à la chance quasi-divine, Lujan, la mort de Keyoke ne nous apporterait peut-être pas grand-chose. Ce parvenu n’a peut-être été promu que récemment, mais il peut défendre de façon tout aussi compétente l’honneur des Acoma. Il faudrait aussi le tuer, mais il garde les appartements de la dame ! (La colère de Desio se ralluma.) Et si je pouvais envoyer un assassin aussi près, par les dieux, je lui ordonnerais plutôt de tuer Mara !

— C’est vrai, acquiesça Tasaio.

Avant que le mécontentement de Desio grandisse, le guerrier ôta le manteau drapé sur ses épaules cuirassées. Il jeta le vêtement à un domestique proche, et s’inclina devant son cousin avec une déférence parfaite. Puis il s’assit.

— Mon seigneur, les choses ont évolué.

Incomo perdit son expression acide, admirant le tact qui transformait la nervosité ronchonne du seigneur en impatience attentive.

Tasaio sourit, révélant des dents droites et blanches.

— J’ai découvert avec certitude l’identité des trois espions de Mara.

Desio resta silencieux un instant. La colère fuit son visage, rapidement remplacée par de la stupéfaction.

— Merveilleux ! dit-il doucement.

Puis, avec plus de plaisir qu’Incomo ne l’avait senti dans sa voix depuis la mort de son père, le jeune seigneur répéta :

— Merveilleux ! (Il frappa dans ses mains.) Il faut fêter cela, mon cousin.

Alors qu’un domestique se hâtait d’aller chercher une collation et une carafe d’un millésime rare de vin de sâ, le seigneur s’enfonça dans ses coussins, les yeux étrécis par des spéculations enthousiastes.

— Comment comptes-tu châtier ces traîtres, cousin ?

L’expression de Tasaio ne changea pas.

— Nous allons les utiliser comme pions, pour envoyer de faux rapports aux Acoma et organiser la mort de Keyoke.

— Ah ! fit Desio en faisant écho au sourire de son cousin alors que ses pensées anticipaient la suite des événements.

Le plan conçu la saison précédente semblait enfin prendre corps : tuer le commandant des forces acoma, et forcer Mara à commander personnellement les troupes sur le champ de bataille, où Tasaio pourrait la chercher et la tuer. Desio ferma le poing, avec un plaisir d’une intensité presque sexuelle.

— J’attends avec impatience le moment où la tête de cette chienne d’Acoma roulera sur le sol devant moi. Nous donnerons nos fausses informations aux espions cet après-midi.

Incomo étouffa un grognement de contrariété derrière sa main mais, si Tasaio partageait son impatience devant la bêtise de Desio, il n’en montrait pas le moindre signe.

— Mon cousin, reprit le guerrier d’une voix égale, envoyer ces rapports aujourd’hui serait gratifiant, je l’admets. Mais nous devons attendre le meilleur moment pour mettre à profit nos informations. Utiliser les agents de Mara maintenant révélerait à coup sûr notre infiltration de son réseau et nous ferait perdre notre avantage. Ces hommes ne sont pas de simples domestiques, mais des hommes qui, à leur manière, sont férocement loyaux envers les Acoma. Comme des guerriers, ils ont fait la paix avec les dieux et sont prêts à mourir à n’importe quel moment. Si Mara apprenait que nous les avons découverts, elle couperait tout simplement les ponts. Ils préféreraient mourir sur son ordre plutôt que de trahir sa confiance. Ils pourraient même tenter de s’enfuir pour rejoindre la sécurité de son domaine, ou tomber sur leur épée. Si le courage leur manque, nous pourrions avoir la petite satisfaction de les exécuter, mais nous ne gagnerions rien pour les Minwanabi.

Incomo acquiesça de son côté.

— Comme Mara possède trois agents chez nous, son maître espion cherchera certainement à infiltrer des remplaçants. Nous serons alors réduits à une autre longue recherche pour débusquer les nouvelles recrues.

Tasaio pressa son cousin.

— Ne faites aucune manœuvre directe avant l’automne. À ce moment-là, j’aurai réussi à introduire suffisamment de guerriers à Dustari pour avoir une bonne chance contre l’armée que les Xacatecas et les Acoma enverront contre les nomades. Pendant tout l’été, Mara se demandera quelle sera notre prochaine manœuvre cruciale. Elle restera éveillée toute la nuit à trembler dans l’obscurité, et enverra des espions, mais elle n’apprendra rien. Allons-nous tenter d’étouffer son commerce des céréales ? se demandera-t-elle. Allons-nous nous insinuer entre elle et ses alliés potentiels au Conseil ? Lancer des raids contre ses entrepôts isolés, là où ses finances sont vulnérables ? Laissons-la imaginer un millier de possibilités et s’angoisser pour chacune d’entre elles.

Tasaio se pencha en avant, le feu couvant dans ses yeux d’ambre.

— Puis, après la récolte, alors qu’elle sera épuisée par les soucis et aura poussé jusqu’à leurs limites ses espions inutiles, nous frapperons, continua le cousin minwanabi, en tapant dans ses mains aussi vite que s’il donnait un coup d’épée. Keyoke mourra, avec une compagnie des meilleurs soldats de Mara – et peut-être aussi son premier chef de troupe, Lujan. La maison acoma n’aura plus aucune cohésion militaire ; les officiers survivants que la dame promouvra et à qui elle remettra un nouveau plumet recevront des postes pour lesquels ils n’auront aucune expérience. Des troupes qui ont servi plus de trente ans sous le même commandant seront obligatoirement désorganisées. (Tasaio regarda Desio droit dans les yeux, toute son attitude exprimant la confiance.) Maintenant, cousin, supposons que nous augmentions la désorganisation des Acoma ? Supposons que l’appel du Grand Conseil pour Dustari arrive avant que les cendres de Keyoke aient eu le temps de refroidir ?

Les yeux de Desio s’illuminèrent. Bien que le plan lui soit aussi familier qu’une prière, sa répétition balaya ses doutes ; sa colère s’évanouit et, en observant son maître, Incomo vit la sagesse de la manipulation de Tasaio. Quand Desio doutait, il devenait instable et un véritable danger pour sa maison, car il agissait sans réfléchir. Le serment fait au dieu Rouge lors de l’investiture du jeune seigneur aurait pu provoquer un désastre. Mais, comme un maître tacticien, Tasaio transformait la bévue en victoire. Une nouvelle fois, Incomo se demanda pourquoi les dieux n’avaient pas échangé les pères des deux cousins, pour que l’homme vraiment brillant puisse porter le sceptre de seigneur au lieu de celui qui était au mieux à peine compétent.

Desio souleva difficilement sa masse des coussins et lâcha un ricanement de gorge. Le son gagna en force, jusqu’à ce que le jeune seigneur soit secoué par un fou rire.

— Mon cousin, tu es brillant, hoquetait-il entre deux crises de rire, vraiment brillant.

Tasaio inclina la tête.

— C’est en votre honneur, mon seigneur, et pour le triomphe des Minwanabi.

L’été vint, et les échantillons de soie des Acoma désorganisèrent tous les marchés des districts méridionaux. Les intendants des guildes du nord furent complètement pris par surprise. Ils ne pouvaient plus maintenant vendre dans le sud à prix d’or leurs marchandises de qualité inférieure. Les enchères furent un triomphe pour les Acoma, et le sujet des conversations de toutes les réunions de clan dans tout l’empire tsurani. Jican reçut assez de commandes pour donner du travail aux Cho-ja pendant cinq ans, et il devait se retenir pour ne pas danser de joie en présence de sa maîtresse. D’un seul coup, la situation monétaire des Acoma, qui étaient dangereusement à découvert, devint opulente. Auparavant, les Acoma étaient une maison assez aisée sans beaucoup de liquidités. Ils étaient maintenant devenus l’une des familles les plus riches du centre de l’empire, avec assez de réserves en liquide pour contrer toutes les menaces fomentées par leurs ennemis.

Mara sourit devant l’exaltation de son hadonra. La victoire sur le marché de la soie avait été longue à préparer, mais la souveraine n’eut pas le temps d’apprécier sa fortune durement gagnée. Juste une heure après l’annonce du succès des enchères, un autre messager apportait des nouvelles fraîches. Son voisin du sud, Jidu des Tuscalora, se présentait pour demander audience, vraisemblablement pour supplier qu’on lui offre de devenir le vassal des Acoma afin de sauver sa maison d’une ruine irrémédiable.

Cela provoqua une vague d’activités. Les hauts conseillers acoma se réunirent avec Mara pour accueillir le seigneur Jidu dans la haute salle. Une garde d’honneur, en armure de cérémonie, se disposa derrière son estrade. Avec Nacoya à sa droite, et Keyoke et Lujan à sa gauche, la dame veilla à ce que tout le protocole soit observé quand le seigneur obèse – splendide dans ses robes bleu pâle, et environné d’un nuage de parfums coûteux – présenta sa requête. Autrefois, l’âme tsurani de Mara se serait réjouie en voyant un adversaire obligé à se mettre à genoux devant elle, particulièrement parce que Jidu l’avait méprisée comme une gamine importune après la mort de son époux. Bien que son voisin ait autrefois donné l’ordre de la tuer avec sa garde et qu’elle ait vraiment failli mourir, l’humiliation d’un homme de deux fois son âge ne lui donnait aucun sentiment de triomphe. Peut-être Mara avait-elle mûri au cours de cette année passée ; l’influence des concepts étrangers de Kevin l’avait certainement changée.

Alors qu’autrefois elle n’aurait vu que la gloire des Acoma, elle ne pouvait maintenant s’empêcher de remarquer la haine dans les yeux cernés du seigneur Jidu quand il fit sa révérence. Elle percevait les différentes nuances de la colère dans sa voix, et ne pouvait s’absoudre entièrement de la responsabilité du fardeau de honte qu’il s’était lui-même imposé. Les épaules raides et les yeux étincelant d’une frustration trop intime pour être exprimée, le seigneur Jidu admit son état de dépendance envers la bonne grâce des Acoma.

Mara souhaita presque pouvoir changer l’issue de cette entrevue ; permettre à Jidu de racheter son honneur grâce à la générosité des Acoma, gagner sa gratitude et une alliance volontaire. Alors que Jidu prononçait la dernière phrase de sa requête, les paroles accusatrices de Kevin, lors de la dernière matinée où elle l’avait vu, la hantèrent : «Tous les nobles tsurani sont-ils nés cruels ? »

Et, cependant, montrer de l’indulgence envers le seigneur Jidu risquait d’être une faiblesse dangereuse. Dans les machinations du grand jeu, on ne pouvait faire preuve de pitié que si l’on était fort et inattaquable ; chez les petits ou les faibles, cela était considéré comme de la lâcheté. Le souverain des Tuscalora était peut-être négligent en matière financière, mais il disposait d’excellents guerriers et avait un véritable don pour la stratégie sur le champ de bataille. Étant donné son penchant pour les dépenses excessives, un ennemi pouvait très facilement acheter sa loyauté, et Mara n’osait pas laisser planer une telle menace sur sa frontière sud sans exercer une surveillance. En tant que vassal, Jidu ne pourrait pas conclure d’alliance sans l’accord des Acoma. L’honneur de sa maison serait déposé entre les mains de Mara et celles de ses héritiers, pendant toute la durée de la vie du seigneur Jidu. La suzeraineté de Mara serait si forte qu’il ne pourrait tomber sur son épée sans qu’elle lui donne l’autorisation de mourir.

— Vous passez des marchés durs et dangereux, dame Mara, l’avertit le seigneur des Tuscalora.

En effet, si les Tuscalora étaient réduits à devenir les pions des ambitions acoma, leur clan et les autres membres du Parti du serpent jaune seraient moins enclins à traiter avec elle à cause de sa domination sur l’un des leurs.

— Le grand jeu est une entreprise dangereuse, répondit Mara.

Ses paroles n’étaient pas une platitude vide de sens ; Arakasi la gardait informée des divers mouvements politiques en cours. Si un clan ou un parti tramait quelque chose contre sa famille, elle le saurait très rapidement. Son cœur était peut-être hésitant en ce qui concernait Jidu, mais ses options restaient irrémédiablement claires.

— Je choisis de recevoir votre serment, seigneur Jidu.

Le souverain des Tuscalora inclina la tête. Ses bijoux de perles cliquetèrent sur ses vêtements alors qu’il s’agenouillait pour signifier sa soumission, et réciter les paroles rituelles. Mara fit un geste, et Lujan sortit des rangs, portant l’épée ancestrale des Acoma, en métal rare. Alors que le chef de troupe plaçait la lame étincelante au-dessus du cou tendu de Jidu, le seigneur prêta son serment de vasselage. Sa voix dure résonnait d’une haine contenue et il tenait ses poings fermés dans une rage impuissante. Il termina la dernière phrase et se leva.

— Maîtresse. (Il prononça le mot comme s’il avalait du poison.) Je vous demande la permission de me retirer.

Sur un coup de tête, Mara refusa son consentement. Alors que le seigneur Jidu devenait écarlate et que sa garde d’honneur se raidissait, elle évalua la nécessité de contrôler cet homme contre son désir de diminuer son humiliation.

— Un moment, Jidu, dit-elle finalement. (Alors qu’il relevait les yeux, soupçonneux, Mara s’efforça de paraître compréhensive.) Les Acoma ont besoin d’alliés, et non d’esclaves. Oubliez le ressentiment provoqué par ma victoire. Rejoignez-moi volontairement, et nos deux familles en tireront un grand bénéfice.

Elle s’assit plus confortablement sur son siège, comme si elle parlait à un ami de confiance.

— Seigneur Jidu, mes ennemis ne vous traiteraient pas aussi généreusement que moi. Le seigneur des Minwanabi exige le Tan-jin-qu de ses vassaux.

Le mot qu’elle utilisait était ancien, décrivant un vasselage absolu qui accordait au suzerain le pouvoir de vie et de mort sur les membres de la maisonnée vassale. Sous le Tan-jin-qu, non seulement Jidu serait devenu le vassal de Mara, mais aussi virtuellement son esclave.

— Bruli des Kehotara a refusé de continuer ce service abject envers les Minwanabi quand il a hérité de sa souveraineté. En conséquence, Desio a annulé un grand nombre des protections dont les Kehotara jouissaient depuis des années. Bruli a souffert parce qu’il souhaitait avoir l’apparence de l’indépendance. Je ne veux pas vous humilier en vous demandant la vie de tous vos sujets, Jidu.

Le seigneur corpulent concéda le point avec un bref hochement de tête, mais sa colère et son humiliation ne diminuèrent pas. Il n’était pas dans une position enviable, car il se trouvait à la merci d’une femme qu’il avait autrefois tenté de tuer. Mais quelque chose dans la sincérité de Mara lui fit écouter ses paroles.

— Je vais établir une politique qui bénéficiera à nos deux maisons, décréta Mara, mais vous garderez le contrôle des affaires quotidiennes de votre domaine. Les profits de la récolte de chocha-la resteront dans les coffres des Tuscalora. Votre maison ne paiera pas de tribut aux Acoma. Je ne vous demanderai rien, si ce n’est que votre honneur serve le nôtre. (Puis, ayant une intuition sur la façon dont elle pourrait apaiser cet ennemi, Mara ajouta :) Je crois tellement en l’honneur des Tuscalora que je vais confier la protection de notre frontière sud à vos troupes. Tous les gardes et patrouilles acoma seront retirés des frontières entre nos deux domaines.

L’expression de Keyoke ne changea pas devant ce nouveau développement, mais il se gratta le menton du pouce, leur ancien code secret d’avertissement.

Mara rassura son commandant en esquissant un sourire. Puis elle reporta son attention sur le seigneur Jidu.

— Je vois que vous ne croyez pas qu’une amitié puisse régner entre nous. Je vais vous prouver mes bonnes intentions. Pour célébrer notre alliance, nous ferons construire un nouveau portique de prière à l’entrée de votre domaine, à la gloire de Chochocan. Et je vous offre un présent de cent mille centins pour effacer vos dettes, afin que les profits de la récolte de cette année puissent être utilisés pour le bien de votre domaine.

Nacoya écarquilla les yeux en entendant la somme, un cinquième des fonds obtenus grâce à la vente aux enchères de soie. Mara pouvait se permettre d’être généreuse, mais ce don d’honneur entamait considérablement les réserves des Acoma. Jican allait sûrement avoir une crise d’apoplexie quand sa maîtresse ordonnerait de transférer la somme à ce propre à rien de seigneur des Tuscalora.

Jidu observa le visage de Mara. Mais il eut beau l’étudier tant qu’il le voulait, il ne vit rien lui indiquant qu’elle se jouait de lui. Ses paroles étaient parfaitement sincères. Considérablement radouci, il déclara :

— Ma dame des Acoma est généreuse.

— La dame des Acoma s’efforce d’être équitable, le corrigea Mara. Un allié faible est une perte, et non un bénéfice. Allez en paix et sachez que, si vous en éprouvez le besoin, les Acoma répondront à votre appel, comme nous espérons que vous honorerez le nôtre.

Elle lui permit ensuite gracieusement de se retirer.

Sa colère éteinte, et profondément intrigué par ce changement de fortune soudain, Jidu des Tuscalora quitta la haute salle.

Alors que le dernier garde vêtu d’une armure bleue sortait, Mara abandonna son attitude formelle. Elle frotta ses yeux fatigués et maudit intérieurement son épuisement. Des mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait envoyé Kevin surveiller les équipes de défrichage. Elle dormait encore difficilement la nuit.

— Ma belle dame, laissez-moi vous complimenter sur votre habile manipulation de ce chien particulièrement méchant, déclara Lujan avec une révérence respectueuse. Le seigneur Jidu est maintenant bien muselé, et il ne pourra plus que gémir et claquer des mâchoires à vos ordres. Mais il n’osera pas mordre.

Mara concentra son attention avec effort.

— Au moins, à partir d’aujourd’hui, nous n’aurons plus besoin de soldats pour garder jour et nuit ce maudit pont à needra.

Keyoke laissa échapper un rire soudain, au grand étonnement de Lujan et de Mara, car le vieux soldat exprimait rarement sa joie.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mara.

— Votre intention de dégarnir notre frontière sud m’avait inquiété, ma dame, répondit le commandant en haussant les épaules. Jusqu’à ce que je comprenne que, comme nous n’aurons plus besoin de patrouiller notre frontière du côté des Tuscalora, plusieurs compagnies seront libérées pour renforcer des défenses plus importantes. Et comme il n’aura plus à se soucier du nord de son domaine, le seigneur Jidu pourra monter une défense plus vigilante sur d’autres fronts. Nous avons effectivement gagné un autre millier de guerriers pour garder un domaine plus grand.

Nacoya ajouta son commentaire.

— Et avec ton don généreux, ma fille, Jidu pourra s’assurer que ses hommes soient correctement armés et équipés, et appeler des cousins pour rejoindre son service et agrandir son armée.

Mara sourit devant leur approbation.

— Ce qui sera la première… disons, « requête » que j’adresserai à mon nouveau vassal. Ses guerriers sont compétents, mais ils ne sont pas assez nombreux pour nos besoins. Quand Jidu aura pansé les plaies de son orgueil blessé, je le « prierai » de demander à son commandant qu’il consulte Keyoke sur la meilleure façon de protéger nos intérêts communs.

Keyoke lui répondit par un hochement de tête circonspect.

— Votre père serait fier de votre prévoyance, dame Mara, dit-il en s’inclinant respectueusement. Je dois maintenant retourner à mon poste.

Mara lui accorda la permission de se retirer. À côté d’elle, Lujan inclina sa tête emplumée.

— Vos guerriers boiront tous à votre santé, belle dame. (Un froncement de sourcils joueur creusa son front.) Mais nous ferions peut-être mieux d’assigner une patrouille au seigneur Jidu, pour nous assurer qu’il ne tombe pas la tête la première de son palanquin et qu’il ne se brise pas le crâne en rentrant chez lui.

— Pourquoi ferait-il cela ? demanda Mara.

— La boisson peut détruire l’équilibre de l’homme le plus agile, dame, répondit Lujan en haussant les épaules. Jidu empestait comme s’il s’était humecté le gosier depuis l’aube.

Mara leva les sourcils de surprise.

— Tu pouvais le sentir malgré le nuage de parfum ?

Le chef de troupe répondit par un geste irrévérencieux en direction du fourreau de l’épée ancestrale.

— Vous n’avez pas été obligée de vous pencher au-dessus du cou découvert du seigneur avec une lame.

Mara le récompensa d’un rire, mais son moment d’insouciance ne dura pas. Elle congédia d’un geste sa garde d’honneur, puis se retira dans son cabinet de travail avec Nacoya. Depuis son mariage avec Buntokapi, elle n’aimait pas s’attarder dans la haute salle. Et, depuis qu’elle avait envoyé au loin l’esclave midkemian roux, elle ne trouvait aucun réconfort dans la solitude. Jour après jour, elle s’immergeait dans les comptes avec Jican, revoyait la politique des clans avec Nacoya ou jouait avec Ayaki, dont la passion du moment était les petits soldats de bois que sculptaient pour lui les officiers de sa mère. Mais même quand elle était assise sur le plancher de bois ciré de la chambre d’enfant et disposait des troupes pour son fils – qui jouait à être le seigneur des Acoma, et mettait régulièrement en déroute d’immenses armées de Minwanabi – Mara ne pouvait échapper à la réalité. Desio et Tasaio pouvaient subir une centaine de morts sur le plancher de la chambre d’enfant, au grand délice d’un Ayaki assoiffé de sang, il était, hélas, bien plus probable que le petit garçon qui jouait à vaincre ses ennemis soit lui-même sacrifié au dieu Rouge, victime des intrigues qui assaillaient sa maison.

Quand Mara ne se faisait pas du mauvais sang à propos de ses ennemis, elle cherchait à oublier ses peines de cœur. Nacoya lui avait assuré que le temps émousserait son désir. Mais les jours passaient, tandis que la poussière de la saison sèche s’élevait en nuages et que les needra les moins beaux de l’année étaient conduits au marché pour être vendus. Mara s’éveillait toujours au cœur de la nuit, malheureuse, éprouvant un désir ardent pour l’homme qui lui avait enseigné que l’amour peut être tendre. Sa présence lui manquait, tout comme ses manières gauches et maladroites, ses pensées étranges et, plus que tout, sa compréhension intuitive des moments où elle désirait de la compassion, mais elle était trop fière souveraine pour montrer qu’elle en avait besoin.

L’empressement de Nacoya à la réconforter et sa gentillesse étaient comme de la pluie sur un cœur desséché par l’inquiétude. Maudit soit cet homme, pensait-elle. Il l’avait prise au piège et rendue plus impuissante que n’importe quel ennemi ne le ferait jamais. Et peut-être qu’à cet égard, Nacoya avait raison. Kevin était plus dangereux pour sa maison que le plus cruel de ses ennemis, car d’une certaine façon, il avait abattu ses défenses les plus intimes.

Une semaine s’écoula, puis une autre. Mara rendit visite à la reine des Cho-ja et fut invitée à visiter les cavernes où les fabricants de soie travaillaient diligemment à remplir les contrats de la vente aux enchères. Un ouvrier escorta Mara dans la fourmilière jusqu’au niveau où les teinturiers et les tisserands travaillaient pour transformer les fibres filandreuses en soie. Les tunnels étaient sombres et frais après la chaleur du soleil. Comme toujours lorsqu’elle visitait la fourmilière, Mara avait l’impression d’entrer dans un autre monde. Les ouvriers cho-ja la dépassaient pour aller accomplir leurs tâches. Ils se déplaçaient trop rapidement pour que l’œil puisse les suivre dans les tunnels éclairés par des globes de lumière pâle. En dépit de l’obscurité relative, les créatures insectoïdes ne se heurtaient jamais. Mara ne sentait au pire qu’un doux effleurement quand les rapides créatures négociaient les passages les plus étroits. La pièce où la soie était filée était grande et basse de plafond. Mara leva une main pour s’assurer que les épingles de jade qui retenaient sa chevelure ne frottent pas contre le plafond.

Le Cho-ja qui l’escortait s’arrêta et fit un geste de sa patte avant.

— Les ouvriers destinés au filage sont spécialisés, souligna-t-il.

Quand les yeux de Mara se furent adaptés à la presque obscurité, elle vit une foule de corps chitineux et luisants penchés sur un amoncellement de fibres de soie brute. Ils possédaient des appendices ressemblant à des peignes placés juste derrière les griffes des pattes avant, avec une excroissance supplémentaire qui avait approximativement la fonction d’un pouce humain. Accroupis sur leurs pattes arrières, ils cardaient avec leurs pattes avant les fibres qui semblaient presque trop délicates pour être maniées sans être brisées. Puis les pattes du milieu prenaient le relais et, dans un mouvement d’une grande vivacité, tordaient les fibres pour les transformer en fil. Le fil créé par chaque fileur cho-ja quittait la pièce par des fentes pratiquées dans le mur le plus éloigné. Derrière cette partition, des teinturiers travaillaient au-dessus de chaudrons fumants, imprégnant continuellement les fils de couleurs. Les fibres quittaient les pots de teinture et passaient alors dans une nouvelle pièce, où de petites femelles ailées stériles ventilaient vigoureusement l’air pour les sécher. Puis le passage s’ouvrait sur une large pièce bien éclairée, avec un toit en dôme et des verrières qui rappelaient à Mara le temple de Lashima à Kentosani. Là, les tisserands s’emparaient des fils colorés et accomplissaient leur magie, passant les fibres de soie entre les fils de trame pour créer les plus belles étoffes de l’empire.

Ce spectacle mettait Mara en transe. Dans ces lieux où le protocole tsurani n’avait pas d’importance, elle pouvait se comporter comme une petite fille, et harceler de questions l’ouvrier qui l’escortait. Elle tâta l’étoffe terminée et en admira les couleurs et les motifs. Puis, sans s’en rendre compte, elle s’arrêta devant un rouleau de tissu bleu cobalt et turquoise, orné de superbes motifs rouille et ocre insérés dans la trame. Inconsciemment, elle imagina comment cette étoffe mettrait en valeur les cheveux roux de Kevin ; son sourire disparut. Quelle que soit la diversion, elle ne durait jamais. Ses pensées revenaient toujours vers l’esclave barbare, même si elle tentait de concentrer son attention sur quelque chose d’autre. Soudain, les rouleaux de soie brillante semblèrent perdre de leur lustre.

— Je souhaiterais rentrer, maintenant, et prendre congé de votre reine, demanda Mara.

Le Cho-ja qui l’escortait acquiesça en inclinant la tête. Ses processus de pensée différaient de ceux d’un être humain, et il ne jugeait pas son changement d’avis impoli ou brusque.

Comme la vie devait être simple pour les ouvriers cho-ja, pensa Mara. Ils n’étaient concernés que par le présent, immergés dans l’instant et guidés par la volonté de leur reine, dont le seul intérêt était les besoins de la fourmilière. Ces créatures d’un noir luisant menaient une vie nullement troublée par les milliers de besoins agaçants des êtres humains. Enviant leur tranquillité d’esprit, Mara retraversa la foule d’artisans et dirigea ses pas vers la chambre de la reine. Aujourd’hui, à la différence des autres jours, sa curiosité était satisfaite. Elle n’avait pas envie de supplier la reine de lui confier le secret des fabricants de soie. Elle ne désirait pas plus faire sa requête habituelle pour visiter les chambres d’éclosion où les Cho-ja nouveau-nés avançaient maladroitement sur leurs pattes fragiles et faisaient leurs premiers pas.

Son accompagnateur la guida à la jonction de deux passages principaux et s’apprêtait à descendre vers le niveau le plus profond où se trouvait la chambre de la reine quand un guerrier avec un casque à plumet leva une patte avant et les intercepta. Confrontée au tranchant de chitine aiguisé comme un rasoir que les Cho-ja pouvaient manier comme une véritable épée, Mara s’arrêta immédiatement. Bien que la patte soit orientée sur le côté, selon un angle qui indiquait une disposition amicale, elle ne savait pas pourquoi il l’arrêtait. Les Cho-ja ne pensaient pas comme des individus mais réagissaient selon l’esprit de la fourmilière, et la conscience qui dirigeait cette intelligence collective était celle de la reine. Les Cho-ja avaient des réactions terriblement rapides, et leur humeur pouvait changer tout aussi soudainement.

— Dame des Acoma, l’interpella le guerrier cho-ja.

Il s’accroupit avec le même geste de révérence que celui qu’il aurait eu devant une reine, et alors qu’il inclinait son casque emplumé, Mara reconnut Lax’l, le commandant de l’armée de la fourmilière.

Assurée que ses intentions n’étaient pas hostiles, elle se détendit et le salua en inclinant la tête selon le degré dû à un commandant du rang de Lax’l.

— Que demande votre reine ?

Lax’l se releva et reprit son immobilité de statue, presque irréelle au milieu de l’agitation des ouvriers qui passaient continuellement autour de lui, de la dame et de son guide.

— Ma reine ne vous demande rien, mais vous adresse ses meilleurs vœux de santé. Elle m’a envoyé vous prévenir qu’un messager était arrivé de votre domaine et réclamait votre présence avec une certaine urgence. Il vous attend à la surface.

Mara soupira de frustration. Sa matinée aurait dû être libre de tout engagement ; elle n’avait prévu aucune réunion jusqu’à l’après-midi, où elle devait revoir les chiffres des ventes de needra avec Jican. Quelque chose avait dû arriver, même si c’était la fin de l’été. À cette époque, le Jeu se calmait généralement, car la plupart des seigneurs se plongeaient dans leurs finances avant les récoltes.

— Je dois rentrer pour voir ce qui s’est passé, dit avec regret la dame des Acoma à Lax’l. Je vous prie de transmettre toutes mes excuses à la reine.

Le commandant cho-ja inclina la tête.

— Ma reine vous rend votre salut et vous transmet sa considération. Elle ajoute qu’elle espère que les nouvelles qui vous attendent ne contiennent aucune parole de malheur.

Il fit un geste de la patte avant vers le guide. Mara fit demi-tour et fut conduite vers les tunnels supérieurs avant même d’avoir eu le temps de réfléchir.

Alors qu’elle ressortait, le soleil l’éblouit soudain. Mara cligna des yeux pour se protéger de la luminosité en attendant que sa vue s’adapte. Elle distingua deux plumets d’officiers parmi les esclaves qui attendaient avec son palanquin. L’un d’eux était Xaltchi, un sous-officier récemment promu par Keyoke pour son courage lors de la défense de la caravane. L’autre, avec un plumet plus long et plus somptueux, ne pouvait être que Lujan. Surprise qu’il apporte lui-même le message, et non un domestique ou un coursier, Mara fronça les sourcils. Quelles nouvelles l’attendaient donc pour qu’on ne puisse les confier à des oreilles qui n’étaient pas totalement dignes de confiance ? Elle congédia son guide cho-ja avec une politesse distraite, et se hâta de rejoindre son chef de troupe, qui l’avait vue sortir de la fourmilière et qui avançait à sa rencontre d’un pas décidé.

— Ma dame.

Lujan termina une révérence hâtive, mais correcte, puis lui offrit le bras et la guida dans le flot des ouvriers cho-ja qui entraient et sortaient de la fourmilière. À l’instant où ils atteignirent un espace découvert, mais bien avant qu’ils arrivent à portée d’ouïe des esclaves du palanquin, Lujan ajouta :

— Dame, vous avez un visiteur. Jiro des Anasati se trouve actuellement à Sulan-Qu, attendant de vous rencontrer. Son père, Tecuma, l’a envoyé pour discuter d’un sujet trop sensible pour être confié à un messager ordinaire.

Le froncement de sourcils de Mara s’accentua.

— Rentre immédiatement et envoie un messager en ville, ordonna-t-elle à son chef de troupe. Je vais recevoir Jiro immédiatement.

Lujan la conduisit jusqu’au palanquin, l’aida à y monter, et s’inclina. Puis il partit en courant le long du sentier qui conduisait au manoir. Les porteurs soulevèrent le palanquin de la dame et Xaltchi rassembla la petite compagnie de soldats qui lui servaient d’escorte. Le cortège suivit plus lentement les traces de Lujan.

— Accélérez le pas, ordonna Mara à travers les rideaux.

Elle s’efforçait de ne pas laisser transparaître son inquiétude dans sa voix. Avant son mariage avec Buntokapi des Anasati, cette famille ancienne se situait juste derrière les Minwanabi parmi les ennemis des Acoma. Depuis que Mara avait comploté la mort de son époux, elle avait encore plus de raisons de les haïr. Seul leur intérêt commun pour Ayaki, le fils de Bunto et le petit-fils du seigneur Tecuma, empêchait les deux maisons d’entrer en conflit ouvert. Le fil qui maintenait cette alliance était en effet très mince. Tecuma pouvait saisir la moindre excuse pour tenter de mettre à l’écart la souveraine, et s’installer comme régent des Acoma jusqu’à ce qu’Ayaki atteigne sa majorité et prenne le titre de seigneur.

Il était peu probable qu’un sujet trop sensible pour être confié même à un messager assermenté soit une bonne nouvelle. Un sentiment d’oppression familier étreignit le ventre de Mara. Elle n’avait jamais sous-estimé la capacité de ses ennemis à comploter, mais dernièrement, le manque de menaces directes lui avait fait éprouver un faux sentiment d’autosatisfaction très dangereux. Elle se prépara mentalement à une entrevue difficile ; elle aurait besoin de cinq cents guerriers en armure, prêts au combat, et d’une garde d’honneur de douze hommes dans la salle où elle recevrait Jiro. Sans cela, elle insulterait Jiro.

Mara appuya sa tête contre les coussins, transpirant dans ses soies légères. Elle devenait à moitié folle à penser sans cesse à un esclave barbare, tout en préparant des stratagèmes dont sa vie dépendait. À un homme qui, en ce moment même, se tenait sous la brûlante lumière du soleil et dirigeait les esclaves qui coupaient du bois, fabriquaient des clôtures, six barres entre deux poteaux arrivant à l’épaule d’un guerrier de grande taille. Les pâturages des needra étaient pratiquement terminés, trop tard pour les nouveau-nés de cette saison, mais bien à temps pour engraisser les jeunes qui venaient d’être sevrés pour les marchés de la fin de l’automne. Mara s’essuya le front, dans un geste de contrariété affecté. Elle avait assez de soucis sans y ajouter la question de ce qu’elle ferait de Kevin une fois les nouveaux pâturages terminés. Peut-être qu’elle le revendrait… Mais elle n’y pensa qu’un seul instant, avant de prendre la résolution de lui trouver une autre tâche pour le garder à l’écart.

Mara rejoignit sa place à l’entrée du manoir, au moment où le palanquin et l’escorte de Jiro approchaient des frontières acoma. Son premier conseiller se tenait à ses côtés ; elle semblait gênée par ses robes somptueuses et ses bijoux. Nacoya appréciait l’autorité accompagnant sa promotion, mais dans certains domaines, elle préférait franchement les devoirs d’une nourrice. Les vêtements d’apparat en faisaient partie. Si Mara avait été moins nerveuse, elle aurait pu sourire à la pensée de la vieille nourrice agacée par les attentions et les soins des servantes que Mara avait été obligée de supporter toute sa vie durant, à l’instigation infatigable de Nacoya elle-même. La fille des Acoma n’avait connu un répit que durant son noviciat au temple de Lashima. Avec leur simplicité tranquille et les heures d’étude et de lecture, ces jours-là lui semblaient bien loin dans le passé.

Mara regarda autour d’elle pour s’assurer que tout était prêt. Parmi la foule de valets de pied, de soldats et de domestiques, elle remarqua l’absence d’une personne.

— Où est Jican ? murmura-t-elle à Nacoya.

Le premier conseiller inclina la tête, forcée de lever la main pour retenir une épingle à cheveux vacillante. Le bijou indiscipliné l’irritait, mais son impatience était surtout provoquée par le fait d’avoir été réveillée de sa sieste pour accueillir un personnage qu’elle considérait encore avec malveillance. L’aversion de Nacoya pour Buntokapi se répercutait sur toute sa famille. Mara savait qu’elle pouvait compter sur la vieille femme pour observer parfaitement le protocole, mais la maisonnée risquait de subir dans les prochains jours sa mauvaise humeur.

— Votre hadonra se trouve dans les cuisines, où il s’assure que les cuisiniers ne préparent que des fruits de première qualité pour le repas, répondit brièvement l’ancienne nourrice.

Mara leva un sourcil.

— Il est encore plus vieille fille que toi. Comme si le cuisinier avait besoin qu’on lui dise comment préparer un repas. Il fera de son mieux pour l’honneur des Acoma.

— C’est moi qui ai dit à Jican de le surveiller, murmura Nacoya. Les cuisiniers pourraient avoir envie de glisser à un invité anasati quelque chose de peu appétissant. Leur vision de l’honneur est différente de la tienne, ma fille.

Buntokapi ne s’était pas rendu populaire dans les cuisines, comme partout. Mais Mara se dit que le chef cuisinier des Acoma ne voudrait pas humilier sa maison pour quelque chose d’aussi mesquin que glisser un fruit pourri à Jiro – même s’il aurait vraiment aimé pouvoir le faire.

Mara regarda Nacoya. Silencieuse, elle se rendit compte avec quelle facilité elle en était venue à considérer les domestiques de sa maison comme des meubles. Qu’ils aient détesté la brutalité de Bunto autant qu’elle ne lui était jamais venu à l’esprit. Elle se souvint combien il se montrait brutal envers eux. Ses domestiques et ses marmitons avaient peut-être souffert bien plus qu’elle durant le règne de Buntokapi et, tardivement, Mara compatit à leurs peines. Si elle avait été l’une de ces filles de cuisine mises d’office dans le lit de Bunto – ou le frère, le père ou l’amant de celle-ci – elle aussi aurait pu être tentée de servir à son frère des restes destinés aux jiga. Mara réprima un sourire à cette pensée.

— Je dois prêter plus d’attention aux sentiments de mon personnel, Nacoya, pour ne pas devenir aussi indifférente que Bunto.

Nacoya se contenta de hocher la tête. Le temps des discussions était révolu, car le palanquin aux couleurs rouge et jaune des Anasati et une colonne de soldats en marche se découpaient à la porte d’entrée de la cour. Mara tritura le bracelet en métal orné de pierres qui ornait son poignet, et s’efforça de maintenir le décorum adéquat quand la garde d’honneur anasati fit brusquement halte et que les porteurs de Jiro déposèrent le palanquin devant sa porte.

Au dernier moment, Jican franchit hâtivement la porte pour prendre sa place près de Nacoya et de Tasido qui, en tant que doyen des chefs de troupe acoma, commandait la garde d’honneur de la dame. Mara aurait préféré que Keyoke ou Lujan soient à sa place. Elle observa les soldats anasati, les yeux mi-clos. Ils n’étaient pas détendus, et étaient disposés en une formation leur permettant de dégainer facilement leurs armes en cas de besoin. Elle ne s’était pas attendue à moins, mais se trouver confrontée à une telle hostilité potentielle avec un vieillard comme officier n’était pas rassurant. Le vieux Tasido avait de l’arthrite et souffrait de cataracte ; en des temps meilleurs, il aurait déjà pris une retraite honorable. Mais les troupes acoma avaient subi trop de pertes sur le monde barbare lors de la mort du seigneur Sezu, pour que Mara puisse laisser partir le moindre officier. Dans un an ou deux, le vieil homme recevrait une cabane près du fleuve où il pourrait vivre en paix ses derniers jours. Mais aujourd’hui, toutes les épées étaient indispensables.

Mara n’avait pas vu Jiro depuis le jour de son mariage, près de quatre ans auparavant. Curieuse mais prudente, elle regarda le jeune homme sortir de son palanquin. Il était bien habillé, mais pas dans le style voyant qu’affectait son père. Sa robe de soie noire était agrémentée de quelques glands rouges. Sa ceinture était ornée avec goût de coquillages et de rondelles laquées, et il portait ses cheveux coupés simplement à la manière d’un guerrier. Il était plus grand que son défunt frère Buntokapi. De constitution plus mince, son allure était nettement plus gracieuse. Son visage ressemblait à celui de sa mère, avec des pommettes hautes et une bouche hautaine. Sa mâchoire carrée l’empêchait de paraître efféminé, mais ses mains étaient aussi fines que celles d’une femme. C’était un bel homme, bien qu’une certaine cruauté transparaisse autour de ses lèvres et de ses yeux.

Jiro s’inclina avec une perfection sarcastique.

— Bienvenue dans la demeure des Acoma, l’accueillit Mara d’une voix neutre.

Elle lui rendit son salut, mais très brièvement, pour bien lui faire remarquer qu’il avait amené dans sa cour une escorte armée hors de proportion avec une visite de courtoisie. Comme son rang supérieur lui en donnait le droit, elle attendit que son invité commence les questions rituelles. Après une pause durant laquelle Jiro resta silencieux dans l’espoir que Mara commette une bévue et demande de ses nouvelles, il déclara finalement :

— Allez-vous bien, dame ?

Mara lui répondit avec un brusque signe de la tête.

— Je vais bien, merci. Allez-vous bien, Jiro ?

Le jeune homme sourit, mais ses yeux étaient aussi froids que ceux d’un serpent.

— Je vais bien, tout comme mon père qui m’envoie. (Il posa une main alanguie sur le manche du poignard suspendu à sa ceinture.) Je vois que vous allez parfaitement bien, Mara, et même que la maternité vous a embellie. Il est malheureux qu’une femme si belle devienne veuve si jeune. Quel gaspillage.

Si son ton était impeccablement poli, ses paroles frôlaient l’insulte. Ce n’était pas une visite de réconciliation. Consciente que l’attitude de Jiro ressemblait à celle d’un suzerain rendant visite à un vassal, Mara rassembla ses robes et franchit l’entrée en tête, le laissant la suivre comme un domestique. Si elle le laissait jouer à ses petits jeux de salon trop longtemps, il risquait de l’obliger à lui offrir l’hospitalité pour la nuit. Comme Tecuma devait espérer que le jeune homme rapporte un maximum d’informations sur les Acoma, Mara n’avait aucune intention de laisser la moindre excuse à Jiro pour passer la nuit au manoir.

Des domestiques avaient disposé des plateaux de nourriture dans la haute salle. Mara s’assit sur l’estrade. Elle indiqua à Nacoya de rejoindre sa place à sa droite, et accorda à Jican la permission de se retirer qu’il désirait ardemment. Puis elle fit signe à Jiro de s’asseoir confortablement sur les coussins placés juste devant elle ; la place qu’elle lui désignait était celle d’un égal. Comme elle lui faisait obligeamment cette courtoisie, il ne pouvait protester quand elle laissa Tasido et ses sous-officiers debout dans son dos. On ne plaçait sa garde d’honneur sur l’estrade que lors de pourparlers entre des partis hostiles. Comme ce n’était pas ouvertement le cas, les gardes du corps devaient rester à la porte. Le domestique en lequel Mara avait le plus confiance présenta à son invité un bassin, pour qu’il puisse se laver les mains, et une serviette. Il s’enquit poliment de ce que Jiro préférait boire, son minutage parfaitement arrangé pour accaparer l’attention du jeune noble sur des questions triviales. La dame des Acoma parla avant que Jiro puisse avoir la chance de se ressaisir.

— Comme vous n’auriez pas besoin d’autant de soldats si vous ne veniez que pour consoler la veuve de votre frère, je présume que votre père a un message pour moi ?

Jiro se raidit. Il retrouva son aplomb avec un contrôle admirable et releva le regard ; Mara avait frappé fort, et au cœur. Elle lui avait rappelé le souvenir de son frère, mort pour améliorer la position des Acoma dans le grand jeu ; elle avait aussi laissé sous-entendre que Jiro souhaitait « consoler » la veuve de son frère d’une manière plus intime que la coutume tsurani ne l’acceptait – et qu’il n’était que le coursier de son père. C’était l’équivalent verbal d’une gifle en plein visage. Le regard que le fils anasati tourna vers elle était glacial et emprunt d’une haine infinie.

Mara dissimula un frisson. En voyant l’immobilité de Nacoya et ses lèvres blanches, elle fut consciente qu’elle avait fait une erreur ; elle avait aussi sous-estimé l’hostilité de Jiro. Le jeune homme la méprisait avec une passion qui dépassait ses années. Dans un silence froid, Mara comprit qu’il rôderait comme le relli venimeux des marais, attendant son heure jusqu’à ce qu’il trouve une ouverture. Il ne l’attaquerait pas avant que son piège soit parfait et qu’il soit absolument assuré de la victoire.

— Je ne répéterai pas les rumeurs concernant les préférences de ma dame en matière d’amant depuis le décès de son noble époux, répondit Jiro, avec une diction si claire que, même s’il ne parlait pas fort, les domestiques pouvaient l’entendre depuis la porte.

Pour montrer qu’il trouvait ce sujet avilissant, il leva sa tasse d’une main assurée et but quelques gorgées.

— Eh bien, oui, j’ai abandonné une transaction commerciale importante à Sulan-Qu pour m’arrêter ici, à la suggestion de mon père. Il a entendu parler de rencontres secrètes entre certains membres du Conseil qui, selon lui, indiqueraient peut-être que des complots se trament contre son petit-fils Ayaki. En tant que régente de l’héritier acoma, il vous envoie un avertissement.

— Vos paroles restent trop vagues, souligna Nacoya avec l’acidité d’une doyenne qui a vécu assez longtemps pour voir de nombreux jeunes gens succomber à la folie. (Utilisant un ton de voix qu’elle maniait de façon experte quand elle était nourrice, elle ajouta :) Comme ni les Anasati ni les Acoma ne gagneront quoi que ce soit si Ayaki ne peut pas hériter de Sa Seigneurie, je vous suggère d’être plus précis.

Jiro inclina la tête avec une très légère expression de malveillance.

— Mon père n’a pas connaissance de ces complots, premier conseiller, chère dame. Ses alliés ne lui ont pas parlé directement, sûrement à cause de très importants pots-de-vin. Mais il a des yeux et des oreilles placés dans des endroits stratégiques, qui voient et entendent pour lui. Il souhaite que vous sachiez que des factions favorables aux Minwanabi se sont rencontrées plus d’une fois en secret. On a entendu les Omechan complimenter la retenue du seigneur Desio face à l’affront des Acoma. Les Omechan sont puissants, mais ils dépendent de la bonne volonté des Minwanabi dans l’Alliance pour la guerre. Cela les rend circonspects, car ils ne veulent pas perdre un soutien en ce moment. D’autres familles que les Omechan applaudissent les plans impitoyables de Desio, et cette approbation œuvre contre les intérêts de votre héritier. En bref, vous avez peu d’alliés qui expriment leur soutien au Grand Conseil.

Mara fit signe à un domestique d’emporter le plateau de nourriture, que Jiro n’avait pas touché. Elle regrettait de décevoir Jican, qui verrait que les plus beaux fruits des cuisines avaient été repoussés avec mépris, mais elle était trop tendue pour se servir elle-même. Elle n’aimait pas la façon dont les yeux de Jiro allaient de part et d’autre, enregistrant chaque détail de la haute salle des Acoma, observant les domestiques et les gardes. Son intérêt ressemblait à celui d’un officier qui se serait introduit dans un camp ennemi pour rassembler des informations afin de préparer une attaque. Jiro ne se montrait jamais aussi direct que son frère aîné Halesco ; ses pensées étaient très subtiles, et enracinées dans ses ambitions. Mara s’efforça de trier dans ses paroles la vérité de l’exagération destinée à l’effrayer.

— Ce que vous dites ne m’est pas tout à fait inconnu, Jiro, tout du moins dans ses grandes lignes. Votre père n’aurait sûrement pas eu besoin de vous envoyer et de vous faire quitter une importante transaction pour me dire cela, s’aventura-t-elle, tâtant le terrain. Un messager assermenté aurait suffit.

— C’est un problème de famille, répondit Jiro d’un air détaché. Mon père souhaitait vous faire comprendre que le complot au sein du Conseil est très bien caché et perfide. Il ne compromettra pas ses sources en engageant un messager commercial. L’envoi d’un courrier de la guilde aurait laissé des traces dans les archives publiques, et des ennemis observateurs auraient pu s’en apercevoir. Desio a payé pour pouvoir inspecter tous les livres des guildes de Sulan-Qu. Un message d’une source anasati aurait été trop repérable. (Jiro inclina la tête avec une très légère ironie.) Mais personne ne peut douter de la bonne foi d’un oncle qui vient voir son neveu orphelin.

— Pas même un oncle qui interrompt une transaction commerciale importante pour rendre une visite de courtoisie à un garçon de trois ans ? intervint poliment Nacoya.

Jiro ne rougit même pas, ce qui exigeait un contrôle d’acier.

— Aucun de nous n’est en position d’échanger des accusations, comme le premier conseiller de la veuve de mon frère devrait s’en souvenir. De plus, quel mal y a-t-il si Desio pense que nous partageons quelques secrets ? Il ne peut que se les imaginer.

Son regard sur Mara était un mélange malsain de convoitise et de haine.

Mara foudroya Jiro d’un regard inquisiteur jusqu’à ce qu’il se sente mal à l’aise. Les Anasati avaient considéré Buntokapi comme un idiot maladroit. C’est parce qu’ils avaient négligé son éducation que Mara avait pu trouver une faille à exploiter. Même si elle n’était pas fière d’avoir tiré avantage des désirs frustrés et de la maladresse de son époux, Mara avait réexaminé la situation avec un esprit tempéré par le regret ; elle savait qu’elle portait toute la responsabilité de ses actes.

Fatiguée de l’intensité de l’attention de Jiro, et plus vexée qu’elle n’aurait osé l’admettre devant sa calomnie implicite sur Kevin, Mara pressa la fin de la visite.

— Je vous remercie de m’avoir appris que les guildes commerciales s’étaient vendues à Desio – c’est un fait intéressant à connaître. Et la bonne volonté des Omechan à encourager les Minwanabi. Vous avez accompli votre devoir envers votre père, tout le monde pourra en témoigner. Je ne vous retarderai pas plus longtemps et je vous laisse continuer vos importantes transactions à Sulan-Qu.

Jiro lui rendit un sourire des plus secs, et anticipa sa dernière réplique.

— À moins que je souhaite rester pour un repas, que vos serviteurs se donneront beaucoup de mal à préparer ? (Il inclina la tête pour répondre par la négative.) Votre compagnie ne se compare à aucune autre. Mais les circonstances m’obligent à décliner votre invitation. Je vais reprendre ma route.

— Sans même poser le regard sur le neveu orphelin auquel vous êtes venu rendre visite ? intervint Nacoya. (D’un ton plus mordant que d’habitude, elle tourna un regard rusé vers sa maîtresse.) Votre invité a une grande confiance dans vos mesures de sécurité, ma dame, pour qu’il soit si assuré qu’aucune rumeur ne parviendra à de mauvaises oreilles.

Cette fois Jiro changea de couleur, mais sa pâleur était due plus à l’ennui qu’à l’embarras. Il se leva et s’inclina brièvement devant Mara.

— Je vois que la régente de l’héritier des Acoma apprend beaucoup en restant en compagnie de vieilles femmes acariâtres.

— Elles remettent les jeunes impertinents à leur place bien plus aisément que leurs jeunes sœurs plus belles. (Mara se leva aussi.) Transmettez mes salutations à votre père, Jiro.

Le fait qu’il ne porte aucun titre devant son nom semblait vexer terriblement le jeune noble. Ayant peut-être deviné la raison de son amertume, Mara raccompagna son invité jusqu’à la porte. Il remonta dans son palanquin sans lui jeter un seul regard, et referma d’un geste sec les rideaux, attendant à peine que Mara ait prononcé les paroles de convenance pour lui souhaiter un bon voyage. Alors que les porteurs emmenaient leur seigneur arrogant, et que les soldats anasati reformaient leur colonne et commençaient à descendre le sentier, Nacoya soupira de soulagement.

— Que les dieux soient remerciés que tu n’aies pas épousé celui-ci, fille de mon cœur. Il est beaucoup trop intelligent pour son propre bien.

— Il ne me porte pas dans son cœur, c’est certain.

Mara fit demi-tour et rejoignit l’ombre fraîche de la demeure, les sourcils froncés.

Nacoya regarda intensément sa maîtresse.

— À quoi t’attendais-tu, alors que tu lui as préféré son jeune frère ? Dès l’instant où Tecuma et toi vous êtes mis d’accord sur tes fiançailles avec Buntokapi, ce jeune homme a commencé à te haïr. Il se considérait comme le meilleur candidat au titre et il t’en voudra jusqu’à sa dernière heure de l’avoir dédaigné. Et il te hait doublement parce qu’au plus profond de lui, il te désire. Il accepterait volontiers, si tu le lui permettais, de te rejoindre dans ton lit. (Puis la vieille femme soupira.) Mais après, il te tuerait tout de même, ma fille, car je pense que la jalousie a définitivement perverti cet homme.

Mara attrapa une mèche de cheveux rebelle puis, baissant la main, fit tinter à son poignet le bracelet en métal.

— Par la folie de Lashima, que la fierté des hommes est facilement blessée !

Ses yeux trahissaient une souffrance qui n’avait rien à voir avec la colère de Jiro et la façon dont elle l’avait repoussé dans le passé.

Nacoya agita sévèrement son doigt.

— Tu penses encore à ce vaurien de barbare.

Mara ignora l’accusation.

— Kevin n’a rien à voir avec tout cela. Pourquoi Jiro fait-il tout ce chemin, et se donne-t-il tant de mal pour me provoquer, avec comme prétexte des rencontres clandestines du Conseil sur lesquelles il ne sait pratiquement rien ?

Cette fois Nacoya parut choquée.

— Ma dame, vous feriez bien d’écouter l’avertissement du seigneur Tecuma – son réseau d’espions n’est peut-être pas aussi étendu que le nôtre, mais ses agents sont très doués. Ne prêtez pas attention aux passions de Jiro qui ont noyé l’information. Vous courez un très grand danger.

Irritée, Mara refusa de souscrire à l’inquiétude de son premier conseiller.

— Nacoya, je dois me soucier de suffisamment de choses vraiment importantes pour ne pas me préoccuper de vétilles. Si le Conseil complotait, le réseau d’Arakasi m’en aurait sûrement avertie.

La lumière du soleil entrait par une cloison à demi ouverte, éclairant le visage du premier conseiller, comme la caricature ridée d’un camée.

— Dame, fit-elle gravement, vous vous reposez bien trop sur les espions d’Arakasi. Ce ne sont que des hommes. Ils ne peuvent pas voir dans l’esprit de Desio, et ils ne peuvent pas entendre tous les murmures qui s’échangent dans les recoins sombres derrière des portes fermées. Ils ne peuvent pas se trouver partout en même temps. Et comme tous les mortels, ils peuvent être corrompus ou se tromper.

— Nacoya, tu t’inquiètes plus que ton devoir ne l’exige. Tu as ma permission de te retirer, pour te reposer ou te divertir.

Alors que Nacoya terminait avec raideur sa révérence, Mara tira sur ses lourdes robes. Elle allait prendre un bain et se changer, et peut-être même faire venir des comédiens pour la faire rire. Sa matinée avec les Cho-ja semblait très lointaine. L’antagonisme glacial de Jiro la contrariait bien plus que les soucis de Tecuma à propos du Conseil ; et Kevin lui manquait d’une façon insupportable. Privée de sa compagnie amicale d’une façon qui la faisait terriblement souffrir, elle envoya sur un coup de tête son messager chercher un scribe. Quand l’homme arriva et lui fit sa révérence, chargé de craies et d’ardoises, elle arrêta d’un geste son salut courtois.

— Va dans les nouveaux pâturages des needra et observe les ouvriers. Note tout ce qui s’y passe, et fais particulièrement attention au rouquin qui dirige les esclaves. Je veux savoir tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit, pour pouvoir évaluer l’efficacité du travail de son équipe.

Le scribe s’inclina très bas au-dessus de sa sacoche. Il n’était pas dans ses attributions de discuter les ordres de sa maîtresse. Mais il la quitta avec un air intrigué, car la dame se préoccupait de détails qui étaient normalement du ressort de son hadonra. Depuis le jour où il avait commencé son apprentissage, le scribe n’avait jamais reçu d’ordres aussi inhabituels.