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RÉCONCILIATION

Tasaio souriait.

Surpris par cette expression inhabituelle, le seigneur des Minwanabi observa son cousin d’un air méfiant, alors que celui-ci traversait la haute salle, de retour d’un voyage en aval du fleuve. Puis, se rappelant que Sulan-Qu était la ville la plus proche du domaine des Acoma, Desio retrouva ses esprits.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il quand Tasaio s’arrêta et s’inclina devant l’estrade.

Ce n’était pas la grande plate-forme où se trouvait le trône, mais un niveau rempli de coussins, installé sur le côté et réservé aux occasions informelles, quand Desio n’était pas obligé de dominer ses conseillers.

Sur le côté, le commandant Irrilandi attendait sans ressentiment d’entendre les révélations de l’homme qui l’avait supplanté en tout, sauf en titre. Tasaio était à la fois un noble et un brillant commandant ; second du seigneur de guerre durant la campagne sur le monde barbare, il était le substitut de Desio en tant que chef de guerre du clan. Selon la tradition tsurani, un service d’une telle grandeur ne pouvait qu’apporter de l’honneur aux Minwanabi.

— Mon seigneur, répondit Tasaio, se relevant avec une courtoisie totale et parfaite, notre plan est lancé.

Desio se tendit d’impatience. Inspiré par l’exemple de son cousin, il avait entrepris de pratiquer les arts martiaux. Vêtu de vêtements somptueux, il était assis sur une natte de brocart, on pouvait remarquer que son tour de taille s’affaissait moins, et que son visage rougeaud avait perdu de son apparence poupine. Un entraînement diligent à l’escrime avait amélioré ses compétences au point que ses partenaires n’avaient plus besoin de laisser à leur seigneur une ouverture flagrante pour lui permettre de gagner. Desio n’avait plus une silhouette comique quand il portait une armure lors des cérémonies ; les plus vieux domestiques murmuraient entre eux que le jeune homme avait une aussi belle prestance que son père Jingu durant sa jeunesse, et qu’il avait même l’air un peu plus viril.

Les prouesses physiques n’étaient pas le seul progrès de Desio. En l’absence de Tasaio, il avait réussi à se faire nommer chef de guerre du clan Shonshoni, la première étape publique pour reconquérir le prestige perdu à la mort de son père. Plus confiant que jamais, Desio se leva et se redressa de toute sa taille. Le soleil de l’après-midi venant des verrières frappait directement ses épaules, faisant étinceler ses bijoux de métaux précieux.

— Raconte-moi tous les détails !

Tasaio tendit son casque à un domestique qui attendait non loin de là. Il ébouriffa ses cheveux trempés de sueur jusqu’aux tempes, puis commença à délacer ses gantelets tout en parlant.

— Nous avons reçu un nouveau message des frères de clan de Mara.

Deux domestiques se précipitèrent vers lui ; l’un versa de l’eau d’une cruche dans un bassin que tenait l’autre. Sans s’arrêter, Tasaio se rinça les mains et le visage, puis permit à un troisième serviteur de le sécher.

— Ils considèrent l’anéantissement total de la maison de Mara comme une affaire épineuse, mais ils sont peu disposés à encourir notre colère s’ils devaient se trouver devant le fait accompli.

Le domestique replia les linges souillés et sortit. Assis dans l’alcôve plongée dans l’ombre derrière les coussins de Desio, Incomo avança une main ridée.

— Mon seigneur, c’est exactement ce que nous disait Bruli des Kehotara.

Avec une bonne humeur toute nouvelle, Desio permit à son premier conseiller de continuer.

— Le clan Hadama est politiquement divisé. Les familles se chamaillent suffisamment entre elles pour ne jamais parvenir à tenir un conseil de guerre commun. Elles ne chercheront pas querelle au clan Shonshoni, mais nous devons rester prudents. Ne leur donnons pas de prétexte pour s’unir. En cas de crise, je pense qu’elles oublieront leurs différends et qu’elles viendront à l’aide de Mara si elle fait appel d’une façon justifiée à l’honneur du clan. Nous devons veiller à ne pas leur offrir une telle occasion, pour ne pas risquer d’affronter un clan entier. Nous serions alors forcés de rassembler à notre tour le clan Shonshoni.

— Et un conflit de cette ampleur provoquerait l’intervention de l’Assemblée des magiciens, souligna Tasaio. Ce qui serait désastreux. (Il chassa d’une chiquenaude un grain de poussière imaginaire sur un ongle.) Nous agirons donc avec circonspection, reprit-il. Après la mort de Mara et de son fils, le clan Hadama se gardera bien de s’indigner, exprimera quelques regrets, et reprendra ses affaires habituelles, n’est-ce pas ?

Desio leva la main pour réclamer le silence et réfléchit.

Incomo retint son envie de le conseiller, ravi par la nouvelle maturité de son seigneur. L’influence de Tasaio avait été un cadeau des dieux, car le jeune seigneur semblait en voie de devenir le chef confiant et décidé que l’on n’avait pas vu dans la haute salle des Minwanabi depuis le règne de son grand-père.

Maintenant sensible aux nuances, le seigneur hasarda :

— Tu as donc déterminé le meilleur moment pour déclencher la première partie de notre piège ?

Tasaio eut un nouveau sourire, aussi large et nonchalant qu’un bâillement de sarcat.

— Nous disposons de moins de temps que je ne m’y attendais. Mais cela ne se passera pas aussi rapidement que nous le souhaitons. Nous devons faire croire aux espions acoma que nous allons attaquer leurs maudites cargaisons de soie.

— C’est un choix logique, répondit Desio en hochant la tête. Nous avons été assez malmenés lors du chaos provoqué par leur entrée surprise dans le commerce de la soie. Les conseillers de Mara croiront volontiers que nous lançons un raid pour récupérer un peu de soie et saboter leurs profits mal acquis.

Tasaio frotta les marques laissées par les lacets de ses gantelets mais, si c’était un signe d’impatience, son attitude restait parfaitement calme.

— Sur votre ordre, devrions-nous leur laisser apprendre que des « bandits » attaqueront la caravane qui descend la route du fleuve, vers Jamar ?

Autrefois, Desio aurait approuvé de la tête avec un empressement évident. Maintenant, il fronçait les sourcils alors qu’il réfléchissait.

— Des fantassins ne seront pas suffisants. Assure-toi que nous leur donnerons l’impression de garder des navires en réserve, prêts à intervenir. Si le hadonra de Mara change la route de la caravane et choisit de la faire transporter par péniche, fais-lui croire que des « pirates » du fleuve les attaqueront.

— Mais bien sûr, mon seigneur !

Tasaio n’avait plus besoin de faire semblant de croire que l’idée était nouvelle.

— Une telle tactique forcera Keyoke à envoyer une autre caravane en guise d’appât, continua-t-il. Fortement gardée, elle empruntera la route principale. Pendant ce temps, il escortera personnellement un petit groupe de chariots rapides, en passant par les terres des Tuscalora.

— Où l’attaqueras-tu ? demanda Desio, une intense concentration se lisant sur son visage.

Tasaio fit signe à un esclave, qui appela l’aide de camp attendant à l’extérieur de la haute salle. Le guerrier entra, portant un lourd rouleau de parchemin. Il fit une révérence impeccable devant son seigneur, puis posa le rouleau par terre. Deux domestiques se précipitèrent pour le dérouler.

Tasaio tira son épée. D’un mouvement bref et précis, il indiqua la ligne bleue sinueuse qui représentait le fleuve Gagajin.

— Une fois Sulan-Qu dépassé, Mara enverra ses chariots vers le sud par la route du Grand Fleuve, si elle ne veut pas utiliser des péniches et prendre la voie fluviale. Elle voudra attirer l’attention sur la fausse caravane, et donc ne risquera pas la vraie cargaison en lui faisant prendre la route de la forêt, à l’est de ses terres. Elle est trop proche de celle de la fausse cargaison.

Son épée égratigna le tracé du fleuve qui était la route principale de commerce au cœur de l’empire ; à l’est et à l’ouest, des lignes rouges indiquaient les grandes routes.

— Ici, dit Tasaio, en pointant son épée vers une mince ligne qui serpentait au sud de la frontière acoma. Keyoke partira certainement au sud en traversant les terres tuscalora, et passera dans les collines au pied des monts Kyamaka. Il se dirigera vers le delta au nord du Grand Marais, et continuera directement vers Jamar, la porte des marchés du sud.

Se penchant vers la carte, Desio anticipa la suite.

— Tu attaqueras dans les contreforts ?

Tasaio indiqua une courbe sinueuse de son épée.

— Au niveau de ce col étroit. Quand elles y seront entrées, les forces de Keyoke seront coincées dans un goulet, aux deux extrémités. Avec la bénédiction du dieu Rouge, aucun guerrier acoma ne survivra.

Desio tapotait du doigt ses lèvres pleines, silencieux.

— Mais Mara peut garder son commandant à ses côtés. Supposons que son chef de troupe, Lujan, soit envoyé à la place de Keyoke ?

Tasaio haussa les épaules.

— Mara a montré de l’intelligence en matière de commerce, mais pour les batailles, elle doit déléguer le commandement. À part Keyoke et Lujan, ses options sont un vieux chef de troupe à moitié aveugle qui devra bientôt prendre sa retraite, et deux autres officiers nouvellement promus. Elle fera la seule chose intelligente : envoyer ses deux officiers confirmés avec les deux caravanes et faire confiance à la force brute de ses alliés cho-ja pour protéger son domaine.

Mais Desio n’était pas encore satisfait.

— Est-ce que nous ne pourrions pas aussi organiser un accident pour Lujan ?

Tasaio y réfléchit avec un intérêt distrait.

— Difficile. Les soldats de Mara s’attendront à rencontrer des ennuis, et même un assassin doué n’arrivera probablement pas jusqu’à leur commandant.

— À moins que…

Desio se leva de sa natte et s’accroupit sur les marches au-dessus de la carte. Après l’avoir étudiée pendant un long moment, il déclara :

— Et si nous nous arrangions pour que notre jeune chef de troupe se précipite au secours de son commandant ?

Les yeux de Tasaio s’écarquillèrent.

— Vous devriez être plus clair, mon seigneur.

Ravi d’avoir surpris son cousin, même légèrement, Desio posa son menton sur ses poings fermés.

— Nous « découvrirons » un espion acoma, nous le torturerons assez pour le convaincre que nous sommes sérieux et, devant lui, nous nous vanterons de notre piège – nous lui dirons même où il doit se refermer. Puis, dès l’instant où Keyoke ne pourra plus être rappelé, nous le laisserons s’échapper.

Le visage de Tasaio resta impassible.

— Et il se précipitera vers le domaine des Acoma.

D’un geste calculé comme toujours, il remit son épée au fourreau. Le chuintement de l’arme laminée qui s’enfonçait dans le fourreau résonna dans la salle presque vide.

— Ici, continuait Desio, en changeant de position pour indiquer la route du fleuve avec son orteil. Notre espion évadé rencontrera Lujan et sa caravane juste au sud de Sulan-Qu. À ce moment-là, le chef de troupe acoma devrait sauter en l’air au moindre bruit, attendant désespérément notre embuscade fantôme. Quand il comprendra que Keyoke est notre véritable cible, il fera faire demi-tour à son armée et se précipitera le long du fleuve pour tenter de le secourir. (D’une voix satisfaite, Desio conclut :) Au moment où les renforts arriveront, Keyoke sera mort et nos hommes seront en position pour tendre une embuscade aux troupes de Lujan.

Tasaio serra les lèvres, exprimant de gros doutes.

— Je pense que ce plan est un peu trop audacieux, mon seigneur. Anéantir Keyoke et sa petite troupe ne devrait pas nous poser de problème, mais Lujan commandera sûrement au moins trois compagnies de cent, cent vingt hommes chacune, avides de se lancer au combat.

Desio repoussa d’un geste de telles considérations.

— Au pire, Lujan se révélera trop difficile à abattre et nous ferons retraite, laissant Keyoke mort et le probable nouveau commandant des armées des Acoma honteux de l’échec de sa tentative de secours. Mieux, finit Desio en levant un doigt pour insister, avec un peu de chance, nous pourrons éliminer d’un coup le seul autre officier supérieur que possède la chienne acoma. Le jeu en vaut la chandelle.

— Mon seigneur… commença Tasaio.

— Fais-le ! hurla Desio, refusant d’entendre les considérations de prudence de son cousin.

Puis, avec toute son autorité seigneuriale, il répéta calmement son ordre.

— Fais-le, cousin.

Tasaio inclina la tête, fit demi-tour, et sortit. Alors que l’aide de camp qui avait apporté la carte se dépêchait de le rattraper, Desio fit signe à Incomo.

— Je vais m’entraîner avec ma garde personnelle durant la prochaine heure. Puis je me baignerai. Dis au hadonra de préparer mes servantes. Ensuite, je dînerai.

Sans se rendre compte qu’il avait insulté son premier conseiller en lui donnant des instructions comme à un valet de chambre, le seigneur des Minwanabi se leva. Des esclaves se hâtèrent de remettre en ordre les coussins froissés et de débarrasser les plateaux encombrés de pelures de fruit. Le commandant Irrilandi, son casque au plumet orange sous le bras, suivit discrètement son maître qui sortait de la haute salle. Incomo les regarda partir, les yeux mi-clos. Alors que le claquement des portes résonnait encore dans la salle, il vit qu’il ne restait plus que des esclaves et des domestiques. Il pencha son cou ridé vers la carte encore étalée devant l’estrade, froissée là où le seigneur avait marché. Incomo descendit les marches. Posé comme un échassier, avec un pied sur la province de Lash et l’autre au-dessus de la frontière de Hokani, il secoua vivement la tête.

Si Lujan est un fou, alors notre seigneur est un génie, songeait-il. Mais si Lujan est un génie… (Il regarda à nouveau la carte et murmura :) Si seulement notre jeune seigneur têtu voulait bien écouter, je…

— Je vois plusieurs problèmes, intervint une voix tranchante.

Surpris par le retour silencieux de Tasaio, Incomo releva le menton.

— Pouvez-vous m’expliquer ?

Tasaio fit un geste vers le sol.

— Je suis revenu pour la carte.

Incomo se retira du parchemin comme s’il marchait sur des œufs. Tasaio était dangereusement contrarié et, s’il choisissait de s’expliquer, il le ferait plus volontiers s’il n’était pas harcelé.

Tasaio fit un geste, et son aide de camp s’agenouilla pour rouler la carte. Le premier conseiller attendait, immobile et patient.

— Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? déclara Tasaio avec franchise. (Il prit des mains de son officier la carte roulée et la passa négligemment sous son bras.) L’audace de mon cousin fait honneur à notre chef de clan. Cependant, son plan dépend beaucoup trop d’événements qui devront se dérouler selon les souhaits des Minwanabi. Mon expérience me suggère de nous préparer au pire.

— Alors, vous pensez que le double raid tournera mal, le sonda Incomo, évoquant avec habileté une défaite à laquelle Tasaio préférerait sans doute la mort.

Tasaio leva ses yeux fauves aux longs cils noirs et le foudroya du regard.

— Je ne pourrai pas rester et mener ce raid pour m’assurer que tout aille bien. Néanmoins, on dit souvent que les batailles sont gagnées ou perdues avant que la première flèche soit décochée. Les Acoma subiront certainement de lourdes pertes. Je passerai mes dernières heures avant mon départ pour Dustari à préparer nos troupes à toutes les éventualités imaginables, et notre commandant recevra des instructions aussi détaillées que possible. Irrilandi est l’ami d’enfance de Keyoke et il connaît son tempérament. Il devrait pouvoir anticiper toutes les actions que Keyoke entreprendra face à nos troupes. Si je donne des instructions détaillées à Irrilandi pour chaque possibilité, il remportera la victoire.

Incomo se hérissa devant la mise en doute implicite des compétences d’Irrilandi. Mais le premier conseiller reconnut que la critique était raisonnable venant d’un homme qui avait été le commandant en second du seigneur de guerre. Tasaio et son aide de camp sortirent avec grâce de la haute salle. Le cousin de Desio était probablement l’officier supérieur le plus compétent de tout l’empire. Il avait gagné sa réputation de courage et de ruse lors de l’ascension des Minwanabi sous le règne de Jingu, puis il avait affiné ses talents naturels durant quatre années de commandement de l’Alliance pour la guerre, sur le monde barbare.

Incomo soupira, exprimant son regret de voir partir, après une dernière nuit de préparatifs, ce jeune noble extrêmement compétent. Il emprunterait le fleuve pour commencer son voyage vers la mer de Sang puis les ruines de Banganok. Tasaio y retrouverait les hommes qui campaient déjà avec les pillards du désert, pour mettre en place la seconde étape du complot commencé par l’attaque du convoi de soie. La campagne contre les Xacatecas à Dustari devait s’intensifier, sinon la demande de renforts acoma ne pourrait jamais être obtenue auprès du Conseil malgré les pots-de-vin. Ayant reçu l’ordre avilissant de s’occuper de l’eau du bain et des belles servantes, le premier conseiller des Minwanabi contourna un balayeur vieux comme le monde, et sortit à pas traînant de la haute salle.

Mara faisait les cent pas. Elle décrivait un cercle étroit, réprimant une envie furieuse de donner un coup de pied dans un coussin, et déclara :

— Fais-le revenir ! Immédiatement !

Le scribe, dont les ardoises gisaient en pile désordonnée près de la table du cabinet de travail de la dame, s’inclina très bas et toucha le plancher de son front.

— À vos ordres, maîtresse.

Il se releva maladroitement et se hâta de sortir de la pièce, trop intimidé par la colère de Mara pour éprouver de l’amertume. Pourtant, elle lui avait ordonné de se rendre à l’endroit le plus éloigné du domaine comme s’il possédait l’endurance d’un esclave messager.

Tandis que le bruit des pas du serviteur s’évanouissait dans le couloir, Nacoya fit claquer sa langue en signe de reproche.

— Ma fille, les ennuis que tu connais sont pénibles, mais tu ne devrais pas te laisser aller comme cela. Tu t’es mise dans un état déplorable.

Mara se retourna brutalement, blanche de colère.

— Vieille femme, tes bavardages ne sont pas les bienvenus.

Nacoya leva un sourcil coupé de rides profondes.

— Les soucis t’ont rendue déraisonnable.

Son regard se fixa impitoyablement sur le nom de Kevin, inscrit de nombreuses fois sur les ardoises répandues sur le plancher. Fermant à demi les yeux comme si elle tentait de voir dans le cœur de sa fille adoptive, l’ancienne nourrice ajouta :

— Ou c’est peut-être l’amour.

Cette fois, Mara donna un coup de pied au coussin. Il vola à travers la cloison ouverte et atterrit dans un massif d’akasi aux branches enchevêtrées ; des pétales de fleurs s’envolèrent dans toutes les directions, et un nuage de pollen se répandit sur le sol.

— Vieille femme, tu mets ma patience à rude épreuve ! L’amour n’a rien à voir avec tout cela. Je suis en colère parce que j’ai renvoyé ce barbare par peur, et que la lâcheté est toujours inacceptable.

Nacoya s’attacha immédiatement à la phrase clé.

— La peur… d’un esclave ?

— J’ai craint ses opinions blasphématoires sur la Roue de la destinée, et les effets que cette attitude pourrait avoir sur mon fils. Et je suis en colère envers moi-même pour avoir éprouvé ce sentiment. Kevin est mon bien, n’est-ce pas ? Je peux le vendre ou le faire tuer selon mon bon plaisir, non ? (Mara soupira de frustration.) Durant ces derniers mois, j’ai fait surveiller sa conduite et il s’est bien comporté. Les pâturages sont enfin prêts, et pas un seul de ses compatriotes n’a dû être pendu pour que les délais soient respectés. Et pendant tout ce temps, il a fait preuve d’un respect convenable envers ses supérieurs.

La sévérité de Nacoya s’adoucit. Elle considéra les yeux enfiévrés de sa maîtresse et l’afflux de sang à ses joues, et conclut avec regret qu’on ne pouvait plus faire grand-chose. La jeune fille aimait le barbare. Bien que Mara ne le comprenne pas encore, ni le tact ni la raison ne pourraient lui faire remonter le cours du temps. Même si cela était totalement déraisonnable, Kevin serait de retour au manoir avant la tombée de la nuit.

Nacoya ferma les yeux avec une patience résignée. C’était le pire moment pour qu’il revienne. Arakasi, toujours diligent, venait de rapporter la nouvelle d’une prochaine offensive minwanabi. Mais personne ne pouvait en vouloir à la jeune femme de chercher un réconfort en temps de crise. Nacoya ne pouvait que prier pour que Mara se lasse rapidement de son esclave, ou tout du moins comprenne que cette relation ne pouvait lui apporter qu’un simple soulagement sexuel. La dame devait entendre raison et accorder son attention à des soupirants plus convenables. Une fois mariée à un homme de rang élevé, fermement installée dans son rôle de souveraine, un consort décent à ses côtés, Mara pourrait dormir avec qui elle voudrait. Son époux devrait l’accepter, c’était un droit dû à son rang, comme le seraient des maîtresses pour un souverain. Mais le vrai problème était de trouver un consort.

Depuis la honte infligée au pauvre Bruli des Kehotara l’année précédente, la plupart des jeunes nobles se tenaient à l’écart de la souveraine des Acoma. Chez les Tsurani, les commérages des rues vous coupaient régulièrement le souffle par le récit détaillé des secrets d’alcôve. Bien qu’une poignée de serviteurs seulement aient assisté à l’embarras de Bruli, en quelques jours tous les vendeurs des rues des provinces centrales avaient répété l’histoire.

Peut-être que des soupirants possibles avaient appris cet incident et décidé que la dame des Acoma à l’esprit résolu représentait plus de problèmes que sa richesse et son titre ne le valaient. Ou peut-être des soupçons subsistaient-ils encore sur le déshonneur et la mort du seigneur Buntokapi. Mais surtout, la majorité des soupirants éventuels attendaient simplement de voir si Mara allait vivre encore longtemps.

Même quelqu’un d’aussi franc dans son intérêt qu’Hokanu des Shinzawaï ne pouvait certainement pas attendre que Mara ait terminé ses folies. Chaque nuit où Mara folâtrait avec Kevin était une heure pendant laquelle elle n’était pas disponible pour recevoir des fils de la noblesse. Nacoya leva ses mains ridées vers le ciel et laissa échapper un petit reniflement de dégoût.

— Ma dame, si vous décidez de le faire revenir, demandez au moins à l’herboriste de vous préparer une potion de stérilité. Les plaisirs du lit sont une bonne chose, sauf si vous avez le malheur de tomber accidentellement enceinte.

— Dehors ! hurla Mara, en rougissant, pâlissant, puis rougissant encore. Je rappelle mon esclave pour le réprimander, pas pour m’abandonner à ses appétits charnels !

Nacoya s’inclina et battit en retraite aussi rapidement que ses vieux os le lui permettaient. Dans le couloir, elle soupira. Une réprimande pour quoi ? Pour avoir été efficace et avoir montré du respect envers ses supérieurs ? Pour avoir obtenu plus de travail de ses compatriotes barbares que n’importe qui en avait été capable ? Avec un air de patience résignée, Nacoya rejoignit l’aile des serviteurs et appela elle-même l’herboriste, pour s’assurer qu’un élixir de teriko serait placé dans la chambre de la dame à la tombée de la nuit. Avec les Minwanabi qui cherchaient à répandre le sang des Acoma, la famille n’avait vraiment pas besoin que sa souveraine s’encombre d’une grossesse.

L’après-midi était bien avancé quand le scribe, épuisé, revint du pâturage éloigné accompagné de Kevin le barbare. Comme Mara avait oublié qu’elle n’avait pas envoyé un esclave messager pour cette mission, le retard n’avait pas amélioré son humeur. D’autant plus qu’elle avait compris que son jugement avait été obscurci par l’émotion. Affamée, mais trop nerveuse pour manger, elle attendait dans son cabinet de travail, pendant qu’un poète, assis à même le plancher et qu’elle n’avait pas écouté depuis près de deux heures, lui lisait des vers. Mara le faisait taire d’un geste chaque fois qu’elle entendait des bruits de pas dans le couloir. Quand le pas se révélait être celui d’un domestique, le poète reprenait avec une patience feinte. Sans le patronage de la grande dame, il aurait traîné dans les rues de Sulan-Qu, tentant de subsister difficilement en composant des vers pour les passants. Quand la personne attendue arriva enfin, il s’inclina gracieusement en recevant son congé. Mara se montra généreuse et, s’il se sentit vexé par son inattention durant tout l’après-midi, il savait qu’elle compenserait plus tard son manque de courtoisie.

Reconnaissant le bruit de grandes enjambées, accompagné du claquement rapide des sandales d’un serviteur beaucoup plus petit qui tentait de suivre l’allure du barbare, Mara fit entrer les deux hommes avant même que l’un d’eux n’ait eu le temps de frapper. Le scribe était pratiquement au bord de l’évanouissement ; il ouvrit la cloison en la faisant glisser sur le côté et, le visage écarlate, hoqueta :

— Dame… Kevin.

Trop préoccupée pour être contrite, Mara le congédia pour qu’il puisse aller se reposer et qu’elle reste seule avec son esclave. Quand la cloison se referma avec un cliquetis, elle regarda Kevin qui se tenait devant la porte. Pendant un long moment, personne ne parla, puis Mara fit un geste brusque pour ordonner au barbare d’approcher.

Kevin obéit. Il était extrêmement bronzé, ses pommettes s’ornaient de taches de rousseur, et ses yeux bleus formaient un contraste saisissant avec sa peau assombrie. Ses cheveux décolorés par le soleil avaient pris une teinte d’or rouge et ses longues mèches tombaient en frisant sur ses épaules. Il ne portait pas de chemise. Des heures passées à creuser avec son équipe lui avaient laissé des cals aux mains et musclé fortement le dos et les bras. La chaleur intense de l’été avait pris son dû ; ses précieuses chausses de style midkemian avaient été coupées au niveau des cuisses, et ses genoux arboraient de vieilles cicatrices et de nouvelles égratignures de ronces. Absorbée dans la contemplation de ces détails, et prise au dépourvu par le sursaut de son cœur en revoyant Kevin après si longtemps, Mara n’avait pas anticipé sa colère.

Kevin s’inclina avec une brièveté insultante. Il la foudroya du regard et fit un geste à sa manière si peu tsurani.

— Qu’est-ce que vous voulez, dame ?

Il cracha presque son titre. Mara se raidit sur ses coussins et son visage devint pâle comme un linge.

— Comment oses-tu me parler ainsi ? murmura-t-elle, à peine capable d’articuler.

— Et pourquoi pas ? rétorqua Kevin. Vous me poussez comme un pion d’échecs… de shâh ! Ici ! Là ! Maintenant à nouveau ici, parce que cela vous convient, mais jamais une explication, et jamais une seconde d’avertissement ! J’ai fait ce que vous vouliez – pas pour l’amour de vous, mais pour sauver la vie de mes compatriotes.

Surprise et maintenant sur la défensive, Mara perdit tout son aplomb et se retrouva presque à lui faire des excuses, tentant de justifier ses actes.

— Mais je t’ai donné le rang de maître d’esclaves et je t’ai permis de prendre en charge tes compagnons midkemians, fit-elle en désignant d’un geste les ardoises. Tu as utilisé ton autorité pour leur donner du confort. J’ai vu qu’ils mangeaient du jiga, des steaks de needra, des fruits et des légumes frais en plus de leur bouillie de thyza.

Kevin leva les mains.

— Si vous donnez un travail de force à vos hommes, vous devez les nourrir, ou ils s’affaiblissent et tombent malades. C’est du simple bon sens. Et ces champs sont malsains, infestés de mouches et d’insectes piqueurs, et de toutes sortes de saletés à six pattes. La moindre coupure s’infecte sous ce climat. Vous pensez que mes hommes se sont attablés devant des banquets ? Essayez donc de dormir sur le sol, là-bas, quand ce qui passe pour des limaces et des escargots dans ce monde oublié des dieux envahit vos couvertures après la tombée du soleil ! Et quand vous vous êtes débarrassé de vos hôtes indésirables, vous restez allongé dans la moiteur, incapable d’inspirer le moindre souffle d’air.

Les yeux de Mara s’assombrirent.

— Vous dormirez là où je vous l’ordonnerai, et vous garderez vos récriminations pour vous.

Kevin rejeta en arrière ses longues boucles, pour mieux braquer son regard sur elle.

— Vos maudits arbres ont été abattus, et les clôtures sont presque terminées – donnez-moi encore une semaine. C’est tout de même quelque chose, en considérant que nos homologues tsurani s’affaiblissent et font la sieste chaque fois que le soleil passe au zénith.

— Cela ne te donne pas le droit de prendre des libertés, rétorqua Mara d’une voix sèche.

Elle sentit que son ton montait, et se contrôla avec difficulté.

— Des libertés, ah bon ?

Kevin s’assit sans en recevoir la permission. Même alors, Mara était obligée de lever la tête pour le regarder, et cela emplit le Midkemian d’une satisfaction perverse.

Mara tendit la main, ramassa l’une des ardoises éparpillées à ses pieds, et lut :

— Voici quelles furent les paroles du barbare envers le contremaître : « Refais encore une fois cela, et je t’arracherai les… couilles, espèce de fils hypocrite de singe d’égout. » (Mara s’arrêta, soupira, et ajouta :) Quoi que soit un « singe d’égout », mon contremaître l’a pris pour une insulte.

— C’était bien l’effet voulu, l’interrompit Kevin.

Le froncement de sourcils de Mara s’accentua.

— Le contremaître est un homme libre, tu es un esclave, et il n’est pas permis aux esclaves d’insulter les ouvriers libres.

— Votre contremaître est un escroc, accusa Kevin. Il vous vole comme au coin d’un bois. Quand j’ai vu que les nouveaux vêtements qui devaient être distribués à mes hommes avaient été revendus sur le marché pour remplir les poches de ce voleur, alors que mes compatriotes continuaient à porter des guenilles, j’ai…

— …menacé de lui enfoncer sa virilité entre les dents après la lui avoir arrachée, l’interrompit Mara en désignant l’ardoise. Tout est là.

Kevin répondit par une obscénité en midkemian.

— Dame, vous n’avez pas le droit de me faire espionner, ce ne sont pas vos affaires.

Mara haussa les sourcils.

— Au sujet de mon contremaître, il s’avère que tu avais raison et il a été puni pour ses vols. Mais en ce qui concerne mon espionnage, nous sommes sur mon domaine, et ce qui s’y passe fait certainement partie de mes affaires ! Ce n’est pas de l’espionnage que de surveiller la gestion de mes terres. (Elle s’arrêta, prête à ajouter quelque chose, puis changea de sujet.) Cette entrevue ne se déroule pas du tout comme je l’avais prévu.

— Vous vous attendiez à ce que je revienne vers vous, prêt à vous embrasser, alors que vous m’avez renvoyé comme un malpropre ? Après avoir passé des mois à me briser le dos pour construire vos clôtures, sous une menace de mort pour des hommes dont le seul crime était de souffrir de la chaleur et de malnutrition ? (Kevin prononça un nouveau mot midkemian, court et bien senti.) Dame, je suis peut-être forcé de vous servir comme esclave, mais cela ne fait pas de moi une marionnette stupide.

Mara sursauta à nouveau d’indignation, se contrôla, puis leva les mains d’une manière qui ressemblait plus aux façons de Kevin qu’aux siennes.

— J’avais l’intention de te complimenter sur l’efficacité de ton équipe. Tes méthodes ne sont peut-être pas orthodoxes, et même frustes selon nos standards, mais tu as obtenu de bons résultats.

Kevin la regarda attentivement, les lèvres serrées.

— Dame, je n’arrive pas à y croire… Après être restée silencieuse pendant si longtemps, vous me faites revenir de si loin, juste pour me donner une petite tape dans le dos et me féliciter ?

Maintenant Mara se sentait troublée. Pourquoi l’avait-elle fait revenir ? Avait-elle oublié à quel point il pouvait la perturber, avec sa franchise barbare et ses manières obstinées ? Elle perçut la colère qu’il éprouvait envers elle, son ressentiment maussade et frustré. Elle avait un peu oublié sa véhémence et tentait de garder ses distances en sa présence, pour contrôler le chaos effroyable qu’il semait dans son cœur et son esprit.

— Non, je ne t’ai pas rappelé ici pour te complimenter. Tu es ici à cause…

Elle regarda autour d’elle, cherchant quelque chose pour prendre le temps de se calmer, puis tendit la main et choisit une autre ardoise, celle qui avait initialement provoqué sa fureur.

— … à cause des barres de clôture.

Kevin roula les yeux au ciel, les mains serrées si fort sur ses avant-bras qu’il y imprimait des marques blanches.

— Si je dois construire une clôture, je ne vais pas le faire avec des poteaux pourris qui tomberont dès la prochaine saison humide, aussi vrai que les pâturages sont infestés de mouches. J’imagine très bien le sermon que j’entendrai alors, fustigeant mon travail médiocre de « barbare ». Sans mentionner le fait que l’année prochaine, je serai obligé de réparer le travail mal fait.

— Ce que tu feras l’année prochaine n’est pas de ton ressort.

Mara s’éventa avec l’ardoise. Quelle que soit la façon dont elle s’y prenait, elle ne parvenait pas à garder le contrôle de cette conversation.

— Mais attraper le marchand qui nous a vendu les poteaux et l’attacher par les pieds, la tête en bas, au-dessus du fleuve, est un véritable scandale.

Kevin ouvrit les mains et croisa les bras sur sa poitrine, l’air très content de lui.

— Ah bon ? Je pensais que c’était une justice parfaite. Si le poteau tenait, le marchand restait au sec. Si le bois n’était pas de bonne qualité, il buvait la tasse. Cela l’a fait réfléchir à deux fois, quand nous l’avons sorti de l’eau, et il a arrêté de nous vendre du bois de qualité inférieure.

— Tu as couvert mon nom de honte ! l’interrompit Mara. L’homme à qui tu as fait boire la tasse vient d’une grande guilde, d’une famille honorable, même si elle n’est pas noble. Jican a dû payer une compensation importante pour effacer l’affront fait à sa dignité.

Kevin bondit sur ses pieds avec une grâce soudaine et sauvage qui surprenait toujours Mara. Il se mit à faire les cent pas dans la pièce.

— C’est ce que je ne comprendrai jamais chez vous, les Tsurani, cria-t-il en agitant un doigt accusateur. Vous êtes de toute évidence cultivés, instruits, et les intendants qui sont à votre service ne sont pas stupides. Mais votre sacré code de l’honneur me rend complètement fou. Vous vous coupez les orteils pour vexer vos pieds ! Vous gardez des hommes menteurs, paresseux ou tout simplement incompétents dans une position d’autorité parce qu’ils sont simplement nés par hasard dans une maison honorable. Alors que les dons d’hommes de valeur sont gaspillés dans des professions peu appréciées et mal payées. (Il se tourna vivement vers Mara.) Ce n’est pas étonnant que votre père et votre frère se soient fait tuer ! Si votre peuple pensait en termes de logique, plutôt que de s’enfoncer dans les méandres du devoir et de la tradition, vos bien-aimés seraient peut-être encore en vie.

Mara devint pâle comme la mort. Kevin ne s’en rendit pas compte et continua sa diatribe.

— Et mon peuple, dans le royaume, ne serait peut-être pas dans une situation si désespérée si vos généraux menaient une guerre logique. Mais non, ils avancent ici, pillent impitoyablement une ville là. Ensuite ils font retraite sans raison apparente et partent ailleurs ravager une autre cité. Puis ils campent pendant des mois et ne font plus rien.

Mara luttait pour garder son calme, de plus en plus difficilement.

— Es-tu en train de dire que mon peuple est stupide ?

Elle avait toujours le souvenir vivace de sa famille tuée par la trahison des Minwanabi. La pensée que le destin aurait pu leur permettre de rentrer chez eux en vie, si l’honneur tsurani avait été ignoré, lui infligea une angoisse inattendue. Même si leur mort datait maintenant de plusieurs années, le chagrin était toujours présent.

Kevin prit une inspiration pour répondre, mais Mara l’interrompit :

— Ne dis plus rien.

Sa voix se brisa sur ces paroles, et ses yeux s’emplirent de larmes. Fille d’un fier héritage, elle tenta de les retenir, sans succès. Elle détourna le visage pour cacher sa honte, mais ne fut pas assez rapide.

Kevin vit que ses yeux brillaient, et sa colère retomba brusquement. Il s’agenouilla et tendit une main maladroite vers son épaule.

— Dame, dit-il d’une voix soudain grave et sincère. Je n’ai jamais eu l’intention de vous blesser. J’étais surtout fou de rage parce que je pensais que je vous plaisais, avant que vous me renvoyiez. (Il prit une profonde inspiration et haussa les épaules.) Je ne suis qu’un homme et, comme tout le monde, je n’aime pas me rendre compte que j’ai eu tort.

— Tu n’avais pas tort, répondit doucement Mara sans tourner la tête. Mais tu m’as effrayée. Un grand nombre de tes idées sont constructives, mais d’autres insultent les dieux et mes croyances. Je ne veux pas voir les Acoma réduits en poussière parce que j’ai écouté ta « logique » d’un autre monde en refusant toute sagesse et en rejetant la loi divine.

Ses épaules furent secouées par un sanglot, et le cœur de Kevin fondit. S’il avait pris le temps de réfléchir, il aurait hésité, mais analyser ses émotions ne faisait pas partie de ses habitudes. Il prit la frêle jeune femme dans ses bras.

— Mara, murmura-t-il dans ses cheveux, de temps en temps, des hommes puissants et cupides interprètent à leur gré les lois divines. J’ai un peu appris à connaître tes dieux auprès de tes compatriotes. Votre Lashima ressemble beaucoup à notre Kilian, et Kilian est une déesse bienveillante et aimante. Penses-tu que Lashima dans sa générosité brûlerait vos mains si vous faisiez preuve de compassion et donniez quelques pièces aux pauvres ?

Mara frissonna dans ses bras.

— Je ne sais pas. Je t’en prie, ne dis plus rien. Keyoke et Lujan doivent mener nos guerriers au combat contre les Minwanabi et, en ce moment, les Acoma ne doivent pas risquer la colère des dieux.

Les mains de Kevin la caressèrent, et lui tournèrent doucement la tête pour qu’elle le regarde. Les cals de ses mains étaient rugueux, et son corps et ses cheveux sentaient la sueur réchauffée par le soleil et l’herbe des prés. Mais la sensation de sa peau sur la sienne fit battre le cœur de Mara à tout rompre. Retrouvant en sa présence un calme qui jusqu’à maintenant lui avait échappé, Mara fronça le nez.

— Tu as besoin d’un bain.

— Moi ? murmura Kevin en se rapprochant d’elle et en l’embrassant longuement sur les lèvres. Tu m’as manqué, bien que je sois fou de l’avouer.

Le corps de Mara s’embrasa et elle se pencha vers lui, sentant sa force. La pression des mains de Kevin sur sa chair lui fit jeter aux orties toute prudence ainsi que les conseils de Nacoya.

— Tu m’as manqué aussi. Peut-être que nous avons tous deux besoin d’un bain.

Le visage de Kevin se fendit d’un large sourire.

— Ici ? Maintenant ?

Mara frappa dans ses mains et des domestiques entrèrent en hâte, prêts à obéir à tous ses désirs. Avec un air espiègle, la dame des Acoma leva le regard sur le grand barbare qui la tenait dans ses bras.

— Faites venir mes servantes et qu’elles apportent de l’eau pour un bain. (Comme avec une arrière-pensée, elle ajouta :) Et effacez ces ardoises. Elles contiennent des informations qui risqueraient de déclencher une rébellion, et je ne veux pas que mes autres esclaves apprennent l’impertinence, comme celui-ci l’a fait.

Alors que les domestiques se hâtaient d’accomplir les tâches qu’elle leur avait distribuées, elle tendit la main et toucha la barbe de plusieurs jours de Kevin, qui lui rendait le menton et les joues râpeux.

— Je ne sais pas ce que je vois en toi, espèce de casse-cou.

Peu habitué à échanger des gestes intimes dans une pièce pleine d’activité débordante, Kevin rougit sous son bronzage. Une par une, il retira les épingles qui retenaient les cheveux de Mara. Quand son épaisse chevelure retomba sur ses épaules, il enfonça la main dans la masse noire comme la nuit et s’en servit d’écran pour protéger leurs visages du regard public.

— Tu es vraiment ma souveraine, murmura-t-il dans l’obscurité parfumée, et le baiser suivant balaya toute raison.

Glissant d’une façon joueuse ses mains sur la courbe de la nuque de Mara, il la sentit frissonner de délice et d’impatience. Chuchotant dans son oreille, il ajouta :

— Et, pauvre diable que je suis, tu m’as manqué… ma dame.

Mara s’écarta suffisamment pour voir si son expression était moqueuse. Mais elle lut dans ses yeux un sentiment qui lui fit perdre toute force. S’appuyant contre le corps musclé de Kevin, les brûlures du soleil sur sa poitrine chaude contre sa joue, elle répondit :

— Et tu m’as manqué, mon barbare. Dieux, que tu m’as manqué.