Des bruits le dérangèrent.
Plongé dans des ténèbres absolues, Keyoke entendait des voix. Elles résonnaient comme en rêve dans son esprit, se surimposant à une conscience croissante de la douleur. Il cherchait les chants des guerriers, les morts minwanabi qui témoigneraient de son courage tandis qu’il entrait dans le palais de Turakamu.
Mais aucun chant ne retentissait. Il n’entendait que des paroles prononcées par une voix ressemblant à celle de Lujan.
Non, pensa Keyoke. Non ! Dans un flot d’angoisse qui se transforma en désespoir, il écouta plus attentivement. Il devait y avoir des chants.
— … n’a pas repris conscience depuis la bataille, continuait la voix de Lujan, … il délire… la fièvre… des blessures graves au ventre et au côté…
Une autre voix intervint, celle de Nacoya sûrement.
— Par les dieux ! Mara ne doit pas le voir comme cela. Cela lui briserait sûrement le cœur.
Puis un remue-ménage dans l’obscurité, et quelqu’un avec la voix de sa maîtresse, qui pleurait dans une angoisse trop intense pour être contenue.
— Keyoke !
Je n’aurai donc pas de chants, comprit le vieux guerrier avec une tristesse froide. Un guerrier mort dans la défaite ne recevait donc pas la consécration de ses pairs. Les Acoma devaient avoir été vaincus car Mara, Lujan et Nacoya étaient présents à ses côtés, dans le palais de Turakamu. L’armée des Minwanabi devait avoir quitté le défilé pour attaquer le domaine, et les défenseurs cho-ja avaient fui ou avaient été submergés. À la fin, l’ennemi avait triomphé, et les Acoma avaient été écrasés.
— Maîtresse, murmura Keyoke dans son délire. Dame…
— Écoutez ! Il parle ! s’exclama quelqu’un.
— Keyoke ? reprit la voix de Mara.
Des mains froides effleurèrent son front, avec des doigts tremblant légèrement.
Puis la lumière brilla, aveuglante malgré ses paupières mi-closes, et la conscience lui revint, avec la pleine sensation de la douleur.
— Keyoke, dit à nouveau Mara.
Des mains se posèrent sur ses tempes, doucement, encadrant avec insistance son visage.
— Nous allons tous bien. Ayaki va bien. Lujan nous a parlé de votre glorieuse bataille dans le défilé. Les Minwanabi vous ont attaqués avec cinq cents hommes, et ta petite compagnie s’est battue jusqu’à la mort pour défendre la soie.
Le commandant lutta à travers un brouillard de fièvre et parvint à fixer son regard. Sa maîtresse était penchée sur lui, sa chevelure noire éparse, et son beau visage marqué par l’inquiétude. Il ne se trouvait pas dans le palais du dieu Rouge mais dans la cour devant les portes du manoir acoma. Le domaine était paisible. Des silhouettes s’agitaient dans les brumes environnantes alors que les guerriers de la compagnie de Lujan se dispersaient pour rejoindre leurs baraquements. Un domestique tenant un linge propre se tenait à proximité, prêt à essuyer son visage en sueur. Keyoke prit difficilement une longue inspiration. Malgré la douleur cuisante de ses blessures, il rassembla ses esprits.
— Dame Mara. Vous êtes en danger. Le seigneur Desio connaît vos secrets, vous n’êtes plus en sécurité.
Mara lui caressa la joue.
— Je sais, Keyoke. L’espion qui a été torturé s’est échappé et nous l’a appris. C’est grâce à lui que Lujan a su qu’il devait lancer sans attendre sa compagnie dans les montagnes, pour venir à ton aide.
Keyoke repensa aux bruits de combat qu’il avait entendus à la fin, dans les collines derrière le défilé. C’était donc Lujan qui avait pris à revers l’armée du seigneur Desio, et l’avait mise en déroute pour rejoindre la gorge.
— Combien ont survécu ? demanda Keyoke, d’une voix qui n’était plus qu’un faible croassement.
— Six hommes, commandant, répondit Lujan, en vous comptant. Tous gravement blessés.
Keyoke avala difficilement sa salive. De la centaine de guerriers et des cinquante serviteurs, seuls cinq en plus de lui avait survécu au piège des Minwanabi.
— Ne te préoccupe pas de la soie perdue, ajouta Mara. Les Cho-ja finiront par produire de nouvelles étoffes.
Keyoke réussit à dégager maladroitement une main des couvertures qui recouvraient sa poitrine.
— La soie n’est pas perdue, hoqueta-t-il. Tout du moins, pas entièrement.
Lujan poussa une exclamation de surprise et les serviteurs se mirent à murmurer. Ce n’est qu’alors que Keyoke remarqua la présence de Jican, les yeux brillants, qui était resté sur le côté.
Il s’efforça de prononcer les phrases nécessaires pour leur expliquer où les rouleaux de soie avaient été cachés parmi les rochers, sur la route du col.
Mara sourit. Cette expression donnait à son visage une beauté délicate et lumineuse, qui ressemblait beaucoup à celle de sa mère, se souvint Keyoke. Il remarqua aussi les larmes qui brillaient aux coins de ses yeux, et qu’elle tentait bravement de dissimuler en clignant des paupières.
— Aucune souveraine n’aurait pu en demander autant. Tu as servi honorablement et superbement. Maintenant repose-toi. Tes blessures sont très graves.
Keyoke ne demanda pas leur gravité ; la douleur lui disait tout ce qu’il avait besoin de savoir. Il lâcha un profond soupir.
— Je peux mourir, maintenant, ajouta-t-il dans un chuchotement.
Mara ne protesta pas mais se leva et donna impérieusement des ordres pour que son commandant soit emmené dans la plus belle chambre du manoir.
— Allumez des chandelles pour lui, et faites venir des poètes et des musiciens, pour qu’ils chantent sa gloire. Tous doivent savoir qu’il a combattu comme un héros et qu’il a donné sa vie pour les Acoma.
Elle est peut-être la souveraine, pensa Keyoke, mais sa voix tremble. À lui, qui la connaissait comme sa propre fille, elle ne pouvait cacher son chagrin.
— Ne pleurez pas pour moi, dame, murmura-t-il. Je suis satisfait.
Il y eut du bruit, une petite bousculade et du mouvement, et il faillit perdre conscience.
— Ne pleurez pas pour moi, dame, répéta Keyoke.
Il ne sut pas si elle l’avait entendu, car l’obscurité l’engloutit une fois encore.
Plus tard, il prit conscience de chandelles parfumées, d’une musique douce et d’une immobilité apaisante qui l’enveloppait, sauf pour la douleur qui lui semblait infinie. Forçant ses yeux fatigués à s’ouvrir, il vit qu’il reposait sur une natte dans une chambre superbement meublée, dont les cloisons étaient décorées de scènes de guerriers peignant les vertus des armes et du courage. Entre les notes aiguës de deux vielles qui jouaient en contrepoint, il entendait un poète narrer ses exploits et ses victoires, dont certains remontaient à l’époque du seigneur Sezu. Keyoke referma les paupières. Il n’avait pas menti à sa dame. Il était satisfait. Mourir de grandes blessures reçues dans l’honneur était une destinée juste et appropriée pour un vieux guerrier.
Mais un tumulte résonna dans le couloir et couvrit les notes des instruments de musique ; le poète hésita dans ses vers.
— Bon sang, vous allez juste le laisser allongé là, jusqu’à ce qu’il meure ? criait une voix stridente et nasale.
Le barbare, reconnut Keyoke, défiant comme toujours la coutume.
La voix de Lujan s’interposa, étrangement angoissée.
— Il a servi avec honneur ! Que pourrions-nous faire de plus ?
— Allez chercher un guérisseur pour qu’il s’efforce de lui sauver la vie, cria presque Kevin. Ou est-ce que vous attendez que vos dieux le sauvent ?
— Insolent ! rétorqua sèchement Lujan.
Puis Keyoke entendit le bruit d’une main qui frappait la chair.
— Arrêtez ! Tous les deux ! intervint Mara.
Les voix se mêlèrent pour former une cascade de sons qui montait et descendait comme des vagues. Keyoke se reposait, calme et immobile, souhaitant que la dispute se termine. Le poète était arrivé aux vers qui racontaient le raid qu’il avait autrefois organisé avec Papéwaio contre Tecuma des Anasati, et il voulait l’écouter pour relever d’éventuelles inexactitudes. Sans nul doute, le barde ne mentionnerait pas la fête qui avait suivi la bataille, ni les jarres de vin de sâ que Papé, le maître et lui avaient partagées pour célébrer la victoire. Keyoke se souvenait qu’ils l’avaient tous payé le lendemain d’une terrible gueule de bois, et qu’il avait eu mal à la tête presque autant que maintenant.
Mais le poète ne reprit pas ses vers. Keyoke entendit alors la voix de Mara qui lui parvenait depuis le couloir.
— Kevin, ce n’est pas faire preuve de bonté que de sauver la vie d’un guerrier à qui il manque une jambe. Peut-être ne le savais-tu pas, mais le guérisseur de campagne de Lujan a dû couper la jambe de Keyoke, car il avait reçu une blessure de flèche qui s’était infectée.
Keyoke eut du mal à avaler sa salive. La souffrance qui lui déchirait le corps avait masqué la sensation de l’absence de sa jambe. Il ferma les yeux.
— Et alors ! reprit Kevin, exaspéré. La valeur de Keyoke réside dans son expérience, et même votre abruti de guérisseur sait que le cerveau d’un homme ne se trouve pas dans ses pieds !
Un silence s’ensuivit, puis Keyoke entendit la cloison qui glissait et les pas de quelqu’un qui entrait.
Keyoke ouvrit un œil et regarda dans la direction du bruit. Le grand barbare venait de pénétrer dans la pièce. Ses cheveux luisaient comme un incendie à la lumière des bougies, et sa haute taille projetait de longues ombres sur le mur. Il écarta avec détermination les musiciens, puis lança un regard de dégoût vers le poète.
— Dehors, lança-t-il impérieusement. Je veux lui parler et voir s’il a vraiment envie de mourir.
Keyoke regarda le visage de l’esclave barbare, les yeux assombris par la colère. Il força sa voix à devenir aussi décidée que sa condition le lui permettait.
— Tu es insolent, fit-il en répétant le jugement de Lujan. Et tu interviens dans des problèmes d’honneur. Si j’étais armé, je te tuerais sur-le-champ.
Kevin haussa les épaules et s’assit près du vieux guerrier.
— Si vous aviez la force de me tuer, vieillard, je ne serais pas ici.
Il croisa les bras et appuya ses coudes sur ses genoux. Il observa ensuite Keyoke, l’incarnation parfaite d’un général, même installé comme une figure de proue au milieu d’une mer de coussins. Ses traits étaient peut-être tirés par la maladie, mais son visage était encore celui d’un commandant.
— De toute façon, vous n’êtes pas armé, remarqua Kevin avec sa franchise impitoyable issue d’un autre monde. Et vous auriez besoin d’une béquille pour vous lever de ce lit. Donc, peut-être ne pouvez-vous plus régler maintenant vos problèmes avec une lame, commandant Keyoke.
La souffrance transperça le ventre du vieil homme alors qu’il prenait une inspiration pour répondre. Il pouvait sentir la faiblesse qui montait, mais il se reprit et réussit à parler sur un ton qui avait rabattu le caquet à plus d’un jeune guerrier trop sûr de lui.
— J’ai fait mon temps.
Les paroles furent prononcées avec une dignité absolue. Kevin ferma les yeux un moment et sembla intérieurement fléchir.
— Mara a encore besoin de vous.
Il ne regarda pas Keyoke. Apparemment, sa grossièreté avait des limites ; mais ses mains serrèrent ses avant-bras jusqu’à blanchir la peau, et Lujan, au seuil de la porte, détourna le regard.
— Mara a encore besoin de vous, reprit Kevin d’une voix étranglée, comme s’il luttait pour trouver des mots qui lui échappaient. Elle n’a plus de grand général pour ses armées, de maître tacticien pour prendre votre place.
Aucun son ni aucun mouvement ne venait de l’homme allongé parmi les coussins. Kevin fronça les sourcils et, avec une gêne évidente, tenta de s’expliquer.
— Vous n’avez pas besoin de jambes pour former votre successeur, ni pour donner des conseils en matière de guerre.
— Je n’ai pas besoin de jambes pour savoir que tu as dépassé les bornes, l’interrompit Keyoke.
L’effort le mettait durement à l’épreuve. Il s’affaissa contre les oreillers.
— Qui es-tu, barbare, pour juger mon service dans cette maison ?
Kevin rougit fortement et se releva. De toute évidence embarrassé, mais toujours vexé sans savoir pourquoi, il ferma les poings et ajouta.
— Je ne suis pas venu pour vous harceler, mais pour vous faire réfléchir.
Puis, comme s’il était en colère, l’immense rouquin quitta le chevet du blessé. Au seuil de la porte, il se tourna à demi, mais refusa toujours de croiser le regard de Keyoke.
— Vous l’aimez, vous aussi, dit-il d’une voix accusatrice. Mourir sans vous battre la prive de son meilleur commandant. Je dis que vous cherchez la solution facile ; votre service n’est pas terminé, vieil homme. Si vous mourez maintenant, vous désertez votre poste.
Il partit avant que Keyoke puisse rassembler ses forces pour lui répondre. Les chandelles semblaient soudain trop brillantes, et la douleur plus intense. Doucement, les musiciens se remirent à jouer ; Keyoke les écouta, mais son cœur ne trouvait plus le repos. Les vers du poète avaient perdu de leur lustre et devinrent des paroles vides de sens, racontant des événements passés depuis longtemps et pour la plupart oubliés… Il sombra doucement dans le sommeil.
Mara attendait dehors dans le couloir. Elle n’était accompagnée d’aucune servante, et se tenait si immobile que Kevin faillit ne pas la voir dans l’ombre. Seuls ses réflexes rapides le sauvèrent. Alors qu’il essuyait ses larmes, il la vit juste à temps pour ne pas la renverser.
— Tu me répondras de cette scène, fit-elle.
Bien que son maintien soit parfait et son ton égal, Kevin la connaissait assez pour lire la colère dans son attitude. Ses mains froissaient l’étoffe de ses manches alors qu’elle continuait :
— Keyoke a conduit nos soldats à la bataille pendant plus d’années que je n’ai vécues. Il a affronté des ennemis dans des situations telles que nous aurions tous des cauchemars simplement en les imaginant. Il a abandonné une guerre et a laissé son seigneur mourir, bien que ces ordres lui brisent le cœur, pour garder en vie le nom des Acoma en venant me chercher au temple de Lashima. Si nous avons un natami dans le jardin sacré pour garder notre honneur, c’est à Keyoke que nous le devons. Comment oses-tu, toi, un esclave et un barbare, laisser entendre qu’il n’en a pas fait assez !
— Eh bien, répondit Kevin, j’admets que j’ai une grande gueule, et aussi que je ne sais pas quand je dois la fermer.
Il sourit de cette façon soudaine et spontanée qui ne manquait jamais de la désarmer.
— Pourquoi te sens-tu continuellement obligé d’intervenir, soupira Mara, dans des choses que tu ne comprends pas ? Si Keyoke souhaite la mort d’un guerrier, c’est son droit, et notre honneur, de lui accorder le passage dans la paix.
Le sourire de Kevin s’évanouit.
— Si j’ai bien un problème avec votre culture, dame, c’est que vous tenez la vie pour négligeable. Keyoke est un brillant tacticien. C’est un génie en matière militaire, et ce n’est pas son bras d’épée, qu’un homme plus jeune peut vaincre de toute façon, qui est le plus important. Mais vous restez tous en retrait, et vous envoyez des poètes et des musiciens ! Et vous attendez stupidement qu’il meure comme un grand guerrier, en gaspillant les années d’expérience dont votre armée a tant besoin pour…
— Et que suggères-tu ? l’interrompit Mara. Ses lèvres étaient blanches.
Kevin frissonna sous l’intensité de son regard mais il poursuivit.
— Je nommerais Keyoke au poste de conseiller, j’inventerais un nouveau titre si nécessaire, et je ferais venir le plus doué de vos guérisseurs. La blessure au ventre peut encore le tuer, mais je pense que la nature humaine ne diffère pas tant que cela entre votre culture et la mienne pour qu’un homme, même un mourant, accepte de quitter la vie en se sentant inutile.
— Tu sembles connaître beaucoup de choses pour un homme du peuple, observa Mara avec acidité.
Kevin se raidit et tomba immédiatement dans un de ses étranges et inexplicables silences. Il la foudroya du regard, refusant toujours de terminer cette discussion ; et Mara était si absorbée à essayer de deviner pourquoi il était devenu soudain si secret qu’elle ne remarqua l’esclave messager à ses côtés que la seconde fois où il s’adressa à elle.
— Maîtresse, dit le jeune garçon en s’inclinant timidement. Ma dame, Nacoya vous prie de venir immédiatement dans la haute salle. Un messager impérial vous attend.
Le rouge de la colère quitta immédiatement les joues de Mara.
— Va chercher Lujan et qu’il me rejoigne là-bas immédiatement.
Comme si elle avait oublié l’existence de Kevin et leur querelle qui était dans une impasse, elle tourna les talons et descendit le couloir dans une hâte presque inconvenante.
Kevin, bien entendu, la suivit.
— Que se passe-t-il ?
Elle ne répondit pas, et l’esclave messager était reparti et hors de vue. Sans se laisser décourager, Kevin allongea le pas jusqu’à ce qu’il rattrape sa minuscule maîtresse. Il tenta une autre approche.
— Qu’est-ce qu’un messager impérial ?
— De mauvaises nouvelles, répondit brièvement Mara. Si tôt après l’attaque des Minwanabi, un message de l’empereur, du seigneur de guerre ou du Grand Conseil annonce obligatoirement une grande manœuvre dans le Jeu.
Mara esquiva les révérences d’un groupe d’esclaves penchés sur des seaux et des brosses, et qui nettoyaient le plancher de bois laqué. Elle traversa l’atrium qui conduisait vers les grandes doubles portes de la salle, Kevin sur ses talons. Le maintien de sa dame semblait fragile depuis le retour des compagnies de Lujan. Le but du raid des Minwanabi, insistait-elle, n’était pas simplement de détruire sa soie. Incapable de suivre tous les détours de la politique tsurani qui, pour son esprit venu du royaume, semblaient illogiques et complexes, Kevin était déterminé à rester aux côtés de Mara. Ce qui la menaçait le menaçait, et il se sentait protecteur envers elle.
La haute salle était toujours humide dans la matinée, et le sol de pierre glaçait ses pieds malgré la semelle de cuir de ses sandales. Traversant ce grand espace vide où ses pas résonnaient étrangement, et plongé dans l’ombre à cause des cloisons fermées, Kevin vit Nacoya qui attendait sur l’estrade et entendit Lujan entrer par le couloir de derrière. Mais le regard du barbare restait rivé devant lui. Dans la pénombre ressortait la lueur de l’or, un spectacle surprenant et déroutant dans un pays où les métaux sont extrêmement rares.
Le messager était assis sur un coussin finement brodé, et même sa posture était imposante. C’était un jeune homme puissamment musclé, beau, vêtu d’une simple jupe de tissu blanc. Des sandales dont les lacets se croisaient sur ses mollets enserraient ses jambes poussiéreuses, et sa peau luisait de sueur. Il portait ses cheveux coupés à l’épaule, retenus sur le front par le symbole de sa charge, un bandeau où alternaient l’or et le blanc et qui étincelait dans l’ombre. La trame de l’étoffe était métallique, de l’or véritable, le symbole de l’empereur de Tsuranuanni dont il portait le message.
Quand Mara entra, il se leva et se présenta en faisant la révérence. Son geste dénotait de l’arrogance, car bien qu’il ne soit qu’un serviteur et elle une dame noble, les paroles de son maître avaient force de loi, et toutes les grandes maisons devaient s’y soumettre. Le bandeau sur son front rendait cet homme sacro-saint dans tout l’empire. Il pouvait passer entre deux maisons en guerre et traverser un champ de bataille en toute sécurité, sans qu’aucun soldat n’ose gêner son passage, sous peine d’encourir la fureur de l’empereur.
Le messager s’agenouilla dans une attitude merveilleusement étudiée, et présenta un rouleau doré sur tranche, fermé par des rubans d’or et scellé du sceau d’Ichindar.
Mara accepta la lourde missive, ses mains semblant terriblement fragiles. Elle brisa le sceau, déroula le parchemin et commença à lire, tandis que Lujan prenait sa place sur le côté, à l’endroit qu’occupait autrefois Keyoke. Nacoya se retenait visiblement de tendre le cou pour lire par-dessus l’épaule de sa maîtresse.
Le texte n’était pas long. Kevin, qui était le plus grand, pouvait voir que les phrases étaient courtes. Mais Mara resta immobile durant un long moment avant de relever la tête et de prendre la parole.
— Merci. Vous pouvez aller, dit-elle au messager. Mes serviteurs veilleront à ce que vous soyez nourri et logé, si vous souhaitez vous reposer pendant que je dicterai ma réponse à mes scribes.
Le messager impérial s’inclina et sortit, le claquement de ses sandales cloutées résonnant fortement dans la salle. Au moment où il franchit la porte, Mara s’effondra sur le coussin le plus proche.
— La main de Tasaio se révèle enfin, dit-elle, d’une voix atone et misérable.
Nacoya prit le parchemin et le lut avec un froncement de sourcils qui s’accentuait de plus en plus.
— Le démon ! s’exclama-t-elle quand elle eut fini.
— Belle dame, intervint Lujan, quels sont les souhaits de l’empereur ?
Ce fut Nacoya qui répondit, d’une voix acide.
— Ce sont des ordres du Grand Conseil. Nous devons en toute hâte envoyer notre armée soutenir le seigneur des Xacatecas dans sa guerre contre les pillards nomades de Dustari. La dame Mara a reçu l’ordre de paraître en personne, avec une levée de quatre compagnies, et de se préparer à partir d’ici deux mois.
Lujan haussa les sourcils et resta figé dans cette expression.
— Trois compagnies seraient déjà trop, constata-t-il, et il frappa furieusement la poignée de son épée. Nous allons devoir acheter des faveurs aux Cho-ja. (Son regard se reporta sur Kevin avec une intensité féroce.) Et tu as raison, maudit barbare ! Nous ne pouvons plus accorder à Keyoke le luxe de mourir, sinon le domaine sera dépouillé de son dernier officier expérimenté.
— C’était sûrement ce que désirait Desio, soupira Mara. Nous devons déjouer ses plans.
Elle tourna la tête. Ses yeux étaient des éclats d’obsidienne, et ses joues rosissaient sous l’effet de l’émotion, alors qu’elle donnait ses ordres.
— Lujan, tu es maintenant promu au poste de commandant des armées acoma. Emmène Kevin avec toi et va voir Keyoke. Dis-lui que je souhaite le nommer premier conseiller pour la guerre, mais que je ne le ferai qu’avec sa permission. (Sa voix devint lointaine, comme si la jeune femme était tourmentée par ses souvenirs ou peut-être par les larmes qu’elle retenait.) Il pensera que les guerriers se moqueront de lui s’il utilise une béquille, mais je veux que son nom soit honoré. Rappelle-lui que Papé avait autrefois porté avec fierté le bandeau noir des condamnés.
Lujan s’inclina, son attitude trahissant le chagrin qu’il ressentait.
— Je doute que Keyoke nous abandonne dans une situation aussi périlleuse, ma dame. Mais les dieux peuvent refuser d’accéder à ses souhaits. Sa blessure au ventre n’est pas de celles dont un homme peut guérir.
Mara se mordit les lèvres. Comme si ces paroles la chagrinaient, elle déclara :
— Alors, avec sa permission, j’enverrai des courriers et des messagers dans tout l’empire pour trouver un prêtre guérisseur de Hantukama.
— L’offrande qu’un tel prêtre demandera pour une guérison sera grande, signala Nacoya. Vous serez sans doute obligée de construire un grand temple.
Mara faillit perdre son calme.
— Alors, dis à Jican d’aller récupérer le reste de notre soie dans les montagnes et de l’envoyer sur les marchés de Jamar ! Car nous avons besoin de Keyoke vivant ou tout est perdu. Nous ne pouvons nous permettre de faire un affront au seigneur des Xacatecas.
Même pour Kevin, ce commentaire ne nécessitait pas d’explications. La possibilité d’alliance avec le seigneur des Xacatecas avait gardé à distance de nombreux ennemis. Si les Acoma donnaient à une famille aussi puissante une raison quelconque pour s’attirer son inimitié, ils provoqueraient eux-mêmes leur ruine rapide. Surtout avec leur engagement dans une guerre de sang contre les Minwanabi.
— Le domaine ne doit pas être mis en péril, finit par dire Mara.
— Dustari est un piège, intervint Nacoya, exprimant une évidence pour tout le monde, sauf pour Kevin. Tasaio sera là-bas, et il anticipera toutes les manœuvres que vous ferez avec vos quatre compagnies. Vous et les hommes que vous emmènerez mourrez de la même façon que le seigneur Sezu, trahis sur un sol étranger.
— Raison de plus pour que Keyoke protège ces terres pour Ayaki, conclut Mara. Toute couleur quitta son visage.
Le messager impérial partit avec l’accord écrit de Mara à la demande du Grand Conseil. Ensuite, les intendants et les conseillers de sa maisonnée se lancèrent dans une série impressionnante de préparatifs. Lujan envoya des officiers dresser des inventaires, puis Kevin et lui allèrent au chevet de Keyoke, sans aucun enthousiasme.
Jican arriva alors qu’ils sortaient, rappelé des pâturages par un coursier.
— J’ai besoin de connaître tous les avoirs des Acoma, demanda Mara avant même que le petit homme n’ait terminé sa révérence. De combien de centis nous disposons en liquide, et combien nous pouvons emprunter. J’ai besoin de savoir combien d’armes nos maîtres armuriers peuvent produire en deux mois, et combien nous devrons en acheter.
Jican haussa les sourcils.
— Dame, n’aviez-vous pas déjà décidé d’envoyer nos nouvelles armes sur les marchés ? Nous aurons besoin de ces ventes pour compenser le déficit en soie.
Mara fronça les sourcils et retint difficilement son envie de répondre sèchement.
— Jican, c’était hier. Aujourd’hui, nous devons équiper quatre compagnies pour envoyer des renforts au seigneur des Xacatecas à Dustari.
Le hadonra était doué pour les chiffres.
— Vous devrez marchander avec les Cho-ja pour acheter de nouveaux guerriers, devina-t-il. (Ses sourcils droits se resserrèrent.) Nous devrons vendre certaines des meilleures bêtes de nos troupeaux.
— Fais-le, répondit immédiatement Mara. Je serai avec Ayaki. Quand tu auras fini les comptes, rejoins-moi avec tes ardoises dans la chambre d’enfant.
— À vos ordres, dame, répondit Jican, malheureux.
Les guerres étaient la ruine perpétuelle des bonnes finances, et que Mara doive se lancer dans l’une d’elles à cause des complots de dangereux ennemis l’effrayait. C’est ainsi que de grandes maisons étaient tombées dans le passé. Le désastre de la trahison et de la mort de Sezu était arrivé trop récemment pour que tous les serviteurs du manoir ne sentent pas la menace de l’annihilation. La nouvelle ne mit pas longtemps à se répandre parmi tous les serviteurs, et dans une maison qui débordait d’activité, les conversations devinrent étrangement étouffées.
Mara passa une heure avec son fils, une heure qui lui sembla bien trop courte. Ayaki aurait bientôt cinq ans, et avait un tempérament qui le plongeait quelquefois dans des rages terribles qui triomphaient de l’habileté de ses nourrices. Allongé sur le ventre, les chevilles croisées en l’air, il jouait aux petits soldats, poussant en avant et en arrière ses officiers avec leurs plumets et hurlant des ordres de sa petite voix d’enfant suraiguë. Mara le regardait, le cœur déchiré, et tentait de mémoriser les traits de son petit visage ombré par une frange noire. Elle ferma ses poings glacés, et se demanda si elle vivrait assez longtemps pour voir son fils atteindre l’âge adulte. Elle refusa de penser à la possibilité qu’il ne puisse pas y parvenir. Elle, qui était arrivée au pouvoir bien trop jeune, brûlait du désir que son fils ait la chance de grandir, d’apprendre et d’être guidé durant de longues années afin d’être préparé à devenir seigneur. Elle devait survivre et revenir du désert, pour s’assurer qu’il en serait ainsi.
Jusqu’à ce que Jican arrive avec ses comptes, elle pria longtemps et désespérément Chochocan. À ses pieds, Ayaki anéantissait des dizaines de compagnies de Minwanabi, pendant que sa mère se torturait l’esprit pour trouver des solutions à des équations impossibles.
Jican arriva et présenta ses ardoises, leurs colonnes de chiffres impeccablement alignées en dépit de la hâte exigée par l’ordre de Mara. Le hadonra avait les yeux cernés et semblait épuisé quand il s’inclina.
— Dame. J’ai fait ce que vous aviez demandé. Voici trois calculs sur vos avoirs en liquide. L’un dépend de l’arrivée à bon port du reste de la soie. Le deuxième indique ce que vous pouvez dépenser confortablement, et le troisième ce que vous pouvez mettre à contribution, avec une liste variable de conséquences. Si vous prenez la troisième ardoise, faites attention. Il vous faudra quatre ans pour ramener le cheptel au niveau actuel de productivité.
Mara regarda les diverses ardoises, puis sans hésiter choisit la dernière. Elle lança un regard à Ayaki, qui la regardait de ses yeux noirs et doux.
— Les needra sont remplaçables, souligna-t-elle et elle envoya brusquement une de ses servantes rassembler une escorte et faire venir son palanquin. Je vais rendre visite à la reine des Cho-ja pour le reste de l’après-midi.
— Je peux venir ? cria Ayaki, bondissant et éparpillant ses petits soldats en sautant vers sa mère.
Mara tendit le bras et ébouriffa ses cheveux avec la main qui ne tenait pas l’ardoise.
— Non, mon fils, pas cette fois.
Le petit garçon fronça les sourcils, mais ne répondit pas. Sa nourrice était enfin parvenue à lui enseigner les bonnes manières que son défunt père n’avait jamais acquises.
— Kevin t’emmènera faire une promenade sur un chariot, le consola-t-elle.
Puis elle se souvint… Lujan et son barbare n’étaient pas encore revenus de la chambre de Keyoke.
— S’il en a le temps, précisa-t-elle à son fils qui tirait sur son coude. (Elle prit son petit visage dans sa main.) Et si tu permets à la servante de bain de laver le jus de fruit que tu as sur le menton.
Elle lui donna une petite tape affectueuse. Le froncement de sourcils d’Ayaki s’accentua. Il essuya sa bouche sale, fit un bruit entre ses lèvres et déclara :
— Oui, mère. Mais quand je serai souverain, je garderai mon menton collant si j’en ai envie.
Mara lança un regard exaspéré vers le ciel, puis dégagea sa manche des mains de son fils. Le tissu sentait le jomach et les bonbons confectionnés par les Cho-ja.
— Mon garçon, si tu n’apprends pas d’abord tes leçons pour bien grandir, tu n’auras plus de domaine à gouverner.
Une servante apparut au seuil de la porte.
— Dame ? Votre palanquin vous attend.
Mara se baissa et embrassa Ayaki, puis se releva avec le goût du bonbon sur les lèvres. L’incident ne l’irrita pas. Dans trop peu de temps, elle respirerait et goûterait la poussière des déserts du sud, et son foyer serait à un océan de distance.
Bien que la fourmilière des Cho-ja avec ses ombres fraîches ait été en de nombreuses occasions un sanctuaire pour Mara, elle ne lui apporta cette fois aucun réconfort. La jeune femme croisait ses doigts en sueur sous les manches de sa robe supérieure. Un officier qu’elle connaissait mal avait pris la place de Keyoke et l’accompagnait, un demi-pas en arrière, saluant et échangeant des courtoisies avec Lax’l, le commandant de la fourmilière. Le guerrier, Murnachi, n’avait jamais combattu avec une compagnie de Cho-ja. Bien qu’il soit honoré qu’on lui demande d’accompagner sa maîtresse pour cette importante mission auprès de la reine, sa raideur indiquait sa gêne et son désir de retourner à l’air libre aussi tôt que possible.
Mara avançait dans les tunnels qui menaient à la chambre de la reine, un chemin qui lui était maintenant familier. Mais ce n’était pas une visite de courtoisie et, au lieu d’apporter son petit présent habituel, le domestique qui accompagnait son escorte portait une ardoise où étaient indiqués tous les avoirs en liquide des Acoma.
Elle n’avait pas tenté de marchander avec une reine cho-ja depuis sa négociation pour l’installation permanente de la fourmilière sur son domaine. Maintenant qu’elle en éprouvait le besoin, elle n’avait aucun indice sur la façon dont elle serait reçue, particulièrement maintenant que les deux tiers de la nouvelle cargaison de soie avaient été perdus lors de l’attaque des Minwanabi. La sueur sur les mains de Mara passait du froid au chaud. Elle n’avait aucune expérience qui lui permette de prévoir la réaction de la reine.
Le couloir s’élargissait dans une antichambre avant de rejoindre la salle du trône. Il est maintenant trop tard pour faire demi-tour, se dit Mara, alors que l’ouvrier cho-ja qui escortait son petit groupe se précipitait pour annoncer son arrivée. La dame des Acoma continua sa route, et entra dans l’immensité chaude de la caverne de la reine, éclairée nuit et jour par la lumière bleu-violet des globes cho-ja. Ces derniers étaient suspendus à des crochets scellés dans la voûte massive du plafond de pierre. Une pile de coussins l’attendait comme une île au milieu d’un sol poli, à côté d’une table basse portant des tasses et un pot fumant de chocha. Mais Mara ne s’avança pas pour s’asseoir, boire et bavarder, comme à son habitude. Elle accomplit le salut traditionnel d’un souverain devant une personne de rang égal. L’énorme reine cho-ja se dressa de toute sa hauteur, servie par un essaim d’ouvriers. Son abdomen était dissimulé par des cloisons, derrière lesquelles les reproducteurs et les rirari s’occupaient continuellement des œufs qui assuraient la continuité de la fourmilière.
Complètement accoutumée maintenant à une telle activité, Mara ne ressentait pas la moindre envie de regarder. Elle se releva après sa révérence, comprenant à l’inclinaison de la tête de la reine que la souveraine cho-ja était consciente que quelque chose de grave était arrivé. Mara s’obligea à se calmer.
— Souveraine de la fourmilière, j’ai le regret de vous informer que les Acoma vivent des troubles graves, infligés par leur ennemi la maison Minwanabi.
Mara s’arrêta, attendant par courtoisie un signe de la reine pour continuer.
À part l’activité frénétique des ouvriers s’occupant des œufs, et qui ne cessait jamais, il n’y eut plus aucun mouvement dans la pièce. Des rangs de guerriers et d’ouvriers pouvaient, peut-être, marcher dans les couloirs derrière l’antichambre, mais ceux qui étaient accroupis sur leurs pattes avant en présence de la reine restaient aussi immobiles que des statues.
Ne recevant pas le moindre geste de patte avant en signe de réconfort, Mara se plaça devant la reine de la fourmilière. Il lui fallut rassembler tout son courage pour prononcer la phrase suivante.
— Grande reine, le Grand Conseil de l’empereur exige la levée de quatre compagnies de guerriers acoma pour défendre les frontières de l’empire à Dustari. Si je ne veux pas priver le domaine de toute protection, je ne peux rassembler que trois compagnies humaines pour les envoyer au-delà de l’océan. Mon espoir est que vous acceptiez de conclure un marché, pour produire une compagnie supplémentaire de guerriers afin que je puisse obéir aux ordres du Grand Conseil.
La reine restait immobile. Retenant son souffle, Mara attendit, luttant pour garder son calme. Du coin de l’œil, elle remarqua la nervosité de son chef de troupe, alors que son homologue cho-ja restait accroupi et passif.
Finalement, la reine esquissa un mouvement avec sa patte avant.
— Qui équipera cette compagnie, Mara des Acoma ?
La dame laissa échapper le souffle qu’elle retenait depuis longtemps et tenta de ne pas frissonner de soulagement. Sa requête n’avait pas été considérée comme impertinente.
— J’en supporterai le coût sur ma cassette, noble reine, s’il vous plaît d’accéder à ma requête.
La reine inclina sa tête gigantesque, ses mandibules allant doucement d’avant en arrière.
— J’accéderai à votre requête contre une rémunération suffisante, déclara-t-elle.
La discussion se transforma en ce qui ressemblait remarquablement, aux oreilles de Mara, à un duel de marchandage entre deux négociants. Les demandes de la reine étaient démesurées. Mais Jican avait instillé en Mara une excellente compréhension de la valeur des choses, et la jeune femme apprenait vite. Elle semblait percevoir instinctivement quelles demandes n’étaient pas négociables, et lesquelles étaient totalement exorbitantes, et que la reine s’attendait à voir rejetées. À la fin, elle obtint un prix, en partie en liquide, en partie en marchandises, qui était environ un tiers plus élevé que ce qu’elle aurait payé pour engager des mercenaires. C’était un excellent prix, car une compagnie de Cho-ja n’obéirait qu’à elle, ne serait pas infiltrée par des espions ou subornée par des ennemis, et ne fuirait pas le champ de bataille au premier signe de risque de défaite.
Ses troupeaux de needra seraient peut-être au plus bas pendant les trois prochaines saisons, à cause des ventes qu’elle serait obligée de faire pour payer le prix demandé par la reine. Quand la négociation se termina, Mara essuya la sueur de son front avec un petit mouchoir brodé et lâcha un soupir presque imperceptible.
La reine cho-ja remarquait tout.
— Dame des Acoma, fit-elle de sa voix vibrante, sur un ton plus amical, il me semble que vous êtes nerveuse, ou que vous souffrez d’une sorte de malaise. Est-ce que notre hospitalité ne correspond pas à votre attente ?
Mara se reprit avec un sursaut.
— Non, dame reine. L’hospitalité de la fourmilière n’est jamais en faute. (Elle s’arrêta, prit un risque, et répondit honnêtement.) Je confesse que je n’étais pas sûre du protocole quand je suis venue vous acheter cette faveur pour obtenir des guerriers.
— Une faveur ? (La reine se redressa dans ce qui semblait être un mouvement de surprise.) Vous êtes mon amie, c’est vrai, et si vous veniez demander une faveur, je la prendrais en considération, bien sûr. Vous me rendez visite souvent et vous éprouvez du plaisir à me tenir compagnie et à discuter de nos affaires. C’est une diversion bienvenue, n’en doutez jamais. Mais quand nous marchandons des ouvriers, des guerriers ou des services, ce sont des biens à négocier.
Mara leva les sourcils.
— Alors, votre espèce n’a pas besoin d’armée pour assurer sa protection.
La reine cho-ja réfléchit un instant.
— Nous intervenons dans l’empire, et intervenons donc en partie dans sa politique, le grand jeu du Conseil. Mais il y a des milliers d’années, avant la venue des hommes, nous produisions des guerriers à cette époque pour fonder de nouvelles fourmilières, pour nous protéger des prédateurs comme les harulth, et pour poursuivre du gibier. Maintenant, les conflits se déroulent entre les maisons des hommes qui ont acheté notre alliance. Les Cho-ja ne se battent pas entre eux, sauf quand ils épousent la cause des hommes.
C’était une révélation. Mara tenta de ne pas révéler son sentiment croissant d’excitation alors qu’elle repliait le carré de lin humide. Elle avait étudié cette culture cho-ja si étrange, mais elle avait encore beaucoup à apprendre. Si les guerriers cho-ja n’étaient pas loyaux envers les seigneurs humains mais n’étaient que de simples mercenaires, cela ouvrait des possibilités extrêmement intéressantes… Malheureusement, la convocation du conseil pour la défense des frontières de Dustari ne lui laissait pas le loisir d’approfondir le sujet.
En pensant à tout cela, Mara échangea quelques banalités polies avec la reine cho-ja, puis prit courtoisement congé. Il restait tant à faire, et le départ devait avoir lieu dans deux mois !
Kevin et Jican attendaient son retour au manoir. Mara sortit du palanquin dans la lumière accablante de la fin de l’après-midi, et rendit les ardoises à son hadonra. Il y jeta subrepticement un coup d’œil alors qu’il s’inclinait, et partit en claquant une fois des dents. Mara le prit pour un signe qu’elle avait bien marchandé, mais que les finances des Acoma seraient mises à rude épreuve. Elle repoussa une mèche rebelle et poisseuse, oublia son envie de prendre un bain, et regarda un Kevin extraordinairement silencieux.
— Que se passe-t-il, mon grand esclave ? Le problème doit être grave, ou tu n’aurais pas oublié de m’embrasser.
— Je n’oublie jamais de vous embrasser, répondit Kevin.
Il joignit immédiatement le geste à la parole. Mais ses lèvres ne s’attardèrent pas sur celles de Mara et ses pensées n’étaient clairement pas tournées vers la passion.
— Keyoke demande à vous voir, dame.
— Je m’y attendais.
Mara retira sa robe supérieure et la passa à une servante. Glissant les bras dans un vêtement propre que lui tendait une esclave, elle s’efforça d’effacer les soucis de son front.
— Où se trouve Lujan ?
Kevin lui emboîta le pas alors qu’elle avançait et franchissait la porte.
— Il s’est rendu aux baraquements, pour surveiller un entraînement, à la suggestion de Keyoke.
Mara réfléchit à tout cela. Le vieil homme accepterait sa promotion de premier conseiller pour la guerre ; sinon, il aurait envoyé Lujan porter la nouvelle de son refus, plutôt que superviser un entraînement difficile. Keyoke adhérait à la lettre aux obligations de la tradition. Il n’enverrait pas des nouvelles personnelles par l’intermédiaire d’un esclave. Même si Kevin recevait des privilèges comme un membre de la famille, ou un consort, Keyoke ne le considérerait jamais au-dessus de sa position sociale. Pleine d’égard pour le souci de l’étiquette du vieil homme, Mara envoya Kevin s’occuper ailleurs. Elle parcourut seule les couloirs du manoir et entra dans la chambre éclairée de bougies où le vieil homme gisait, transpirant sous ses couvertures.
Il l’attendait, les yeux brillants de fièvre.
— Ma dame, murmura-t-il à l’instant où elle apparut sur le seuil de la porte.
Elle se hâta de rejoindre son chevet pour l’empêcher de se lever pour s’incliner devant elle.
— Non ! Grand-père de mon cœur, tu es blessé, et je n’exige jamais autant de cérémonie. Tu m’honores par tes blessures, et ta loyauté est sans faille.
Elle s’agenouilla sur le coussin à ses côtés et brisa le protocole en lui prenant la main et en la serrant violemment.
— J’ai dit de nombreuses fois à Nacoya combien je l’aime. Je ne te l’ai encore jamais dit.
Le fantôme d’un sourire passa sur le visage de Keyoke. Il était heureux de cet aveu, mais il restait trop l’impassible commandant tsurani pour montrer plus qu’une trace d’émotion.
— Dame, dit-il d’une voix bourrue, Tasaio tient votre mort dans ses mains, à Dustari.
Ainsi Lujan lui avait tout raconté. Mara avala sa salive pour retenir un flot de larmes. C’était probablement ce qui avait poussé le vieil homme à accepter de continuer à vivre.
Même malade, Keyoke lut en elle.
— Non, dame. Je n’ai pas besoin de contraintes pour servir les Acoma. Je suis très honoré de devenir votre premier conseiller pour la guerre, n’en doutez pas une seconde. (Il s’arrêta, cherchant ses mots.) Je m’étais préparé à mourir comme un guerrier parce que c’était le seul destin que je voyais pour un commandant devenu trop vieux pour le champ de bataille.
Cela ne suffisait pas à Mara.
— Et ta jambe ?
Keyoke sourit réellement, très fugitivement.
— Papéwaio sera mon modèle. S’il a pu porter le bandeau noir, je prendrai ma béquille. (Un instant plus tard, il ajouta :) Kevin a suggéré que l’armurier construise une béquille qui puisse dissimuler une épée.
— Tu aimes cette idée, observa Mara. (Elle se permit de sourire, elle aussi.) Grand-père de mon cœur, je ferai de ta béquille l’insigne de ta fonction et je consulterai moi-même les armuriers pour cette épée.
Elle contempla le visage en sueur de Keyoke, trop gris, les traits creusés, et qui montrait malgré tous ses efforts son épuisement.
— Tu formeras Lujan, et, à nous tous, nous trouverons la manière de mettre en déroute les hommes du désert de Tasaio.
Keyoke écarquilla brusquement les yeux, la fixant avec une intensité terrible.
— Fille de mon cœur, aucune stratégie ne vous aidera dans un désert sans arbres, sauf la force du nombre. Toute ma sagesse ne pourra rien changer.
Il s’enfonça dans sa couche après cette remarque, à bout de forces. Sa volonté ne suffisait plus, vit Mara. Il était sincèrement reconnaissant pour son nouveau poste, mais son corps était trop affaibli. Le dieu Rouge risquait de ne pas lui laisser la vie qu’il avait imprudemment brûlée jusqu’à l’annonce du raid.
— Laisse-nous, Lujan et moi, nous occuper de Dustari, murmura Mara. Ayaki est ta seule responsabilité, avec le natami dans le jardin sacré. Si tout devait échouer et si les Minwanabi envahissaient nos frontières, une compagnie d’élite et toi assurerez la sécurité de mon fils. Vous irez vous réfugier dans la fourmilière auprès de la reine des Cho-ja, et tu t’assuras que le nom des Acoma survive.
Keyoke se reposait, les yeux fermés. Il ne parlait pas, mais la main que tenait Mara se referma légèrement. La dame reposa doucement les doigts sur la couverture et remarqua le pouls rapide et filant au niveau des veines du poignet. Il agonisait. C’était indéniable.
— Repose-toi bien, grand-père de mon cœur, chuchota Mara.
S’obligeant à rester calme, elle se leva et regagna la porte.
— Va chercher mon coursier et tous les messagers disponibles, murmura-t-elle au domestique qui attendait dehors. Je veux aussi des messagers de la guilde, que l’on engagera à Sulan-Qu.
Elle parlait rapidement, sans prendre conscience de la présence d’un homme rondelet en sarrau qui avançait précipitamment dans le couloir et qui s’arrêta, l’air interrogateur, à ses côtés. Il portait un sac plein à craquer de flacons, et ses vêtements sentaient un peu les herbes moisies.
— Vous allez faire venir un prêtre de Hantukama ? demanda-t-il, d’une voix éduquée pour être douce.
Mara se retourna, remarqua la présence de son guérisseur personnel et hocha rapidement la tête.
— Cela est nécessaire, ne le penses-tu pas ?
— Dame Mara, soupira le guérisseur avec sympathie, je doute que votre conseiller pour la guerre soit conscient à la prochaine aube, ou qu’il respire encore dans deux jours.
— Il vivra ! répondit férocement Mara. Je lui trouverai un prêtre, et je paierai un portique de prière pour que soit invoquée la magie du dieu de la guérison.
Le guérisseur se frotta les yeux en fronçant les sourcils. Il semblait fatigué.
— Dame, les prêtres ne se déplacent pas facilement. Ils n’accordent leur loyauté qu’à leur dieu et considèrent les villageois ordinaires comme les égaux de l’empereur. Si vous trouvez un prêtre de Hantukama, et ils sont rares, aucun portique de prière ne le fera venir s’occuper d’un guerrier agonisant s’il a déjà des malades confiés à ses soins.
Mara regarda l’homme avec ses sacs de remèdes inutiles et ses vérités agaçantes. Ses yeux manquaient de la moindre étincelle de compassion.
— Nous verrons, maître guérisseur. Nous verrons.
Devant ce regard, le guérisseur manqua défaillir et s’esquiva rapidement pour entrer dans la chambre du blessé. La voix de Mara le poursuivit, grave et aussi déterminée qu’un coup de lance.
— Garde-le en vie et veille à son confort. C’est tout ce qui te concerne.
Elle recommença à donner des instructions au domestique ainsi qu’au coursier qui venait d’arriver.
Penché sur Keyoke, comptant les pulsations à un poignet sec et fiévreux, le guérisseur leva les yeux au ciel et pria Chochocan et Hantukama pour un miracle. Keyoke s’affaiblissait, et aucun remède dans sa sacoche ne pouvait empêcher son esprit d’entendre l’appel de Turakamu. Le guérisseur examina ensuite le blanc des yeux de son malade, puis vérifia les pansements. Entre la colère de ses dieux et celle de sa maîtresse, en ce moment, il craignait surtout la fureur de la dame.
Les préparatifs pour la guerre à Dustari réduisirent à néant la routine tranquille du domaine acoma. Dans le quartier des artisans, le sifflement constant de la roue du rémouleur chantait en rythme avec les cris des esclaves et des apprentis dirigeant le déchargement des matières premières. L’odeur lourde et poisseuse des pots de résine recouvrait les effluves plus doux des fleurs d’akasi. La puanteur restait dans l’air, envahissant même les appartements de Mara où, à l’aube, elle se tenait devant la cloison ouverte, regardant le paysage.
— Reviens t’étendre, murmura Kevin, admirant la mince silhouette nue de Mara. Si tu es absolument déterminée à te faire du souci, tu le feras mieux si tu es détendue et reposée.
Mara ne répondit pas mais continua à regarder les brumes et les ombres mouvantes des jeunes bouviers qui se hâtaient de gagner les pâturages pour s’occuper des needra. Elle ne regardait pas les esclaves, ni la douce beauté des terres dont elle avait hérité de ses ancêtres. Elle ne voyait qu’un millier de soldats minwanabi traversant les frontières pour conquérir son domaine.
Keyoke devait rester en vie pour le protéger durant son absence, pensait Mara. Comme si son amant n’avait pas parlé, elle commença une série rituelle de prières pour invoquer la protection de Lashima sur la vie du conseiller pour la guerre, qui gisait dans le coma. Le dieu Rouge était prêt à bondir sur sa nouvelle victime.
Kevin soupira et s’étira comme un félin, s’étendant sur les oreillers que la dame venait de quitter. De toute évidence, ce n’était pas une matinée pour le bavardage ou l’amour. De toute façon, ils s’y étaient suffisamment adonnés durant la nuit précédente, se dit le Midkemian en passant la main dans sa chevelure. Mara était revenue dans sa chambre extrêmement tendue, presque en colère, et leurs ébats n’avaient pas vraiment été tendres. Elle préférait habituellement des caresses pour éveiller sa passion, mais elle s’était jetée sur lui comme si elle était prise d’une frénésie de désir. Elle avait failli le griffer, alors que toute violence dans la chambre à coucher lui faisait horreur. Et, quand elle eut enfin trouvé la libération dans un débordement convulsif d’émotions, elle avait sangloté violemment sur son épaule et trempé ses cheveux de larmes.
N’étant pas tsurani, Kevin ne fut pas rebuté par son manque de contrôle de soi. Sensible et comprenant que sa compagne avait besoin d’être réconfortée, il l’avait simplement serrée dans ses bras et l’avait caressée jusqu’à ce qu’elle sombre dans le sommeil, épuisée.
Maintenant, la regardant dans l’encadrement de la cloison ouverte, aussi droite qu’une épée et mince comme une adolescente, il vit qu’elle avait retrouvé du ressort ; elle était très forte. Mais sur ses épaules reposait le sort de tous ceux qui tiraient leur subsistance de ses vastes terres, depuis les intendants et les conseillers respectés jusqu’au plus modeste de ses marmitons. La peur pour son jeune fils la hantait, qu’elle dorme ou qu’elle soit éveillée. Kevin se demandait combien de temps elle résisterait avant de s’effondrer sous la tension nerveuse.
Il se leva, jeta une robe sur ses épaules – même après trois années, il n’était toujours pas à l’aise avec l’indifférence des Tsurani vis-à-vis de la pudeur – et rejoignit Mara près de la cloison. Il glissa un bras par-dessus ses épaules, surpris de la trouver contractée et frissonnante.
— Mara, dit-il gentiment.
Il ouvrit sa robe et l’enroula autour de sa maîtresse, la blottissant contre son corps chaud.
— Je me fais du souci pour Keyoke, avoua-t-elle, en se nichant contre lui. Tu m’as beaucoup réconfortée.
Elle posa la tête contre son avant-bras et le chatouilla d’une main joueuse en descendant sur son ventre. Kevin se demanda s’il devait la prendre dans ses bras et la porter jusqu’à la couche. Mais une fois de plus, les pensées de Mara l’emportèrent loin de lui, et après un moment elle se dégagea de son étreinte et frappa sèchement dans ses mains.
Des servantes envahirent la chambre, débarrassant le sol de la natte et des coussins, et s’activant pour apporter les vêtements de Mara. Kevin se retira dans un coin derrière un paravent pour s’habiller. Quand il en sortit, il fut surpris de trouver un plateau de petit déjeuner avec des fruits, du chocha et du pain, intact. Trois domestiques étaient toujours à proximité pour servir la souveraine, mais Mara n’était plus dans la pièce.
— Où est la dame ? demanda Kevin.
Le domestique en fonction le regarda sans la moindre humilité ; quelle que soit la finesse des broderies sur la chemise de style midkemian de Kevin, il était toujours un esclave, d’un statut inférieur, et indigne de courtoisie de la part d’un homme libre.
— La dame est partie vers l’entrée principale.
Puis il se tut, et une petite bataille de volonté s’ensuivit. Finalement, il se rendit compte que Kevin ne s’abaisserait pas à répéter sa question, pas plus qu’il s’occuperait de ses propres affaires, mais qu’il resterait à le regarder de ses yeux bleus, sans ciller, et à le toiser de son immense taille. Il répondit avec un reniflement de mépris :
— Un messager est arrivé.
— Merci, marmonna Kevin avec une ironie acide.
Comme toujours, il souhaita que le système de caste tsurani soit moins rigide, et que quelqu’un dans toute cette bande d’idiots qui s’inclinaient et faisaient des révérences ait pensé à l’informer de cette arrivée. Même Mara l’avait oublié, mais elle avait suffisamment de soucis. Il enfila ses sandales en sautant à petits bonds vers la porte, et se dépêcha de traverser le couloir pour la rejoindre.
Il s’agissait de l’un des messagers d’Arakasi, couvert de poussière et épuisé par la route. L’adolescent avait de toute évidence couru toute la nuit, et était venu de bien plus loin que Sulan-Qu.
— Nous sommes engagés à construire trois sanctuaires, expliquait-il alors que Kevin se rapprochait. L’un d’eux devra être en pierre. Et nous devrons aussi construire un portique de prière sur votre domaine, dédié aux Dieux Miséricordieux.
Il parlait de Chochocan, de Lashima, de Hantukama et d’une demi-douzaine d’autres dieux que Kevin ne parvenait pas à distinguer, leurs noms et leurs qualités étant trop bizarres pour un étranger. Sur Kelewan, il y avait même un dieu pour le concept de l’honneur.
— Le revêtement devra être en corcara, termina le messager, en faisant référence au portique de prière.
La construction promise serait une entreprise coûteuse, comprit Kevin, alors qu’il cherchait dans son vocabulaire tsurani toujours croissant, et identifiait les corcara comme des coquillages ressemblant à des ormeaux.
Mais le problème des finances et des dettes ne semblait étonnamment pas intéresser Mara.
— Quand arrivera le prêtre guérisseur ?
Le messager s’inclina.
— À midi aujourd’hui, dame. L’agent d’Arakasi a engagé des porteurs de la guilde et a payé le prix fort pour qu’il arrive en toute hâte.
Mara ferma les yeux, le visage pâle et délicat dans la brume matinale qui se dissipait lentement.
— Prions les Dieux Miséricordieux pour que nous ayons au moins ce temps. (Puis elle sembla remarquer pour la première fois la fatigue du messager.) Repose-toi et prends un repas, ajouta-t-elle rapidement. Tu as bien travaillé, et la promesse de ton maître envers Hantukama sera honorée. Je vais immédiatement parler à Jican, et quand le prêtre arrivera, des artistes seront déjà en train de dessiner des croquis pour les sanctuaires et le portique de prière.
Elle devrait vendre certains de ses biens les plus éloignés pour payer le prêtre guérisseur, mais cela avait beaucoup moins d’importance avec la campagne de Dustari en perspective. Certaines des propriétés lointaines devaient être sacrifiées de toute façon, et leurs garnisons rapatriées pour repousser toutes les menaces contre le domaine. Mara s’occupait généralement elle-même d’affaires aussi importantes, mais cette fois, elle en délégua la responsabilité à Jican. Elle entendit et accepta toute une liste de demandes de Lujan sur les besoins immédiats d’équipement de ses soldats. Puis, sans accorder une pensée au petit déjeuner qu’elle avait oublié, elle rejoignit la chambre où Keyoke était alité, entouré de bougies et soigné par des serviteurs. Il avait sombré dans l’inconscience sans que personne ne puisse le ranimer, et respirait si difficilement qu’il semblait impossible qu’il soit encore en vie. Kevin attendit respectueusement sur le seuil quand Mara traversa la chambre doucement éclairée et tomba à genoux sur le coussin placé au chevet de Keyoke.
— Honorable ami, reste avec nous, murmura-t-elle. De l’aide arrivera aujourd’hui à midi. Arakasi a trouvé un prêtre de Hantukama, qui voyage actuellement pour venir en aide aux Acoma.
Keyoke était totalement immobile. Même ses paupières ne cillaient pas, et sa peau restait aussi blanche que de la colle de noix.
Il était indéniablement aux portes de la mort. Kevin avait vu assez de blessures et leurs suites pour le reconnaître. Pris de pitié, il quitta la porte et s’accroupit aux côtés de sa maîtresse. Les mains fermement passées autour de sa taille, il déclara :
— Ma bien-aimée, il ne peut pas t’entendre.
Mara secoua la tête avec obstination, ses cheveux libres emplissant ses narines de son odeur.
— Nos croyances sont différentes. La Roue de la vie possède de nombreuses facettes, d’après ce que disent nos prêtres. Les oreilles charnelles de Keyoke peuvent ne pas entendre, mais son esprit, qui repose dans son wal, ne dort jamais. Son esprit saura que je lui ai parlé et trouvera de la force auprès de Hantukama pour éloigner Turakamu.
— J’espère que ta foi portera ses fruits, murmura Kevin.
En regardant le visage décharné de Keyoke, les mains sur lesquelles les cicatrices de coups d’épée faisaient comme de profondes gravures, il sentit son espoir vaciller. Ses mains se serrèrent autour de sa dame pour la réconforter, partager sa tristesse et une peur qu’il n’avait pas le courage d’affronter. Si jamais je la perdais, pensa-t-il… Il bannit immédiatement cette idée. Il fit ensuite une découverte troublante : si on lui offrait la possibilité de rentrer, libre, dans son monde natal, il pourrait ne pas souhaiter la quitter.
— Vis, Keyoke, dit-il. Nous avons besoin de toi.
Sans savoir si le wal du guerrier l’entendait, le grand Midkemian prononça ces paroles aussi pour lui-même.
Le prêtre guérisseur de Hantukama arriva dans l’heure qui suivait midi, avec un manque de cérémonie si marqué que son arrivée fut une surprise pour tout le monde.
Mara n’avait pas quitté la chambre de Keyoke. C’est ici qu’elle avait répondu aux questions de ses conseillers et congédié les domestiques qui lui proposaient de la nourriture. Quand midi vint, elle se leva et commença à faire les cent pas, les sourcils froncés. De temps en temps, elle lançait un regard soucieux vers la silhouette allongée parmi les coussins, toujours immobile. Kevin, assis tranquillement sur le côté, observait l’agitation de sa dame, mais savait qu’il valait mieux ne pas parler ou lui offrir sa sympathie. Elle semblait plongée dans ses soucis, mais son regard distant l’avertit qu’il en était autrement. Ses pensées étaient très loin de la chambre du blessé ; elle s’était plongée dans un rituel de méditation et de prière qu’elle avait appris au temple de Lashima. Ses déplacements se faisaient selon un certain rythme, avec des mouvements qui ressemblaient à des pas de danse et qui paraissaient avoir un sens. Ce n’était pas une dépense d’énergie gratuite. Elle finit l’un de ces motifs, cligna des yeux comme un rêveur tiré du sommeil, et se retrouva face à une silhouette vêtue d’une robe toute simple, debout devant elle.
Couvert de poussière, mince au point d’en paraître frêle, l’homme portait des robes presque aussi grossières que celles d’un esclave. Ses mains étaient noircies par le soleil, son visage ressemblait à un fruit sec et ridé. Il ne s’inclina pas, mais regarda la dame des Acoma avec des yeux sombres où brûlait une énergie infatigable.
Mara sursauta légèrement. Puis elle fit d’une main un signe sacré.
— Vous servez Hantukama comme guérisseur ?
L’homme s’inclina cette fois, mais pas en direction de la dame.
— Le dieu marche en ma présence. (Son front se creusa.) Je n’ai pas interrompu votre do-chan-lu ? s’enquit-il, en faisant référence à son exercice de méditation en mouvements.
Mara repoussa d’un geste son excuse.
— Je vous souhaite la bienvenue, saint homme, et j’aurais subi l’interruption avec bonheur, si nécessaire.
Sans nervosité apparente, et sans même un regard pour la forme comateuse de Keyoke, elle offrit au petit prêtre des boissons et de la nourriture, s’il en éprouvait le besoin.
Il la regarda, la considéra puis sourit – une expression surprenante qui exprimait une compassion chaleureuse.
— La dame est gracieuse, et je la remercie, mais mes besoins ne sont pas si grands.
— Hantukama vous bénisse, saint homme, répondit Mara. (Son soulagement était clairement audible dans sa voix alors qu’elle désignait le guerrier blessé sur la natte.) Voici un homme en grand besoin de guérison.
Le prêtre hocha une fois la tête, avança et dépassa Mara. L’arrière de son crâne était rasé en un demi-cercle qui commençait juste derrière les oreilles et se terminait sur la nuque, où l’on avait permis aux cheveux de pousser pour former une très longue natte brillante et compliquée.
— J’aurai besoin de bassines, d’eau et d’un brasero, dit-il, sans regarder autour de lui. Mon assistant m’apportera mes herbes.
Mara frappa dans ses mains pour faire venir un domestique, pendant que le prêtre se baissait et, avec une grande économie de mouvements, retirait ses sandales sales. À sa demande, un serviteur lui lava les mains et les pieds, mais il refusa d’utiliser une serviette. Il posa ses doigts humides sur le front de Keyoke et attendit un long moment, sans bouger. Sa respiration se ralentit jusqu’à se calquer sur celle du guerrier blessé. Pendant une longue minute, il ne se passa rien. Puis il fit passer légèrement ses doigts sur les mâchoires et le cou de Keyoke, et continua, par-dessus les couvertures et les bandages qui recouvraient le corps musclé du guerrier. Quand il atteignit son pied, il s’arrêta, en frappa doucement la plante de ses paumes, et prononça un mot qui semblait résonner et lancer des échos.
Il se tourna enfin vers Mara, et maintenant son visage semblait grisâtre, usé et fatigué.
— Le guerrier se trouve aux portes du palais de Turakamu. Il n’y pénètre pas seulement grâce à la grande force de sa volonté, dit-il tristement. Il est presque au-delà de tout rappel. Pourquoi souhaitez-vous qu’il vive ?
Mara marcha à reculons vers le bois rigide de l’encadrement de la porte, et souhaita que les bras de Kevin soient là pour la soutenir. Mais elle avait renvoyé le barbare, de crainte que ses croyances étrangères n’offensent le prêtre sans le vouloir. Elle regarda le petit homme en guenilles, dont les mains portaient de profonds cals et dont les yeux voyaient bien trop de choses. Elle pesa soigneusement sa question, consciente que beaucoup de choses dépendaient de sa réponse. Elle retrouva tous ses souvenirs de Keyoke, depuis la main puissante qui la relevait quand elle était tombée et qu’elle s’était écorché les genoux quand elle était petite fille, jusqu’à l’épée qui n’avait jamais failli dans la défense de son père face à ses ennemis ; elle se rappela combien le nom des Acoma dépendait de l’expérience de Keyoke. Elle avait mille raisons pour souhaiter qu’il vive, trop nombreuses pour les dire en un souffle. Elle considéra l’ancien commandant des armées acoma, pour lui-même, sa loyauté et son honneur, et la brillante inspiration qu’il représentait pour tous les soldats qu’il avait dirigés. Elle ouvrit la bouche pour dire que sa place était à la tête de son armée, mais quelque chose que Kevin lui avait autrefois fait remarquer chassa ces paroles de son esprit. « Votre peuple et le mien ne sont pas si différents que cela dans leur façon d’être ; vous placez juste votre honneur kelewanais au-dessus de la compassion, ce qui est le mauvais ordre pour un Midkemian. »
Influencée par ce concept très nettement étranger, Mara répondit quelque chose de très différent de ce qu’elle avait eu initialement l’intention de dire.
— Nous souhaitons que Keyoke revienne parmi nous parce que nous l’aimons.
L’expression critique du prêtre fondit dans un sourire surpris mais chaleureux.
— Dame, vous avez bien répondu, et sagement. L’amour est le seul guérisseur, et non l’honneur ni le devoir. Pour l’amour seul mon dieu Hantukama répondra à mon appel, et donnera à votre guerrier la force de vivre.
Mara ressentit une immense faiblesse et ses genoux vacillèrent. Dans un sentiment de soulagement qui la submergea, elle entendit le prêtre la prier de quitter la pièce, pour qu’il puisse être seul afin de procéder à ses rituels sacrés.
Seul, sauf pour la présence de son assistant, un jeune garçon au crâne rasé et vêtu d’un pagne ressemblant presque à celui d’un esclave, le prêtre de Hantukama installa son brasero. Pendant qu’il travaillait, il chantonnait une mélodie qui montait et descendait, comme de la poésie, comme de la musique, mais pas tout à fait. Derrière les cloisons fermées, les gardes sentaient leurs cheveux se dresser sur leur nuque et transpiraient, conscients que des pouvoirs qui dépassaient leur compréhension étaient invoqués derrière le mur.
Le prêtre ouvrit une sacoche volumineuse et sortit de petits paquets d’herbes. Ils étaient tous soigneusement bénits et fermés par des fils noués selon un rituel connu uniquement d’une poignée de ses frères qui arpentaient l’empire au service de Hantukama. Chaque petit paquet était accompagné d’un sachet, étiqueté avec des symboles sacrés et scellés avec de la cire odorante. Même l’assistant ne savait pas quels ingrédients composaient les fines poudres qui se trouvaient à l’intérieur. Par respect pour son maître, le garçon n’avait jamais osé le demander.
Le prêtre examinait ses remèdes sacrés, les prenant, les soupesant, sentant au plus profond de lui les vertus qui imprégnaient chacun d’entre eux. Il écarta ceux préparés pour combattre la toux, et d’autres ensorcelés pour encourager des accouchements féconds. Il en plaça d’autres, contre les hémorragies, les infections, la fièvre, et pour une bonne digestion, en une rangée bien ordonnée, sur le côté. À ceux-là, il en ajouta d’autres, pour la réintégration de l’esprit, la restauration de la circulation, la réparation des os brisés et des tendons déchirés. Il réfléchit un moment, toucha la main de Keyoke, et en ajouta un autre, pour la force. Considérant la jambe, il fit claquer sa langue. Il ne pouvait pas restaurer les tissus ôtés. Si la jambe coupée avait été gardée dans de la térébenthine, il aurait pu se débrouiller ; mais peut-être que non, après tout. La blessure au ventre offrait déjà suffisamment de difficultés.
— Vieux guerrier, murmura le prêtre entre deux invocations, espérons que tu éprouves assez d’amour envers toi-même pour métamorphoser la honte de porter une béquille en fierté d’arborer un insigne honorable.
Ses mains ridées disposèrent les remèdes de façon à dessiner des motifs et les bénirent, encore et encore. À un moment, les petits paquets d’herbes entouraient complètement le corps de Keyoke. À un autre, le prêtre les plaça en ligne sur les centres nerveux de son torse et de son ventre. Puis le jeune assistant alluma le brasero, et, un par un, avec les chants de louanges appropriés pour Hantukama, les petits paquets furent enflammés et se consumèrent. Le prêtre ouvrit les sachets de poudres au-dessus de Keyoke, en murmurant des exhortations pour qu’il respire profondément, qu’il inspire la force de la terre et les pouvoirs de régénération du dieu.
Les dernières herbes partirent en fumée, et la chambre fut envahie par l’encens. Le prêtre rassembla son énergie intérieure en un nœud serré et devint le canal pour la gloire de son dieu. Il se pencha sur Keyoke et toucha les mains glacées, immobiles sur la couverture.
— Vieux guerrier, entonna-t-il, au nom de Hantukama, je te demande d’abandonner ton bras d’épée. Tes mains ne sont plus les tiennes mais celles de mon dieu, pour œuvrer pour la paix et l’harmonie. Abandonne la lutte, marche dans l’amour et retrouve ta force dans sa plénitude.
Le prêtre s’arrêta, aussi tranquille qu’un poisson dormant dans les profondeurs d’un bassin chauffé par le soleil de midi.
— Retrouve ta force, murmura-t-il, et sa voix prit un ton cajoleur, comme s’il parlait à un petit enfant.
Enfin, comme à contrecœur, une chaleur commença à se répandre sous ses doigts. La sensation grandit et donna naissance à une douce lumière jaune.
Le prêtre hocha la tête et plaça ses mains sur le visage de Keyoke.
— Vieux guerrier, entonna-t-il, je te demande d’abandonner tes sens, ta vue, ton ouïe, ton goût, ton odorat et ton toucher. Tes sens ne sont plus les tiens mais ceux de mon dieu, pour expérimenter la gloire qu’est la vie. Abandonne la parole, marche dans la joie, et retrouve tes sens aiguisés et dans toute leur vitalité.
La lueur revint plus lentement cette fois. Le prêtre combattit l’épuisement qui lui faisait courber les épaules. Il reprit son œuvre et posa ses mains sèches sur le cœur de Keyoke.
— Vieux guerrier, par la volonté d’Hantukama, je te demande d’abandonner tes désirs. Ton esprit n’est plus le tien mais celui de mon dieu, pour réfléchir à la perfection qu’est la plénitude. Abandonne tes ambitions, vis dans la compassion, et retrouve ton être empli de toute sa force.
Le prêtre attendit, replié sur lui-même, comme une vieille pierre. L’assistant observait la scène, les poings fermés et les yeux écarquillés. Quand la lueur revint, elle scintilla et étincela comme un nouveau feu, et nimba l’homme blessé des pieds à la tête, formant une couverture d’une brillance impénétrable.
Le prêtre retira ses mains, les mettant en forme de coupe comme s’il tenait quelque chose d’extrêmement précieux.
— Keyoke, dit-il doucement.
Le guerrier ouvrit les paupières, se raidit brusquement, et cria quand la lumière aveuglante frappa ses yeux et emplit son esprit d’une crainte respectueuse.
— Keyoke, répéta le prêtre. (Sa voix était fatiguée mais douce.) Ne crains rien. Tu marches dans la chaleur de mon dieu, Hantukama le guérisseur. Ta dame nous a adressé une requête pour que tu retrouves la santé. Si mon dieu t’accorde la vie et la santé, comment la serviras-tu ?
Les yeux de Keyoke regardaient droit devant, dans le réseau éblouissant des sortilèges du guérisseur.
— Je la sers, depuis toujours, comme un père veille sur sa fille, car mon cœur la reconnaît comme l’enfant que je n’ai jamais eue. Je servais Sezu pour l’honneur ; ses enfants, je les ai servis par amour.
La lassitude du prêtre s’évanouit.
— Vis, Keyoke, et guéris par la grâce de mon dieu.
Il ouvrit les mains, et la lumière lança un éclair d’une luminosité insupportable, aveuglante ; puis elle s’évanouit, ne laissant que les braises mourantes du brasero et la fumée légère des herbes brûlées.
Sur la natte, Keyoke était calme, les yeux fermés et les mains aussi immobiles qu’avant. Mais une faible rougeur transparaissait sous sa peau, et sa respiration était longue et profonde, celle d’un homme endormi.
Le prêtre s’assit précautionneusement sur le coussin que Mara avait utilisé plus tôt pour s’agenouiller.
— Va chercher la dame des Acoma, dit-il à son jeune assistant. Dis-lui qu’il survivra.
Le garçon se leva et courut faire ce que son maître lui ordonnait. Quand il revint avec la dame, le prêtre avait rangé son brasero. Les cendres et les charbons avaient mystérieusement disparu, et le petit homme qui avait invoqué le miracle était roulé en boule sur le plancher, en train de dormir.
— La guérison a été difficile, confia le jeune assistant à Mara.
Puis, alors que les domestiques veillaient au confort du prêtre et lui apportaient un plateau de nourriture, Mara alla jusqu’à la couche et regarda tranquillement Keyoke.
— Il dormira probablement pendant plusieurs jours, expliqua le garçon. Mais ses blessures se refermeront lentement. Ne vous attendez pas à ce qu’il soit rapidement sur pied.
Mara eut un sourire forcé. Elle vit les changements qui indiquaient un retour à la vie, et son cœur déborda de gratitude pour le présent du prêtre et de son dieu.
— Nous allons avoir besoin d’un guerrier d’une force extraordinaire et d’un courage sans faille pour expliquer à ce vieux soldat qu’il doit rester au lit. Car, si je connais bien Keyoke, il va se réveiller en réclamant son épée.
Les jours passèrent dans l’agitation et l’activité. Des intendants arrivaient et repartaient avec les instructions de Jican, pour préparer la vente des needra et recevoir les différentes livraisons d’approvisionnements. Les étables qui avaient autrefois abrité les needra reproducteurs étaient maintenant à moitié remplies d’armures et d’épées neuves. Les cordonniers acoma cousaient des tentes pour abriter les troupes dans le désert, et les potiers façonnaient des lampes en argile percées d’ouvertures, pour recevoir les chiffons huilés des torches. Dustari étaient une terre aride, dépourvue d’arbres ; les charpentiers faisaient chauffer leurs fours pour fabriquer du charbon.
L’animation n’était pas confinée aux quartiers des artisans. La cour d’entraînement était continuellement recouverte d’un nuage de poussière quand Lujan faisait manœuvrer ses soldats et de jeunes officiers nouvellement promus. Il organisait des manœuvres dans les champs, les marais et les forêts, et revenait avec quelques soldats triés sur le volet. Ils marchaient pieds nus, leurs sandales de guerre boueuses à la main, pour traverser le manoir jusqu’à la chambre où Keyoke récupérait. Le conseiller pour la guerre revoyait avec eux les exercices, critiquait leurs faiblesses et louait leurs points forts.
Entre-temps, il passait des heures à consulter les cartes du domaine et à préparer des stratégies de défense ; depuis sa natte, il donnait des cours aux jeunes officiers. Car nul ne doutait que Tasaio des Minwanabi avait provoqué la campagne de Dustari dans le seul but de rendre les Acoma vulnérables.
Mara elle-même était partout, supervisant tous les aspects des préparatifs de son armée avant le départ. Un matin, Nacoya réussit enfin à la trouver sans Kevin, ni serviteur ou conseiller à proximité. La dame était assise dans son jardin, près de la fontaine sous le vieil ulo. Elle utilisait souvent cet endroit pour des méditations simples, mais ces derniers temps elle consacrait tout son temps libre à son fils. Nacoya observa furtivement l’attitude tranquille de sa dame et le froncement de sourcils qui marquait légèrement son front ; elle regarda ses mains, immobiles, et jugea que le moment était propice à une discussion.
Nacoya entra dans le jardin et s’inclina devant sa maîtresse.
Mara la pria de se relever et de s’asseoir sur les coussins avec elle. Elle regarda son premier conseiller avec des yeux cernés.
— J’ai écrit hier la lettre à Hokanu.
— Cela est bien, répondit la vieille femme en hochant lentement la tête. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je vous cherchais.
Le froncement de sourcils de Mara s’accentua en entendant le ton de la voix de son conseiller.
— Que se passe-t-il, mère de mon cœur ?
Nacoya laissa échapper un profond soupir, et plongea au cœur du problème.
— Dame, je voudrais vous suggérer de penser à choisir mon successeur. Ne croyez pas que je n’aime pas mon travail, ou que je perçoive l’honneur de mon poste comme une charge. Je sers ma dame avec bonheur. Mais je me fais vieille, et j’ai à cœur de vous signaler que vous n’avez pas de jeune serviteur qui soit formé pour reprendre la charge de conseiller quand je ne serai plus. Jican est d’âge moyen, mais il manque de finesse politique. Keyoke a la sensibilité nécessaire pour devenir premier conseiller, mais lui et moi sommes du même âge, et il n’y aura pas toujours un prêtre de Turakamu pour retarder le paiement au dieu Rouge.
Une brise soupira dans le feuillage de l’ulo, et l’eau tombait en cascade dans la fontaine. Les doigts de Mara s’emmêlaient dans les plis lâches de sa robe et étalaient l’étoffe autour d’elle.
— Je t’entends, petite mère. Tes paroles sont sages, et réfléchies. J’ai pensé au problème de ton remplacement. (Elle marqua une pause et secoua doucement la tête.) Tu sais, Nacoya, qu’un trop grand nombre de nos meilleurs éléments sont morts avec mon père.
Nacoya hocha la tête. Elle fit un geste vers la fontaine.
— La vie se renouvelle continuellement, fille de mon cœur. Tu dois trouver de nouveaux esprits, et les éduquer.
C’était une entreprise risquée, comme elles le savaient toutes deux. Engager de nouveaux serviteurs et les élever à un haut niveau de responsabilités leur faisait courir le risque qu’un ennemi infiltre un nouvel espion. Le réseau d’Arakasi était bon, mais pas infaillible. Mais Mara ne pouvait nier cette nécessité : elle avait besoin de personnes de confiance autour d’elle, sinon elle serait trop encombrée par les décisions quotidiennes pour garder son statut dans le grand jeu.
— Je ferai l’effort de trouver un nouveau cadre de conseillers, quand la campagne de Dustari sera terminée, déclara-t-elle finalement. Si je reviens dans mon foyer, et que le natami se trouve toujours dans le jardin sacré, nous chercherons de nouveaux talents à former. Mais le risque est trop grand pour le prendre avant mon retour. Ayaki ne doit être entouré que par des serviteurs qui sont nés ici, et dont la loyauté est indiscutable.
Nacoya se leva et s’inclina.
— Ai-je la permission de ma dame de me retirer ?
Mara sourit légèrement devant la silhouette voûtée de son conseiller.
— Je te donne ma permission. Va faire une sieste, petite mère. Tu donnes l’impression d’en avoir besoin.
— Je viens juste de me lever ! répondit Nacoya d’un ton sec. Faites donc une sieste vous-même, et sans cet étalon needra de barbare pour changer. Quand il est là, vous ne dormez pas, et vous aurez besoin de poudre de thyza pour dissimuler les rides qui viendront avant même que vous ayez trente ans.
— Le sexe ne donne pas de rides, rétorqua Mara en riant. Ce sont de vieux contes de nourrice. Tu n’as pas de travail ? Les messages de la journée à trier ?
— Il faut en effet que je m’en occupe, concéda Nacoya. Vous recevez de plus en plus de demandes de soupirants.
— Des opportunistes, lança Mara, soudain ennuyée. Ils pensent pouvoir m’épouser comme consort, et hériter si je tombe à Dustari. Ou bien ce sont des agents de Desio, pensant ouvrir mes portes à son armée. Sinon, pourquoi envoyer une demande à une dame dont la maison se trouve en grand péril ?
— Oui, dame, répondit rapidement Nacoya, et la satisfaction était perceptible derrière son ton humble.
Mara était peut-être jeune, et folle dès qu’il s’agissait de la chambre à coucher. Mais en politique, elle avait une excellente compréhension de la situation. Il restait maintenant à voir si elle avait les qualités d’un général. Dustari et les hommes du désert allaient lui offrir une éducation rapide et périlleuse dans ce domaine.