Les trompes retentirent.
Après deux jours passés derrière des portes fermées, avec des soldats acoma campant dans le jardin, la cour et même dans les escaliers et les couloirs, ce bruit fut une diversion bienvenue. Mara reposa le parchemin qu’elle ne parvenait pas à lire. Ses nerfs étaient comme des cordes trop tendues, et réagissaient au plus léger mouvement ou au moindre son. Elle se leva avant même de réfléchir, tandis que les soldats de garde tiraient à demi leurs lames de leurs fourreaux.
Et puis la raison calma l’instinct de défense. Des attaquants n’annonceraient pas leur venue par une fanfare, et n’agiraient pas en pleine journée. Les trompes ne pouvaient que signaler la convocation au Conseil tant retardée, ou une déclaration impériale. Heureuse que l’attente soit enfin terminée, Mara se leva et descendit les escaliers.
Arakasi n’avait envoyé aucun rapport dans l’intervalle. Mara ne connaissait que les on-dit achetés aux vendeurs de rumeurs en leur jetant quelques pièces par-dessus le mur, et les nouvelles qu’elle était parvenue à récolter restaient trop vagues à son goût. Quand Almecho s’était suicidé dans la honte la nuit précédente, la nouvelle avait couru les rues comme le vent. Des rumeurs bizarres avaient aussi circulé sur l’Assemblée, qui aurait proscrit Milamber et l’aurait déchu de son rang. Des sources moins fiables affirmaient que le magicien barbare avait détruit l’Assemblée dans sa totalité. Mara doutait de la véracité de cette version ; quand elle tentait d’imaginer une puissance assez vaste pour soumettre la tempête qui avait détruit l’arène, son esprit reculait devant cette idée.
Sans qu’on le lui demande, Kevin fit ironiquement remarquer qu’il n’aimerait pas être la personne envoyée informer le magicien barbare de son changement de statut.
Mara descendit prudemment le grand escalier qui ressemblait un peu à une armurerie, encombré par les casques et les gantelets des guerriers qui se reposaient. Des épées étaient empilées dans un coin, et la rambarde à volutes de la rampe d’escalier avait été transformée en râtelier à lances. Depuis l’arrivée des renforts, son escorte, de trente guerriers à l’origine, était devenue une garnison de cent hommes, et les officiers s’entassaient dans les chambres d’invités.
La fanfare avait éveillé d’autres soldats, et la patrouille de soixante-quinze hommes était déjà en armure. Prêts à se lancer immédiatement à l’action, les guerriers se mirent en rangs à l’apparition de leur maîtresse et lui dégagèrent un chemin jusqu’à la porte. Mara passa devant eux en se demandant pourquoi Kevin n’était pas avec les joueurs de dés, dans le coin.
La cour extérieure était tout aussi encombrée de guerriers. Ils se placèrent sur trois rangs d’épaisseur dans l’espace réduit, alors qu’elle faisait signe à Lujan d’ouvrir le portail donnant sur la rue.
Quatre gardes blancs impériaux attendaient de l’autre côté, accompagnant un héraut vêtu d’une robe d’un blanc éclatant descendant à mi-cuisse. Les insignes de son rang étincelaient au soleil, tout comme le ruban d’or sur son front et le bâton de sa charge plaqué d’or.
— Dame Mara des Acoma, déclara-t-il.
Mara dépassa Lujan d’un pas et se présenta.
Le héraut lui rendit une révérence superficielle.
— J’apporte les paroles de la Lumière du Ciel. Ichindar, quatre-vingt-onze fois empereur, vous prie de vous retirer dans votre demeure quand vous le désirerez. Allez en paix, car son ombre s’étend sur la terre et ses bras vous encerclent. Ceux qui troubleront votre route seront déclarés ennemis de l’empire. Ainsi en a-t-il décidé.
Plongés dans l’expectative, les guerriers restés derrière Mara gardaient une immobilité parfaite. Mais à la stupéfaction générale, le héraut de l’empereur ne mentionna pas de réunion du Conseil. Sans attendre de réponse et sans prononcer la moindre parole supplémentaire, il reforma son escorte et regagna l’avenue pour rejoindre la maison suivante.
Surprise, Mara resta en plein soleil, les sourcils froncés, pendant que ses officiers fermaient et barraient les portes. Elle avait perdu du poids depuis la fuite de l’arène. Les soucis avaient pâli son teint et marqué de profonds cernes sous ses yeux. Ce dernier développement la dérangeait, et elle était envahie par un mauvais pressentiment qui la glaçait jusqu’à la moelle des os. Si le seigneur de guerre était mort dans la disgrâce et que les seigneurs de l’empire et leurs familles étaient renvoyés chez eux sans que le Conseil soit convoqué, il n’y avait plus le moindre doute que l’empereur venait d’entrer dans le grand jeu.
— Nous avons besoin d’Arakasi, déclara Mara, en reprenant brusquement ses esprits. (Elle leva des yeux hagards vers son commandant.) Si la garde de l’empereur fait régner l’ordre, nous pouvons sûrement envoyer un messager ?
— Belle dame, cela sera fait, répondit Lujan sur un ton badin qu’elle avait presque oublié. Que les rues soient sûres ou non, tous les hommes et serviteurs présents courront pieds nus dans les émeutes si vous le leur demandez.
— Je ne le leur demanderai pas.
Avec un mélange de gravité et d’amusement, Mara baissa le regard vers ses propres pieds, toujours enveloppés dans des linges doux après sa fuite nu-pieds dans les rues.
— J’ai tenté l’expérience. Et Jican a déjà reçu des ordres : mes esclaves recevront tous de nouvelles sandales.
Cela montrait d’une certaine façon l’influence que le Midkemian exerçait sur elle, mais Lujan s’abstint de tout commentaire. Sa maîtresse ne ressemblait à aucun autre souverain, avec ses idées radicales, sa fermeté inébranlable et ses bizarres moments de compassion.
— Si vous pensez que nous avons besoin d’un peu plus de place, proposa-t-il, nous pouvons envoyer la moitié de la garnison s’installer aux bains publics.
Ce fut Mara qui sourit cette fois.
— Ils n’aiment pas qu’on leur marche dessus durant leur sommeil ? Il est vrai que nous souffrons d’une certaine surpopulation, reconnut-elle.
En fait, la maison sentait comme un hôtel crasseux et bon marché.
— Fais comme tu l’entends, mais je veux garder une compagnie supplémentaire en ville, à portée de main.
Alors qu’elle se tournait pour rentrer dans la maison et se préparer à rappeler Arakasi, elle ajouta comme avec une arrière-pensée :
— La dernière chose que feront les Acoma c’est de s’enfuir de chez eux la queue entre les jambes.
Quand Lujan s’inclina, il souriait de toutes ses dents.
Un messager ne fut pas nécessaire. Alors que Mara réfléchissait à la meilleure façon de rédiger une phrase codée pour la faire déposer à l’un des endroits convenus avec Arakasi, le maître espion se présenta de lui-même sous le déguisement d’un marchand de légumes. Le premier indice qu’eut Mara de son retour fut un remue-ménage aux cuisines et un accès de mauvaise humeur inhabituel chez Jican.
— Par les dieux, inutile de le découper avec ce hachoir à viande, lançait gaiement Kevin de sa voix de baryton.
Son rire résonnait dans l’escalier, et Mara se hâta de descendre pour intervenir, consciente que le hadonra courroucé allait riposter en envoyant son amant nettoyer les latrines.
Elle trouva son maître espion perché sur la roue d’une charrette à bras emplie d’une cargaison de légumes avariés qu’une âme économe avait gardés pour nourrir du bétail.
— On ne trouve rien de frais sur le marché, expliquait Arakasi à Jican d’une voix raisonnable.
Comme cela ne réussit pas à apaiser le petit homme dont le visage s’était encore empourpré, il ajouta avec une note d’espoir :
— Dans le quartier pauvre, ces melons se vendraient un bon prix.
Risquant d’être prise d’un fou rire après des jours d’émotions et d’inquiétude, Mara fit connaître sa présence.
— Arakasi, j’ai besoin de toi. Jican, demande à Lujan une escorte de soldats et va chercher une viande comestible à abattre. Si tu n’en trouves pas, ces melons ne sentent pas si mauvais, après tout.
Arakasi descendit de son perchoir, s’inclina et abandonna la charrette à bras et son contenu au hadonra.
— Bonne chasse, murmura-t-il en passant, ce qui lui valut un regard appuyé de Mara.
— Tu sembles de bonne humeur ce matin, commenta-t-elle.
— C’est parce que personne d’autre ne l’est, intervint Kevin. Il le fait par pure perversité.
Le barbare emboîta le pas à sa dame accompagnée du maître espion alors qu’elle revenait sur ses pas et traversait les cuisines. Puis elle s’installa dans le jardin, pour une réunion sur les bancs de pierre placés en demi-cercle.
Mara aimait cet endroit, avec ses arbres en fleur et le trio de fontaines murmurantes. Mais elle était loin d’être alanguie lorsqu’elle ouvrit la conversation.
— Est-il certain qu’Almecho soit mort ?
Arakasi répondit tout en se débarrassant de sa blouse qui sentait fortement les fruits moisis.
— Le seigneur de guerre a accompli le rite d’expiation devant tous ses vassaux et ses amis, en présence de deux Très-Puissants. Son corps repose en grande pompe au palais impérial.
— As-tu entendu que le Conseil n’avait pas été convoqué ? le questionna Mara, et maintenant son inquiétude était visible.
Arakasi reprit immédiatement son sérieux.
— Je l’ai entendu. Certains seigneurs sont déjà en train de protester, et la voix de Desio est la plus forte.
Mara ferma les yeux et respira la douce senteur des fleurs. Déjà… Les événements avançaient bien trop vite. Elle devait agir immédiatement pour le bien de sa maison, mais comment ? Toutes les lois connues avaient été enfreintes.
— Qui va gouverner ?
— L’empereur, répondit Kevin. Tous les regards se tournèrent vers lui.
Mara soupira dans un moment d’impatience.
— Tu ne comprends pas. L’empereur n’est qu’un chef spirituel. Les affaires quotidiennes de Tsuranuanni sont gérées par les fonctionnaires impériaux, mais c’est le Grand Conseil qui gouverne le pays. Toute la politique vient de lui, et le seigneur de guerre est le plus important des souverains de l’empire.
Par-dessus son épaule, Kevin désigna du pouce la direction générale du palais.
— Il me semble me souvenir avoir entendu quelqu’un dire que la Lumière du Ciel ne paraît jamais en public, et pourtant il était bien là, plus grand que nature, aux jeux impériaux. À ce que je vois, cet empereur n’agit déjà plus comme ses ancêtres. Ichindar a peut-être plus l’intention de gouverner que vous ne le supposez.
Arakasi se caressa le menton.
— Si ce n’est pas lui, ce sont peut-être les Très-Puissants qui œuvrent dans cette histoire. Ils étaient en nombre anormalement important l’autre jour.
— Vous ne faites tous les deux que des suppositions, intervint Mara. Mais nous avons besoin de faits. Qui a survécu à la débâcle des jeux ? Y a-t-il eu des accidents suspects dans les heures qui ont suivi ?
— On recense beaucoup plus de blessés que de morts, répondit Arakasi. Je vous rédigerai une liste avant de partir. Si le palais commence à établir des précédents importants, je peux approcher certains de mes agents pour leur poser quelques questions. Pour le moment, je vous conseille la prudence, en dépit de la paix de l’empereur. Un grand nombre de rues sont encore bloquées par les débris. Les prêtres des Vingt Ordres ont ouvert les temples pour offrir un toit aux sans-abri, mais comme le commerce est interrompu sur les quais, la nourriture se fait rare. Des gens affamés et désespérés rôdent en ville, et ils sont tout aussi dangereux que des assassins. Les travaux de réparation ont commencé ce matin le long du fleuve, mais jusqu’à ce que les marchés rouvrent, les rues resteront périlleuses.
Mara désigna ses pieds enveloppés de bandages d’un geste désabusé.
— De toute façon, je ne peux pas sortir tant que mon palanquin n’a pas été remplacé.
Arakasi se leva, s’étira et s’assouplit les mains jusqu’à ce que ses articulations craquent ; Mara le regarda attentivement. L’entaille sur sa joue guérissait bien, mais ses traits lui semblaient plus tirés que dans son souvenir.
— Depuis combien de temps n’as-tu pas dormi ?
— Je n’ai pas dormi du tout, répondit le maître espion. Il y a trop de choses à faire.
Avec une légère expression de dégoût, il ramassa la blouse de marchand.
— Avec votre permission, ma dame, je vais réemprunter cette charrette et accompagner vos gardes et votre hadonra. Les marchés sont peut-être fermés, mais j’ai quelques idées sur des endroits où Jican pourra acheter des légumes.
Sa tête disparut brièvement dans les plis du tissu froissé et sale alors qu’il enfilait le vêtement par-dessus sa livrée. Ébouriffé et le regard torve, il ressemblait parfaitement à un ouvrier agricole quand il en émergea. Il ajouta :
— Les prix seront très élevés.
— Alors, Jican ne te devra aucune faveur. Fais attention à toi, le pria Mara.
Arakasi s’inclina et rejoignit l’arche qui donnait dans la maison, où il s’évanouit presque instantanément dans l’ombre. Sa voix sortit doucement de l’obscurité.
— Vous restez ? (Puis, après la plus brève des pauses.) C’est bien ce que je pensais.
Soudain, il ne fut plus là.
Kevin regardait sa dame dans la lumière verdâtre qui passait à travers les feuillages.
— Vous ne vous laisserez pas persuader de rentrer chez vous, et de rejoindre Ayaki ? demanda-t-il.
Il posait aussi la question un peu pour lui, car il avait besoin de parler à Patrick et de partager avec ses compatriotes la nouvelle qui pesait sur son cœur depuis les jeux : Boric et Brucal avaient été mis en déroute, et le royaume des Isles était ouvert à l’invasion.
Un instant, Mara sembla angoissée.
— Je ne peux pas rentrer chez moi. Pas lorsque tant de changements sont en cours. Je dois rester près du siège du gouvernement, quelles que soient les mains qui s’empareront du pouvoir. Je ne veux pas que la maison Acoma soit détruite par les conséquences des décisions d’autres seigneurs. Si nous sommes en danger, je chérirai mon fils jusqu’à mon dernier souffle, mais j’agirai.
Ses mains nerveuses reposaient sur le banc de pierre. Doucement, Kevin les serra dans ses propres mains chaudes.
— Vous êtes effrayée, remarqua-t-il.
Elle hocha la tête, ce qui pour elle était un aveu immense.
— Je peux agir contre un complot des Minwanabi ou de tout autre seigneur ennemi. Mais il existe deux forces dans l’empire devant lesquelles je dois m’incliner sans poser de question et l’une ou l’autre est en jeu ici.
Kevin n’avait pas besoin qu’elle lui explique qu’elle se référait à l’empereur et aux magiciens. Alors que son regard s’assombrissait et devenait méditatif, le Midkemian comprit qu’elle s’inquiétait aussi pour son fils.
Trois jours passèrent, emplis du bruit des soldats en marche dans les rues, et du grincement des chariots qui emportaient les débris, les gravats et les cadavres. Mara attendait, recevant les rapports d’Arakasi sous les formes les plus étranges, à toute heure du jour ou de la nuit. Kevin fit remarquer de façon laconique que le maître espion avait le chic pour gâcher leurs moments d’amour, mais la vérité était que l’inaction leur laissait beaucoup plus de temps pour s’adonner à leurs plaisirs. La prédiction de Kevin disant que l’empereur voulait gouverner l’empire se révéla partiellement exacte, mais plusieurs intrigues politiques étaient en cours, et Arakasi utilisait toutes ses ressources pour découvrir quelles mains tiraient quelles ficelles.
Alors que le temps passait et que les membres du Conseil s’efforçaient de comprendre la structure du pouvoir qui était en train d’émerger, il devint évident que l’intervention d’Ichindar n’était pas un simple caprice. Il avait soigneusement préparé ses plans et avait placé des hommes prêts à prendre le relais, dans les affaires généralement confiées aux intendants et aux agents des seigneurs du Conseil. Le mystère s’éclaircit un peu quand Arakasi commença à découvrir quelles factions soutenaient Ichindar. Les membres du Parti de la roue bleue, presque tous absents lors des jeux impériaux, étaient au cœur du complot. Même les vieilles familles du Parti impérial, qui pouvaient se réclamer de liens de sang avec l’empereur, étaient étrangères à ce nouvel ordre.
Depuis la proclamation de la paix impériale, la cité avait commencé à panser ses plaies. Les réparations des dégâts provoqués par le magicien barbare débutèrent par le déblaiement laborieux des pierres et des poutres brisées. Pendant des jours, une colonne de fumée s’éleva non loin de l’arène, là où l’on apportait les morts pour qu’ils soient incinérés. L’intervention des gardes blancs impériaux qui pendaient les pillards et ceux qui s’adonnaient au marché noir ou faisaient des stocks mit rapidement fin à de telles pratiques. Des bouées d’amarrage furent installées sur le fleuve, et de petites embarcations permirent de décharger les péniches et de transporter les marchandises à terre pendant que l’on construisait de nouveaux quais sur les anciennes fondations. Les boutiques commencèrent lentement à se réapprovisionner. Des serviteurs portant des palanches ou tirant des charrettes à bras se frayaient un chemin autour des pierres effondrées et le commerce reprit.
Dix jours après le désastre des jeux, Mara reçut des nouvelles de Sulan-Qu. Il y avait eu un petit afflux de réfugiés, et quelques bagarres avaient eu lieu pour s’emparer des objets échoués sur les rives du fleuve, mais les intérêts acoma n’avaient pas souffert. Nacoya racontait que tout était tranquille au domaine acoma, à part les accès de colère d’Ayaki. Le pire problème que le premier conseiller ait eu à gérer avait été Keyoke ; elle avait dû le dissuader d’envoyer la moitié de la garnison à Kentosani pour sauver sa maîtresse du danger. Ils avaient appris qu’elle était saine et sauve, écrivait Nacoya, grâce aux agents d’Arakasi. Mara reposa le parchemin. Des larmes lui brouillèrent la vue alors qu’elle pensait à la dévotion de ceux qui l’aimaient. Son fils lui manquait cruellement, et elle fit le vœu de passer plus de temps avec lui dès qu’elle en aurait l’occasion.
Des pas rapides résonnèrent dans le couloir. Mara entendit ses gardes se mettre au garde-à-vous, puis Arakasi apparut, les yeux cernés et le visage sinistre. Oubliant complètement le protocole, il entra en courant dans les appartements privés de sa dame et se jeta face contre terre sur le tapis, dans une attitude de soumission absolue.
— Maîtresse, je vous supplie de pardonner ma précipitation.
Surprise dans un moment de faiblesse, Mara essuya furtivement ses yeux. Elle savait qu’elle aurait dû être effrayée, mais les événements changeaient si rapidement qu’elle avait l’impression que tout cela arrivait à quelqu’un d’autre.
— Assieds-toi, lui dit Mara. Quelles sont les nouvelles ?
Arakasi se releva, et il fouilla la chambre des yeux, comme s’il cherchait quelqu’un.
— Où est Kevin ? Il doit entendre mon rapport, car vous lui demanderez certainement son opinion.
D’un geste vif de la main, Mara envoya son coursier aux cuisines, où le Midkemian était parti chercher du chocha. Mais l’esclave barbare était déjà dans les escaliers et il entra presque immédiatement.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il alors qu’il posait son plateau chargé d’un pot bouillant et de tasses. Un peu de chocha épicé me semble difficilement pouvoir être la cause de toute cette agitation. J’ai failli être renversé par votre coursier.
Comme il s’était tourné vers Mara pour remplir la première tasse, il n’avait pas remarqué Arakasi qui, comme à son habitude, s’était installé dans l’angle le plus sombre.
— D’abord, les barbares…, commença Arakasi.
Surpris et manquant de lâcher la porcelaine, Kevin se retourna.
— Vous !
Il cacha sa réaction trop vive par un sourire amer.
— Quel est le problème avec les barbares ?
Arakasi s’éclaircit la voix.
— Les étrangers ont lancé une contre-offensive massive, et complètement inattendue. Nos armées sur Midkemia ont été submergées et mises en déroute, jusqu’à la vallée de la faille ! Nous venons de subir la plus grande défaite de la guerre !
Plein de tact pour une fois, Kevin retint un rire de joie. Mais il ne put résister à l’envie d’envoyer un regard de satisfaction à Arakasi tout en tendant à sa dame une tasse de chocha épicé.
— Quoi d’autre ? demanda Mara, certaine qu’autre chose devait motiver l’entrée précipitée de son maître espion.
— Ensuite, reprit Arakasi, l’empereur a accepté de rencontrer le roi des barbares pour entamer des pourparlers de paix !
Mara laissa tomber sa tasse.
— Quoi ?
Son exclamation couvrit le bruit de la porcelaine qui se brisait, et du chocha brûlant inonda le sol.
Kevin était figé. Mara restait sur les dalles trempées, sans se rendre compte que les fines éclaboussures avaient taché le bord de sa robe.
— La paix ?
Arakasi continua, parlant rapidement.
— Mon agent au palais m’a transmis la nouvelle ce matin. Avant la dernière grande offensive du seigneur de guerre, deux agents du Parti de la roue bleue se sont glissés par la faille avec les renforts. Il s’agissait de Kasumi des Shinzawaï et d’un esclave barbare. Ils ont quitté subrepticement le campement et ont apporté des paroles de paix au roi barbare.
— C’est donc la raison pour laquelle votre ami Shinzawaï n’était pas aux jeux, intervint Kevin. Il ne savait pas s’il allait être un héros ou un hors-la-loi.
Mara écarta l’étoffe mouillée de ses genoux, mais n’appela pas de servante pour nettoyer les dégâts.
— Kasumi. C’est le frère d’Hokanu. (Elle plissa les yeux.) Mais le Parti de la roue bleue ne ferait jamais quelque chose d’aussi audacieux sans…
— Sans l’approbation de l’empereur, termina Arakasi. C’est le point essentiel. Ichindar devait vouloir discuter de paix avant même d’envoyer un émissaire.
Mara pâlit alors qu’elle réfléchissait.
— Voilà pourquoi la Lumière du Ciel s’était préparée à intervenir et à gouverner. (Lentement, elle ajouta à l’intention de Kevin.) Ton évaluation de notre empereur était peut-être plus exacte que la nôtre, mon amour. Ichindar s’est mêlé du grand jeu, et personne ne le savait. (Elle secoua la tête, incrédule.) Cela va à l’encontre de toutes les traditions.
Kevin prit une serviette sur le plateau et s’agenouilla pour éponger la flaque de chocha.
— Vous pouvez parler. Je crois me souvenir que vous avez déformé une ou deux traditions au point qu’il est devenu difficile de les reconnaître.
Mara protesta.
— Mais l’empereur…
Sa crainte et son respect montraient clairement qu’elle considérait quasiment la Lumière du Ciel comme un dieu.
— C’est un homme, déclara Kevin, posant la main qui tenait la serviette trempée sur son genou plié. Et il est jeune. Les jeunes hommes font souvent des choses surprenantes et radicales. Mais malgré toute son audace, votre empereur a toujours mené une vie de rêve. Il est sûrement très naïf s’il pense qu’il peut s’immiscer dans le gouvernement et ordonner à vos seigneurs tsurani avides de pouvoir de faire leurs bagages et de rentrer chez eux cultiver des radis.
Arakasi commenta :
— Maîtresse, je ne sais pas ce que sont des « radis », mais j’ai bien peur que Kevin ait raison.
— Il y a une autre main dans tout cela, insista Mara, qui n’était pas convaincue.
Elle regarda fixement sa robe supérieure tâchée, puis la retira d’un geste impatient. L’étoffe précieuse termina d’éponger la flaque de chocha, mais si quelques coussins de soie furent sauvés du désastre, Mara ne le remarqua pas.
— Si le magicien Milamber n’avait pas provoqué la disgrâce d’Almecho, comment les choses se seraient-elles déroulées ?
Si la question restait purement théorique, l’enchaînement des événements n’était pas difficile à imaginer. Même Kevin avait compris que le Parti de la roue bleue aurait alors changé une nouvelle fois de politique et se serait retiré de l’Alliance pour la guerre. Almecho n’aurait plus eu que les Minwanabi pour le soutenir. Comme les Acoma et les Xacatecas étaient occupés à harceler le flanc des Minwanabi, Desio ne pouvait pas se permettre d’augmenter son soutien. Almecho et son parti se seraient retrouvés dans une impasse, après treize années de pouvoir quasi absolu.
Kevin tordit violemment la serviette au-dessus du plateau de chocha et suggéra la seule conclusion possible.
— Alors, votre empereur aurait débarqué au Grand Conseil pour annoncer la proposition de paix, et votre seigneur de guerre n’aurait pas eu assez de soutien pour s’opposer à lui. C’était très habilement manigancé. (Kevin termina avec un sifflement d’admiration.) Votre Ichindar est un garçon très intelligent.
Arakasi semblait être encore en train d’analyser la situation.
— Même si les choses s’étaient passées comme Kevin le suppose, je ne pense pas que notre empereur aurait risqué une confrontation ouverte avec le seigneur de guerre. À moins qu’il ait eu une voie de secours…
Kevin écarquilla les yeux.
— Les magiciens !
Mara hocha la tête.
— Almecho avait bien ses « toutous ». Ichindar aurait eu besoin d’alliés pour les contrer. (Elle ordonna à Arakasi :) Va, et discute avec tes agents. Si tu le peux, découvre quel Très-Puissant s’est probablement impliqué dans cette histoire. Vois si l’un d’entre eux a une relation spéciale avec l’un des membres de la Roue Bleue, surtout avec les Shinzawaï. Ils semblent être au cœur du complot.
Alors que son maître espion s’inclinait et sortait, le regard de Mara s’aiguisa comme si elle contemplait un immense paysage depuis une hauteur étourdissante.
— De grands changements se préparent. Je le sens, comme la brise qui annonce le butana.
Elle faisait référence au vent sec et âpre qui, selon les vieilles légendes, libère les esprits des démons et leur permet de rôder sur la terre. Puis, comme si l’association des créatures maléfiques mythologiques et des luttes actuelles lui donnait des frissons, elle reconnut sa maladresse d’un air désabusé.
— Mais l’on peut difficilement prendre l’initiative en nageant dans des flaques de chocha.
— Cela dépend de quelle sorte d’initiative, riposta Kevin, et il la sauva du désastre en la prenant dans ses bras.
Les bouleversements provoqués par Milamber eurent quelques conséquences heureuses. Alors que les affaires reprenaient et que les pénuries ouvraient des possibilités de commerce, Mara reçut un courrier du seigneur des Keda annonçant qu’il acceptait ses termes pour la rétrocession des entrepôts. La destruction des quais de Kentosani avait fait de l’offre de Mara sa seule option. Car le premier chargement de céréales qui atteindrait le marché pendant la crue réaliserait un immense bénéfice. Le seigneur Andero lui concédait le vote des Keda avec un minimum de garanties ; comme le Grand Conseil n’était pas convoqué, la valeur de sa promesse était discutable.
Mais Mara envoya néanmoins un messager porter la nouvelle de son accord. N’importe quelle promesse avait plus de valeur qu’aucune promesse du tout. Et d’après les informations rapportées par son maître espion, les souverains qui n’étaient pas occupés à exploiter les avantages commerciaux des événements étaient mécontents des machinations de l’empereur. La paix, disaient-ils, était un acte de lâche, et les dieux ne favorisent pas les nations faibles.
Les nouvelles importantes se succédaient rapidement ; Mara passa encore une matinée en réunion avec Arakasi, pendant que Kevin somnolait dans la cour à l’ombre d’un arbre. Il n’entendit que plus tard, lors de l’annonce officielle, que la Lumière du Ciel était partie pour la Cité des plaines, avec l’intention de traverser la faille pour se rendre sur Midkemia et négocier directement la paix avec Lyam, le roi des Isles.
Kevin sursauta et se redressa à la mention du nom midkemian.
— Lyam !
— Le roi Lyam, répéta Mara.
Elle tapota le parchemin qui lui avait été remis dans sa propre demeure par un messager impérial.
— C’est ce qui est écrit ici, par le propre scribe de l’empereur.
— Mais Lyam est le fils du seigneur Borric, se souvint Kevin, une expression de stupéfaction peinte sur le visage. S’il est roi, cela signifie obligatoirement que le roi Rodric, le prince Erland de Krondor et Borric lui-même sont morts.
— Que sais-tu du roi Lyam ? lui demanda Mara, en s’asseyant près de lui.
— Je ne le connais pas bien, admit Kevin. Nous avons joué ensemble une fois quand nous étions enfants. Je me souviens juste de lui comme d’un grand garçon blond qui riait souvent. Je l’ai rencontré une seule fois avec mon seigneur Borric, lors d’une réunion d’état-major.
Il resta silencieux, songeant à son pays, jusqu’à ce que la curiosité le pousse à demander à lire le parchemin. Il semblait que l’empereur de Tsuranuanni ne pouvait pas se déplacer sans se faire accompagner de la moitié des nobles de son empire. Kevin fit la grimace. Par ordre impérial, la garde d’honneur de la Lumière du Ciel était composée des chefs de guerre des cinq grands clans et des fils aînés de la moitié des autres seigneurs de Tsuranuanni.
— Ce sont des otages, déclara tout net le Midkemian. Les seigneurs hésiteront à défier ses édits et ne fomenteront pas de troubles, si leurs héritiers se trouvent dans l’armée de l’empereur.
L’aura de la politique pâlit soudain. Kevin ferma les yeux et tenta de s’imaginer le jeune homme aux cheveux bruns dans son armure dorée, assis à une table face à Lyam, le fils de Borric, tout aussi jeune que lui… Kevin comprit soudain, avec un coup au cœur, qu’il s’était écoulé beaucoup de temps. La guerre avait continué, et des gens étaient morts en son absence. Il ne savait même pas si son père et ses frères aînés étaient encore en vie. Cette pensée le blessa, car pendant des années, il les avait oubliés. Dans ce merveilleux jardin, environné de fleurs exotiques et aux côtés d’une femme dont la culture lui semblait souvent et inexplicablement cruelle, Kevin, troisième fils du baron de Zûn, prit une profonde inspiration et tenta de comprendre ce qu’il était devenu.
— Mais pourquoi Ichindar doit-il se rendre là-bas ? songeait Mara, sans se rendre compte du trouble de Kevin. Notre Lumière du Ciel va courir un tel risque…
Son point de vue parfaitement tsurani choqua Kevin, qui se rebiffa.
— Pensez-vous que notre roi devrait venir ici ? Alors que vos guerriers ont ravagé nos terres pendant neuf années ? « Oubliez que nous avons brûlé vos villages, Votre Majesté. Passez juste ce portail et venez donc dans notre monde ! » Jamais de la vie ! Souvenez-vous, ce roi a commandé une armée pour son père presque depuis le début des hostilités. Il sait à qui il a affaire. La confiance sera une denrée rare au royaume des Isles tant que votre peuple n’aura pas convaincu qu’il la mérite.
La jeune femme concéda à Kevin qu’il avait raison sur tous les points.
— Je devine que, selon ton point de vue, nous ne serions pas dignes de confiance.
La sérénité de Mara toucha profondément Kevin, surtout parce qu’il s’était attendu à une dispute. Il se mit à rire, d’un rire froid et amer.
— Je t’aime comme le souffle de ma vie, Mara des Acoma, mais cela ne concerne que moi. Des milliers de mes compatriotes ne connaissent les Tsurani que sur le champ de bataille. Ils ne voient que des hommes qui ont envahi leur patrie pour une conquête sanglante. La paix ne sera pas facile dans ce contexte.
Encadrée par une treille d’akasi en forme d’arche, Mara fronça les sourcils.
— Cela veut-il dire que l’on demandera à Ichindar de rendre les terres que le seigneur de guerre a conquises ?
Kevin rit à nouveau.
— Vous êtes incorrigibles. Vous croyez que tout le monde pense comme vous. Bien sûr que le roi exigera votre départ. Vous êtes des envahisseurs. Vous venez d’un autre monde. Vous n’appartenez pas au côté midkemian de la faille.
Saisi d’une vague montante d’ironie, Kevin regarda le visage de Mara. Elle semblait tourmentée, voire blessée, mais elle semblait surtout se faire du souci pour lui. Cela lui faisait mal. Elle ne comprenait pas son concept de la cruauté, ne pourrait jamais concevoir à quel point il lui en coûtait de la supplier pour obtenir les concessions qui avaient permis à Patrick et à ses compatriotes de survivre. Déchiré entre son amour improbable et son sens inné de la justice, Kevin se leva précipitamment et sortit.
Le problème, dans la résidence de Kentosani, était qu’il ne pouvait pas se perdre dans les grandes cours. Mara retrouva Kevin en quelques minutes, accroupi sur leur natte de couchage, jetant des petits cailloux dans le bassin à poissons qui séparait la cloison extérieure du mur mitoyen du bâtiment voisin. Elle s’agenouilla et prit sa taille dans ses bras, par-derrière. Posant sa joue contre le dos de Kevin, elle demanda :
— Que vois-tu dans le bassin, mon bien-aimé ?
La réponse de Kevin fut sincère et dure comme le silex.
— Je vois des années de faux-semblants. Je me suis perdu dans ton amour, et je t’en suis reconnaissant, mais en entendant la nouvelle de cette paix prochaine…
— Tu te souviens de la guerre, suggéra-t-elle, espérant qu’il partagerait ses soucis.
Mara sentit l’amertume derrière les légers frissons de rage qui parcouraient son corps.
— Oui. Je m’en souviens. Je me souviens de mes compatriotes, de mes amis, morts pour défendre leur patrie contre des armées dont nous ne savions rien. Contre des guerriers qui nous attaquaient sans aucune raison. Des hommes qui ne cherchaient jamais à parlementer, et qui se contentaient de massacrer nos fermiers, de prendre nos villages et d’occuper nos villes.
» Je me souviens d’avoir combattu les gens de ton peuple, Mara. Je ne les considérais pas comme des adversaires honorables. Je pensais à eux comme à des ordures, des meurtriers. Je les ai haïs de toutes les fibres de mon âme.
Elle le sentait transpirer en retrouvant ses souvenirs, mais comme elle ne partait pas, il fit un effort pour se calmer.
— Puis j’ai appris à te connaître, ainsi que ton peuple. Je… Je ne peux pas dire que je trouve certaines de vos coutumes plaisantes. Mais au moins, je comprends quelques petites choses sur les Tsurani. Vous avez de l’honneur, bien qu’il diffère de notre propre sens de la justice. Nous avons notre honneur, aussi, mais je ne pense pas que vous le comprendriez vraiment. Et nous avons des choses en commun, comme tous les peuples. J’aime Ayaki comme s’il était mon propre fils.
» Mais nous avons tous deux beaucoup souffert, toi des mains de mes compatriotes, et moi des mains des tiens.
Mara l’apaisa d’une caresse.
— Mais je ne voudrais rien changer.
Kevin se retourna dans le cercle de ses bras et contempla son visage brillant de larmes, qui étaient considérées comme une immense faiblesse dans sa culture. Il se sentit immédiatement honteux.
— Tu ne sauverais pas ton frère et ton père si tu le pouvais ?
Mara secoua la tête.
— Plus maintenant. Le plus amer est de le savoir, mon bien-aimé. Car si je changeais le passé pour effacer mes peines, Ayaki ne serait jamais né, ni l’amour que nous partageons.
Dans son regard, Kevin lut une prise de conscience plus sombre : elle n’aurait jamais gouverné, et n’aurait jamais connu la fascination grisante qu’exerçait sur elle le grand jeu.
Stupéfait par sa sincérité où elle mettait son âme à nu, Kevin sentit sa gorge se serrer. Il tint Mara contre lui, laissant ses larmes mouiller son épaule à travers sa chemise. À demi étranglé par l’émotion, il murmura :
— Mais même si je t’aime de toutes mes forces, Mara des Acoma…
Elle le laissa s’écarter d’elle. Il ne détourna pas le regard tandis qu’elle observait son visage et découvrait l’âpre vérité à laquelle il ne pouvait plus échapper. La peur l’étreignait et elle éprouvait une douleur qu’elle n’avait pas ressentie depuis le jour où le destin l’avait forcée à prendre le sceptre des Acoma.
— Dis-moi, dit-elle d’une voix brisée. Dis-moi tout, maintenant.
Kevin semblait torturé.
— Ah, dame, je t’aime sans le moindre doute… Je t’aimerai jusqu’à la mort. Mais je n’accepterai jamais cet esclavage. Pas même pour toi.
Mara ne supporta plus son regard. En cet instant et pour la première fois, elle comprit enfin l’étendue de sa souffrance. S’agrippant désespérément à lui, elle demanda :
— Si les dieux l’exigeaient… Est-ce que tu me quitterais ?
Kevin passa ses bras autour des épaules de Mara. Il la serra comme si elle était son seul remède contre la douleur ; mais il lui révéla ce qu’il ne pouvait plus cacher désormais.
— Si je pouvais être libre, alors, je resterais avec toi pour toujours. Mais comme esclave, je saisirai n’importe quelle occasion pour rentrer chez moi.
Mara n’eut plus la force de retenir ses sanglots.
— Mais tu ne pourras jamais être libre… ici.
— Je sais, je sais…
D’un geste emprunt de douceur, il écarta les cheveux humides de la joue de sa dame et perdit tout sang-froid en la touchant. Ses larmes coulèrent aussi librement que celles de Mara. Ils avaient enfin partagé ce qui se dissimulait dans les profondeurs de leurs âmes : ils s’aimaient désespérément, mais il y aurait toujours cette blessure béante, aussi vaste qu’un océan et aussi profonde qu’un gouffre, aussi large qu’une faille entre deux mondes.
Tous les événements de la Cité sainte se concentraient autour de la prochaine conférence de paix. Il ne restait plus que quelques jours avant le départ de l’empereur, et les souverains de l’empire échangeaient des hypothèses passionnées sur les termes qui avaient été acceptés à l’avance. Mais même le réseau d’Arakasi ne put récolter que de maigres informations à ce sujet. Mara passait de longues heures enfermée avec ses scribes, envoyant des messages à ses alliés et confirmant avec hésitation quelques alliances. De temps en temps, elle recevait d’autres seigneurs dont les demeures étaient situées plus près de la cité intérieure et dont les maisons avaient été fortement endommagées.
De petites frustrations et concessions en contrebalançaient de plus grandes. Les artisans mettaient beaucoup de temps à remplacer son palanquin perdu ; tous les charpentiers des Kentosani étaient occupés à réparer les toits, les linteaux et les encadrements de porte endommagés. Pas même un apprenti ne pouvait être détourné de ce travail. Jican marchanda sans obtenir le moindre résultat. Un décret impérial avait gelé tous les contrats privés jusqu’à ce que les entrepôts des quais soient reconstruits. Mara s’était résignée à recevoir chez elle les personnes qu’elle souhaitait rencontrer, jusqu’à ce que le seigneur Chipino des Xacatecas apprenne ses difficultés et lui envoie en cadeau un palanquin de remplacement.
Il était peint aux couleurs violet et jaune de sa famille, et assez écaillé, car les nombreuses filles d’Isashani l’avaient utilisé pour faire leurs courses. Jican régla le problème en trouvant de la peinture verte au fond d’une cave, mais il ne pouvait toujours pas engager un artisan. La tâche incomba finalement à Tamu, un coursier qui avait trop grandi pour son poste et qui avait été promu officiellement au rang d’émissaire. Trois jours plus tard, le jeune esclave ne pouvait plus rien faire, car ses mains et ses bras étaient teints en vert jusqu’aux coudes.
Mais au moins le palanquin avait un aspect passable. Mara put effectuer quelques visites de courtoisie et comparer ses découvertes à celles d’Arakasi.
Ouvertement, les souverains de Tsuranuanni soutenaient l’intervention de l’empereur ; ils avaient envoyé leurs fils aînés dans la délégation impériale et respectaient la paix. Mais derrière ces manières accommodantes, chaque seigneur s’efforçait de gagner une meilleure position, comptait ses ennemis et passait des alliances. Frustrés dans leur désir de tenir un conseil, les seigneurs de toutes les grandes maisons préparaient clandestinement de nouveaux plans.
Mara prêtait une attention toute particulière aux manœuvres des Minwanabi. Tasaio restait exilé dans les lointaines îles occidentales. Mais Desio avait infiltré un autre de ses cousins, Jeshurado, au poste de commandant en second de l’ancienne armée du seigneur de guerre. Cela donnait aux Minwanabi un allié dans le camp de l’empereur. Desio était l’un des cinq chefs de clan qui devaient assister à la conférence sur Midkemia, comme Andero des Keda, le seigneur des Xacatecas et le seigneur des Tonmargu.
Mais le clan Oaxatucan ne nomma aucun chef de guerre pour les Omechan, en raison d’une lutte interne implacable pour la succession d’Almecho. Son neveu le plus âgé, Decanto, était le choix évident, mais un autre neveu, Axantucar, avait reçu de façon inattendue un fort soutien d’autres membres du clan. Comme les factions les plus puissantes se trouvaient dans une impasse, et qu’un grand nombre de familles évitaient de soutenir l’un ou l’autre des neveux, Decanto et Axantucar furent forcés de céder le privilège à un troisième cousin, Pimaca. Celui-ci accepta de tenir le rôle de chef de guerre du clan Omechan dans la garde d’honneur impériale.
Les recherches de Mara sur le rôle joué par les Très-Puissants n’obtinrent aucune réponse claire. Mais Arakasi trouva un lien entre l’Assemblée des magiciens et le Parti de la roue bleue. Alors que Mara regardait ruisseler les jets d’eau argentée des fontaines de son jardin intérieur, le maître espion expliqua sa découverte.
— Il s’avère que le Très-Puissant Fumita était autrefois le jeune frère du seigneur Kamatsu des Shinzawaï, et qu’il est le véritable père d’Hokanu.
Mara ne cacha pas son étonnement. En effet, quand on découvrait chez un homme un talent pour les arcanes, l’Assemblée l’emmenait pour l’éduquer et coupait tous ses liens familiaux. Ses enfants étaient élevés par d’autres membres de sa famille, et les liens avec leur père naturel étaient « oubliés ».
— Ainsi Hokanu est le fils adoptif de Kamatsu, et en réalité son neveu par le sang.
Depuis que sa mère était entrée au service du temple d’Indiri après le départ de son époux, Kamatsu et Kasumi étaient la seule famille qu’Hokanu connaissait depuis l’âge de dix ans.
— Sais-tu si Fumita rend de temps en temps visite à son fils ? demanda Mara à son maître espion.
Arakasi haussa les épaules.
— La maison de Kamatsu est bien gardée. Qui peut savoir ?
Mara savait qu’elle assurerait mieux la survie de sa maison en cultivant l’intérêt d’Hokanu. Mais elle était également curieuse de lui soutirer quelques informations pour savoir si l’engagement de Fumita envers l’Assemblée avait un point faible. Il n’avait peut-être pas complètement oublié sa famille, et avait pu exercer son influence pour apporter l’aide des magiciens aux Shinzawaï et au clan Kanazawaï.
Mais penser à Hokanu la ramenait continuellement au buisson épineux et douloureux de Kevin. Mara soupira. S’autorisant un rare moment de méditation, elle regarda les gouttelettes d’eau tomber encore et encore… Puis elle se força à se concentrer sur des problèmes plus immédiats. Si elle se laissait aller et ne se préoccupait que de ses problèmes personnels, les Acoma seraient anéantis lors de la prochaine manœuvre du jeu du Conseil.
La Lumière du Ciel descendrait le fleuve dans quatre jours. S’il réussissait à conclure la paix avec le royaume des Isles, toutes les maisons seraient désavantagées de la même manière. Mais si l’empereur échouait, il y aurait une convocation du Grand Conseil pour désigner un nouveau seigneur de guerre. Sinon Ichindar, quatre-vingt-onze fois empereur de Tsuranuanni, devrait affronter une révolte ouverte du Conseil. Le régicide était déjà survenu dans l’empire, même si cela ne s’était plus produit depuis des siècles.
Un peu plus tard, Mara frappa dans ses mains pour faire venir son coursier.
— Dis à Jican que nous allons nous installer dans notre appartement du palais impérial dès cet après-midi.
— À vos ordres, dame.
Le jeune esclave s’inclina et partit au petit trot porter son message, comme s’il était heureux d’avoir l’occasion de courir.
Jican reçut l’ordre comme un remède à la frustration de jours passés à recenser des dégâts. Kevin fut mis au travail et porta des coffres dans des chariots tirés par des needra. Sur les escaliers et le palier, des caisses de jiga s’entassaient à côté de sacs de parchemins, et du coffret de la dame contenant des cintis de coquillages, et des centins. Au moins le nombre de guerriers avait diminué. La moitié de la compagnie s’était installée dans les garnisons publiques de la ville. Cinquante soldats serviraient d’escorte à leur maîtresse pour traverser la ville, et vingt retourneraient garder la résidence.
Loin du tohu-bohu, Mara s’assit dans le jardin, une plume à la main, griffonnant des notes pour Keyoke et Nacoya. Pour s’assurer que d’autres maisons ne mettraient pas le nez dans ses affaires, la dame confia à Lujan la mission de faire porter sa lettre par le plus rapide des messagers de guilde assermentés.
— Ajoute ce message verbal à mon courrier, lui indiqua-t-elle. Je veux que le gros de notre armée soit prêt à prendre la route sur l’instant. Les compagnies doivent se trouver le plus près possible de Kentosani, à la distance que Keyoke jugera la plus prudente. Nous devons nous préparer à toutes les éventualités.
Vêtu de l’armure simple qu’il préférait en campagne, Lujan prit les parchemins scellés.
— Nous nous préparons pour la guerre, ma dame ?
— Toujours, répondit Mara.
Lujan s’inclina et sortit sans plaisanter. Mara reposa sa plume et frotta ses doigts endoloris. Elle prit une profonde inspiration, la retint un moment, puis expira lentement, comme on le lui avait enseigné au temple. Kevin l’avait forcée à considérer les coutumes de son peuple sous un nouvel angle ; elle comprenait que l’avarice et l’ambition étaient masquées par la tradition, et que l’honneur était devenu la justification stérile de haines et d’effusions de sang continuelles. Le jeune empereur voulait peut-être changer son peuple, mais le grand jeu ne serait pas aboli à coups de décrets impériaux. Quels que soient ses sentiments, quel que soit son épuisement, quels que soient les regrets qu’elle pouvait éprouver, Mara savait que la lutte ne cesserait jamais. Être Tsurani c’est lutter.
Kevin avait été très impressionné par la grande salle du Conseil, mais le palais impérial, situé derrière le bâtiment où le Grand Conseil se réunissait, était encore plus grandiose. La suite de Mara entra par des portes assez larges pour laisser passer trois chariots de front. Il fallait au moins douze esclaves pour manœuvrer les immenses vantaux qui se refermèrent derrière eux avec un bruit sourd. La lumière du soleil disparut, remplacée par une pénombre sèche, sentant la cire, et faiblement trouée par des globes cho-ja bleu-violet suspendus par des cordes à un plafond situé à une hauteur correspondant à deux étages. Le corridor était immense ; ses dalles étaient usées, et deux niveaux de galeries s’élevaient de chaque côté. Des portes peintes de couleurs vives donnaient sur ces galeries ; chacune menait à un appartement attribué à la famille d’un membre du Conseil. Plus l’appartement était proche des murs extérieurs, moins le rang du seigneur qui l’habitait était élevé.
— En avant, commanda le chef de troupe Kenji à la garde d’honneur.
Sa voix lança des échos sur le plafond assombri par des couches de vernis et de poussière.
Kevin marchait au milieu de la colonne, à côté du palanquin de sa dame. À l’exception de la suite acoma, le grand hall était pratiquement vide. Des domestiques en livrée impériale vaquaient à leurs tâches, mais l’immense édifice semblait désert.
— Où est l’appartement des Acoma ? demanda Kevin au porteur le plus proche.
Le Tsurani lança un regard dégoûté au Midkemian pour son incorrigible bavardage, mais par fierté pour sa maison, il ne put résister et lui donna la réponse.
— Nous ne sommes pas dans le premier hall, mais dans le septième.
Kevin ne comprit que plus tard cette étrange réponse, quand la garde d’honneur tourna un angle et qu’il vit une intersection où d’autres corridors se rejoignaient pour former une grande place.
— Par les dieux, mais cet endroit est immense !
Puis il leva les yeux et vit que cette section comprenait quatre étages de galeries, auxquelles on avait accès par de grands escaliers de pierre qui zigzaguaient entre les paliers. Malgré sa grandeur, le bâtiment semblait vide.
Puis il comprit que, à la différence du bâtiment qui abritait la salle du Conseil, ces passages n’étaient pas gardés par des compagnies mixtes de soldats.
— Cet endroit est si silencieux.
Mara jeta un coup d’œil entre les rideaux de son palanquin.
— Tout le monde s’est rendu sur les quais, pour dire adieu à l’empereur et à sa garde d’honneur. C’est pourquoi nous sommes venus en hâte ici – c’était notre meilleure chance d’entrer sans être observés. Je ne veux pas risquer de rencontrer des gardes impériaux en ce moment.
Ils ne montèrent aucun escalier. L’appartement des Acoma était situé au rez-de-chaussée près d’une légère courbe. Kevin l’identifia grâce à sa porte laquée de vert portant l’emblème du shatra. Depuis le tournant, le hall s’étendait sur une centaine de mètres dans chaque direction. Il était fermé à chaque extrémité par des portes gigantesques ouvrant vers d’autres intersections et d’autres halls. Kevin avait maintenant deviné que les appartements étaient disposés en demi-cercle autour du dôme central abritant la salle du Grand Conseil. Regroupés en quartiers, environ trois cents petits appartements transformaient cette partie du palais en un dédale de couloirs et de passages.
Deux appartements assez grands avoisinaient celui de Mara, et la demeure de la maison Washota se trouvait juste en face, sa porte bleu et vert soigneusement fermée. Après le virage, les décorations des portes étaient encore plus majestueuses, avec des arches drapées de tentures de soie de vingt mètres de haut, et des escaliers recouverts de tapis et ornés d’urnes débordant de fleurs. C’étaient les appartements des Cinq Grandes Familles ; les petites galeries supérieures étaient réservées à leurs invités et à leurs vassaux. L’allocation de l’espace se faisait selon le rang, mais la taille de la salle de garde ne changeait jamais. Tous les seigneurs de l’empire pouvaient vivre dans le palais impérial avec une suite de douze soldats au maximum.
Mais Mara avait amené trente guerriers acoma dans l’enceinte du palais. Elle enfreignait les règles, et profitait de l’absence de patrouilles dans les corridors. Dans cette période troublée, elle savait parfaitement que les autres seigneurs l’imiteraient, et feraient venir encore plus de guerriers s’ils le pouvaient.
Kenji frappa discrètement à la porte verte, qui s’ouvrit. À l’intérieur, deux gardes s’inclinèrent devant leur maîtresse et s’écartèrent pour laisser entrer sa suite.
Jican s’inclina aussi quand le palanquin fut déposé dans la petite antichambre.
— La zone est sûre, dame, déclara le hadonra.
Derrière son épaule, Lujan inclina légèrement la tête vers Mara.
Puis le reste des guerriers franchit la porte extérieure et s’entassa dans l’appartement, laissant à peine assez d’espace à Kevin pour aider sa dame à sortir du palanquin. Après le luxe de la résidence, l’appartement semblait spartiate. Les planchers n’étaient recouverts que de quelques vieux tapis et coussins, et de temps en temps une lampe à huile en céramique était posée à même le sol. Puis Kevin comprit que les meubles avaient été déplacés pour bloquer toutes les fenêtres et les portes. L’appartement avait trois pièces de profondeur, et les pièces intérieures s’ouvraient sur une petite cour en terrasse. Mais aujourd’hui, la passion tsurani pour les brises et les portes ouvertes avait été sacrifiée sur l’autel de la sécurité. Plusieurs cloisons mobiles avaient été clouées et renforcées par de lourdes planches de bois.
— On s’attend à une attaque ? demanda Kevin à la cantonade.
— Toujours, répondit Mara.
Elle semblait triste en regardant les mesures de sécurité que les guerriers avaient prises pour protéger l’appartement de sa famille.
— Nous ne sommes peut-être pas la seule famille à avoir compris que c’était le moment idéal pour entrer sans attirer l’attention. Les gardes blancs impériaux sont toujours de service dans le quartier de la famille impériale, mais sans les gardes du Conseil, cette zone est un véritable no man’s land. Nous voyagerons dans ces couloirs et ces halls à nos risques et périls.
Alors que les porteurs commençaient à empiler les coffres de Mara contre une cloison extérieure, Arakasi arriva, le visage trempé de sueur. Il portait le pagne et les sandales d’un messager, et ses cheveux étaient retenus en arrière par un bandeau trop sale pour que quiconque puisse raisonnablement deviner sa couleur.
Mara ôta sa robe de voyage, et lui lança un regard interrogateur.
— Tu ressembles au messager d’un marchand.
Une étincelle d’humour narquois brilla dans les yeux d’Arakasi.
— Les messagers qui portent les couleurs d’une maison sont arrêtés par tout le monde.
Mara rit de bon cœur, et expliqua le paradoxe à Kevin en voyant son air d’incompréhension totale.
— Les messagers des marchands arborent souvent les couleurs d’une maison, parce que cela empêche les gamins des rues de leur lancer des pierres. Mais maintenant, la mode est de capturer les messagers portant les couleurs d’une maison pour leur arracher des renseignements. Comme les bleus provoqués par les pierres sont moins à craindre que la torture, les rôles sont inversés… (Elle demanda à Arakasi :) Quelles sont les nouvelles ?
— Des bandes d’hommes étranges se déplacent dans l’ombre. Ils cachent leurs armures sous des capes et ne portent pas l’emblème d’une maison. Les domestiques impériaux évitent de se trouver sur leur chemin.
— Des assassins ? demanda Mara, sans quitter son maître espion du regard alors qu’une servante prenait la robe qu’elle tenait du bout des doigts.
Arakasi haussa les épaules.
— Peut-être, ou c’est l’armée d’un seigneur qui entre en secret dans la ville. Ce peut être aussi des agents de l’empereur envoyés discrètement pour voir qui cherche à briser la paix. Quelqu’un de haut placé a laissé échapper une information qui a lancé beaucoup de rumeurs.
Mara s’assit lourdement sur un coussin et donna d’un geste la permission aux autres de se retirer.
Mais Arakasi déclina son invitation.
— Je ne vais pas rester, sauf pour ajouter qu’il semblerait que certaines demandes faites par le roi des Isles à l’empereur soient… très bizarres.
Cela piqua l’intérêt de Kevin.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Des réparations. (En quelques mots, le maître espion expliqua le concept.) Lyam demande une centaine de millions de cintis pour compenser les dommages infligés à son pays.
Mara se redressa brusquement sur ses coussins.
— Impossible !
Kevin fit un rapide calcul et comprit que le souverain midkemian se montrait très généreux. En monnaie du royaume, Lyam demandait environ trois cent mille souverains d’or, ce qui compensait à peine le coût d’une campagne de neuf ans pour les armées de l’Ouest.
— C’est la moitié de ce qu’il devrait exiger.
— La somme n’est pas un problème. C’est l’idée même de rembourser des dommages qui est inconcevable, répondit Mara, en proie à une frustration intense. Ichindar ne peut pas faire cela et conserver son honneur. Cela humilierait Tsuranuanni devant les dieux !
— C’est pourquoi la Lumière du Ciel a refusé, intervint Arakasi. Mais il emporte des pierres précieuses pour faire un « cadeau » au jeune roi, pour une valeur d’approximativement une centaine de millions de cintis.
Appréciant l’ingéniosité de l’empereur, Mara sourit.
— Même le Grand Conseil ne peut pas lui denier le droit de faire un cadeau à un autre monarque.
— Il y a aussi autre chose. (Les yeux sombres d’Arakasi glissèrent vers Kevin.) Lyam souhaite un échange de prisonniers.
L’esclave barbare et sa maîtresse échangèrent alors un regard étrange et lourd de signification. Avec une étrange note de répugnance dans la voix, Mara se retourna vers Arakasi.
— Je comprends ce qu’il demande, mais Ichindar le comprendra-t-il ?
Arakasi lui répondit avec un haussement d’épaules tsurani, en tenant ses mains ouvertes.
— Qui peut le dire ? Donner des esclaves au roi des Isles n’est pas un problème. Lyam pourra faire d’eux ce qu’il veut. Le plus important est ce que l’empereur fera de nos prisonniers de guerre s’ils reviennent ?
Un lourd silence s’installa, car dans Tsuranuanni l’honneur et la liberté de ces hommes ne pourraient jamais être restaurés.
Soudain fatiguée, Mara regarda ses pieds. Les marques laissées par sa fuite de l’arène avaient presque disparu, mais les blessures émotionnelles entre Kevin et elle sur le problème de l’esclavage et de la liberté la faisaient toujours souffrir.
— Tu as des nouvelles des Minwanabi ?
Comme s’il avait lui-même changé de sujet, Arakasi pinça ses lèvres.
— Ils ont armé plus de trois mille soldats pour la guerre.
Alarmée, Mara releva les yeux.
— Ils viennent à la Cité sainte ?
— Non.
Mais la réponse du maître espion n’était pas vraiment réconfortante.
— Ils se contentent de se préparer sur les différents domaines des Minwanabi, précisa-t-il.
Mara plissa les yeux.
— Pourquoi ?
Ce fut Lujan qui répondit d’une voix amère, depuis le pas de la porte. Il venait d’indiquer leur poste à tous les guerriers qui gardaient les portes et les fenêtres.
— Desio craint la paix impériale, ma dame, avec raison. Si vous abandonnez le conflit contre les Minwanabi, vous renoncez seulement à une guerre de sang. Certains jugeront que l’honneur des Acoma sera compromis, mais qui pourrait vous tenir rigueur d’obéir à la Lumière du Ciel ? Mais si l’empereur impose la paix entre des maisons en guerre, Desio rompt son serment de sang à Turakamu. Il doit nous détruire avant que l’empereur soit trop puissant pour être défié, ou offenser le dieu de la Mort.
Kevin prit la liberté de demander à un domestique d’apporter à sa dame une boisson fraîche. Il sentit les efforts qu’elle déployait pour garder son sang-froid alors qu’elle demandait :
— Est-ce que Desio oserait attaquer l’empereur ?
Arakasi secoua la tête.
— Pas ouvertement. Mais si le Grand Conseil trouvait une raison de s’unir contre la volonté d’Ichindar, Desio aurait la plus grande armée à portée de la Cité sainte. C’est une situation dangereuse.
Mara se mordit les lèvres. Avec le clan Omechan divisé entre Decanto et Axantucar, le risque était réel : Desio pouvait devenir le nouveau seigneur de guerre si une faction assez importante du Grand Conseil décidait d’avoir recours à la force pour défier le décret impérial.
Kevin ajouta à ces réflexions une observation désagréable.
— Trois mille épées minwanabi aux portes de la salle du Conseil risquent de devenir un argument persuasif, même si Desio n’a pas une majorité nette.
Encore plus épuisée par cette discussion que par la fatigue, Mara regarda la boisson apportée par le domestique comme si elle contenait un poison mortel. Puis elle chassa ses sombres pensées.
— La rencontre de l’autre côté de la faille pour la conclusion de la trêve n’aura pas lieu avant trois jours. Jusqu’à ce qu’Ichindar et Lyam échouent dans leurs négociations, tout n’est que pure spéculation. Maintenant que nous sommes installés dans le palais, apprécions ce moment de tranquillité.
Arakasi s’inclina plus profondément que d’habitude et sortit, comme un fantôme. Mara continua à regarder la porte pendant de longues minutes après son départ, et ne revint à la réalité que lorsque Kevin s’installa à côté d’elle et la prit dans ses bras. Tremblante, effrayée d’exprimer à voix haute le malaise qu’elle ressentait, Mara murmura :
— Je crains que beaucoup trop de choses ne reposent sur les épaules d’un très jeune homme. Et bien que les dieux puissent favoriser notre Lumière du Ciel, ils peuvent aussi se détourner de lui.
Kevin déposa un baiser sur ses cheveux. Il ne nourrissait aucune illusion. Comme Mara, il comprenait qu’Arakasi pourrait au mieux les avertir d’une attaque ennemie dans l’heure qui la précéderait.
Pendant trois jours, l’empire sembla retenir son souffle. À l’extérieur du palais, la Cité sainte tentait de retrouver une vie normale, tandis que les ouvriers terminaient les réparations du quai le moins endommagé et que des maçons réutilisaient les pierres de l’arène pour remettre en état les portes du palais impérial. Les pêcheurs partaient avant l’aube pour lancer leurs filets dans les remous du Gagajin, tandis que les fermiers conduisaient les récoltes de l’arrière-saison dans des chariots lourdement chargés, ou sur des péniches. L’odeur de l’encens et des fleurs des temples prenait le pas sur la puanteur des bûchers, et les marchands installaient leurs étals en plein air, entre les murs sans toit de leurs échoppes. On entendit à nouveau leurs voix chantantes signaler leurs marchandises à l’attention des passants.
Et cependant, tous ces bruits et cette activité débordante avaient une note transitoire et irréelle, même pour les pauvres et les mendiants les plus éloignés des sphères du pouvoir. Les rumeurs ne respectaient pas les frontières sociales. Et tout comme les poutres brisées s’empilaient comme des ossements entre les toiles des murs de fortune, un sentiment d’inquiétude subtil imprégnait l’atmosphère de la ville. L’empereur de Tsuranuanni se trouvait sur un autre monde, et Iskisu, le dieu de la Tromperie et du Hasard, pouvait faire pencher la balance – non seulement pour la paix entre deux peuples, mais aussi pour la stabilité d’une nation très ancienne. Tout reposait sur la communion de pensée entre deux jeunes souverains appartenant à des cultures totalement différentes.
Privée du réconfort de son jardin et de ses fontaines, Mara passait des heures dans la petite pièce centrale de l’appartement. Pendant que ses soldats montaient la garde dans les pièces alentour, et auprès des portes et des fenêtres, elle étudiait ses notes et ses courriers et maintenait des contacts prudents avec les autres seigneurs. Arakasi revenait à peu près toutes les heures, sous le déguisement d’un vendeur d’oiseaux, d’un coursier et même d’un prêtre mendiant. Il n’avait pas vraiment dormi, et il travaillait inlassablement entre de très courts sommes, employant toutes ses ressources pour découvrir la moindre parcelle d’information utile.
Dans une pièce adjacente, Lujan entraînait ses hommes à l’escrime, les uns après les autres. L’attente usait les nerfs de tout le monde, et surtout ceux des soldats, car ils ne pouvaient rien faire d’autre que rester de garde durant des heures interminables. Plusieurs autres compagnies acoma s’étaient glissées en ville, et par un stratagème astucieux et grâce à un chariot de vendeur de tapis, d’autres guerriers avaient été introduits secrètement dans l’enceinte impériale. La garnison de l’appartement de Mara comptait maintenant cinquante-deux hommes. Jican n’en pouvait plus. Ses marmitons ne pouvaient pas nettoyer les pots sans se cogner dans les fourreaux, et Lujan devrait bientôt faire dormir ses guerriers entassés par quatre sur les nattes s’il continuait à faire entrer de nouvelles troupes. Mais il était peu probable que le nombre de guerriers augmente, pour les Acoma comme pour les autres maisons. Les gardes impériaux avaient remarqué l’afflux de soldats au palais et commençaient maintenant à inspecter tous les chariots qui entraient, et à contrôler l’identité des serviteurs pour limiter le nombre de combattants potentiels.
Des bruits de course retentirent dans le couloir extérieur. Le bruit du claquement des sandales d’un messager traversa les murs, un contrepoint fantomatique au cliquetis des armes des guerriers de Lujan qui s’entraînaient. Mara écouta depuis son bureau dans la pièce centrale. Elle se raidit et regarda Kevin l’air perdu.
— Il s’est passé quelque chose.
Le Midkemian ne lui demanda pas comment elle le savait, ou pourquoi les pas de ce messager différaient des dizaines d’autres bruits entendus devant l’appartement depuis une heure. S’ennuyant ferme et ne supportant plus les heures interminables qui se traînaient entre les rapports d’Arakasi, Kevin s’inclina devant le guerrier qu’il avait défié aux dés, et traversa la pièce pour rejoindre sa dame.
— Que faisons-nous ? murmura-t-il.
Mara regarda l’encrier et le parchemin posés sur son écritoire. La plume dans sa main était sèche et la lettre vierge, sauf pour le nom d’Hokanu des Shinzawaï tracé en caractères appliqués en haut de la page.
— Rien, répondit-elle. Il n’y a rien à faire, sinon attendre.
Elle reposa sa plume et, pour s’occuper les mains, ramassa le sceau des Acoma. Elle ne fit pas remarquer qu’Arakasi était en retard, et Kevin se garda bien de le lui rappeler. Le maître espion avait promis de passer dans la matinée, et en regardant la ligne blanche du soleil qui luisait à travers les cloisons barricadées, on voyait que midi était passé depuis longtemps.
De longues minutes s’écoulèrent… Ils entendirent les pas d’autres messagers, et la voix animée et assourdie de quelqu’un qui parlait de façon impérieuse à quelques portes de là. Les minces cloisons de plâtres qui séparaient les différents appartements n’étaient pas imperméables aux sons. Alors que Mara faisait semblant de se concentrer sur la rédaction de sa lettre, Kevin lui caressa l’épaule puis se glissa dans la cuisine pour préparer du chocha.
Quand il revint, la dame s’était contentée de tremper sa plume dans l’encrier. L’encre avait à nouveau séché sur le bec. Arakasi n’était pas revenu. Quand Kevin posa le plateau directement sur le parchemin, Mara ne protesta pas. Elle accepta la tasse pleine qu’il lui tendit, mais sa boisson refroidit sans qu’elle y goûte. Bientôt sa nervosité commença à se voir, car elle sursautait au moindre bruit. D’autres bruits de pas pressés retentirent dans le couloir.
— Vous ne pensez pas que quelqu’un a organisé des courses à pied, pour prendre des paris et passer le temps ? suggéra Kevin pour tenter de détendre l’atmosphère.
Lujan apparut dans l’encadrement de la porte, trempé de sueur après ses exercices, tenant toujours son épée dégainée.
— Les coureurs à pied ne portent pas des sandales de guerre cloutées, commenta-t-il sèchement.
Puis il regarda Mara, aussi immobile qu’une poupée de porcelaine dans la vitrine d’un magasin. Le visage de la jeune femme était livide.
— Ma dame, si vous le désirez, je peux sortir et trouver un vendeur de rumeurs.
Mara devint encore plus pâle.
— Non, répondit-elle sèchement. Tu es trop important pour risquer ta vie.
Puis elle fronça les sourcils, alors qu’elle se demandait si elle devait affaiblir sa troupe de deux personnes et envoyer deux guerriers pour cette mission. Arakasi avait trois heures de retard. Attendre inutilement en gardant le faux espoir de le voir revenir était très risqué.
Quelqu’un gratta à la cloison qui donnait sur la terrasse. Lujan pivota immédiatement, pointant son épée vers la barricade. Tous les gardes acoma présents dans la pièce bondirent sur leurs pieds, prêts à répondre à une attaque.
Mais le grattement fut suivi d’un chuchotement reconnaissable et Mara s’écria :
— Les dieux soient loués !
Avec précaution, les guerriers écartèrent rapidement le plateau d’une table maintenu en place par trois gros coffres, et entrouvrirent la cloison. Arakasi entra, silhouette noire se découpant dans la lumière du soleil. Pendant un bref instant, un air frais où flottait la douce senteur des fleurs entra dans l’appartement clos. Puis Kenji referma la cloison et glissa les coins de bois qui la bloquaient. Les coffres et le plateau de bois furent rapidement et efficacement remis en place.
Dans les ténèbres qui revenaient, Arakasi trouva infailliblement son chemin pour rejoindre en cinq pas les coussins de Mara. Il se jeta au sol et se prosterna devant elle.
— Maîtresse, pardonnez mon retard.
En entendant le ton de sa voix, un mélange d’incrédulité et de colère masquée, la brève joie de Mara s’évanouit.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tout, répondit le maître espion sans préambule. Des rumeurs folles traversent le palais. Il y a eu des difficultés sur le monde barbare.
Mara reposa sa plume avant de la briser dans sa nervosité. Malgré tout, elle parvint à garder une voix assurée.
— L’empereur ?
— Est sain et sauf, mais nous ne savons rien de plus. (La voix d’Arakasi devint rauque sous l’effet de la colère.) Les barbares ont agi dans le déshonneur. Ils ont entonné un chant de paix alors qu’ils préparaient un meurtre. À la conférence de paix, en dépit de leur garantie de trêve, ils ont attaqué par surprise et failli tuer l’empereur.
Mara resta muette sous le choc, et Kevin lança une malédiction.
— Quoi ?
Arakasi s’assit sur ses talons, arborant une mine sinistre.
— Une grande compagnie de ceux que tu appelles des nains et des elfes se tenaient à proximité de la conférence. Au moment où la Lumière du Ciel était le plus vulnérable, ils ont attaqué.
Kevin secoua la tête en signe de dénégation.
— Je ne peux pas le croire.
Arakasi plissa les yeux.
— C’est vrai. Ce n’est que grâce à la bravoure de ses officiers et des chefs de guerre des Cinq Familles que la Lumière du Ciel a survécu à la trahison de ton monde. Deux guerriers l’ont emporté à travers la faille, inconscient, puis une chose terrible s’est produite. La faille s’est refermée et personne n’a pu la rouvrir. Quatre mille soldats tsurani sont maintenant piégés sur le monde de Midkemia.
La confusion de Mara se transforma rapidement en une attention soutenue. Elle prit une courte inspiration.
— Le Minwanabi ?
— Mort, lâcha Arakasi. Il a été parmi les premiers à tomber. Son cousin Jeshurado est mort à ses côtés.
— Les autres chefs de guerre ?
— Disparus. Personne ne sait s’ils sont morts, mais de toute façon la faille n’existe plus. Toute la garde d’honneur du seigneur de guerre est piégée sur le monde barbare.
Mara ne parvenait pas à appréhender l’énormité de l’événement.
— Le seigneur des Xacatecas ?
Arakasi complétait inexorablement la liste des pertes.
— Disparu. La dernière fois où l’on a vu le seigneur Chipino, il combattait des cavaliers du royaume.
— Ils sont tous restés là-bas ? chuchota Mara.
— Une poignée a pu rentrer, répondit Arakasi, terriblement angoissé. Les deux guerriers qui ont porté la Lumière du Ciel et une demi-douzaine d’officiers qui rassemblaient les soldats attendant de notre côté de la faille. Le commandant des armées impériales a été tué. Le seigneur des Keda était à terre, perdant tout son sang. Le seigneur des Tonmargu n’a été vu nulle part. Pimaca des Oaxatucan fait aussi partie des disparus. C’est Kasumi des Shinzawaï qui a forcé l’empereur à partir, mais lui-même n’a pu réussir à franchir la faille. (Arakasi se força à reprendre son souffle.) Le messager qui est arrivé en ville ne sait rien de plus, ma dame. Je doute qu’à cet instant, même ceux qui ont été directement impliqués dans l’affaire puissent hasarder autre chose que des suppositions sur le nom des disparus. Les pertes sont trop grandes, et le choc trop soudain. Quand l’empereur aura repris le commandement, nous aurons une idée plus claire de ce qui s’est passé.
Mara resta silencieuse durant une longue minute, puis elle bondit sur ses pieds.
— Arakasi, il faut que tu ressortes et que tu obtiennes la liste exacte des disparus et des survivants. Vite.
Arakasi perçut le sentiment d’urgence qu’éprouvait sa dame. En quelques heures, l’empire avait perdu les plus puissants de ses seigneurs et les héritiers d’un grand nombre de maisons importantes. Les conséquences étaient trop graves pour être anticipées – des maisons en deuil, des troupes perdues, et des seconds fils ou filles très jeunes devenant soudain souverains. Les suites d’un tel événement allaient être stupéfiantes. Mais Mara savait que les ambitieux transformeraient rapidement cette confusion en une lutte sanglante pour le pouvoir. Elle savait parfaitement ce que l’on éprouve en recevant brusquement l’autorité et la responsabilité d’une maison sans y avoir été préparé. Savoir qui se trouvait dans cette situation difficile et effrayante, et quels seigneurs expérimentés étaient encore en vie pour gouverner, pouvait lui donner un avantage significatif dans les jours à venir.
Arakasi s’inclina et sortit rapidement. Mara ôta sa robe d’intérieur et demanda à sa servante d’apporter ses vêtements de cérémonie. Kevin se hâta de la rejoindre pour l’aider à s’habiller, pendant qu’elle donnait de rapides instructions.
— Lujan, prépare une garde d’honneur. Nous partons immédiatement pour la salle du Conseil.
Les mains pleines d’épingles alors que la servante commençait à coiffer les cheveux de Mara, Kevin demanda :
— Puis-je venir avec vous ?
La dame secoua la tête, puis gâcha les efforts de la servante en se penchant pour lui donner un rapide baiser.
— Un Midkemian ne sera pas le bienvenu au Conseil aujourd’hui, Kevin. Pour ta propre sécurité, je t’en prie, reste à l’écart.
Honteux de la trahison de ses compatriotes, Kevin ne discuta pas. Mais peu de temps après, alors que trente gardes acoma marchaient d’un même pas et disparaissaient à l’intersection, il se demanda comment il allait survivre à l’attente. Car la dame des Acoma ne se rendait pas à un simple conseil, mais plongeait dans un chaos effroyable où seuls les plus forts et les plus rapides pourraient s’emparer du pouvoir.
Avec la mort de Desio, les Acoma ne comptaient pas un ennemi de moins, bien au contraire. Un adversaire plus redoutable accédait à la position suprême : Tasaio gouvernait maintenant les Minwanabi.