19

SEIGNEUR DE GUERRE

Quatre nouvelles attaques survinrent.

Durant toute la nuit, les soldats acoma et leurs alliés subirent les assauts des guerriers en armure noire sans emblème. Les tong hamoï ne les troublèrent plus, mais les vagues de soldats en armure se succédaient sans relâche.

Lors du dernier assaut, les défenseurs furent forcés de battre en retraite dans une petite chambre à coucher, qui n’avait pas de porte donnant sur l’extérieur. Entassés dans l’espace réduit, ils frappaient les ennemis qui surgissaient du couloir ou qui entraient par la fenêtre fracassée. Kevin restait en permanence devant Mara et se battait comme un possédé. À partir de la troisième attaque, presque tout le monde était blessé. Les Tsurani les plus respectueux de la tradition étaient trop fatigués pour prêter attention à ce barbare rouquin trop bavard, alors qu’il se reposait, une épée et un bouclier à la main, après l’attaque. Il avait tenu bon auprès des meilleurs guerriers, et que les dieux choisissent donc le destin d’un esclave qui refusait d’admettre sa place. Alors que la nuit s’avançait et que les hommes mouraient, aucune main capable de tenir une arme ne fut laissée de côté.

Après la quatrième attaque, Kevin pouvait à peine se déplacer. Ses bras étaient douloureux et fatigués, et ses genoux tremblaient de façon incontrôlable. Quand le dernier guerrier en noir tomba sous son épée, il replia les jambes et se laissa glisser sur le sol. L’énergie nerveuse qui l’avait soutenu jusque-là avait disparu.

Mara lui apporta une tasse d’eau et il rit devant l’inversion des rôles. Il but avidement alors qu’elle se rendait auprès d’autres personnes pour s’occuper de ceux encore capables de boire. Kevin observa le carnage. Le plancher, les coussins, les murs, le moindre recoin de la pièce étaient couverts de sang écarlate, et les corps hachés gisaient dans des postures grotesques. La pièce autrefois plaisante ressemblait maintenant à un abattoir cauchemardesque. Des trente soldats acoma et des deux douzaines de Xacatecas et de Bontura qui avaient rejoint leurs rangs au début de la soirée, il ne restait debout plus que dix Acoma, cinq Xacatecas et trois Bontura. Les autres gisaient morts ou blessés, au milieu des cadavres vêtus de noir que plus personne n’avait l’énergie d’enlever. D’une voix morne, Kevin déclara :

— Nous avons dû en tuer une centaine.

— Peut-être plus.

Rappelé de la cuisine par nécessité, Arakasi s’agenouilla à côté de l’esclave. L’écharpe qui soutenait son bras était éclaboussée d’écarlate, et le poignard dans sa main gauche semblait collé à ses doigts par le sang coagulé.

Kevin inclina la tête.

— Cela ne fait pas trop mal ?

Arakasi regarda son bras pris dans l’attelle et hocha la tête.

— Bien sûr que cela fait mal. (Il regarda vers la porte.) L’aube sera bientôt là. S’ils doivent attaquer une dernière fois, ce sera dans peu de temps.

Kevin se remit debout. Il aurait bien laissé tomber son épée s’il n’avait pas craint de se couper les chevilles. Fatigué jusqu’à la moelle des os et tremblant sous la tension, il traversa la pièce d’un pas mal assuré pour rejoindre Mara, agenouillée près du commandant d’Hoppara, blessé, pour le réconforter. Elle regarda Kevin qui s’approchait. Elle semblait douloureusement maigre à la lumière de l’unique lampe qui brûlait encore, des yeux trop grands dévorant son visage pâle. L’une de ses mains était couverte d’écorchures sur toutes les phalanges.

— Est-ce que tu vas bien ? demanda Kevin.

Elle hocha la tête d’une façon distraite alors qu’elle luttait contre l’épuisement.

— Tant de… gâchis, dit-elle enfin.

Tant bien que mal, Kevin rassembla sa volonté pour lui tendre la main et l’aider à se relever.

— Fais attention que les autres ne t’entendent pas, mon amour. Ils t’expulseraient du Conseil pour avoir eu une attitude non-tsurani.

Mara était trop fatiguée pour esquisser le moindre sourire.

— Tu n’es pas en sécurité ici, ajouta-t-il. L’un des domestiques va venir emporter l’officier d’Hoppara dans la pièce d’à côté.

Mara secoua la tête.

— Trop tard.

Elle enfouit son visage dans le cou en sueur de son amant.

Kevin baissa le regard et vit que le commandant des Xacatecas avait cessé de respirer. La force tranquille et l’extraordinaire sens du commandement de l’homme qui avait dirigé les Xacatecas dans les sables brûlants de Tsubar n’étaient plus maintenant qu’un souvenir.

— Par les dieux, c’était un grand soldat.

Kevin guida sa dame vers la petite pièce qui s’était révélée la plus défendable. Lujan, deux guerriers et le reste des domestiques de Mara tentaient d’en sortir les cadavres. Les soldats loyaux étaient emportés dans une chambre à coucher, dans l’attente d’une crémation honorable, tandis que les cadavres en armure noire étaient sortis à coups de pied ou poussés par les cloisons extérieures et s’entassaient dans le jardin.

Mara se pencha vers Kevin.

— Je pense que je n’arriverai jamais à chasser de mon nez la puanteur de cette pièce.

Rendu maladroit par la fatigue, Kevin lui caressa les cheveux.

— On oublie difficilement l’odeur pestilentielle d’un champ de bataille.

Un coup fracassant contre la porte extérieure résonna dans tout l’appartement.

— Par Lashima, ils ne s’arrêteront donc jamais, cria Hoppara, une note de désespoir dans la voix.

Le seigneur Iliando était penché sur son épée, respirant douloureusement, pendant que Lujan ordonnant à deux soldats de prendre position près de leur dame. Puis le commandant acoma s’installa dans le couloir, Kevin sur les talons. Il ne disposait plus d’assez de défenseurs pour rester en arrière auprès de Mara. Alors que le Midkemian entrait dans le couloir obscur, une voix aussi douce que du velours effleura ses oreilles.

— Ne t’inquiète pas pour elle. Combats du mieux que tu le peux, Kevin de Zûn.

Le barbare réussit à hocher la tête par-dessus son épaule vers la silhouette immobile d’Arakasi ; puis deux soldats noirs renversèrent la barricade que les Xacatecas avaient dressée dans le couloir. Kevin chargea pendant que, sur le côté, d’autres ennemis repoussaient les débris qui bloquaient la porte voisine.

Incapable de réfléchir, Kevin se contentait de réagir par réflexe. Il frappa violemment son adversaire, sentit le choc quand la lame métallique trancha un bras. Un autre ennemi prit la place. La pression de l’attaque ne faiblit pas. Un coup de taille, un pas de retraite, un coup de taille encore – Kevin se déplaçait par instinct. Il avait conscience de la présence de Lujan à ses côtés, et de quelqu’un d’autre qui lançait des jurons comme dans une litanie. Puis les guerriers attaquant par la porte latérale réussirent à se frayer un chemin dans les débris, et les défenseurs commencèrent à mourir. Quelqu’un tomba sous les pieds de Kevin. Il trébucha, et fut sauvé de la chute par les mains glissantes de sang d’un guerrier bontura. Il ne put que hocher la tête pour le remercier rapidement, car un autre attaquant était déjà sur lui. Bizarrement, il se demanda où quelqu’un avait pu trouver autant d’armures noires dans l’empire. Ou est-ce que l’on s’était contenté de laquer de noir les armures par-dessus des couleurs de maison, pour lâcher cette armée contre eux ?

Les attaquants envahirent la première pièce au moment où les défenseurs faiblirent. Le nombre avait prévalu et Lujan et ses derniers survivants furent repoussés, encore et encore. Mais ils n’étaient pas encore vaincus. Les Tsurani possédaient un courage obstiné, et se battaient furieusement avant de céder le moindre pouce de terrain.

Kevin abattit un guerrier noir. Derrière lui, le seigneur des Xacatecas épuisé aidait le seigneur des Bontura à entrer dans la seconde chambre. L’homme corpulent éprouvait des difficultés à respirer, et semblait boiter d’une jambe. Kevin sentit le désespoir lui serrer la poitrine. Mais la vision horrible et terrible de Mara une épée enfoncée dans le cœur renforça sa détermination. Il pivota, leva son épée et attaqua avec une fureur renouvelée. L’intervalle permit aux deux seigneurs d’avoir le temps de s’enfuir. Deux autres corps en vie pour s’interposer entre Mara et la mort, pensa Kevin avec un pragmatisme brutal. Il faillit rire en repensant aux paroles d’encouragement d’Arakasi. Son épée se levait et retombait, parait et frappait. La fureur était partie maintenant ; il ne lui restait plus que la douleur de l’épuisement. Puis son épaule heurta un encadrement de porte et son erreur de jugement lui coûta cher. Une épée ennemie le toucha au niveau des côtes. Il la repoussa, le métal frappant le cuir laminé plus fragile. L’épée du guerrier noir se brisa au niveau de la garde. Kevin enfonça quelques centimètres d’acier dans le visage surpris de l’homme, puis trébucha sur un corps et atterrit sur un genou à l’intérieur de la pièce.

Kevin se remit sur ses pieds trop lentement. Un soldat noir avait sauté derrière lui, frappant d’un revers de son arme le dos non protégé du barbare. La souffrance lui brûla la peau, mais une parade rapide de Lujan écarta l’épée. Kevin virevolta et enfonça d’un coup puissant son épée dans le ventre exposé. Son ennemi se plia en deux.

Arakasi se trouvait derrière lui, serrant une épée dans la main gauche comme un jeune garçon aurait pu menacer quelqu’un avec une massue.

— Ça va ?

Kevin hoqueta :

— Ça fait un mal de chien, mais je survivrai.

Il vit alors des guerriers noirs se détacher dans la lumière gris perle qui filtrait par les cloisons ouvertes. Ils se regroupaient pour charger dans le couloir. Il réprima un rire de folie.

— Est-ce que j’ai dit que je survivrai ?

Derrière lui, les grognements d’effort de Lujan et le fracas des épées lui lancèrent un avertissement ; les ennemis avaient à nouveau enfoncé les murs entre les quartiers de Mara et l’appartement voisin. Kevin marmonna : « Gardez cette porte ! » et courut jusqu’à l’endroit où se trouvait Mara. Les deux soldats acoma avaient reculé, gardant leur maîtresse derrière eux, tandis qu’une demi-douzaine de guerriers noirs avançaient pour les massacrer.

Kevin hurla d’une voix rauque :

— Espèce de salauds !

Il se lança sur leurs arrières. L’homme qu’il frappa heurta ceux qui se trouvaient devant lui. Les jambes s’emmêlèrent, les bras d’épée volèrent dans tous les sens, et toute la masse de combattants tomba. Kevin glissa et roula sur le plancher glissant, forçant ses muscles fatigués à réagir une fois encore, et une fois encore. Il se releva, l’épée haute, et recula d’un pas en titubant. Trois ennemis avaient survécu à sa charge. Kevin trancha le jarret du plus proche. Il frappa un autre à l’arrière du cou, et le coup avait à peine assez de force pour le blesser. Alors que les deux soldats acoma se regroupaient pour tuer les derniers attaquants, Mara cria :

— Kevin ! Derrière toi !

Kevin pivota, vaguement conscient que l’homme qu’il avait frappé au jarret avait dégainé un poignard. Il dut laisser le destin décider s’il allait survivre au coup de poignard, car une épée s’abaissait vers sa tête. Il se jeta sur la droite, se prit le pied dans la jambe d’un mort, et s’écrasa contre le cadavre. L’épée de l’attaquant fendit son bras gauche en oblique. Hurlant de colère sous la douleur, Kevin se débattit. Sa lame frappa le guerrier noir au bas-ventre. Il ôta le sang de ses yeux. L’un des soldats acoma avait sauté à ses côtés, frappant du pied le bouclier du mourant. L’ennemi recula, s’écrasant par terre dans le couloir étroit, et gênant un autre guerrier noir qui se trouvait derrière lui.

Kevin aspira une bouffée d’air brûlant.

— Par les dieux ! Il y en a encore !

Il lutta pour rester debout en entendant un bruit terrible et étourdissant. Des trompes, comprit-il lentement. Son dos était en feu et son bras gauche ne réagissait plus. Un liquide coulait sur ses doigts. Mais il se releva une nouvelle fois et se traîna derrière le premier soldat acoma pour rejoindre la porte extérieure. Dans son dos, un dernier homme attendait, l’épée haute pour protéger Mara. Kevin réussit à lui envoyer un sourire de guingois en signe d’adieu, avant de partir en titubant dans le couloir. C’était la fin. Lujan, Arakasi, Hoppara, Bontura – il ne les voyait nulle part, même si des bruits de lutte sortaient encore de la seconde chambre à coucher. Sans aide extérieure, leur nombre était trop diminué pour qu’ils espèrent survivre.

Alors qu’il atteignait la dernière porte, Kevin aperçut deux soldats en armure noire qui s’enfuyaient par le trou du mur donnant sur le jardin. Leur précipitation lui sembla drôle, mais il se mit à pleurer au lieu de rire. Une trompe sonna encore, plus fort cette fois.

Puis l’appartement fut silencieux, sauf pour le gémissement d’un blessé et, quelque part, la respiration sifflante du seigneur des Bontura. Lujan franchit en titubant le seuil d’une porte. Son casque avait disparu et du sang coulait d’une blessure au crâne sur son visage. Il lança un sourire stupide à Kevin et oscilla sur ses jambes, pour finir par s’arrêter, épuisé.

— L’empereur ! Il est là ! Ce sont les trompes de la garde du palais. Les gardes blancs impériaux sont revenus !

Kevin s’effondra sur place, sauvé d’une chute pénible par le mur contre lequel il s’était appuyé. Lujan se laissa glisser à terre à côté de lui. Une méchante entaille saignait abondamment sur sa tempe, et son armure était réduite en pièces. Kevin ouvrit ses doigts pleins de crampes, attrapa maladroitement un coussin en lambeaux et l’utilisa pour étancher l’hémorragie. Hoppara sortit en titubant de la chambre à coucher, le seigneur Iliando appuyé sur son bras. Mais Kevin n’avait d’yeux que pour Mara. Aussi épuisée que les autres, elle vint s’agenouiller à ses côtés et demanda :

— L’empereur ?

Avant que Lujan trouve la force de répondre, deux guerriers vêtus de blanc franchirent d’un pas vif le seuil de la porte. L’un d’eux demanda d’une voix forte :

— À qui appartient cet endroit ?

Mara se redressa. Les cheveux emmêlés et la robe ensanglantée, elle retrouva tout le maintien d’une grande dame.

— À moi, Mara des Acoma ! C’est mon appartement. Les seigneurs des Xacatecas et des Bontura sont mes invités.

Si le guerrier impérial trouva le choix de ses termes incongru, il ne fit aucun commentaire.

— Dame, la salua-t-il d’une voix empreinte de cérémonie. (Il haussa les sourcils alors qu’il observait le carnage autour de lui.) Mes seigneurs. La Lumière du Ciel ordonne à tous les souverains de se rendre au Grand Conseil à midi.

— J’y serai, répondit Mara.

Sans un mot de plus, les gardes blancs impériaux pivotèrent sur leurs talons et sortirent. Kevin appuya sa tête contre le mur. Des larmes d’épuisement coulèrent sur son visage.

— Je pourrais dormir pendant des mois.

Mara lui toucha le visage, presque à regret.

— Nous n’en avons pas le temps. (Elle demanda à Lujan :) Trouve où Jican se cache et envoie-le à la résidence chercher des vêtements propres. Qu’il ramène aussi des servantes et des domestiques. Il faut nettoyer cet endroit, et je dois être en grande tenue de cérémonie pour midi.

Kevin ferma les yeux, savourant un instant béni de paix. Quelle que soit sa fatigue, une longue et difficile journée attendait Mara. Quel que soit l’endroit où elle irait, il la suivrait par amour.

Se remettant debout, il ouvrit les yeux et fit signe à un guerrier acoma tout aussi épuisé que lui.

— Allez viens. Commençons à fertiliser le jardin.

Le coussin pressé contre sa tempe, Lujan fit signe au soldat d’obéir. Kevin n’eut qu’un pas à faire pour trouver le premier cadavre, qu’il attrapa sous les bras. Alors que le guerrier prenait les pieds, et qu’ils partaient tous deux en titubant vers la cloison, Kevin remarqua :

— Dommage que ce ne soit pas un de ces assassins hamoï. Au moins, on n’aurait pas eu d’armure à porter.

Lujan secoua légèrement la tête, mais un faible sourire se dessina sur ses lèvres. Il appréciait l’étrange façon de voir la vie de Kevin.

Après des heures de préparatifs affairés, Mara sortit d’un appartement nettoyé des morts et des débris. Ses cheveux étaient lavés et relevés sous une coiffe ornée de joyaux, et les robes de cérémonie apportées de sa résidence descendaient jusqu’à des chaussures exemptes de toute tache de sang. Sa garde d’honneur portait un équipement emprunté à la garnison de la résidence, et le plumet du casque d’officier de Lujan avait été rincé et nettoyé depuis la bataille. Si les gantelets et les capes flottantes dissimulaient des plaies et des bandages, et si la démarche des guerriers était un peu trop raide pour être convenable, Mara jugea que l’honneur des Acoma n’était pas entaché par leur apparence alors qu’elle approchait de l’entrée du bâtiment du Grand Conseil.

Des gardes blancs impériaux montaient la garde dans les couloirs, et une troupe de dix hommes était stationnée devant la porte.

— Dame, ordonna l’un des soldats sans lui témoigner beaucoup de déférence, la Lumière du Ciel ne vous permet d’entrer qu’avec un seul soldat, pour éviter que de nouvelles effusions de sang ne souillent ce palais.

Mara ne pouvait que s’incliner devant un décret impérial. Après un instant de réflexion, elle inclina la tête vers Lujan.

— Retourne à l’appartement et attends mon appel.

Dans les rangs de ses gardes, elle fit signe à Arakasi d’avancer. L’attelle sous son gantelet droit diminuait peut-être son efficacité comme guerrier, mais elle préférait ne pas se passer de ses conseils. Après la nuit qui venait de s’écouler, même si un seigneur se montrait assez téméraire pour user de violence en présence de la garde de l’empereur, Kevin avait prouvé qu’il saurait manier l’épée rangée dans le fourreau d’Arakasi.

Mais quand Mara fit signe à son esclave de la suivre, le garde leva une main pour l’arrêter.

— Un soldat seulement, ma dame.

Mara lui répondit par un regard méprisant.

— Est-ce qu’une robe d’esclave ressemble à une armure, aujourd’hui ? (Elle plissa les yeux, et avec toute l’arrogance qu’elle put rassembler, ajouta :)  Je n’imposerai pas à un guerrier blessé dans l’honneur la tâche d’un vulgaire messager. Quand j’aurai besoin de faire revenir mon escorte, l’esclave ira porter mes ordres.

Le garde hésita, et Mara le dépassa avant qu’il ait le temps de rassembler ses esprits et d’argumenter. Kevin s’efforça de la suivre sans jeter un regard en arrière, de peur que sa conduite ne soit pas assez soumise et que le garde ne change d’avis sur son admission au Conseil.

La salle semblait presque vide après le jour précédent, et les seigneurs présents étaient considérablement plus calmes. Mara répondit à quelques salutations alors qu’elle rejoignait son siège, ses yeux comptant pendant ce temps les places vides. Elle murmura à Arakasi :

— Au moins cinq seigneurs du clan Omechan sont absents.

À l’instant où elle s’assit, un déchaînement d’activités commença. Une dizaine de messages furent placés devant elle par des soldats qui se contentaient de s’incliner et repartaient sans attendre de réponse. Mara les parcourut rapidement du regard, puis tendit les papiers à Arakasi, qui les rangea dans sa tunique sans les consulter.

— Nous avons gagné du terrain, fit-elle, étonnée.

Elle désigna un endroit qui était resté vide durant toute la semaine précédente. Des nobles vêtus de robes superbes et complexes arrivaient pour y prendre leur siège, accompagnés de guerriers qui ne semblaient pas avoir été touchés par les combats.

— Le Parti de la roue bleue nous rejoint, finalement.

Arakasi hocha la tête.

— Le seigneur Kamatsu des Shinzawaï vient pour marchander avec les autres, et gagner un maximum d’avantages pour le seigneur des Keda. Le seigneur des Zanwaï et lui ne pourront guère faire plus qu’empêcher tout leur groupe de déserter dans les dix premières minutes.

Mara observa l’assemblée, cherchant le visage familier d’Hokanu. Un seul soldat arborait le bleu des Shinzawaï, et c’était un étranger à la famille portant le grand plumet d’un commandant. De toute évidence, l’héritier du domaine shinzawaï n’avait pas le droit de venir là où il serait en danger. Mara se sentit déçue.

Le silence retomba dans la salle quand les deux seigneurs de plus haut rang entrèrent enfin. Axantucar, maintenant souverain des Oaxatucan, descendit vers son siège à peu près au même moment que Tasaio. Tous deux avançaient avec un air hautain, comme s’ils étaient les seuls hommes importants de la pièce. Ni l’un ni l’autre ne daigna lancer un regard à son principal adversaire.

Dès que chaque candidat fut assis, un certain nombre de seigneurs se levèrent et allèrent vers Tasaio ou Axantucar, comme s’ils souhaitaient discuter avec eux. Ils s’arrêtaient un moment, comme pour échanger un rapide salut, puis retournaient à leur siège.

Kevin demanda :

— Mais que font-ils ?

— Ils votent pour le titre de seigneur de guerre, répondit Arakasi. Par cet acte, chaque seigneur confirme son allégeance au candidat qu’il préfère pour le blanc et l’or. Ceux qui ne se sont pas encore décidés (et sa main balaya la pièce) observent et choisissent.

Kevin baissa le regard et observa que Mara surveillait étroitement le déroulement du grand jeu.

— Quand allez-vous voir Oaxatucan ?

— Pas tout de suite.

Mara fronça les sourcils alors qu’elle étudiait l’ordre des nobles qui se déplaçaient dans la salle pour rejoindre soit le seigneur des Oaxatucan, soit le seigneur des Minwanabi.

Puis, sans aucune raison apparente pour des yeux étrangers, Mara se leva soudainement et descendit les escaliers. Elle traversa le niveau inférieur comme si elle se dirigeait vers Tasaio. Un silence tendu régna dans la pièce. Tous les yeux se rivèrent sur la mince jeune femme alors qu’elle montait les escaliers vers le siège des Minwanabi. Puis elle tourna sur le côté et en trois pas rejoignit le siège d’Hoppara des Xacatecas. Elle lui parla brièvement avant de revenir à sa place.

Kevin chuchota :

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que le gamin peut prendre le titre ?

— C’est une ruse, répondit Arakasi.

Plusieurs autres seigneurs se déplacèrent pour parler avec Hoppara, et bientôt il fut clair qu’aucun autre candidat ne se déclarerait. Kevin calcula rapidement dans sa tête et déclara :

— C’est à peu près équivalent. Un quart pour Minwanabi, un quart pour Oaxatucan, un quart pour Xacatecas, et un quart qui ne s’est pas encore décidé.

Pendant un long moment, personne ne bougea. Assis dans leurs plus beaux atours, les seigneurs regardaient autour d’eux, ou parlaient à des conseillers ou à des serviteurs. De temps à autre un autre seigneur, ici ou là, se levait et allait voir l’un des trois candidats. Quelques instants plus tard, un ou deux autres se levaient et faisaient connaître leur préférence.

Soudain, Kevin demanda :

— Attendez ! Ce seigneur avec la coiffe à plumes a déjà parlé au Minwanabi. Il est maintenant en train de discuter avec l’Oaxatucan.

Mara hocha la tête.

— Les votes peuvent changer, dans un sens comme dans l’autre.

L’après-midi avançait lentement. Alors que les rayons du soleil progressaient sur l’immense voûte du dôme, le Grand Conseil continuait à observer l’étrange coutume qui détermine la primauté parmi les souverains de l’empire. Deux fois Mara se leva pour aller parler avec le seigneur des Xacatecas, montrant que son soutien au jeune homme ne faiblissait pas.

Puis, comme le soir tombait, Mara hocha la tête comme à un signal convenu. L’instant suivant, le seigneur Hoppara et elle se levèrent d’un même geste. Ils partirent de deux endroits différents de la salle et arrivèrent en même temps devant la chaise d’Axantucar. Un frémissement parcourut la salle. Soudain, une autre vingtaine de nobles quittèrent leur place et vinrent se placer devant le seigneur des Omechan.

Puis Mara regagna son siège et dit :

— Maintenant.

Kevin vit ses yeux se diriger vers la tribune de Tasaio. Le seigneur des Minwanabi lui rendit un regard d’une malveillance si intense que Kevin sentit un frisson le parcourir. Depuis quelque temps, ses blessures le faisaient souffrir, ses robes le grattaient, et tous les coups qu’ils avaient reçus durant la nuit faisaient de la station debout une épreuve d’endurance.

Alors que Kevin se demandait combien de temps encore la situation pourrait traîner sans être résolue, l’atmosphère changea soudain dans la salle, passant d’une immobilité attentive à une expectative chargée d’électricité.

Tasaio se leva. Tous les seigneurs se turent et restèrent figés sur leur siège. D’une voix qui résonnait étrangement dans le silence, le seigneur des Minwanabi déclara :

— Il convient d’envoyer un message à la Lumière du Ciel, pour lui apprendre qu’un des nôtres souhaite porter le blanc et l’or et devenir le premier d’entre nous, pour garantir la continuité de l’empire. Que l’on sache que son nom est Axantucar des Oaxatucan.

L’assemblée poussa une longue acclamation, qui lança de vastes échos jusqu’aux plus hautes arches du plafond. Kevin remarqua que plus de la moitié des seigneurs avaient crié avec un manque certain d’enthousiasme. Il demanda à Arakasi :

— Pourquoi est-ce que Minwanabi a abandonné ?

Mara se retourna pour lui répondre.

— Il était vaincu. Selon la tradition, c’est le seigneur le plus proche du vainqueur qui doit proclamer son accession au titre auprès de l’empereur.

— C’est une pilule amère à avaler, chuchota Kevin en souriant.

La dame des Acoma hocha lentement la tête.

— Très amère. (Comme si elle remarquait l’inconfort de la position de Kevin, qui épuisait ses forces, elle ajouta :) Patience. Par tradition, nous devons attendre que la Lumière du Ciel ait envoyé son approbation quant au vote.

Kevin se tint du mieux qu’il le put. En dépit de la convocation du Conseil et du choix d’un nouveau seigneur de guerre, le barbare n’était pas aussi convaincu que sa dame qu’Ichindar soit un esclave de la tradition. Mais il préféra ne rien dire. Moins d’une demi-heure plus tard, un messager en livrée blanc et or entra, avec une compagnie de gardes blancs impériaux. Ils apportaient une cape de plumes blanches neigeuses, dont les bords étaient galonnés d’or brillant. Ils s’agenouillèrent devant le siège des Omechan et présentèrent la cape à Axantucar.

Kevin étudia le nouveau seigneur de guerre alors que la cape était placée sur ses épaules. Alors que son oncle, Almecho, avait un buste comme un tonneau et un cou de taureau, son neveu ressemblait à un poète ou à un professeur, avec sa silhouette élancée. Son ossature était frêle à l’extrême et son visage fin, presque délicat. Mais la lueur de triomphe qui brillait dans ses yeux révélait une âme aussi rapace que celle de Tasaio.

— Il semble content de lui, murmura Kevin dans sa barbe.

Arakasi répondit tranquillement.

— Il a de bonnes raisons. Il doit avoir dépensé la majeure partie de son héritage pour faire assassiner une demi-douzaine de seigneurs.

— Vous pensez que les guerriers vêtus de noir lui appartenaient ?

— Presque sans le moindre doute.

Mara intervint :

— Pourquoi aurait-il envoyé des soldats contre nous ? Nous aurions soutenu tous les rivaux de Tasaio.

— Pour empêcher des alliances imprévisibles. Et pour s’assurer que la responsabilité du massacre général serait attribuée au chef des Minwanabi. (Arakasi se sentait d’humeur bavarde, peut-être parce qu’il était satisfait de voir la défaite d’un ennemi.) Il est vainqueur. Pas le Minwanabi. Les tong travaillaient sûrement pour Tasaio. Logiquement, les autres soldats devaient être omechan.

L’ordre revint au sein du Conseil, et après quelques discours sans incident, Mara donna à Kevin l’ordre d’aller chercher Lujan et ses guerriers.

— Nous rentrons à notre résidence ce soir.

Le Midkemian s’inclina devant elle comme un parfait esclave, et sortit lentement de l’immense salle remplie de souverains énigmatiques parés de bijoux. Il se dit une nouvelle fois que les Tsurani était le peuple le plus étrange, aux coutumes les plus compliquées, qu’un homme ait jamais rencontré.

Le calme revint à Kentosani. Pendant un certain temps, Mara et sa maisonnée se reposèrent, soignant leurs blessures et assimilant les changements politiques depuis l’accession d’Axantucar au titre de seigneur de guerre. Les soirées étaient festives à la résidence, car la dame des Acoma reçut un certain nombre de seigneurs influents dont l’intérêt pour sa maison avait été éveillé. Kevin semblait plus maussade que d’habitude, mais, entre l’épuisement et ses obligations sociales, Mara n’avait pas vraiment le temps de se préoccuper de son humeur sombre.

Arakasi revint voir sa maîtresse le troisième matin, alors qu’elle relisait ses lettres à plusieurs seigneurs qui se trouvaient toujours en ville. Vêtu d’une robe de serviteur et heureux pour le moment de laisser son bras se reposer dans une écharpe, il lui fit tout de même la profonde révérence à laquelle son rang lui donnait droit.

— Maîtresse, la suite minwanabi a embarqué sur le fleuve. Tasaio retourne dans son domaine.

Mara se leva, ses plumes et ses parchemins oubliés dans la joie de l’instant.

— Alors, nous pouvons rentrer chez nous en toute sécurité.

Arakasi s’inclina à nouveau, encore plus bas qu’auparavant.

— Maîtresse, je souhaite vous supplier de m’accorder votre pardon. Avec tous ces événements, je ne m’étais pas préparé à l’ascension du seigneur des Oaxatucan, ni à son accession aussi rapide au titre de son oncle.

— Tu te juges trop sévèrement, Arakasi.

Une ombre passa sur le visage de Mara, et elle alla à la fenêtre d’un pas nerveux. Dehors, les fleurs des arbres tombaient dans la rue. Comme d’habitude, des domestiques poussaient des charrettes de légumes et des messagers couraient s’acquitter de leur mission. Le jour semblait brillant et ordinaire, comme lorsque l’on s’éveille après un cauchemar.

— Qui parmi nous aurait pu anticiper les meurtres de cette nuit-là ? ajouta Mara. Ton travail a épargné la vie de cinq seigneurs, dont la mienne. Je peux affirmer sans arrière-pensée qu’aucune personne seule n’a accompli autant que toi, et tes actions ont fait gagner un immense prestige aux Acoma.

Arakasi inclina la tête.

— Ma maîtresse est trop aimable.

— Je suis reconnaissante, le corrigea Mara. Viens. Rentrons chez nous.

Plus tard dans l’après-midi, la garnison acoma sortit fièrement de la résidence le palanquin de Mara, les coffres et un chariot portant les blessés installés en toute sécurité au milieu du cortège. Des navires attendaient à quai pour emmener la souveraine et sa suite en aval. Installée sur des coussins sous un dais, Kevin à ses côtés, Mara contemplait l’animation quotidienne du commerce sur les quais.

— Tout est si tranquille. On pourrait penser qu’il ne s’est rien passé d’anormal durant cette semaine.

Kevin regardait aussi les dockers, les pêcheurs et les ouvriers, de rares mendiants et quelques gamins des rues qui interrompaient le flux organisé du commerce.

— Les gens du peuple ne sont jamais concernés par les affaires des puissants – à moins qu’ils aient le malheur de se trouver sur leur chemin. Alors ils meurent. Sinon, leurs vies continuent, chaque jour de travail ressemblant au précédent.

Troublée par l’amertume qui transparaissait dans sa voix, Mara étudia l’homme qu’elle aimait. La brise ébouriffait ses cheveux roux, tout comme la barbe à laquelle elle ne s’était jamais vraiment habituée. Kevin s’appuyait avec force sur la lisse, les épaules raides à cause des blessures qu’il avait reçues durant la bataille, et qui étaient en bonne voie de cicatrisation. Le poignet, que tenait Mara, était encore bandé, et son regard était empreint d’une immense tristesse, comme s’il contemplait le chagrin sous le soleil. Elle allait lui demander à quoi il pensait, quand un cri sur la rive détourna son attention.

Le batelier largua les amarres. Les marins qui maniaient les perches entonnèrent leur chant, et l’embarcation glissa sur les eaux du Gagajin pour s’éloigner de Kentosani en suivant le courant. La brise de l’après-midi faisait claquer les pennons au-dessus du dais, et Mara sentit son cœur se gonfler de joie. Tasaio avait été vaincu, et elle retournait chez elle, en toute sécurité.

— Viens, dit-elle à Kevin, asseyons-nous et dégustons une boisson fraîche.

Les navires dépassèrent la frontière basse de la Cité sainte, et sur les rives apparut bientôt le vert tendre des terres cultivées. L’odeur des roseaux se mêlait aux riches arômes de la terre printanière et aux effluves piquants des ngaggi dont les frondaisons ombraient les rives. Les tours des temples s’éloignaient à l’horizon, tandis que Mara somnolait, heureuse, la tête appuyée sur les cuisses de Kevin.

Un cri venu de la rive la réveilla.

— Acoma !

Son commandant répondit à la proue du premier navire, pendant que tous les serviteurs désignaient du doigt une multitude de tentes installées sur le bord du fleuve. Un camp de guerre d’une taille impressionnante s’étendait sur les prés, et à la plus haute perche, une bannière verte avec l’emblème du shatra s’agitait dans le vent. Au signal de Mara, le timonier changea de cap et se dirigea vers la rive. Quand ils atteignirent les eaux peu profondes, un millier de soldats acoma attendaient pour accueillir leur maîtresse. Mara s’émerveilla devant leur nombre, et sa gorge se serra d’émotion. Moins de dix années auparavant, quand elle avait pris le sceptre de souveraine, trente-sept hommes seulement portaient encore le vert acoma…

Trois chefs de troupe accueillirent son palanquin et s’inclinèrent alors que Kevin l’aidait à poser le pied sur la terre ferme.

— Soyez la bienvenue, dame Mara !

Les guerriers l’acclamèrent d’une seule voix, heureux de revoir leur maîtresse. Les trois officiers formèrent les rangs et l’escortèrent avec les troupes, vers le dais ombragé de la tente de commandement.

Keyoke l’y attendait, debout sur sa béquille. Il réussit à s’incliner cérémonieusement et déclara :

— Maîtresse, nos cœurs sont joyeux en vous revoyant.

Combattant une soudaine montée de larmes, Mara répondit :

— Et mon cœur chante en te voyant, cher compagnon.

Keyoke s’inclina devant cette courtoisie, et se mit de côté pour la laisser entrer et s’installer confortablement dans les coussins empilés sur les épais tapis. Kevin s’assit sur ses talons à côté d’elle. Il lui massait le dos avec la main qui n’avait pas reçu de blessure, et sentit peu à peu la tension de Mara se dissoudre et se transformer en un doux contentement.

Immobile à son poste à l’entrée, Keyoke vit le calme envahir le visage de sa maîtresse. Comme il l’avait fait dans le passé pour le seigneur Sezu, il fit face au monde extérieur, alors que Lujan approchait avec Arakasi, le chef de troupe Kenji et les rares survivants indemnes de la Nuit des épées sanglantes. Un sourire discret releva le coin des lèvres du vieux serviteur, alors qu’il levait une main pour les arrêter.

— Commandant, déclara l’ancien possesseur de ce titre, si je peux me permettre… Il existe des moments où il vaut mieux attendre. Revenez voir votre maîtresse dans la matinée.

Lujan s’inclina devant l’expérience de Keyoke et proposa à ses compagnons de partager une tournée de bière de hwaet.

À l’intérieur de la tente fraîche, Kevin lança un regard interrogateur au vieil homme, qui hocha la tête en signe d’approbation, puis détacha les liens des tentures de la porte et les laissa doucement se refermer. Maintenant à l’extérieur, Keyoke fit face au soleil. Ses traits taillés à coups de serpe restaient impassibles, mais ses yeux brillaient de fierté pour l’amant de la femme qu’il considérait comme la fille de son cœur.

Le messager d’Arakasi avait clairement expliqué ce que les Acoma devaient au courage de Kevin armé d’une épée. Le visage sévère de Keyoke s’adoucit quelques secondes quand il repensa au moignon qui remplaçait sa jambe droite. Par les dieux, mais il s’amollissait et devenait gâteux ! Car jamais il n’aurait pensé qu’il serait un jour reconnaissant à cet impertinent esclave barbare aux cheveux roux.

Les ombres du soir assombrissaient la haute salle des Minwanabi à l’heure où le seigneur Tasaio revint. Toujours vêtu de l’armure qu’il avait portée durant le voyage sur le fleuve, sa seule concession à la cérémonie était une cape d’officier en soie qu’il avait jetée sur ses épaules. Il entra par les grandes portes principales de la haute salle. La pièce était pleine. Tous les membres de la maisonnée étaient assis devant lui, et derrière eux, tous les petits cousins et les vassaux qui avaient servi la famille durant les années de guerres et de conflits. Tasaio avança entre leurs rangs immobiles, comme s’il était seul. Ce n’est que lorsqu’il atteignit l’estrade qu’il s’arrêta, se tourna, et reconnut la présence de l’assistance.

Incomo s’avança pour l’accueillir officiellement.

— Les cœurs des Minwanabi sont emplis de joie au retour de leur seigneur.

Tasaio lui répondit par un bref hochement de tête. Il tendit son casque de bataille à un serviteur, qui s’inclina et battit précipitamment en retraite. Jamais homme à perdre du temps avec des banalités, le seigneur des Minwanabi tourna un regard neutre vers son conseiller.

— Les prêtres sont-ils prêts ?

— Comme vous l’aviez demandé, mon seigneur, répondit Incomo en s’inclinant.

De nouveaux coussins noir et orange ornaient la haute estrade, avec un tapis de fourrures de sarcat cousues et une table façonnée dans les ossements d’un harulth, ornés de gravures complexes. Tasaio lança un bref coup d’œil au nouveau mobilier ; aucun détail ne lui échappa. Satisfait de voir qu’il ne restait rien du règne de Desio, il s’assit et se contenta de poser la lame d’acier nue de l’épée ancestrale des Minwanabi sur ses genoux.

Il s’ensuivit une longue pause, durant laquelle Incomo comprit tardivement que son maître attendait qu’il agisse sans lui faire de signes. Alors que Desio insistait pour contrôler ne serait-ce que la plus infime action, Tasaio voulait être servi. Le premier conseiller fit signe que la cérémonie pouvait commencer.

Deux prêtres approchèrent de l’estrade, l’un portant la peinture rouge et le masque de mort de Turakamu, l’autre vêtu des longues robes à manches larges de Juran le Juste. Ils entonnèrent tous deux une bénédiction de leur dieu. Il n’y eut aucune offrande, ni grande cérémonie comme Desio l’avait fait. Le prêtre de Juran alluma une chandelle symbolisant la constance, et la laissa brûler dans un bougeoir de roseaux tressés qui rappelait la fragilité de l’homme mortel devant son dieu. Le prêtre du dieu de la mort ne dansa pas et ne souffla pas dans son sifflet. Pas plus qu’il ne demanda à sa divinité de montrer sa faveur. Il se contenta d’avancer jusqu’aux marches de l’estrade et de rappeler froidement que la promesse de sacrifice n’avait toujours pas été remplie.

— Un serment a été fait sur le sang de la maison Minwanabi, déclara le prêtre. La famille des Acoma doit mourir au nom de Turakamu, avec les vies des Minwanabi comme garantie. Celui qui accepte le sceptre du seigneur doit aussi achever cette tâche.

Tasaio répondit d’une voix claire.

— Je reconnais notre dette envers le dieu Rouge. Je la confirme par ma main sur cette épée.

Le prêtre rouge traça un signe dans l’air.

— Que Turakamu sourie à vos efforts… ou qu’il scelle votre mort et celle de vos héritiers si vous échouez.

Les os claquèrent dans un bruit de crécelle quand le prêtre tourna sur ses talons et quitta l’estrade ; le courant d’air de son passage fit couler la chandelle du dieu Juste.

Le nouveau seigneur des Minwanabi resta assis, silencieux et sans expression, alors que les membres de sa famille et ses vassaux s’avançaient les uns après les autres pour s’incliner et lui jurer fidélité. Quand le dernier vassal prêta serment, il se leva et appela le chef de troupe posté près de la porte latérale.

— Fais venir mes concubines.

Deux jeunes femmes entrèrent, portant toutes deux de riches vêtements. L’une était grande et mince ; elle avait des cheveux clairs et des jeux de jade assez espacés, délicatement soulignés par du maquillage. L’autre, vêtue d’une dentelle de mousseline écarlate, avait la peau plus sombre et une silhouette voluptueuse. Ne se ressemblant en rien, les deux femmes étaient d’une beauté stupéfiante. Elles avancèrent à petits pas, à la façon des femmes entraînées depuis leur enfance à donner du plaisir. Toutes deux s’inclinèrent avec grâce devant l’estrade, leurs jambes minces montrées à leur avantage par des robes courtes, et des tissus peu serrés dévoilant amplement leur poitrine. Même si ces femmes étaient choisies parmi les plus belles de l’empire, aucune n’avait un statut supérieur au plus vil des domestiques. Toutes les personnes rassemblées dans la salle s’immobilisèrent, curieuses de voir ce que leur seigneur souhaitait faire de ses courtisanes.

Les deux femmes tombèrent à genoux devant l’estrade de Tasaio, touchant le plancher de leur front.

— Regardez-moi, ordonna Tasaio.

Effrayées, mais toujours obéissantes, les deux jeunes femmes firent ce qu’on leur ordonnait.

— À vos ordres, mon seigneur, entonnèrent-elles d’une voix à la douceur étudiée.

Le nouveau seigneur des Minwanabi les regarda avec des yeux sans passion.

— Incarna, s’adressa-t-il à la plus sombre des deux, est-ce que tes enfants sont à proximité ?

Incarna hocha la tête, soudain pâle de terreur. Elle avait donné deux enfants illégitimes à son seigneur, mais l’élévation du statut de leur père risquait de leur nuire. Il n’était pas rare qu’un homme reprenant le sceptre du souverain tue de tels enfants, pour empêcher toute revendication sur sa famille.

— Va les chercher, ordonna Tasaio.

Une lueur qui pouvait être des larmes brilla dans les yeux en amande d’Incarna. Mais elle se releva vivement et sortit en hâte de la haute salle des Minwanabi. Le regard de Tasaio passa à la femme blonde, restée à genoux devant l’estrade.

— Sanjana, tu as dit à mon premier conseiller que tu attends un enfant ?

Sanjana gardait les mains serrées, mais les perles de sa robe lançaient des reflets dans la lumière alors qu’elle tremblait.

— Oui, seigneur, répondit-elle.

L’enrouement de sa voix n’était pas, lui, une ruse de séduction.

Tasaio ne dit rien. Son visage et ses manières ne changèrent pas, même quand Incarna réapparut, en tirant un petit garçon derrière elle. Il avait les cheveux auburn de Tasaio et le teint rose d’Incarna, et bien qu’il ne pleure pas, la nervosité de sa mère l’effrayait. La concubine portait dans ses bras un second enfant, une petite fille qui n’était pas encore assez grande pour marcher toute seule sur une telle distance. Trop jeune pour comprendre, elle avait mis ses doigts dans sa bouche, et ses pâles yeux ambrés observaient tous les gens rassemblés dans la salle.

Depuis sa place sur l’estrade, Tasaio regarda les enfants comme un homme aurait pu examiner des marchandises en y cherchant un défaut. Puis, presque distraitement, il fit un geste au commandant Irrilandi. Désignant Sanjana, il déclara :

— Emmène cette femme dehors. Je veux la voir mourir.

Sanjana porta son poing à sa bouche. Ses magnifiques yeux de jade s’emplirent de larmes de terreur, et elle perdit son sang-froid. Incapable de se lever, elle resta tremblante, à genoux, jusqu’à ce que deux guerriers avancent et l’attrapent par les bras. Ses efforts pour étouffer des sanglots humiliants résonnèrent dans le calme absolu de l’assemblée alors que les soldats la faisaient sortir de la salle en la traînant à moitié.

Incarna restait seule devant l’estrade, tremblante, serrant ses enfants, et le visage luisant de sueur. Tasaio la regarda sans pitié ni tendresse, et déclara :

— Je prends cette femme comme épouse, et je nomme ces enfants… Quels sont leurs noms ?

Incarna cligna des yeux, puis réussit à chuchoter hâtivement :

— Dasari et Ilani, mon seigneur.

— Dasari est mon héritier. (La voix de Tasaio résonna au-dessus de l’assemblée et lança des échos sur le plafond en voûte.) Ilani est ma première fille.

Puis l’immobilité générale se dissipa dans un mouvement bruissant alors que toute la salle s’inclinait devant la nouvelle dame des Minwanabi. Tasaio ordonna à Incomo :

— Que des domestiques préparent des appartements convenables pour la dame des Minwanabi et ses enfants. (Il ajouta à l’adresse d’Incarna :) Femme, retire-toi dans tes appartements et attends que je te fasse appeler. Des précepteurs seront envoyés demain pour les enfants. Je veux que leur instruction commence immédiatement, pour qu’ils apprennent leurs devoirs envers leur famille. Dasari dirigera un jour cette maison.

L’ancienne concubine s’inclina, ses mouvements toujours raides de terreur. Elle ne tirait aucune joie de son ascension soudaine, mais elle fit presser son fils et emmena sa fille loin de l’estrade, passant devant les centaines d’étrangers qui la dévisageaient.

Tasaio déclara à ses invités, ses parents et ses vassaux :

— Nous célébrerons la cérémonie de mariage demain. Vous êtes tous les bienvenus au banquet.

En entendant cela, le long visage d’Incomo se figea ne laissant pas paraître son inquiétude. Un mariage demande normalement des préparatifs soigneux, pour s’assurer les auspices les plus favorables. Le jour, la nourriture, le pavillon nuptial – tout doit être béni par des prêtres et préparé méticuleusement, en suivant toutes les traditions. Les unions de grands seigneurs sont rarement entreprises sans un minimum de délai, pour n’oublier aucun détail et éviter que la malchance ne frappe le couple et ne soit transmise à la génération suivante.

Mais Tasaio ne se souciait pas de ces questions. L’acier argenté de son épée ancestrale reposant sur son épaule, il déclara :

— Prends toutes les dispositions nécessaires, premier conseiller.

Puis, la lame nue brillant sous la lumière du ciel alors qu’il se tournait, il fit signe à Incomo de le suivre et sortit de la salle sans rien ajouter. Tasaio avança vers la porte extérieure, assuré que les deux soldats postés de chaque côté l’ouvriraient à temps pour son passage.

Alors que leur seigneur sortait de la maison et entrait dans la cour, deux guerriers se mirent immédiatement au garde-à-vous. Sanjana, terrifiée, se trouvait entre eux. Elle avait défait son chignon, et sa longue chevelure, d’un or rare mis en valeur par le soleil, tombait en cascade sur son dos. Elle gardait les yeux baissés, mais lorsque Tasaio fit son apparition, elle leva un regard suppliant vers lui. La peau douce et blanche de sa poitrine montrait sa respiration haletante, mais ses compétences de courtisane ne faillirent pas. Même terrifiée, même poussée par le désespoir, elle réussissait à mettre en valeur son seul avantage. Sanjana entrouvrit ses lèvres rouges et disposa son corps mince pour qu’aucun homme ne puisse la prendre pour autre chose que ce qu’elle était : un magnifique ornement dont le seul but était de donner du plaisir.

L’effet ne fut pas vain sur Tasaio. Ses yeux brillèrent alors qu’il suivait du regard toutes les courbes de son corps, et buvait la promesse de luxure que son attitude provocante suggérait. Il s’humecta les lèvres, se baissa, et l’embrassa longuement à pleine bouche. D’une main, il caressa sa poitrine. Puis il recula et déclara :

— Tu étais une compagne de natte satisfaisante.

Alors que l’espoir emplissait les yeux magnifiques de la jeune femme, il lui sourit. Tasaio savoura l’instant et la lueur de soulagement qui brillait dans son regard, puis il ajouta :

— Tuez-la. Maintenant.

Le visage de la courtisane blêmit dans une terreur absolue, mais elle n’eut pas le temps de crier. L’un des guerriers lui saisit les poignets et la releva violemment, la forçant à regarder Tasaio, tandis que l’autre, le visage dur, dégainait son épée et lui enfonçait sa lame dans le ventre.

Sanjana se débattit et poussa un cri aigu d’agonie abjecte. Puis une fontaine de sang jaillit de sa bouche, retombant en gouttes écarlates sur le sentier de la cour. Ses jambes se dérobèrent sous elle. Retenue par la poigne du guerrier, elle resta suspendue dans les derniers soubresauts de son agonie. Du sang brillant assombrit ses cheveux blonds. Puis ses muscles se détendirent, sa tête retomba en avant, et ses merveilleuses et longues cuisses blanches s’immobilisèrent.

— Emportez-la, dit Tasaio dans un souffle haletant et rauque.

Ses pupilles étaient rondes et ses joues empourprées. Puis il respira profondément comme pour se calmer et ordonna à Incomo :

— Je vais prendre un bain. Envoie deux jeunes esclaves pour me servir, et veille à ce qu’elles soient jeunes et belles, et de préférence vierges.

Légèrement écœuré, et angoissé que cela puisse se voir, Incomo s’inclina.

— À vos ordres, mon seigneur.

Il commença à s’éloigner.

— Je n’ai pas fini mes instructions, le réprimanda Tasaio. (Il descendit le sentier du jardin, une ébauche de sourire sur les lèvres, en faisant signe à Incomo de le suivre.) J’ai réfléchi au problème des espions acoma. Le moment est venu d’utiliser nos connaissances à notre avantage. Viens, je vais te donner mes ordres avant de me retirer.

Incomo força son esprit à oublier le souvenir de l’agonie de la courtisane ; il devait écouter attentivement son maître. Tasaio n’était pas homme à prendre l’incompétence avec le sourire ; il ne donnait ses ordres qu’une seule fois, et s’attendait à ce qu’ils soient suivis à la lettre. Mais la lueur avide qui brillait dans l’œil du maître troubla profondément le premier conseiller. Il leva une main tremblante, en dépit de ses efforts pour se calmer.

— Peut-être, suggéra-t-il avec tact, que mon seigneur préférerait discuter de tels problèmes après le réconfort de son bain ?

Tasaio s’arrêta. Il tourna ses yeux ambrés vers son premier conseiller, et étudia attentivement le vieil homme. Son sourire s’élargit.

— Tu as toujours bien servi ma famille, déclara-t-il finalement d’une voix de velours. Je céderai donc à ton caprice. (Puis il continua à descendre le sentier.) Considère que tu as la permission de te retirer, jusqu’à ce que je te fasse appeler.

Le vieux conseiller resta immobile, le cœur battant, comme s’il venait de faire une longue course. Ses genoux tremblaient. Il sentait obscurément que le maître avait perçu sa faiblesse, puis l’avait laissée passer. Comme s’il savait que l’imagination de son premier conseiller le tourmenterait en songeant à des tortures bien pires que l’amusement qu’il avait l’intention de prendre dans son bain avec ses esclaves. Trop choqué pour ressentir de la tristesse, Incomo affronta la vérité : contrairement à ses plus grands espoirs, le seigneur Tasaio avait hérité du goût de sa famille pour la cruauté, et de son appétit pour la souffrance.

Le seigneur des Minwanabi se prélassait dans son bain pendant qu’un serviteur versait de l’eau chaude sur ses épaules. Il regarda son premier conseiller s’incliner, à travers ses paupières mi-closes et alanguies, mais Incomo ne se leurrait pas. Tasaio semblait nonchalant, mais les mains posées sur le rebord du baquet n’étaient ni amollies ni détendues.

— Je suis venu comme mon seigneur l’a demandé.

Incomo se redressa, ses narines se dilatant alors qu’il sentait une odeur âcre et douce dans l’air. Il comprit un instant plus tard quand Tasaio tendit la main et prit une longue pipe de tateesha sur une desserte. Le seigneur en plaça le tuyau entre ses dents et inspira profondément. Le premier conseiller des Minwanabi dissimula au mieux sa surprise. La sève des buissons de tateen contient une substance qui provoque l’euphorie – les esclaves mâchent souvent les noix dans les champs pour oublier la misère de leur vie – mais les fleurs contiennent un puissant narcotique. La fumée provoque d’abord une augmentation puis une déformation des perceptions ; un usage prolongé plonge l’esprit dans un état de stupeur, comme lors d’une transe. Le premier conseiller considéra l’attrait que pouvait avoir une telle drogue sur un homme qui aimait faire souffrir les autres, puis se dit qu’il valait mieux ne pas songer à de telles choses. Ce n’était pas son rôle de remettre en question les pratiques de son maître.

— Incomo, dit Tasaio d’une voix claire et incisive. J’ai décidé que nous allions lancer un nouveau plan pour détruire les Acoma.

— Je suis aux ordres de mon seigneur, répondit Incomo.

Les doigts de Tasaio frappèrent le rebord du baquet de façon arythmique, comme s’il énumérait des points.

— Quand cela sera accompli, je détruirai cet oiseau au beau plumage, ce calley d’Axantucar. (Il ouvrit brusquement les yeux, et regarda son premier conseiller, soudain plongé dans une profonde colère.) Si mon bouffon de cousin avait fait son devoir et détruit Mara, je porterais le blanc et l’or aujourd’hui.

Incomo jugea plus diplomatique de ne pas rappeler à son seigneur que c’était lui qui avait imaginé le plan pour détruire Mara, et pas Desio. Il répondit par un bref hochement de tête.

Tasaio chassa d’un geste le serviteur qui s’occupait du bain.

— Laisse-nous.

Seul avec son conseiller, et enveloppé de volutes de vapeur, il tira une nouvelle fois sur sa pipe. Physiquement, il semblait relaxé et ses yeux devinrent à nouveau somnolents.

— Je veux que l’un de ces deux espions acoma soit promu à un poste plus prestigieux.

— Mon seigneur ?

Tasaio se pencha sur le rebord du baquet et y posa son menton.

— Aurais-je besoin de me répéter ?

— Non, mon seigneur, murmura rapidement Incomo, averti par l’étincelle de feu qui couvait sous les cils de son maître. Je ne suis simplement pas très sûr de comprendre ce que vous voulez dire.

— Je veux que l’un des espions acoma se trouve auprès de moi.

Tasaio observa longuement une volute de fumée qui s’élevait dans la pièce, comme si elle lui révélait des secrets. Il continua :

— Je veux observer ce serviteur. Le laisser croire qu’il peut écouter des conversations d’une importance capitale. Nous devrons toujours veiller à ce que tout ce qu’il entendra ne soit jamais fondamentalement faux. Non, jamais faux. Mais nous nous souviendrons aussi que tout ce que nous dirons sera entendu par Mara. Nous garderons pour nous nos plans les plus secrets, et nous n’en discuterons que lorsque nous serons seuls. Les petites choses que nous dirons devant l’espion seront une manœuvre d’approche. Je veux que cet espion soit surveillé et suivi, jusqu’à ce que le réseau d’espionnage des Acoma soit infiltré.

— Rien d’autre, seigneur ? demanda Incomo en s’inclinant.

Tasaio replaça la pipe entre ses lèvres et aspira une autre bouffée de fumée enivrante.

— Non. Je suis fatigué. Demain, je me lèverai à l’aube et j’irai chasser. Puis je déjeunerai avec toi et les autres conseillers. À midi, je me marierai, et pendant tout l’après-midi, nous célébrerons les noces. Fais venir des artistes des villages voisins. (Toujours concis, Tasaio termina ses ordres.) Maintenant, sors.

Le premier conseiller des Minwanabi quitta son maître. En retournant dans ses propres appartements, il se dit que le moment était maintenant venu pour commencer à composer sa prière de mort. Un homme prudent se consacre à cette tâche quand il commence à sentir le poids des années, pour que sa supplique ultime aux dieux soit lue par quelqu’un qui lui survivra. Vouer la dame des Acoma à la destruction était déjà un choix périlleux, mais prendre comme cible suivante le nouveau seigneur de guerre, qui venait juste de s’emparer du pouvoir en marchant sur les cadavres de cinq autres prétendants, était un véritable suicide.

Alors qu’il retirait ses robes de cérémonie, Incomo ne perdit pas de temps à se demander si les plans de Tasaio étaient un rêve qui se dissiperait dans la fumée de tateesha – les yeux sous les paupières alourdies avaient été trop dangereusement éveillés. Soupirant quand ses genoux raides protestèrent, Incomo s’agenouilla devant son écritoire. Il avait survécu à trois seigneurs des Minwanabi avant Tasaio, et bien qu’il ne les ait jamais admirés, c’étaient les seigneurs qu’il avait juré de servir, au mieux de son intelligence et de sa volonté. Et si besoin était, en offrant sa vie. Prenant une profonde inspiration, il prit sa plume et commença à écrire.

Les festivités furent modestes, mais ceux qui y assistaient semblaient s’amuser. La nourriture était abondante, le vin coulait à flot, et le seigneur des Minwanabi assis sur son estrade dans la haute salle de ses ancêtres semblait l’image parfaite du guerrier tsurani idéal. Il ne témoignait pas trop de sollicitude envers son épouse, mais il restait poli et respectait les convenances. Les vêtements tapageurs de la courtisane avaient été remplacés par une robe d’une richesse stupéfiante, de la soie noire brodée de fils orange sur les manches, le col et l’ourlet, semée de perles de la même couleur d’une valeur inestimable.

Les deux enfants étaient assis tranquillement aux pieds de leur père, le garçon légèrement plus haut et plus proche de lui que la fille. De temps en temps, Tasaio s’adressait à Dasari, lui expliquant de petits riens. Dès l’instant où il avait légitimé son fils, Tasaio avait décidé de lui apprendre à gouverner. La robe du garçon était clairement une imitation de celle de son père, jusqu’aux broderies sur les manches, le dessin d’un sarcat grondant. La petite fille, Ilani, se contentait de rester assise, en mâchonnant un fruit sucré et en regardant les prouesses d’un jongleur.

Derrière le seigneur des Minwanabi se trouvait un serviteur récemment promu au service personnel du maître du domaine. Bien qu’il soit le dernier des quatre hommes ayant reçu la responsabilité de veiller aux besoins de leur seigneur, il écoutait avec un peu plus d’attention que les autres les nuances de la conversation.

Les festivités continuèrent pendant toute la soirée, jusqu’à ce que Tasaio se lève et souhaite une bonne soirée à ses invités. Faisant signe à Incomo de l’accompagner, le seigneur des Minwanabi se rendit dans ses appartements privés. Incomo ordonna tranquillement au domestique de les suivre et de se placer à la porte de la chambre du maître, au cas où Tasaio aurait besoin de ses services. Le domestique fit ce qu’on lui demandait, avec une patience qui dissimulait le fait qu’il avait avidement mémorisé toutes les paroles échangées entre le seigneur et son premier conseiller.

Un vieil ulo plongeait ses racines noueuses dans la terre, et ses branches ombrageaient et rafraîchissaient l’endroit où reposait le natami des Acoma. Mara s’inclina devant la pierre sacrée de ses ancêtres, l’incarnation de l’honneur des Acoma. Elle prononça quelques phrases rituelles et plaça un bouquet de fleurs devant la pierre, des fleurs de sept couleurs qui représentaient chacun des dieux bons. Aujourd’hui, premier jour de l’été, elle offrait ses remerciements pour le bien-être de tous ceux qui se trouvaient sous sa protection. Après la brève cérémonie, elle s’attarda un moment dans le jardin sacré de méditation. Il régnait une paix unique, car personne à part le chef jardinier, un prêtre invité, ou les personnes dont les veines véhiculaient le sang des Acoma, ne pouvait fouler son sol. Ici, Mara était vraiment seule avec ses pensées et ses émotions.

La jeune femme regarda le magnifique bassin où se reflétait le ciel, le petit ruisseau et les formes gracieuses des buissons. Une inquiétude soudaine s’empara d’elle. Par moments, elle se rappelait beaucoup trop clairement l’assassin qui autrefois avait failli la tuer devant son propre natami. Ce souvenir revenait souvent la hanter, sans qu’elle sache pourquoi, comme un frisson un jour de canicule. Agitée maintenant, et désireuse de quitter le confinement des hautes haies qui encerclaient le jardin, Mara se leva. Elle quitta le magnifique jardin et passa sous l’arche de la porte extérieure. Comme toujours, elle trouva un serviteur qui l’attendait.

Il s’inclina à l’instant où elle fit son apparition.

— Maîtresse, dit une voix qu’elle reconnut immédiatement. Votre maître espion est revenu avec des nouvelles.

Quatre semaines s’étaient écoulées depuis le retour de Mara du Conseil où le nouveau seigneur de guerre avait été élu. Son maître espion s’était absenté durant la majeure partie de ce temps pour rassembler des informations, et le plaisir qu’elle montra en découvrant son retour fit chaud au cœur d’Arakasi.

— Lève-toi, Arakasi, dit Mara. Je vais entendre ton rapport dans mon cabinet de travail.

À l’intérieur, installé sur des coussins devant un repas léger disposé devant lui sur un plateau, Arakasi était assis calmement. Son bras reposait dans une écharpe de nœuds de ficelle extrêmement complexes, comme les marins en confectionnent de temps en temps.

— Tu as voyagé à bord d’un navire, remarqua Mara. Ou alors, tu es resté en compagnie de marins.

— Ni l’un ni l’autre, répondit Arakasi de sa voix modulée. Mais c’était l’impression que je souhaitais donner à la dernière personne que j’ai payée pour obtenir des informations. Les rumeurs des marins sont rarement fiables, ajouta-t-il en guise de conclusion.

Mara était curieuse de savoir de quelle personne il s’agissait, mais elle savait que ce n’était pas la peine de le demander. Elle n’avait aucune idée sur la façon dont fonctionnait le réseau d’Arakasi, ni sur qui étaient ses agents – cela faisait partie de l’accord qu’elle avait conclu avec le maître espion quand il avait prêté serment pour entrer au service de sa maison. Mara veillait à ce qu’Arakasi reçoive toujours ce dont il avait besoin pour entretenir ses agents, mais elle avait fait le serment de ne jamais lui demander de noms. Un espion au service d’une maison risque d’être pendu comme un esclave s’il est découvert, trahi ou vendu ; si la maison de Mara devait tomber sous les coups d’un ennemi, ni elle ni aucun serviteur ne pourrait trahir la confiance d’Arakasi. Le réseau survivrait pour servir Ayaki, ou dans le pire des cas, si le natami des Acoma était enterré et dérobé à jamais à la face du soleil, les loyaux sujets qui l’avaient si bien servi pourraient mourir en se jetant sur leur lame, sans être humiliés devant les dieux.

Arakasi déclara :

— Une grande chance s’offre à nous, peut-être. L’un de nos agents dans la maison des Minwanabi a été promu au service personnel de Tasaio.

Les yeux de Mara s’écarquillèrent de plaisir.

— C’est une merveilleuse nouvelle. (Mais quand le visage d’Arakasi trahit son manque d’enthousiasme, elle ajouta :) Tu as des soupçons ?

— Cela vient un peu trop à point nommé. (Toujours très narquois quand il était troublé, Arakasi s’expliqua :) Nous savons qu’un agent a été découvert et n’a réussi à s’échapper que par des moyens qui frisent le miracle. Les deux autres ont été laissés tranquilles – et leurs renseignements ont été exacts la majeure partie du temps – mais quelque chose dans tout cela sonne faux.

Mara réfléchit un instant, puis suggéra :

— Introduis un nouvel agent dans la maison Minwanabi.

Arakasi tira sur un petit bout de ficelle de son écharpe et regarda l’un des nœuds se défaire.

— Dame, c’est trop tôt après la découverte de notre agent, et trop près de l’accession d’un nouveau seigneur. Les Minwanabi examineront attentivement tous les nouveaux candidats qui voudront entrer à leur service, quel que soit leur poste, particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir d’Axantucar. En ce moment, il est trop risqué d’envoyer un étranger dans le domaine minwanabi.

Seul un imbécile n’écouterait pas les conseils de son maître espion. Mara laissa échapper un petit geste de frustration, car elle n’avait pas de voie de renseignements sûre dans la maison qu’elle craignait plus que toutes les autres. Tasaio était trop dangereux pour être laissé sans surveillance.

— Laisse-moi réfléchir à tout cela, déclara-t-elle à son maître espion.

Arakasi inclina la tête.

— À vos ordres, ma dame.

Les nouvelles suivantes étaient moins agréables.

— Tecuma des Anasati est malade.

— Gravement ?

Mara se redressa, inquiète. En dépit d’un antagonisme commencé à l’époque de son père, et prolongé par la mort de son défunt mari, elle respectait le vieux seigneur. Et la sécurité d’Ayaki dépendait lourdement de l’alliance informelle entre les Acoma et les Anasati. Soudain angoissée et se faisant des reproches, Mara comprit qu’elle avait courtisé les ennuis en ne prenant pas un époux convenable. Un seul héritier était un fil trop ténu pour garantir la lignée des Acoma.

La voix d’Arakasi la fit sortit brusquement de ses réflexions.

— Selon toutes les apparences, Tecuma n’est pas en danger – mais la maladie dure, et c’est un vieil homme. Il a perdu sa vigueur d’antan lors de la mort de son fils aîné, Halesko, lors de la trahison sur Midkemia. Jiro est maintenant son héritier… Je pense que le seigneur des Anasati s’est lassé du jeu du Conseil, et peut-être de la vie.

Mara soupira, éprouvant un sentiment d’oppression alors que les ombres s’allongeaient. Le reste des informations d’Arakasi consistait en détails mineurs assez intrigants, dont certains allaient sûrement intéresser Jican. Mais l’inquiétude minait le duel d’intelligence auquel elle aimait généralement se livrer avec son maître espion, et elle lui donna congé à la fin de son rapport, sans faire d’hypothèses de travail. Seule dans son cabinet, elle demanda qu’on lui apporte son écritoire et écrivit une note pour souhaiter à Tecuma un prompt rétablissement. Elle prit son sceau personnel, et cacheta le parchemin, puis elle demanda à son coursier d’appeler un messager pour qu’il porte la lettre aux Anasati.

À cette heure, le soleil était bas sur les prairies. La chaleur avait diminué, et Mara marcha un moment seule dans les jardins, écoutant le bruit de l’eau sur les rochers et le bruissement des oiseaux dans les arbres. La manche du Jeu qui avait conduit le nouveau seigneur de guerre au pouvoir avait été extrêmement amère et sanglante. Il fallait développer de nouvelles stratégies et préparer de nouveaux plans, car pendant que les gagnants comme les perdants se retiraient dans leur domaine pour réévaluer la situation, les complots se poursuivraient sans discontinuer.

Tasaio était beaucoup plus dangereux que Desio, mais il avait hérité d’une situation beaucoup plus périlleuse que celle de son prédécesseur. Sa défaite à Tsubar avait amoindri ses ressources, et il avait gagné un rival imprévisible – et potentiellement mortel – en la personne du nouveau seigneur de guerre. Pour l’instant, Tasaio serait obligé d’avancer précautionneusement, pour ne pas trop disperser ses forces et pour empêcher ses ennemis d’exploiter ses faiblesses.

Un grand nombre de nobles de la vieille garde étaient morts, et de nouvelles forces émergeaient. En dépit de son rôle douteux dans la débâcle du traité de paix avec le roi midkemian, le Parti de la roue bleue – surtout les membres du clan Kanazawaï, et tout particulièrement les Shinzawaï – s’en sortait étonnamment indemne. Il avait toujours la considération de l’empereur et était en train de gagner de l’influence.

Mara envisageait les différentes possibilités, et le tour probable que prendrait la politique tsurani. Un rire aigu et un cri retentissant venant de l’intérieur de la maison lui apprirent que Kevin et Ayaki étaient rentrés de leur excursion. Le gibier d’eau était revenu sur les lacs du nord pour la saison chaude, et Kevin avait accepté d’emmener le garçon à la chasse, pour qu’il y essaie son habileté croissante à l’arc. Mara avait peu d’espoir de succès, étant donné la jeunesse de l’archer.

Mais, contre toute attente, son fils et son compagnon surgirent dans le jardin en portant deux magnifiques oiseaux. Ayaki cria :

— Mère ! Regardez ! C’est moi qui les ai abattus !

Kevin sourit en regardant le petit chasseur, et Mara sentit une vague d’amour et de fierté envahir son cœur. Son barbare n’était pas encore complètement sorti de l’humeur noire qui avait commencé avec l’échec du traité de paix. Malgré son silence sur le sujet, Mara savait que l’esclavage de Kevin lui pesait toujours, quel que soit l’amour qu’il ressentait pour elle et Ayaki.

Mais les soucis ne devaient pas la troubler et gâcher la joie du premier exploit d’homme de son fils. Mara exprima son admiration d’une façon très démonstrative.

— C’est toi qui les as abattus ?

Kevin sourit.

— Effectivement, c’est bien lui. Ce garçon est un archer-né. Il a tué ces deux… enfin, quel que soit le nom que vous donnez à ces oies bleues.

Ayaki fronça le nez.

— Ce ne sont pas des oies. C’est un mot stupide. Je te l’ai dit. Ce sont des jojana.

Il rit, car nommer les choses était devenu une plaisanterie récurrente entre eux.

Brusquement, Mara fut glacée par un souvenir. Le père d’Ayaki avait été un véritable démon un arc entre les mains. Une note d’amertume teinta ses paroles lorsqu’elle déclara :

— Ayaki a hérité honnêtement de son don.

L’expression de Kevin s’assombrit, car Mara parlait rarement de Buntokapi, le fils anasati qu’elle avait épousé lors d’une manœuvre du grand jeu.

Le Midkemian chercha immédiatement à la distraire.

— Avons-nous le temps de faire une petite promenade près des pâturages ? Les jeunes needra sont maintenant suffisamment âgés pour jouer, et Ayaki et moi avons fait le pari qu’il ne pourrait pas les battre à la course.

Mara réfléchit un instant.

— Il n’y a rien au monde que je souhaite plus que de passer du temps avec vous deux, à regarder les jeux des needra.

Ayaki leva son arc au-dessus de sa tête et cria son approbation dans un grand élan d’enthousiasme, alors que Mara frappait dans ses mains pour que sa servante lui apporte des chaussons de marche.

— Partez, vous deux, dit-elle à son fils débordant de joie. Apportez vos jojana au cuisinier, et nous verrons si deux jambes sont plus rapides que six.

Alors que le garçon partait en sautillant sur le sentier, les deux oiseaux frappant maladroitement ses genoux, Kevin prit Mara dans ses bras et l’embrassa.

— Tu sembles soucieuse.

Irritée d’être aussi transparente à ses yeux, Mara répondit :

— Le grand-père d’Ayaki est malade. Cela m’inquiète.

Kevin caressa une mèche de cheveux rebelle et la replaça en arrière.

— Est-ce grave ?

— Apparemment non.

Mais Mara gardait les sourcils froncés.

Kevin sentit monter une angoisse intérieure, car l’inquiétude qu’éprouvait Mara pour la sécurité de son fils cachait un marécage de questions que tous deux préféraient ne pas aborder. Un jour, il le savait, elle devrait se marier, mais l’heure de cette union n’était pas encore venue.

— Oubliez vos soucis pour aujourd’hui, murmura-t-il. Vous méritez de prendre quelques heures pour vous-même, et votre fils ne restera pas très longtemps insouciant si sa mère ne peut pas lui consacrer un peu de temps pour jouer.

Mara lui rendit un sourire forcé.

— Alors, il vaut mieux que je retrouve mon appétit, conclut-elle. Sinon, une grande partie de cette viande de jojana durement gagnée ira nourrir les jiga.