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INQUIÉTUDES

Mara contemplait le paysage.

À travers la cloison ouverte de son cabinet de travail, elle aperçut un courrier remontant à toute vitesse le sentier qui venait de la lointaine route impériale. Le jeune homme musclé ne portait qu’une culotte de toile et une coiffe de tissu rouge arborant l’emblème de la guilde commerciale des messagers. Les guildes n’avaient pas la puissance d’une grande maison, mais pouvaient néanmoins appliquer des sanctions suffisantes pour garantir à leurs courriers de pouvoir traverser l’empire sans être gênés.

Alors que le messager atteignait la porte du domaine, Keyoke clopina sur sa béquille pour l’accueillir. « Pour la dame des Acoma ! » cria le courrier.

Le conseiller pour la guerre accepta le parchemin scellé et donna un jeton au messager, une pièce de coquillage portant le sceau des Acoma. Grâce à lui, l’homme pourrait prouver qu’il avait bien accompli sa mission.

Le messager s’inclina avec respect. Il ne s’attarda pas pour se restaurer, mais repartit immédiatement vers la route, le rythme de sa course à peine moins rapide.

Mara observa son départ avec une note d’inquiétude. Les courriers de la guilde rouge apportaient rarement de bonnes nouvelles. Quand Keyoke arriva dans son cabinet de travail, elle tendit une main nerveuse.

La marque d’identification sur le parchemin était celle qu’elle craignait, le sceau des Anasati. Avant qu’elle coupe les rubans et lise la lettre, elle sut que le pire était arrivé : Tecuma était mort.

Sur le seuil de la porte, Keyoke l’observait avec des yeux troublés.

— Le vieux seigneur est mort ?

— Ce n’est pas une surprise.

Mara soupira en reposant le court message. Elle jeta un coup d’œil aux comptes de son commerce de soie florissant, qui avaient usé sa patience à peine quelques minutes auparavant. Maintenant, ils représentaient un havre dans les difficultés, et elle désirait de tout son cœur s’y replonger.

— Je crains que nous n’ayons besoin des conseils de Nacoya.

Mara appela un serviteur pour qu’il range les documents, puis accompagna son conseiller pour la guerre à travers le manoir, vers la chambre située face à la chambre d’enfant. La vieille femme avait refusé catégoriquement de l’abandonner, même si elle avait droit à de bien meilleurs quartiers depuis son élévation au titre de premier conseiller.

Alors que Mara posait la main sur la cloison décorée de peintures florales, une voix querelleuse retentit :

— Partez ! Je n’ai besoin de rien !

La dame des Acoma regarda avec espoir son conseiller pour la guerre, qui secoua la tête. Il préférerait sans doute braver une charge frontale sur un champ de bataille que d’entrer le premier dans la chambre de la vieille femme.

Mara soupira, fit glisser la cloison sur le côté, et tressaillit devant le cri outré qui sortit de la pile de couvertures et d’oreillers.

— Ma dame ! cria brusquement Nacoya, pardonnez-moi, je pensais qu’il s’agissait du serviteur du guérisseur, qui apportait des remèdes. (Elle renifla, frotta son nez rougi, puis ajouta :) Je ne souhaite pas la commisération de visiteurs.

Alitée avec une congestion pulmonaire et la fièvre, la vieille femme dut interrompre sa phrase, vaincue par un accès de toux. Ses cheveux blancs étaient épars et emmêlés, et ses yeux rougis dans un visage qui ressemblait à un parchemin humide et froissé. Les mains qui agrippaient les couvertures semblaient terriblement fragiles. Et cependant, en voyant Keyoke, Nacoya retrouva ses forces pour s’indigner.

— Maîtresse ! Votre cœur est cruel ; vous faites venir un homme au chevet d’une femme malade, sans l’en avertir.

Les joues du premier conseiller des Acoma prirent une teinte écarlate à cause de son embarras, mais elle restait trop têtue et trop fière pour détourner le visage. Son regard orageux se fixa sur Keyoke.

— Et vous, espèce de vieux soldat ! Vous devriez être assez sage pour éviter ce genre d’impair ! Je ne souffrirai pas que l’on me regarde.

Mara s’agenouilla au chevet de son premier conseiller, la sympathie que Nacoya refusait si vigoureusement enfouie au plus profond de son cœur. L’âge de la vieille femme rendait dangereuses même les maladies les plus bénignes, comme les nouvelles du jour le confirmaient. Nacoya avait toujours fait preuve, sous une apparence frêle, d’une résistance et d’une fermeté telles qu’elle semblait indestructible. Mais maintenant qu’elle était dans un état pitoyable, après avoir pris un coup de froid, son ancienne vitalité réduite par les ans à une simple enveloppe, il était évident qu’elle n’était pas immortelle.

Mara tapota l’une des mains ridées.

— Mère de mon cœur, je ne suis ici que parce que tes conseils nous sont nécessaires.

Le ton de la voix de Mara arracha la vieille femme à son auto-apitoiement. Nacoya s’assit et toussa.

— Mon enfant, que se passe-t-il ?

— Tecuma des Anasati est mort. (Les doigts de Mara se serrèrent sur la main de son premier conseiller.) Il a succombé à la maladie qui l’a gardé au lit ces derniers mois.

Nacoya soupira. Son regard devint lointain et se fixa sur un souvenir, ou une pensée, qu’elle seule pouvait discerner.

— Il a refusé de combattre plus longtemps, le pauvre homme. C’était un guerrier valeureux, et un adversaire généreux et honorable.

Sous les couvertures, le frêle corps de Nacoya fut secoué par une nouvelle quinte de toux. Alors qu’elle luttait pour retrouver son souffle, Mara lui épargna d’avoir à parler la première.

— Penses-tu qu’il soit sage que je prenne contact avec Jiro ?

La main de Nacoya serra celle de sa maîtresse.

— Ma fille, bien qu’il vous haïsse intensément pour lui avoir préféré son frère, il n’est pas aussi obsédé que l’est Tasaio. Maintenant que le sort des Anasati repose sur ses épaules, le sens des responsabilités pourrait le conduire à la raison.

Du seuil de la porte, derrière Keyoke, la voix de Kevin les interrompit soudain.

— Ne sous-estimez jamais la capacité d’un homme à se conduire de façon stupide, illogique et mesquine.

Depuis ses oreillers, Nacoya lança au Midkemian un regard irrité. Elle était déjà ennuyée que Keyoke puisse la voir dépeignée et malade ; la présence d’un homme jeune était bien pire. Mais elle ne pouvait pas montrer sa colère. En dépit de la conduite bizarre de l’esclave et de son indifférence pour les coutumes tsurani, en dépit de son amour inopportun mais sincère pour Mara, Kevin avait un esprit aiguisé.

À contrecœur, Nacoya admit :

— Votre… esclave est de bon conseil, ma fille. Nous devons supposer que Jiro restera intraitable, tant qu’il n’aura pas prouvé le contraire. Les Anasati sont nos ennemis depuis trop longtemps, même s’ils se sont toujours comportés honorablement. Nous devons agir avec prudence.

— Que dois-je faire ? demanda Mara.

— Envoyer une lettre de condoléances, offrit Kevin pour se rendre utile.

La suggestion lui attira des regards d’incompréhension de Mara et de ses deux conseillers.

— Une lettre de condoléances, répéta Kevin, comprenant qu’il n’existait pas d’équivalent chez les Tsurani. Dans ma patrie, nous avons coutume d’envoyer une lettre pour dire à quelqu’un qui a perdu un parent que l’on partage son deuil et qu’on ne lui veut que du bien.

— Une étrange coutume, reconnut Keyoke, mais empreinte d’un certain sens de l’honneur.

Les yeux de Nacoya brillèrent. Elle regarda longuement et attentivement Kevin, puis prit une inspiration douloureuse et répondit.

— Une telle lettre fournirait une ouverture, permettant d’entrer en relation avec eux sans rien céder. C’est très habile.

— Eh bien, on peut considérer les choses de cette façon, répondit Kevin, perplexe de voir que le concept de compassion avait été compris par l’esprit tsurani comme une autre machination du grand jeu.

L’idée gagna l’approbation de Mara.

— Je vais écrire une lettre immédiatement.

Mais elle n’esquissa pas un geste pour se lever. Elle retint la main de Nacoya, et ses doigts se serrèrent comme si elle répugnait à la lâcher. Pendant un moment, elle regarda le tissage de la couverture. comme si elle évitait de regarder le visage de la vieille femme.

Nacoya demanda :

— Il y a quelque chose d’autre ?

Gênée, Mara laissa son regard errer dans la pièce.

Les instincts de nourrice du premier conseiller ne l’avaient jamais quittée. Elle lança une remarque légèrement désobligeante :

— Cela fait des années que tu n’as pas joué à la jeune fille timide, mon enfant. Dis ce que tu as à l’esprit une bonne fois pour toutes.

Mara lutta contre la brûlure de larmes soudaines. Le sujet qu’elle devait aborder lui ôtait tout sang-froid.

— Nous devons chercher un… serviteur… brillant pour… commencer… à…

La vieille nourrice foudroya la jeune femme du regard.

— Vous voulez dire que je dois commencer à éduquer mon remplaçant.

Mara faillit protester immédiatement. Nacoya avait tenu le rôle de la mère qu’elle n’avait jamais connue ; imaginer la vie sans elle lui semblait impossible, triste et irréel. Bien que le sujet ait été discuté à la légère, elle avait toujours repoussé la décision. Mais ses responsabilités de souveraine lui imposaient leur froide réalité : elle devait maintenant s’en occuper.

Seule Nacoya parvenait à aborder le sujet avec sérénité.

— Je suis vieille, fille de mon cœur. Je sens le froid dans mes os les jours où il fait chaud, et mes devoirs commencent à peser sur ma chair fragile. Ne laisse pas la mort venir vers moi sans que j’aie la certitude que tu auras quelqu’un de bon conseil à tes côtés.

— Le dieu Rouge ne voudra jamais vous emmener, intervint Kevin avec un sourire. Vous êtes bien trop acariâtre.

— Ne blasphème pas, rétorqua Nacoya d’une voix sèche.

Mais le coin de ses lèvres ridées se releva et elle cacha son sourire derrière une toux. Même si elle s’efforçait de détester ce barbare, il était assez beau pour qu’on lui pardonne beaucoup ; et sa loyauté envers Mara était indiscutable.

Mara reprit :

— Keyoke pourrait…

Mais l’ancien guerrier l’interrompit avec une gentillesse que ses soldats n’avaient jamais connue.

— Je suis presque aussi vieux que Nacoya, Mara. (Il prononça son nom avec une affection empreinte de respect.) J’ai servi votre père avec joie et j’ai donné aux Acoma mon épée et ma jambe. Vous m’avez offert une vie avec un but qui dépasse de loin mes espérances de jeune homme. Mais je ne souhaite pas que vous nourrissiez une faiblesse. (Sa voix devint sévère.) Je refuse l’honneur de porter le titre de Nacoya. Vous devez avoir un esprit solide, intelligent, et du sang jeune à vos côtés, pour vous conseiller dans les années qui suivront notre disparition.

Mara ne desserra pas son étreinte sur la main de Nacoya, et ses épaules restaient raides. Kevin prit son inspiration pour intervenir, mais Keyoke lui toucha tranquillement la main pour le retenir.

Le vieux guerrier continua :

— Quand un commandant entraîne ses jeunes officiers, il se comporte comme un imbécile s’il les dorlote ou fait preuve de mollesse. (Keyoke lui expliqua simplement les choses.) Dame, les exigences de la charge de conseiller demandent plus qu’une obéissance aveugle : il faut comprendre ce qui est nécessaire pour le bien de la maison et avoir la volonté d’entrer dans le grand jeu. Je n’ai pas eu le temps d’avoir des enfants. Voudriez-vous nous priver, Nacoya ou moi, de la chance d’éduquer notre successeur ? Une telle personne deviendrait la joie de mes dernières années, peut-être même le fils que je n’ai jamais eu.

— Ou la fille ? intervint Mara en badinant, même si sa voix tremblait.

Keyoke réussit à relever légèrement le coin de ses lèvres, ce qui pour lui était l’expression la plus proche d’un sourire.

— Vous êtes déjà cela, dame.

Mara le regarda, puis Nacoya. Ce n’était plus la fièvre qui faisait briller les yeux de la vieille femme. Elle regardait Keyoke comme s’ils partageaient un secret. La confusion de Mara se cristallisa en un soupçon. Ils devaient avoir déjà énormément discuté de ce problème sans elle.

— Tu as déjà quelqu’un à l’esprit, vieux chien de guerre.

— Il y a bien un homme, avoua Keyoke. Un guerrier dont l’épée est rapide, mais dont les performances dans votre armée ne sont pas satisfaisantes car il réfléchit trop.

— Il embarrasse ses officiers et il ne sait pas tenir sa langue, conclut Kevin à voix haute. Est-ce que je le connais ?

Keyoke ignora son intervention, regardant fixement Mara.

— Il vous a bien servie, bien que la plupart de ses missions se soient déroulées sur vos terres lointaines. Son cousin…

— Saric, l’interrompit Mara en dépit de sa tristesse. Le cousin de Lujan ? Ce jeune officier à la langue agile que tu as éloigné parce que si ces deux lascars restaient ensemble… (Elle s’interrompit et sourit.) C’est bien de Saric dont tu parles ?

Keyoke s’éclaircit la voix.

— Il a un esprit très créatif.

— Plus que cela, ma dame, ajouta Nacoya, en luttant pour s’éclaircir la voix. Cet homme a une intelligence démoniaque. Il n’oublie jamais un visage, ou une parole prononcée en sa présence. D’une certaine façon, il me fait penser à la fois à Lujan et à Arakasi.

Bien qu’elle n’ait rencontré Saric que brièvement, Mara se souvenait du jeune homme. Il avait un certain charme, des manières qui ne pouvaient être mises en défaut, et un don pour poser des questions embarrassantes ; des qualités inestimables pour un futur conseiller. Pensant affectueusement à Lujan et à sa facilité à accueillir les innovations, Mara répondit :

— Il semble que vous ayez tous les deux déjà fait toutes les recherches. Je cède devant votre grande sagesse. (Elle leva la main pour terminer la discussion.) Faites venir Saric, et commencez son apprentissage comme vous le jugerez bon.

Elle s’apprêta à se lever, et se rappela le parchemin qu’elle avait entre les mains.

— Je dois écrire une lettre à Jiro. (Elle se tourna d’un air implorant vers Kevin.) M’aideras-tu ?

Le Midkemian leva les yeux au ciel.

— Je préférerais jouer avec un relli, avoua-t-il, mais il emboîta le pas à sa maîtresse quand elle quitta la pièce.

Keyoke s’attarda un instant pour souhaiter une prompte guérison à Nacoya ; sa courtoisie lui valut quelques imprécations. Alors que Mara, Kevin, et le conseiller pour la guerre battaient en retraite, descendant le couloir, la toux de la vieille femme les accompagna.

Chumaka, premier conseiller du seigneur Jiro des Anasati, finit de lire le message. Des bagues de coquillage poli étincelaient sur ses doigts courts alors qu’il roulait le parchemin et regardait son jeune maître avec des yeux dénués de passion.

Assis confortablement dans la haute salle des Anasati, Jiro regardait dans le vide. Ses mains fines tambourinaient sur le plancher à côté de son coussin. Le bruit résonnait faiblement dans la pièce traditionnelle aux portes recouvertes de parchemins, et aux plafonds à poutres apparentes assombries par l’âge et cirées jusqu’à obtenir une patine qui se reflétait sur les parquets du plancher. Sur les murs pendait une collection de bannières de guerre pâlies par le soleil, dont un grand nombre étaient du butin pris sur des ennemis vaincus. Finalement, le regard du nouveau seigneur parut se fixer sur elles. Il posa une question faussement nonchalante.

— Quelle est ton opinion ?

— Aussi étrange que cela paraisse, mon seigneur, je pense que cette lettre est sincère. (Chumaka faisait un effort pour rester concis.) Votre père et dame Mara, bien qu’ils ne se soient pas montrés très amicaux l’un envers l’autre, se respectaient mutuellement.

Les doigts de Jiro s’immobilisèrent.

— Père avait le don heureux de voir les choses de la façon qui lui convenait le mieux. Il trouvait Mara intelligente, et elle a ainsi gagné son admiration – tu devrais le savoir plus que tout autre, Chumaka. Ce sont ces mêmes qualités qui t’ont donné ta position.

Chumaka s’inclina, même si le ton de la voix du maître n’indiquait pas un compliment.

Jiro triturait sa ceinture brodée, pensif et mielleux.

— Mara cherche à nous désarmer. Je me demande pourquoi ?

Chumaka évalua avec prudence l’intonation de son maître.

— Si l’on devait considérer le problème d’une manière objective, seigneur, on pourrait considérer que Mara trouve qu’il n’existe pas de cause réelle de conflit entre votre maison et la sienne. Elle semble indiquer qu’il serait possible d’ouvrir des négociations mutuellement bénéfiques…

En dépit de toute la prudence de la réponse, Jiro regimba.

— Pas de cause réelle de conflit ? (Il figea ses traits d’une grande beauté sous un masque d’impassibilité pour masquer un accès de colère irraisonné.) La mort de mon frère n’est pas une cause de conflit ?

Chumaka posa précautionneusement le parchemin sur une petite table, comme s’il se tenait en équilibre sur une corde de soie. La pièce privée d’air était étouffante, et il ne pouvait s’empêcher de transpirer. La mort de Buntokapi était un prétexte, il ne le savait que trop bien ; enfants, les deux frères se battaient continuellement, Bunto brutalisant et tourmentant Jiro qui était moins athlétique que lui. Que Mara ait dédaigné Jiro et pris Bunto pour époux ne lui avait jamais été pardonné, malgré le fait que le choix de la dame s’était fait sur les défauts et non sur les qualités. Elle avait choisi l’idiot qu’elle pourrait berner plutôt que l’homme qui lui aurait été supérieur. Mais cette distinction n’avait pas de signification en termes de rivalité d’enfance. Bunto avait été souverain le premier, même si le fruit avait été empoisonné, et même si finalement Jiro avait hérité du sceptre des Anasati. La blessure s’était infectée parce que le jeune homme n’oubliait pas ses rancunes d’enfant. Bien qu’il soit maintenant assis sur le trône de son père, Jiro ne parvenait pas à oublier le ressentiment né d’une éducation où il avait toujours été le second : derrière l’héritier, Halesko, et même derrière le laborieux Bunto.

Chumaka savait qu’il valait mieux ne pas discuter. À la différence de son père, le jeune maître préférait avoir raison plutôt que de chercher à comprendre les subtilités qui permettent de gagner au grand jeu. Le premier conseiller tempéra donc ses paroles, aussi méticuleux qu’un cuisinier qui choisit ses assaisonnements.

— Bien sûr, mon seigneur, cette blessure est encore douloureuse. Pardonnez mon insensibilité. Mais je me référais plus aux distinctions légales qu’aux liens de naissance. Votre frère avait renoncé à son allégeance envers la maison Anasati quand il avait pris le sceptre des Acoma. Selon une interprétation stricte des lois, la maison Anasati n’a subi aucun dommage – c’est un seigneur des Acoma qui a été tué par les machinations de Mara. J’ai été négligent de ne pas penser à votre douleur personnelle lors du décès d’un frère.

Jiro ravala sa frustration quand il comprit que son premier conseiller, à l’intelligence sournoise, avait déjoué sa manœuvre. Par moments, l’homme était trop habile ; qu’il soit inestimable pour cette même raison ne le rendait pas plus sympathique pour autant. Contrarié, Jiro déclara :

— Tu es très rusé, à ta façon, Chumaka. Mais je parie que tu t’adonnes au Jeu autant pour ton propre amusement que pour la gloire de la maison Anasati.

Cette remarque était trop proche de la vérité au goût de Chumaka, même si elle ne ressemblait pas à une accusation ouverte de déloyauté.

— Je m’efforce toujours de faire triompher les Anasati, maître. (Changeant rapidement de sujet, il demanda :) Devons-nous envoyer une réponse à dame Mara, seigneur ?

Jiro lui fit un vague signe d’acquiescement.

— Oui, écris quelque chose… de convenable. Mais reste bien clair : je préférerais la violer pendant que mes soldats brûlent son manoir plutôt que de lui envoyer… Non, n’écris pas cela.

Jiro se frappa la cuisse, écœuré par l’obligation d’user de sous-entendus politiques, alors qu’il préférerait exprimer ses véritables sentiments sur le sujet. Un sourire effleura ses lèvres alors qu’il pensait à quelque chose.

— Non. Remercie Mara pour ses condoléances. Puis fais-lui bien comprendre que, par respect pour lui, je continuerai à honorer les engagements de mon père. Je ne chercherai pas à entrer en conflit avec les Acoma tant que mon neveu vivra. (Après une pause venimeuse, Jiro ajouta :) Mais écris aussi très clairement que, à la différence de mon père, je ne ressentirai que du regret si Ayaki meurt. Si mon neveu est menacé, les guerriers anasati ne se précipiteront pas à son secours.

Chumaka s’inclina.

— Je formulerai la lettre de la manière appropriée, seigneur.

Jiro congédia avec brusquerie son conseiller, car il était pressé de retourner dans sa bibliothèque. Sauf lorsqu’il s’agissait de satisfaire ses passions, le nouveau seigneur préférait sa collection de parchemins à la politique.

Mais le conseiller anasati ne montra aucune trace de déception alors qu’il se hâtait de rentrer dans la minuscule pièce qui lui servait d’appartement. Assis derrière une table encombrée, un scribe griffonnait des chiffres sur une ardoise, un livre comptable ouvert près de lui. Sur une seconde table qui dominait la natte de couchage de Chumaka, des documents avaient déjà été séparés en trois piles : les messages qui n’étaient pas d’un intérêt immédiat, ceux qui avaient besoin d’être lus assez rapidement, et enfin les lettres les plus urgentes.

Une note était posée sur la dernière pile. Chumaka la prit et en lut le contenu avant de penser à s’asseoir. Il relut deux fois le message puis se mit à rire.

— Aha ! Enfin, après toutes ces années !

Se tournant vers le scribe, un jeune homme assez talentueux pour garder son emploi comme assistant personnel du premier conseiller, Chumaka déclara :

— Mara des Acoma a beaucoup de chance depuis qu’elle est arrivée au pouvoir. J’en comprends maintenant la raison.

Le scribe lança un regard myope vers son supérieur.

— Monsieur ?

Chumaka s’installa à son endroit favori, sur un coussin dont la trame était tellement usée et les couleurs si pâlies que les esclaves chargés du ménage en parlaient comme d’une relique.

— Kavaï, mon agent à Sulan-Qu, a vu le scribe d’un intendant du seigneur des Minwanabi passer un message à un domestique acoma. Qu’est-ce que cela t’apprend ?

Le scribe cligna des yeux, toujours plus à l’aise avec les chiffres que durant une conversation.

— Un espion ?

— Ou plusieurs. (Se plongeant dans son sujet favori, Chumaka leva un doigt et se fit démonstratif.) De toute façon, nous savions que je n’étais pas le seul à avoir infiltré un agent dans la maison des Minwanabi.

Même maintenant le souvenir de l’échec était amer. La courtisane si talentueuse qu’il avait envoyée à Jingu avait fini par se montrer instable. Bien sûr, son instabilité s’était révélée un facteur majeur dans la chute du seigneur Jingu – un bon résultat, du point de vue de Chumaka. À la différence de son nouveau maître qui n’éprouvait que de la haine pour Mara, Chumaka considérait le grand jeu comme un simple jeu, plus complexe et moins prévisible que les autres ; et l’adversaire dont il fallait se méfier pour le moment était le seigneur des Minwanabi. À la différence de ses prédécesseurs, non seulement Tasaio gouvernait une puissante maison, mais il possédait l’intelligence et le talent pour utiliser au mieux ses ressources. Il était l’homme le plus dangereux de l’empire, particulièrement depuis qu’Axantucar l’avait vaincu dans la lutte pour le blanc et l’or. Car, sans les devoirs d’un seigneur de guerre pour le distraire, Tasaio pouvait consacrer toute son attention au Jeu.

Prenant un pinceau et des parchemins, Chumaka commença à écrire dans son style élégant, traçant des caractères longs et fluides aussi précis que ceux d’un scribe professionnel. Il pensait à voix haute tout en travaillant :

— Nous affrontons un joueur aux talents inhabituels, deux en fait, car notre maître brûle d’envie d’humilier Mara des Acoma et Tasaio des Minwanabi. Nous devons rapidement saisir toutes les occasions qui s’offrent à nous. Je vais ordonner à notre homme de Sulan-Qu de surveiller étroitement cet intendant et de voir si nous pouvons commencer à retracer la route que suivent les messages de dame Mara. (Chumaka s’arrêta et tapota son pinceau contre son menton.) Je n’ai jamais vu une opération aussi subtile depuis que Jingu a anéanti la maison des Tuscaï. (Il rumina encore le passé.) Dommage que leur réseau d’espionnage exceptionnel n’ait pas réussi à les sauver. Je suppose que tous leurs agents sont morts ou sont devenus des guerriers gris… (Doucement, il ajouta :) Quel dommage qu’une ruse aussi artistique soit tombée en poussière.

Chumaka laissa échapper un soupir d’envie, puis termina sa phrase par une fioriture.

— De toute façon, notre jeune maître a décrété que nous jouerions une partie à trois – très bien. Nous le ferons en poussant nos capacités à leurs limites. Le triomphe est d’autant plus satisfaisant que la situation est difficile.

Parlant autant pour lui-même que pour Kavaï, Chumaka ajouta :

— Ce n’est pas parce que Tecuma était particulièrement doué que la maison des Anasati a bénéficié des meilleurs liens politiques de l’empire. Les dieux le savent bien. Si seulement Jiro voulait bien suivre l’exemple de son père et me laisser faire mon travail sans interférer…

Il ne compléta pas sa pensée.

Le scribe ne disait rien. Il entendait souvent ce genre de divagations, et n’était jamais vraiment sûr de comprendre les murmures bizarres de son supérieur. Il n’était pas convenable qu’un apprenti questionne un compagnon, et encore moins un maître comme Chumaka, même si par moments le premier conseiller semblait mépriser son propre seigneur – ce qui était bien sûr impossible. Une personne avec une attitude aussi perverse ne peut pas s’élever à une aussi haute position dans une grande maison.

Chumaka termina sa missive, puis déclara :

— Maintenant, il faut que j’écrive une réponse à dame Mara, suffisamment rassurante pour qu’elle ne s’inquiète pas pour le moment, mais pas trop pour qu’elle ne considère pas les Anasati comme des amis. (Il prit une profonde inspiration, puis soupira doucement d’un air songeur et triste.) Ah, ce serait extraordinaire de pouvoir travailler pour une telle femme, n’est-ce pas ?

Le scribe ne répondit pas à la question.

La troupe de guerriers vêtus de bleu arriva à l’entrée du manoir acoma. À une certaine distance, Kevin observait la scène : les soldats shinzawaï saluèrent, puis se mirent au repos pendant que leur officier montait les marches en deux grandes enjambées pour rejoindre son hôtesse. Il s’inclina avec un charme irrésistible.

— Vous êtes très gracieuse de nous recevoir, dame Mara.

Kevin sentit la morsure noire de la jalousie quand Mara lui rendit un sourire chaleureux.

— Hokanu, vous êtes toujours le bienvenu.

L’expression amère du barbare ne changea pas alors qu’elle présentait ses conseillers à la suite shinzawaï. Un nouveau venu se trouvait près de Lujan, que Mara présenta.

— Voici Saric.

Saric ne ressemblait pas du tout à son cousin. Il était plus musclé et plus brun, mais l’expression de son visage était familiale alors qu’il saluait Hokanu.

— Mon seigneur, dit-il en inclinant légèrement la tête.

Dans leurs manières, Lujan et lui étaient presque jumeaux.

En sueur, de mauvaise humeur et toujours contrarié par la dispute que Mara et lui avaient eue dans la matinée, Kevin s’attarda sur le parvis pendant que la dame conduisait son invité à l’intérieur et que Lujan ordonnait à l’un de ses chefs de patrouille d’escorter les guerriers shinzawaï dans les quartiers qui avaient été préparés à leur intention.

Depuis une semaine, Kevin savait qu’Hokanu, maintenant héritier de sa maison, viendrait rendre visite à Mara. La dame était restée énigmatique sur les raisons de sa venue, mais les rumeurs dans le domaine disaient clairement que le fils shinzawaï venait faire sa cour à la maîtresse, pour chercher une alliance scellée par les liens du mariage.

Kevin cassa une petite branche d’un arbre et, irrité, arracha les têtes de quelques fleurs. Le mouvement tira sur les cicatrices de son dos et de son épaule ; d’une façon irrationnelle, il aurait voulu disposer d’une épée d’entraînement et de quelques heures d’exercice physique difficile. Mais en dépit de sa défense héroïque de Mara lors de la Nuit des épées sanglantes, les membres de la maisonnée se conduisaient comme si rien ne s’était passé. Son statut n’avait pas changé, et on ne lui faisait pas assez confiance pour le laisser manier même un couteau de cuisine. En dépit de ses années d’association avec Mara et ses conseillers, l’esprit tsurani adhérait à la tradition contre toute logique, contre les sentiments et même contre un progrès sain.

L’obsession de Patrick pour l’évasion avait la sagesse des gens du peuple, reconnut Kevin. Il écrasa le bourgeon d’une fleur, puis d’une autre, et fit la grimace en se retournant et en voyant la rangée de tiges étêtées qui se balançaient, victimes de ses dégradations. Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait pas vérifié comment allaient ses compatriotes. Son dégoût envers lui-même s’intensifia quand il se rendit compte qu’il ne connaissait pas la liste de service. Il devrait se renseigner auprès d’un contremaître pour savoir à quels champs ils avaient été assignés.

Il garda la branche entre ses doigts serrés alors qu’il quittait l’ombre plaisante des jardins de Mara et s’aventurait sous le soleil qui frappait les pâturages. Il entendit le rire perlé de Mara derrière lui, puis imagina encore ce bruit alors qu’il parcourait les arpents des lointains pâturages qu’il avait clôturés avec ses compagnons tant d’années auparavant.

Patrick et l’équipe de Midkemians, brunis par le soleil, étaient à genoux dans la chaleur, en train d’arracher le matasha, qui étouffait les herbes nutritives dont les needra avaient besoin pour engraisser.

Kevin jeta son bâton, sauta par-dessus la clôture, et trottina à travers le pâturage pour rejoindre Patrick, penché vers le sol, saisissant les tiges recouvertes de piquants dans sa paume, puis les déracinant de la terre obstinée d’une secousse. L’ancien guerrier aux larges épaules avait pris la couleur du vieux cuir sous le chaud ciel tsurani. Ses yeux étaient maintenant plissés de façon permanente. Sans lever le regard, Patrick déclara :

— Je pensais bien que tu nous rendrais une petite visite.

Kevin s’agenouilla près de son compagnon et commença à arracher des herbes, comme lui.

— Et pourquoi donc ?

— Tu vas t’arracher la peau des doigts en t’y prenant de cette façon, remarqua Patrick. Il faut d’abord briser les fibres de la tige, comme ceci. (Il lui fit une démonstration avec des mains marquées de cals bruns, puis reprit son premier cheminement de pensée.) Généralement, tu as tendance à te souvenir de nous quand tu t’es disputé avec ta dame.

Kevin n’était pas amusé par la remarque, et tira sur une autre mauvaise herbe.

— Qu’est-ce qui te fait penser que nous nous sommes disputés ?

— Eh bien, d’abord, tu es là, mon vieux. (Le vieux guerrier s’assit un moment et essuya la sueur de ses tempes sur son bras nu.) Et ensuite, elle a un visiteur de noble naissance, d’après ce qu’on raconte.

En entendant un cri venu de l’autre côté du champ, Patrick courba les épaules.

— Le maître des esclaves veut que l’on travaille, mon vieux. (Il avança sur ses genoux et attrapa une autre tige.) As-tu remarqué comme les plantes ici n’ont jamais la bonne apparence ?

Kevin arracha une grosse touffe de matasha et l’inspecta.

— On n’a rien de ce genre, chez nous.

Les larges feuilles, aux extrémités teintées d’orange et veinées d’une faible couleur lavande, s’étageaient sur une tige souple.

Patrick désigna le pâturage du pouce.

— Mais cette herbe – elle ressemble tout à fait à la nôtre sur Midkemia, enfin, presque. Le millet, le seigle, la luzerne, même si les nabots leur donnent de drôles de noms. (Il scruta Kevin du regard.) Tu ne trouves pas cela étrange, mon vieux ? Tu ne t’es jamais demandé comment les choses pouvaient tant se ressembler, et être si différentes ?

Kevin s’arrêta et inspecta d’un air désabusé une coupure sur le tranchant de sa main.

— Cela me fait mal à la tête de temps en temps. Ces gens…

— Ouais, ils sont une véritable énigme, l’interrompit Patrick. Quelquefois les Tsurani sont cruels, et d’autres fois, aussi tendres que des bébés. Ils ont une nature aussi embrouillée que celle des gobelins.

Kevin essuya le sang sur ses chausses et tendit la main vers une autre mauvaise herbe.

— Tu vas t’abîmer les mains en faisant cela. Tu n’es pas habitué à travailler, le sermonna Patrick. (Puis il baissa la voix et ajouta :) Cela fait un an que nous attendons patiemment depuis ton retour, Kevin. Certains des gars pensent qu’il vaut mieux partir en t’abandonnant.

Gêné par les ruisselets de sueur qui trempaient sa chemise, Kevin soupira.

— Vous pensez toujours à vous évader ?

Patrick lança un regard dur à son compatriote.

— Je suis un soldat, mon vieux. Je ne suis pas sûr de préférer mourir plutôt que de farfouiller dans la terre, mais je sais que je préférerais combattre.

Kevin tira sur les lacets de son col, exaspéré.

— Combattre qui ?

— Tous ceux qui nous poursuivront, répondit Patrick en arrachant une autre herbe. Tous ceux qui tenteront de nous arrêter.

Kevin ôta sa chemise de ses épaules. Le soleil lui brûla la peau.

— J’ai parlé à quelques-uns des gardes dans le coin, ceux qui étaient des guerriers gris avant de prêter serment de loyauté à Mara. Ces montagnes ne sont pas très hospitalières. Les pauvres gars qui y vivent déjà ne mangent pas très bien.

Patrick se gratta la barbe.

— Eh bien, j’admets que la tambouille est un peu meilleure depuis que tu as glissé un mot ou deux pour nous, mais ce n’est toujours pas un banquet.

Kevin sourit.

— Et quand as-tu participé à un banquet, vieil escroc ? Le meilleur repas que tu aies jamais mangé t’a été servi dans une taverne de Yabon.

La référence au passé ne provoqua aucun sourire, pas même une taquinerie. Patrick entoura une autre tige résistante autour de son poing, tira et jeta la plante déracinée sur le côté. Les feuilles se flétrissaient en quelques minutes sous le soleil tsurani, à la différence des hommes qui pouvaient dépérir pendant des années, soupirant après le foyer et la liberté qu’ils avaient perdus.

Kevin regarda les montagnes lointaines, une ligne bleu pâle se détachant sur le vert étrange du ciel. Il soupira.

— Je sais. (Sa coupure le piquait impitoyablement mais il tendit la main vers une autre tige.) Il s’est passé des choses étranges à Kentosani cette dernière année.

Patrick cracha.

— Il se passe toujours des choses étranges ici.

Kevin posa une main sur l’épaule de son ami.

— Non, je veux dire quelque chose de particulier… Je ne sais pas si je peux te le raconter correctement. C’est comme un sentiment. Quand tous ces troubles ont éclaté aux jeux impériaux…

— Si tu veux parler du magicien barbare qui a libéré des esclaves, cela n’a pas du tout changé notre sort.

Patrick avança vers une autre zone du pré.

— Ce n’est pas le problème, protesta Kevin, en attrapant sa chemise et en le suivant. Des esclaves ont été libérés dans une culture qui ne connaît pas la notion d’affranchissement. D’après ce que l’on raconte en amont du fleuve, ces hommes se débrouillent assez bien dans la Cité sainte, vivant d’expédients, mais ils sont considérés comme des hommes libres.

Les mains de Patrick s’arrêtèrent sur la tige d’une mauvaise herbe.

— Si un homme pouvait s’enfuir d’ici et se rendre jusqu’au Gagajin…

— Non, dit Kevin, plus brutalement qu’il n’en avait l’intention. Ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne veux pas vivre comme un fugitif. Je préfère penser que ce qui a été fait une fois peut recommencer.

— Est-ce que tu as le droit de porter une épée ? demanda amèrement Patrick. Non, et c’est bien cela que je veux dire. Tu refuses l’évidence. Tu sauves la vie de la maîtresse, de bien belle façon, et quand la crise est terminée, tu te retrouves à nouveau esclave.

Touché à un point sensible, Kevin passa ses nerfs sur les mauvaises herbes, puis jura quand il se coupa une nouvelle fois.

— Laisse tomber, mon vieux, répondit Patrick en colère. Les nabots sont aussi têtus que leurs plantes, quand il s’agit de refuser de céder du terrain. Montre-leur le progrès, et ils préféreront le suicide.

Kevin se leva.

— Mais les Très-Puissants sont en dehors de la loi. Le seigneur de guerre, même l’empereur, ne peuvent pas aller contre leur volonté. Peut-être que maintenant qu’un magicien a libéré des esclaves, un seigneur peut aller contre la tradition et faire de même. Mais, de toute façon, si tu te fais pendre pour avoir tenté de t’enfuir, tu seras mort – et cela, ce n’est pas la liberté, selon ma façon de penser.

Patrick laissa échapper un rire amer.

— C’est vrai. Bon, je vais attendre encore un peu. Mais je ne peux pas te dire combien de temps.

Satisfait de cette réponse, mais toujours contrarié par l’énoncé brutal des vérités désagréables de Patrick, Kevin lança sa chemise sur son épaule. Il rassembla les herbes fanées en une botte et les jeta sur le tas près de la clôture. Les coupures de ses mains le piquaient, mais ses sentiments le brûlaient encore plus. Ses camarades midkemians lui accordèrent à peine un grognement de salut alors qu’il revenait sur ses pas dans le pré. De son côté, il ne les remarqua pas vraiment non plus, l’esprit absorbé par le souvenir du rire de Mara dans les jardins, où elle était assise avec Hokanu.

La chaleur de midi chassa Mara accompagnée d’Hokanu du jardin vers un petit salon que l’on utilisait rarement, et qui n’avait pas changé depuis l’époque de sa mère. Là, dans une pièce bien aérée, agrémentée de coussins pastel et de tentures de mousseline, le couple s’assit pour prendre un repas léger. Un esclave les rafraîchissait avec un éventail de plumes de shatra. Hokanu avait retiré son armure et avait passé une robe légère qui mettait en valeur sa magnifique carrure. À des os fins et un port gracieux, le temps passé sur le terrain d’entraînement avait ajouté des muscles fermes. Il portait peu de bagues et seulement un collier de coquilles de corcara, mais la simplicité de ses vêtements et de ses bijoux ne faisaient que souligner son élégance naturelle. Il but une gorgée de vin et hocha la tête.

— Il est exceptionnel. Dame Mara, votre hospitalité est toujours aussi délicieuse.

Les yeux sombres de la jeune femme rencontrèrent ceux d’Hokanu, pas joueurs ou taquins comme ceux de Kevin pouvaient l’être, mais profonds, empreints d’un mystère que Mara se sentait contrainte d’explorer.

Sans le vouloir, elle se retrouva en train de sourire. Les traits d’Hokanu étaient beaux sans être délicats ou trop appuyés, et la façon directe dont il la regardait provoquait chez elle une réaction instinctive. Intuitivement, Mara sentait qu’elle pouvait faire confiance à ce fils des Shinzawaï. Ce sentiment était unique, même surprenant, après les incessantes intrigues politiques qui compliquaient ses rapports avec les autres personnes de son rang.

Consciente qu’elle regardait Hokanu sans parler et qu’elle avait oublié de répondre à son compliment, Mara cacha son rougissement en portant sa coupe à ses lèvres.

— Je suis heureuse que le vin vous plaise. Je dois avouer que je laisse le choix des crus à mon hadonra. Il a un instinct infaillible en ce domaine.

— Alors, je suis flatté qu’il ait choisi d’apporter le meilleur vin, répondit doucement Hokanu.

Alors qu’il l’observait, il semblait la voir autrement qu’en jugeant la façon dont elle était coiffée ou vêtue ; avec une intuition proche de celle d’Arakasi, il allait au-delà des apparences pour toucher directement son cœur.

— Dame, vous avez l’instinct de voir au fond des choses. Savez-vous que je partage votre répugnance pour les oiseaux en cage ?

Surprise, Mara se mit à rire.

— Comment le savez-vous ?

Hokanu fit tournoyer le vin dans sa coupe.

— Votre expression, quand vous m’avez décrit le salon de dame Isashani dans le palais impérial. Et puis, Jican a mentionné une fois devant moi qu’un soupirant vous avait envoyé un li. Il s’était écoulé moins de deux semaines, d’après lui, avant que vous le libériez.

Se rappelant sans le vouloir sa frustration aiguë concernant le dilemme de Kevin, Mara s’efforça de ne pas froncer les sourcils.

— Vous êtes très observateur.

— J’ai dit quelque chose qui vous a troublé. (Hokanu posa sa coupe. Il se pencha sur le coussin et posa une main aux doigts longs sur la table.) J’aimerais savoir quoi.

Mara eut un geste de frustration.

— Juste un concept expliqué par un barbare.

— Leur société est pleine de concepts fascinants, répondit Hokanu, ses yeux sombres et perspicaces toujours fixés sur elle. De temps en temps, ils nous font paraître comme des enfants têtus et attardés – retranchés derrière nos traditions au point d’en devenir aveugles.

— Vous les avez étudiés ? demanda Mara, intriguée et le montrant ouvertement avant de penser à masquer l’expression de son visage.

Hokanu ne sembla pas s’en soucier, car le sujet le fascinait lui aussi.

— Il y avait bien plus de choses derrière l’effort de paix manqué de notre empereur que ce que notre peuple croyait. (Puis, comme s’il regrettait que la politique ne brise leur moment d’intimité, l’héritier shinzawaï repoussa le problème.) Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous rappeler des temps difficiles. Mon père a appris que vous aviez été assiégée toute une nuit au palais impérial. Il dit que la façon dont vous avez survécu a été un grand honneur pour les Acoma. (Avant que Mara puisse écarter le compliment, il lui lança ce regard si direct qui la faisait toujours sortir de sa réserve.) J’aimerais beaucoup entendre ce qui s’est passé de votre propre bouche.

Et Mara vit sa main avancer légèrement sur la table ; avec la perception mystérieuse qu’elle semblait partager avec lui, elle sut qu’il désirait la prendre dans ses bras. Des frissons la parcourent alors qu’elle imaginait la sensation de son corps de guerrier contre le sien. Il était plus que séduisant – il la comprenait, et n’avait aucune des barrières culturelles ou des blessures émotionnelles qui compliquaient ses relations avec Kevin. Là où le barbare répondait par l’humour devant sa sombre nature tsurani, l’homme qui se tenait devant elle saurait tout simplement la comprendre, et sa promesse tacite de protection avait un attrait puissant.

Mara se rendit compte qu’elle avait à nouveau le regard dans le vide. Elle devait répondre à sa demande d’une manière ou d’une autre, pour que le caractère émotionnel de leur rencontre ne se transforme pas en passion.

— Je me souviens d’un grand nombre de cages à oiseaux brisées, dit-elle en s’efforçant de prendre un ton léger. Le seigneur Hoppara avait joint ses forces aux miennes, et les attaquants qui ont envahi son appartement n’ont pas trouvé de victimes à tailler en pièces. Ils ont passé leur rage sur les li d’Isashani et une bonne partie de ses coussins violets. Le lendemain, les attrapeurs d’oiseaux de la dame se sont épuisés à pourchasser les petits fugitifs.

Déçu de ne pas entendre le côté plus personnel de l’histoire, Hokanu fronça très légèrement les sourcils. Ses yeux avaient un angle un peu exotique, et cette expression lui donnait un air hagard.

— Dame Mara, ajouta-t-il doucement, et son intonation provoqua un frisson glacial chez la jeune femme. Je suis peut-être trop audacieux en me présentant de cette manière, mais les événements de l’empire ont imposé des changements qu’aucun de nous n’aurait pu prévoir, il y a à peine quelques mois.

Mara posa son verre de vin pour cacher le léger tremblement de ses mains. Elle savait, oh, elle savait où il allait en venir, et les sentiments qui luttaient en elle étaient trop farouches et embrouillés pour être démêlés. Elle demanda d’une voix faible :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Hokanu lut sa confusion aussi facilement que si elle l’avait criée. Il se pencha sur son coussin, pour accentuer la force de ses paroles.

— Mon frère a été perdu de l’autre côté de la faille, et je suis le seul qui reste. Je succéderai un jour à mon père à la tête des Shinzawaï.

Mara hocha la tête, encore plus troublée par le chagrin qu’elle percevait chez Hokanu après la perte soudaine de Kasumi. Les deux garçons avaient été élevés comme des frères, et la douleur d’Hokanu était profonde.

— Quand je vous ai rencontrée pour la première fois… (Hokanu surmonta son chagrin, et ses lèvres se relevèrent en un petit sourire ironique.) Je l’avoue, dame, j’ai ressenti du regret la première fois où je vous ai vue.

Surprise et riant soudainement, Mara répondit :

— Vous avez une étrange manière de faire un compliment, Hokanu.

Le sourire du jeune homme s’élargit, et ses yeux brillèrent d’un plaisir partagé alors qu’il voyait Mara rougir.

— Alors, je dois reformuler ma phrase, belle dame. Mon regret était particulièrement féroce parce qu’il se trouvait que cette occasion était celle de votre mariage.

L’expression de Mara changea, et devint pensive et amère.

— Il y a eu beaucoup de regrets dans ce mariage, Hokanu.

Et cette émotion si étrange revint, Mara sachant instinctivement qu’il savait, sans qu’elle ait besoin de lui expliquer.

— Mara, reprit-il, prononçant ce mot comme une caresse. Nous avons tous deux des devoirs envers nos ancêtres. J’ai grandi en sachant que mon destin serait d’améliorer les relations de ma famille par un mariage.
J’ai
toujours pensé que mon père me marierait avec la fille d’un seigneur ou d’un autre. Mais maintenant…

Mara finit sa pensée.

— Maintenant vous êtes l’héritier d’une maison honorable.

Le soulagement d’Hokanu était palpable.

— Et d’autres considérations sont en jeu.

Mara sentit une vague d’espoir mêlée à un désappointement attristé. Elle avait peut-être mal interprété son attitude. Il éprouvait des sentiments pour elle, et il savait combien sa présence la touchait. Il se montrait attentionné, tentant précautionneusement de se dégager de ses promesses sans la blesser.

— Je sais que les considérations politiques risquent d’interférer avec l’intérêt de votre cœur, offrit-elle, espérant adoucir ses difficultés.

— Mara, quand je venais vous rendre visite auparavant, je chérissais l’espoir que vous présenteriez un jour une requête à mon père, me demandant comme consort. (Son hésitation disparut comme les nuages devant le soleil, et l’espièglerie de ses yeux rayonnait sur son visage.) Les rôles de souveraine et de second fils m’obligeaient à garder le silence. Maintenant, comme héritier, je peux vous proposer un arrangement différent.

Le sourire de Mara s’évanouit. Il n’allait pas lui dire poliment qu’il ne pouvait plus lui faire sa cour ! Il allait lui faire sa demande ! Paniquée, piégée là où elle était le plus vulnérable, et poussée brutalement contre le buisson épineux de son avenir avec Kevin, elle lutta pour retrouver son calme et son sang-froid.

— Qu’avez-vous à l’esprit ?

Hokanu hésita, ce qui ne lui ressemblait pas. Il sentait la confusion de Mara, qui l’intriguait. Il dut changer son discours, et ses mains saisirent instinctivement le rebord de la table, comme s’il s’attendait à recevoir un coup.

— Je vous demande ceci de façon informelle, car si vous déclinez ma proposition, je ne souhaite pas un refus public. Mais, si vous le désirez, je ferai venir le premier conseiller de mon père pour qu’il rende visite à votre premier conseiller, afin qu’ils prennent toutes les dispositions pour notre rencontre… (Il faillit rire, et sa nature forte et directe reprit le dessus.) Je digresse. Épousez-moi, Mara. Un jour, Ayaki sera seigneur des Acoma, et votre second fils – notre fils – portera le sceptre des Shinzawaï. Je ne souhaite rien d’autre que de vous avoir à mes côtés comme dame, et de savoir que deux anciennes maisons seront un jour dirigées par des frères !

Mara ferma les yeux, luttant contre une vague de confusion. Même si elle connaissait bien Hokanu, même si elle était très attirée par son charme, l’idée d’un mariage provoquait une tempête dans son cœur. Elle avait senti l’arrivée de ce moment inévitable. Elle avait vainement cherché un abri derrière l’idée que l’accession d’Hokanu au titre d’héritier pourrait lui épargner cette demande, que des considérations politiques le forceraient à chercher un mariage avec une famille possédant de meilleures relations. Aucune pensée rationnelle ne l’avait préparée à cette réalité.

Elle sentit les yeux d’Hokanu se poser sur son visage, sentit qu’il partageait sans rien dire l’émoi que ses paroles avaient provoqué. Et de cette façon gracieuse qui brisait infailliblement ses défenses, il vint à son secours.

— Je vous ai surprise. (Sa voix avait pris un ton d’excuse.) Vous ne devez pas vous sentir mal à l’aise. Laissez-moi me retirer et vous donner le temps de réfléchir. (Il se leva, faisant preuve de considération pour elle, se comportant en grand seigneur.) Dame, quoi que vous décidiez, ne craignez pas de blesser mes sentiments. Je vous aime en tout honneur, mais je vous aime aussi pour vous-même. Je ne chérirais aucune minute qui n’apporterait pas de bonheur en ma compagnie. Cherchez votre bonheur, dame Mara. Je suis assez homme pour savoir trouver le mien.

Interdite, se tordant les mains et torturée par ses émotions, Mara leva les yeux et se rendit compte qu’Hokanu était sorti. Elle ne l’avait pas entendu partir. Elle dut regarder à deux fois pour s’assurer que le salon était vide. Elle tendit une main tremblante, prit sa coupe de vin, et la vida. Puis elle regarda la coupe vide et les assiettes intactes. Le visage de Kevin se mêla à celui d’Hokanu dans son souvenir, jusqu’à ce qu’elle éprouve une terrible envie de hurler sa frustration aux murs.

Elle ne pouvait pas choisir entre eux, cela lui était impossible. Le dilemme de l’amour et de l’honorable nécessité politique la déchirait comme un buisson d’épines.

— Ô dieux, que tout est embrouillé, murmura-t-elle.

Ce n’est qu’à ce moment qu’elle comprit qu’elle n’était plus seule. Avec une sollicitude réelle et galante, Hokanu lui avait envoyé son premier conseiller pour la réconforter et l’aider dans ce moment maladroit.

Encore faible après sa maladie, Nacoya secoua la tête, indiquant à Mara qu’elle ne devait plus parler.

— Venez, fit brusquement la vieille femme. Retournons dans vos appartements privés et ôtez ces robes de cérémonie. Quand vous serez installée plus confortablement, nous pourrons parler.

Mara lui permit de l’aider à se relever. Elle suivit Nacoya dans les couloirs sans voir où elle allait ni remarquer les planchers sous ses pieds.

— Quelqu’un veille-t-il aux besoins d’Hokanu ? demanda-t-elle d’une voix sans force.

— Saric s’en occupe. Lujan va organiser une petite joute entre les guerriers.

Nacoya ouvrit d’un geste brusque la cloison de la chambre de Mara, et rappela une dizaine de servantes et de domestiques.

— De l’eau pour un bain, ordonna-t-elle. Et quelque chose de léger et de confortable que la maîtresse puisse porter en sortant de l’eau.

Mara se tenait les bras écartés, raides, alors que ses femmes de chambre défaisaient les boutons de bois et les lacets de sa robe de cérémonie.

— C’est impossible ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas le bon moment.

Nacoya fit claquer sa langue.

— Les Shinzawaï sont une famille ancienne, avec un honneur égal au nôtre, mais le rôle qu’ils ont joué dans la tentative avortée de paix de l’empire…

Confondue par ce revirement vers la pure politique, Mara sortit de sa lourde robe. Elle avança machinalement vers le bain frais préparé par ses servantes, et s’assit en frissonnant, pendant que deux jeunes femmes lui frottaient le dos.

— Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas lui dire non et oublier ce problème ?

Nacoya répondit de façon détournée.

— Ma fille, il n’existe aucun moyen sûr de gouverner le cœur.

— Mon cœur n’a rien à voir avec cela ! rétorqua Mara, avec une violence qui était en soi une contradiction. Qu’est-ce qu’Hokanu est pour moi sinon un moyen vers une fin ?

Le premier conseiller s’assit sur un coussin et entoura ses genoux de ses doigts noueux. Elle ne dit rien, pendant que Mara supportait un bain qu’elle n’appréciait pas. La dame se leva au moment approprié et sortit de l’eau, restant debout en fronçant les sourcils pendant que ses servantes l’essuyaient.

Nacoya ne rompit pas le silence jusqu’à ce qu’une autre servante arrive avec une robe d’intérieur légère.

— Maîtresse, les Shinzawaï sont l’une des familles les plus honorables de l’empire dans ma mémoire et celle de mon père. L’ancien seigneur, Shataï, le père de Kamatsu, était le chef de guerre des Kanazawaï quand un seigneur des Keda était assis sur le trône de seigneur de guerre. Et personne n’a jamais entendu parler d’un seigneur des Shinzawaï qui ait rompu une promesse. Leur honneur n’a jamais été remis en question.

Mara savait tout cela. Alors que ses femmes de chambre laçaient sa robe, elle regarda son ancienne nourrice en contenant difficilement son exaspération.

— Mais leur position en ce moment est contestable.

— De nombreuses rancunes perdurent depuis l’échec de la paix et la Nuit des épées sanglantes, acquiesça Nacoya. Un grand nombre de familles endeuillées affirment que les meurtres n’auraient jamais eu lieu si la Roue bleue et, plus particulièrement les Shinzawaï, n’avaient pas été au cœur des manigances de l’empereur.

Il n’était nul besoin de rappeler à Mara que c’était uniquement parce qu’un trop grand nombre de nobles étaient blessés et que tout le monde préférait rester prudent, que personne n’avait songé à se venger des Shinzawaï. Lier les Acoma à cette famille par un mariage ne ferait qu’ajouter des noms à la liste de leurs ennemis.

Non, décida Mara, alors que le raisonnement précis de Nacoya lui permettait de démêler ses émotions et de clarifier ses pensées. Le cœur du problème était ailleurs. Hokanu était assez séduisant ; et son profond attachement pour Kevin la troublait douloureusement. Mais elle ne s’était jamais leurrée avec le faux espoir que l’amour lui permettrait de remplacer un époux par un esclave. Son émoi prenait ses racines ailleurs : elle répugnait à laisser le contrôle de sa vie à un souverain, quel qu’il soit. La brève période qu’elle avait vécue avec Buntokapi ne lui avait laissé que de mauvais souvenirs, mais ce n’était pas tout.

Mara soupira et regarda le jardin par la cloison ouverte. La journée avançait, et les ombres s’allongeaient sur le sentier entre les massifs d’akasi. La riche terre verdoyante qui avait appartenu à son père, et à ses ancêtres avant lui, avait prospéré depuis l’année où une toute jeune fille avait reçu un héritage bien au-dessus de son âge et de son expérience. En se remémorant ses succès, Mara admit une vérité plus profonde, beaucoup moins embrouillée que tous les conflits de sa vie, passés ou présents. Après une longue minute, elle dit à Nacoya :

— Merci pour tes conseils. Tu peux partir maintenant.

Alors que la vieille femme s’inclinait et sortait, Mara réfléchissait. Tant d’événements de sa vie avaient été la conséquence de son titre de souveraine. Mais les devoirs, les terribles responsabilités, et même le danger n’étaient pas aussi effrayants qu’ils lui avaient semblé le jour où elle avait quitté le temple de Lashima. Depuis qu’elle avait repris le sceptre des Acoma, elle avait appris à apprécier le pouvoir, à se réjouir d’utiliser son intelligence dans les machinations du grand jeu. Ces choses lui donnaient la liberté de poursuivre de nouvelles idées. Que ressentirais-je si je devais laisser quelqu’un d’autre prendre les décisions ? se demanda-t-elle. Pourrait-elle se contenter de collectionner les li, de décorer des salons ou d’arranger des mariages, comme le faisaient les autres dames ? Les femmes possèdent un pouvoir particulier, qu’elles manient quelquefois avec des résultats impressionnants. Pourrait-elle ressembler à Isashani des Xacatecas, et éprouver autant de satisfaction à tirer les ficelles dans les coulisses que lorsqu’elle disposait d’un pouvoir incontesté ?

Mara soupira une nouvelle fois.

Une ombre se découpa sur la cloison du jardin.

— Je sais ce que vous pensez.

La voix familière avait surgi de derrière elle. Mara releva les yeux et trouva Kevin en train de la regarder, un sourire forcé sur le visage.

Il exprima son opinion à voix haute, comme il le faisait toujours, sans attendre son autorisation.

— Vous vous demandez ce que cela ferait de vous reposer et de laisser ce jeune guerrier des Shinzawaï prendre les choses en main.

Riant de surprise, Mara répondit :

— Espèce de… monstre !

Kevin s’assit lourdement sur le sol à côté d’elle, et rejeta en arrière ses cheveux d’or roux, qui avaient d’ailleurs grand besoin d’être coupés. Il s’arrêta quand ses lèvres furent à quelques centimètres des siennes.

— N’ai-je pas raison ?

Elle l’embrassa. Elle pouvait résister au charme d’Hokanu, mais cet homme était un véritable poison qui courait dans ses veines.

— Oui, sois maudit.

— Je vais vous dire exactement ce que ce serait. Monotone. (Kevin fit un grand geste circulaire qui se termina dans une étreinte. Il l’embrassa à son tour.) Vous aimez le pouvoir.

— Je n’ai jamais souhaité le sceptre des Acoma, répondit-elle d’une voix sèche, qui contenait une note d’avertissement.

— Je sais, répondit-il sans s’émouvoir ni mordre à l’hameçon. Cela ne change pas le fait que vous aimez le pouvoir.

Mara se permit une grimace complaisante.

— Personne ne t’a demandé ton opinion.

Elle n’avait pas nié. Pour Kevin, c’était comme un aveu. Alors qu’elle s’appuyait, heureuse, contre son épaule, il poursuivit impitoyablement ses conclusions.

— Le jeune seigneur que vous courtisez n’est pas un homme faible. Quand il sera votre époux, c’est lui qui commandera et, à moins que je me méprenne sur les traditions tsurani, vous ne serez plus jamais souveraine. (Avec un sourire malicieux, Kevin demanda :) Alors, vous allez l’épouser ?

Mara tendit les mains, attrapa deux poignées de barbe rousse, et tira dessus pour le taquiner.

— Peut-être. (Quand Kevin écarquilla les yeux, elle ajouta :) Mais pas maintenant. Politiquement, ce n’est pas le bon moment, et je dois m’occuper de quelque chose auparavant.

— Comme quoi ? demanda Kevin, soudain soucieux et ayant perdu tout sens de l’humour.

Sans comprendre vraiment que les railleries de Kevin masquaient une terrible incertitude, Mara devint sinistre.

— Comme la destruction de Tasaio des Minwanabi.

La table était décorée comme pour un jour de fête. Des lanternes de papier lançaient des flèches de lumière à travers des motifs découpés, et de riches reflets rubis étincelaient dans le vin que les domestiques avaient apporté avec le repas. Les assiettes et les couverts étaient les plus beaux de la maisonnée, mais ni Mara ni son invité ne se soucièrent de terminer les petits gâteaux et les sauces. Hokanu était assis à son aise sur les coussins, mais son attitude de relaxation était feinte.

— Je comprends, bien sûr.

Sa voix était douce, sans le moindre ressentiment, et il ne semblait pas surpris. Mais Mara le connaissait assez bien pour remarquer la petite pause tranquille qu’il avait dû prendre pour retrouver son sang-froid dans l’instant qui avait suivi son refus, pour des considérations politiques, de sa demande informelle de mariage. Il n’était pas angoissé – tout du moins pas avec l’amertume et la rage que Jiro avait montrées quand elle avait choisi son frère, ni avec l’air de chien battu que Kevin exhibait dans ses humeurs sombres – mais elle percevait une véritable douleur d’être rejeté.

Comme elle s’y attendait, sa tristesse lui fit de la peine.

— Je vous en prie, ajouta-t-elle, avec moins d’impassibilité qu’elle ne l’aurait voulu. Vous devez connaître mon cœur.

Hokanu regarda ses mains immobiles qui reposaient à demi fermées autour de sa coupe de vin. Impulsivement, Mara souhaita pouvoir tendre la main vers l’autre côté de la table et prendre ses longs doigts dans les siens. Mais cela serait maladroit, et même inconvenant… Elle n’avait pas accepté de devenir son épouse. Mais elle ne put dissimuler entièrement ses regrets.

— Je… je vous admire plus que vous ne le pensez. Vous êtes tout ce que je pourrais demander au père de mes enfants. Mais nous gouvernons tous les deux. Notre maison deviendrait un camp armé… Où vivrions-nous ? Dans ce domaine, entourés de soldats qui ne vous sont pas loyaux ? Ou dans le domaine de votre père, au milieu de soldats qui ne me sont pas loyaux ? Pouvons-nous demander à des hommes qui ont prêté serment devant nos natami familiaux d’obéir à une autre maison, Hokanu ?

En entendant son nom comme elle seule pouvait le prononcer, Hokanu eut un sourire amer. Les paroles de Mara provoquèrent un haussement de sourcils étonné.

— Mara, j’avais envisagé que vous viendriez vivre avec moi sur le domaine de mon père, et que nous désignerions une personne de votre choix comme régent d’Ayaki jusqu’à ce qu’il atteigne sa majorité. (Hokanu fit un geste désobligeant envers lui-même.) Dame, pardonnez-moi ma présomption inconsidérée. J’aurais dû anticiper que vous, entre toutes les femmes, n’alliez pas réagir de façon coutumière et séculaire. (Son expression devint ironique.) J’ai admiré votre esprit libre. Faire de vous une épouse ordinaire serait comme mettre un li en cage. Je m’en rends compte maintenant.

Ses traits d’une grande beauté étaient dorés par la lumière des lampes, et ses yeux semblaient aussi profonds que les étangs des forêts sacrées. Mara prit une profonde inspiration pour retrouver son aplomb.

— Vous avez fait preuve de présomption, Hokanu, mais ce n’est pas une faute grave.

Avant de comprendre qu’elle s’était abandonnée à son désir, elle avait tendu les mains de l’autre côté de la table et saisi ses doigts. Sa peau était très chaude, chaque tendon clairement souligné.

— Tous ces problèmes seraient résolus si Tasaio des Minwanabi ne me menaçait pas, comme s’il tenait une épée au-dessus de mon cou. Si votre famille et vous ne vous étiez pas trouvés au cœur du plan de l’empereur pour imposer la paix au Grand Conseil. Si…

L’autre main d’Hokanu se déplaça et se referma doucement sur les siennes. Son expression s’était subtilement modifiée. Il ne ressentait pas de la colère ou du chagrin, mais plutôt un profond intérêt.

— Continuez.

— Si nous vivions dans un pays… (Elle hésita, car elle n’était pas sûre de la meilleure façon de formuler un concept qui lui avait été largement inspiré par Kevin)… où la loi gouverne autant que la parole, et où la politique n’approuve pas le meurtre…

Elle fit une pause et comprit sur l’instant que le silence d’Hokanu était un reflet du sien ; la main posée sur la sienne s’était resserrée dans un ressentiment partagé contre les défauts enracinés dans leur culture, qu’elle avait fini par reconnaître à contrecœur. Leur affinité si aisée la troubla, et pour reprendre ses distances, elle se concentra uniquement sur ses paroles.

— Si nous vivions en des temps où nos enfants pourraient grandir sans craindre les poignards derrière chaque porte, alors, Hokanu des Shinzawaï, je serais profondément honorée de devenir votre épouse. Il n’y a pas d’autre homme dans l’empire que je préférerais pour père de mon prochain enfant. (Elle détourna le regard, craignant que la présence d’Hokanu ne lui fasse rompre à nouveau le protocole.) Mais, jusqu’à ce que le Conseil se soit calmé et que les choses que nous connaissons soient différentes, une union entre nous ne ferait que mettre en danger nos deux maisons.

Hokanu resta silencieux. Il caressa sa main puis la lâcha, et ne dit rien jusqu’à ce que le regard de Mara revienne vers lui, pour pouvoir la regarder droit dans les yeux.

— Vous êtes sage bien au-delà de vos années, dame Mara. Je ne peux pas prétendre que je ne suis pas déçu. Je ne peux qu’admirer votre dévouement. (Il inclina légèrement la tête sur le côté.) Votre force exceptionnelle vous rend encore plus chérissable.

Mara se rendit compte que ses yeux étaient humides.

— Hokanu, une fille d’une autre maison aura beaucoup de chance.

Hokanu s’inclina devant le compliment.

— Cette fille devrait avoir beaucoup plus que de la chance pour pouvoir me faire oublier mes sentiments envers vous. Avant de partir, puis-je au moins savoir si vous considérez favorablement une amitié avec les Shinzawaï ?

— Assurément, le rassura-t-elle.

La tête lui tournait de soulagement qu’il ne se soit pas mis en colère et qu’il n’ait pas oublié la courtoisie. Elle ne s’était pas vraiment rendu compte à quel point elle avait été effrayée que son refus puisse le monter contre elle.

— Je chérirai cette amitié comme un privilège, poursuivit-elle.

— Considérez-la comme un présent, répondit Hokanu. Vous en êtes digne.

Il avala sa dernière gorgée de vin, puis se prépara avec tact à prendre congé. Mara le devança, comme pour retarder le triste moment de son départ.

— Si vous le permettez, je vous supplie de m’accorder une faveur.

Il s’arrêta alors qu’il était sur le point de se lever. Il la scruta de ses yeux sombres, honnêtement, sans soupçonner qu’elle puisse utiliser son sentiment envers elle à des fins politiques, mais plutôt dans un désir intense de deviner ses motivations. Mara lut dans son regard et comprit, au plus profond de son cœur, combien ils se ressemblaient : tous deux avaient un instinct pour le grand jeu, et la volonté de s’y engager à fond.

— Que voudriez-vous demander, dame Mara ?

La jeune femme s’efforça de rendre sa voix plus légère, pendant qu’elle se demandait comment aborder un sujet difficile.

— Je crois savoir qu’un Très-Puissant se rend fréquemment dans votre demeure.

Hokanu hocha la tête, le visage maintenant impassible.

— Cela est vrai.

Après un instant de tension, Mara précisa :

— J’aimerais beaucoup avoir une rencontre informelle avec un tel personnage. Si vous pouviez faciliter cette entrevue, je considérerais que j’aurais une dette envers vous.

Hokanu plissa légèrement les yeux, mais il n’exprima pas de curiosité sur les motivations de Mara.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Puis il se leva vivement, et la salua cérémonieusement de quelques phrases aimables. Mara se leva aussi, attristée que l’atmosphère d’intimité soit maintenant brisée. Le charme d’Hokanu était maintenant tout en surface, et malgré tous ses efforts, elle ne pouvait plus lire au plus profond de son âme. Quand il fut parti, elle s’assit dans la lumière des lanternes de papier, tournant et retournant sa coupe de vin dans ses mains. Elle ne parvenait pas à se rappeler les dernières paroles d’Hokanu, mais seulement qu’il avait trop bien dissimulé ses sentiments.

Les coussins de l’autre côté de la table lui semblaient trop vides, et la nuit un peu plus sombre.

Finalement, Nacoya la rejoignit, comme elle s’y attendait. L’instinct de l’ancienne nourrice était infaillible. Après avoir lancé un regard vers sa maîtresse, la vieille femme s’assit à ses côtés.

— Fille de mon cœur, tu sembles troublée.

Mara s’appuya contre Nacoya, la laissant la prendre dans les bras comme si elle était à nouveau une petite fille.

— Nacoya, j’ai fait ce que je devais faire, et j’ai repoussé la proposition d’Hokanu. Mais je suis troublée par une tristesse qui n’a pas de raison. Je n’aurais pas pensé que, aimant Kevin aussi profondément, je pourrais ressentir une telle peine en refusant la demande d’Hokanu.

Nacoya leva la main et caressa doucement la joue de Mara comme elle l’avait fait tant de fois durant les années douloureuses de son enfance.

— Ma fille, le cœur peut abriter plusieurs amours. Ces deux hommes ont leur place dans le tien.

Mara soupira, s’autorisant un moment de réconfort dans les bras de la vieille femme. Puis elle sourit d’un air désabusé.

— Tu m’as toujours dit que l’amour était un buisson embroussaillé. Je n’avais jamais compris jusqu’à quel point, et je ne savais pas que les épines étaient aussi nombreuses.

Au bruit du gong, Mara se raidit. Kevin venait juste de commencer à faire glisser sa main le long de son dos, mais elle s’écarta et échappa soudain au Midkemian. Kevin se retrouva tout seul, empêtré dans les couvertures. Avec un temps de retard, il se rendit compte qu’il n’avait jamais entendu auparavant le gong qui avait fait réagir Mara. Regardant vers le plafond depuis la natte de couchage, il demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

Sa question somnolente se perdit dans une vague d’activité quand la porte des appartements de Mara glissa sur le côté et que deux femmes de chambre entrèrent précipitamment avec des peignes et des épingles. D’autres suivaient ; elles ouvrirent la garde-robe, et en quelques instants, la maîtresse fut vêtue de robes de cérémonie, tandis que des femmes peignaient ses cheveux emmêlés par le sommeil.

Kevin fronça les sourcils. Tiré brutalement d’un interlude plaisant, il réalisa que sa dame n’avait pas prononcé un mot pour ordonner cette invasion intempestive.

— Mais que se passe-t-il ? demanda-t-il une nouvelle fois, assez fort pour être remarqué.

— Un Très-Puissant arrive ! répondit Mara avec impatience. (Elle continua à désigner à ses servantes les bijoux qu’elle voulait porter avec sa tenue de cérémonie.) Je veux le collier de métal pour cette occasion, et aussi la tiare de jade.

— À cette heure ? demanda Kevin, en se levant de la natte.

Il ramassa sa robe grise et s’en vêtit.

Au centre de cette activité fébrile, Mara lâcha un soupir d’exaspération.

— En temps normal, j’aurais déjà quitté la natte depuis une heure.

— Bon, d’accord, répondit Kevin, qui de toute évidence devait être le coupable. (Il avait fait de son mieux pour la retenir, et au début elle avait répondu très volontiers à ses avances.) Pardonnez-moi pour le dérangement.

Son ton était léger, mais il était de toute évidence troublé par l’interruption soudaine de leurs ébats.

Mara laissa les servantes s’occuper de ses épingles et de sa ceinture.

— Les Très-Puissants n’ont pas de temps à accorder aux caprices.

Elle semblait prête à ajouter une nouvelle phrase, mais au second coup de gong, le doux sourire qu’elle avait commencé à esquisser s’évanouit.

— Assez ! Le Très-Puissant est là !

Les servantes s’écartèrent et s’inclinèrent, tandis que leur maîtresse vérifiait sa coiffure, satisfaite que ses cheveux soient simplement relevés par quatre épingles. Le collier en métal précieux et la tiare de jade étaient suffisants pour que ce Très-Puissant comprenne qu’elle ne prenait pas sa visite à la légère.

Alors qu’elle enfilait ses sandales et se dirigeait vers la porte, son esclave commença à la suivre par réflexe.

— Non. Tu ne peux pas venir.

Kevin commença immédiatement à protester, et Mara rétorqua :

— Silence ! Si ce magicien décide que tu l’as offensé d’une quelconque manière, il peut ordonner la mort de tous les membres de cette maison. Je serais obligée d’obéir, quel que soit le prix. Les paroles d’un Très-Puissant sont loi. Sachant cela, je refuse que tu risques ta langue trop bavarde trop près de lui.

Elle interrompit la discussion et se hâta de franchir la porte et de traverser la cour pour rejoindre une autre aile. Il y avait là une pièce à cinq côtés, sans aucun meuble ni ornementation, à part un shatra gravé sur le sol d’onyx. La pièce n’avait pas été utilisée au cours de la vie de Mara, mais chaque manoir possède une salle, un renfoncement ou une alcôve similaire, avec un motif gravé dans le sol. Les magiciens de l’empire peuvent y venir à tout moment et concentrer leur volonté sur le symbole de la maison. Leur arrivée est traditionnellement annoncée par un coup de gong, envoyé magiquement à l’endroit où le Très-Puissant a l’intention d’apparaître. Un second coup signale son arrivée, et celui-ci avait résonné depuis plusieurs minutes déjà.

Dans la pièce, Mara trouva Nacoya, Keyoke et Saric déjà présents devant un homme à la mine sévère vêtu d’une robe noire. Elle s’inclina profondément en arrivant à la porte.

— Très-Puissant, veuillez pardonner mon manque de promptitude à vous accueillir. Mais je n’étais qu’à demi habillée quand vous êtes arrivé.

L’homme inclina la tête comme si le problème n’avait aucune d’importance. Il était d’assez maigre carrure et de taille moyenne, et bien que la robe cache les détails de sa silhouette, quelque chose dans sa façon de se tenir semblait familier à la dame des Acoma.

— Par l’entremise de quelqu’un pour qui j’éprouve de l’affection, il est venu à mon attention que vous désirez me parler.

La voix la renseigna : bien qu’elle soit plus vieille, ce magicien avait les mêmes riches intonations qu’Hokanu. Les yeux de Mara s’écarquillèrent légèrement. Cet homme était Fumita, le véritable père de l’héritier des Shinzawaï. Hokanu avait vraiment pris sa requête très à cœur ; et il semblait que son intuition ait été correcte : un certain lien familial perdurait entre ce membre de l’assemblée et les Shinzawaï.

Mais Mara n’osait pas spéculer ouvertement. S’ils le veulent, les magiciens sont capables de lire dans l’esprit des personnes qui se trouvent en leur présence. Elle ne pouvait nier le rôle que la magie avait joué dans la chute de Jingu des Minwanabi. Poliment, elle demanda :

— Très-Puissant, j’ai besoin de la sagesse d’une personne telle que vous, pour servir l’empire.

L’homme hocha la tête.

— Alors, nous parlerons.

Mara écarta ses conseillers et dirigea le mage vers une cloison qui donnait sur un porche adjacent, et où étaient installés des bancs de pierre bas. Mara profita de l’instant où Fumita s’asseyait pour l’étudier. Ses cheveux étaient brun foncé, et commençaient à peine à grisonner. Ses traits étaient marqués et anguleux, et son nez plus aquilin que celui de son fils. Leurs yeux sombres étaient remarquablement similaires, sauf que chez le Très-Puissant leurs mystérieuses profondeurs restaient voilées et insondables.

Il s’assit sur un banc de pierre. Mara choisit de prendre place en face, séparée de lui par un étroit sentier.

— De quoi souhaitez-vous discuter ? demanda Fumita.

— D’un sujet qui pèse sur mon cœur, Très-Puissant, commença Mara. (Elle prit une profonde inspiration et chercha comment commencer son récit.) Comme de nombreuses autres personnes, j’ai assisté aux jeux impériaux.

Si le Très-Puissant éprouvait encore des sentiments pour ce qui s’était passé ce jour-là, il le dissimula. Son attention acérée énervait plus Mara que la franchise d’Hokanu. Il n’était pas inapprochable, mais il restait glacial.

— Oui ?

— On dit que le Très-Puissant qui était… au centre de l’agitation, a libéré les combattants qui refusaient de combattre dans l’arène.

— C’est vrai.

Toujours sur la réserve, Fumita attendait que Mara continue.

Il n’aurait pas été plus clair s’il avait parlé. Elle devrait plonger seule au cœur du problème et risquer les conséquences de sa question.

— Voici mon problème, expliqua Mara. Si un Très-Puissant peut libérer des esclaves, qui d’autre le peut ? L’empereur ? Le seigneur de guerre ? Un souverain ?

Le magicien ne répondit pas tout de suite. Durant un certain temps qui lui sembla aussi étrange que l’isolement que peut ressentir un poisson dans un bassin, Mara ne fut consciente que de la brise qui soufflait sous le porche, et de la présence d’un domestique qui faisait le tour du manoir. Plus loin sur le sentier, les coups de balai d’un esclave résonnaient très fort, d’une façon presque surnaturelle. Ces choses faisaient partie de son monde, mais d’une certaine façon elles semblaient inaccessibles alors que les yeux du magicien restaient résolument fixés sur elle. Quand Fumita reprit enfin la parole, le ton de sa voix ne s’était pas modifié ; il parlait toujours sans inflexion et sèchement.

— Mara des Acoma, votre question sera posée à l’Assemblée.

Sans prononcer une autre parole, avant même qu’elle puisse répondre, il tira un petit objet de métal d’une pochette de sa ceinture. Mara n’eut pas le temps d’exprimer sa curiosité, même si elle l’avait osé, avant qu’il passe son pouce à la surface du talisman. Ce geste lui semblait familier, comme s’il l’avait répété de nombreuses fois. Un faible bourdonnement l’environna soudain. Puis le magicien disparut. Le banc de pierre était vide, et un courant d’air souleva légèrement la robe de Mara.

Bouche bée et complètement déconcertée, la jeune femme frissonna légèrement. Elle fronça les sourcils, frustrée, comme si l’espace où se trouvait le magicien pouvait répondre à sa place. Elle n’avait encore jamais eu l’occasion de traiter avec un magicien, à part la simple rencontre qui avait scellé le destin du seigneur Jingu. C’était la première fois qu’elle tentait une ouverture de sa propre initiative, et les conséquences la troublaient. Il est impossible de pénétrer les mystères de l’Assemblée. Elle frissonna une nouvelle fois, et aurait aimé retrouver Kevin parmi ses coussins.