21

GARDIEN DU SCEAU

La nef d’apparat accosta.

Assise sur des coussins sous le dais, une tasse de jus de fruit à la main, Mara clignait des yeux sous la lumière matinale qui se reflétait sur les eaux. Bercée par le rythme des marins qui manœuvraient leurs perches d’une main experte pour conduire son embarcation à quai à travers la foule de péniches, la dame se rappela la désapprobation que Nacoya avait exprimée à propos de son voyage à Kentosani. Mais, en regardant le trafic qui encombrait les quais et en comptant les péniches à l’ancre qui attendaient d’être déchargées, Mara jugea que l’évaluation d’Arakasi était exacte. Dans les rues et sur les places publiques, la cité avait retrouvé une apparence normale après le chaos des jeux impériaux, six mois auparavant.

Cela semblait à Mara un moment idéal pour revenir à la Cité sainte. Nacoya avait raison de soupçonner que les motivations de sa souveraine – rendre visite à un adversaire politique mineur pour changer ses alliances – étaient plus complexes, mais Mara ne révélait ses pensées à personne.

Une fois la nef amarrée sur le quai, elle tendit son jus de fruit oublié à un domestique, fit venir son palanquin et rassembla sa garde d’honneur. Elle n’avait amené que vingt-quatre guerriers dans sa suite ; elle avait l’intention de ne séjourner que brièvement à Kentosani, et ne se souciait pas des assassins. L’Assemblée et l’empereur considéreraient probablement d’un œil sévère tout désordre public ; un meurtre perpétré par un tong dans la cité impériale provoquerait sûrement une enquête très approfondie, ce qu’aucune famille n’oserait risquer en ce moment. En plus de sa garde, Mara n’avait emmené que Kevin et Arakasi, et un minimum de serviteurs.

La chaleur était déjà étouffante. Alors que les gardes acoma commençaient la corvée de dégager le trafic pour frayer un chemin à leur dame, Kevin repoussa ses cheveux humides de son front.

— Alors, pourquoi avez-vous fait ce voyage ?

Vêtue d’une robe plus élégante que ce qu’elle choisissait habituellement pour se déplacer en ville, Mara regarda entre les rideaux du palanquin, qu’elle avait entrouverts pour laisser entrer une petite brise rafraîchissante.

— Tu as déjà posé cette question à Arakasi, il y a moins d’une heure.

— Et il m’a servi le même mensonge : nous allons rendre une visite de courtoisie au seigneur Kuganchalt des Gimecho. Je n’en crois pas un mot.

Mara passa son éventail à travers les rideaux et le tapota sur le poignet de l’esclave en signe de reproche.

— Si tu étais un homme libre, je serais obligée de te défier pour avoir osé prononcer ces paroles. M’accuser de mentir est une insulte envers l’honneur des Acoma.

Kevin attrapa l’éventail, la désarma d’un air joueur, et lui rendit l’objet avec une révérence exagérée, imitant un soupirant tsurani faisant sa cour à une dame de rang plus élevé.

— Vous n’avez pas vraiment menti, admit-il.

Il sourit quand Mara étouffa un rire derrière l’éventail qu’elle venait d’ouvrir, amusée par ses pitreries. Il s’arrêta un instant, se rappelant comme elle lui était chère ; puis il poursuivit sur le sujet avec acharnement.

— Vous ne m’avez simplement pas dit ce que vous avez à l’esprit.

Les porteurs du palanquin tournèrent à l’angle d’une rue et firent un écart pour éviter un chien errant poursuivi par des gamins. Les galopins tentaient de lui reprendre un os qu’il avait volé, et se déplaçaient trop rapidement et d’une façon trop chaotique pour changer de trajectoire. Comme toujours, Kevin remarqua leurs vêtements rapiécés, les plaies et les traces de maladie qui couvraient leurs corps, et se sentit soudain très triste. Il n’entendit qu’à moitié les explications de Mara : le seigneur Kuganchalt était un allié important du seigneur des Ekamchi et du seigneur des Inrodaka, même s’il était un souverain mineur. Ces deux hommes tenaient le haut du pavé d’une petite faction qui lui était hostile, depuis qu’elle avait gagné une reine cho-ja dans une fourmilière située non loin des terres inrodaka. Mara expliquait qu’une rencontre avec les Gimecho lui donnerait au moins l’occasion d’expliquer son point de vue dans cette querelle, et peut-être même d’enfoncer un coin ou deux entre les Gimecho et les deux seigneurs mécontents.

— La maison Gimecho a subi de lourdes pertes lors de la chute d’Almecho, précisa Mara. Elle avait contracté des dettes importantes envers les Omechan, et les deux disgrâces du seigneur de guerre firent que les dettes furent réclamées beaucoup plus tôt que le vieux seigneur des Gimecho n’aurait pu le prévoir. Il est mort, dit-on, du stress, bien que l’on murmure qu’il pourrait s’agir d’un suicide. D’autres affirment qu’un ennemi a versé du poison dans sa nourriture. Quelle que soit la raison de son décès, son jeune fils, Kuganchalt, a hérité du sceptre, ainsi que d’un lourd fardeau financier. Je juge que c’est le bon moment pour lui proposer quelque chose.

Les lèvres de Kevin se serrèrent de contrariété. Mara savait pertinemment qu’il était présent lorsque Arakasi avait expliqué que la cour de Kuganchalt était infestée de cousins loyaux envers les Ekamchi et les Inrodaka. Certains avaient probablement reçu l’ordre d’assassiner le jeune homme inexpérimenté, s’il agissait d’une façon jugée préjudiciable à ses deux alliés. Kevin avait même ajouté que quelques-uns pourraient être tentés d’accélérer l’arrivée du jeune seigneur dans le palais du dieu Rouge sans que les deux ennemis de Mara aient besoin d’insister. Nacoya avait averti sa souveraine qu’entrer dans la résidence de Kuganchalt serait comme pénétrer dans un nid de relli des marais. Mais Mara, grondait-elle, était sourde aux bons conseils quand elle avait un grand plan dans la tête.

Alors que le palanquin et les porteurs tournaient à un autre angle de rue et que le soleil traversait les rideaux, Kevin se rendit compte que sa dame le regardait. Trop souvent, il avait la sensation qu’elle pouvait lire ses pensées sur son visage, et c’était justement l’impression qu’il ressentait en ce moment.

— Ce Gimecho s’attendra à ce que nous tentions de changer ses alliances, souligna-t-elle avec douceur et espièglerie. Ekamchi s’est donné beaucoup de mal pour acheter la loyauté d’un grand nombre de membres de la famille de Kuganchalt, et Inrodaka a payé pratiquement toutes les dettes. Ils seraient tous terriblement déçus si les Acoma ne faisaient pas une apparition. Nous irons les voir et nous leur donnerons ce qu’ils veulent, pour satisfaire l’idée qu’ils se font de leur propre importance. Les Inrodaka et les Ekamchi doivent continuer à croire que leur hostilité a de graves conséquences pour les Acoma. Cela les empêche de s’allier avec mes autres ennemis.

» Que les dieux nous protègent s’ils découvrent la vérité : les Acoma ont gagné suffisamment de statut pour que leurs petits complots n’aient plus aucune importance. Ils risqueraient alors de provoquer plus de troubles qu’ils ne le font actuellement, juste pour attirer l’attention, ou de se lancer dans quelque chose de réellement destructeur, comme assurer Tasaio de leur soutien.

Kevin laissa échapper un petit rire.

— Vous voulez dire que vous allez simplement donner une petite tape sur la tête du gamin pour garder cette querelle intacte. Vous voulez juste l’empêcher de se mettre vraiment en colère, au cas où il penserait que vous avez oublié qu’il a un compte à régler avec vous, pour qu’il ne devienne pas désagréable et ne cherche pas un nouveau litige plus gênant pour vous ?

— La comparaison est peu élégante, répondit Mara. Mais elle est exacte.

Kevin jura en midkemian.

Un peu vexée, Mara tira les rideaux du palanquin.

— Tes paroles semblent grossières. Qu’est-ce que tu as dit ?

Son amant barbare lui lança un regard appuyé et haussa les épaules.

— En langage poli, que votre grand jeu du Conseil se gargarise avec l’eau d’un marais fétide. On pourrait dire qu’il frôle souvent les frontières de l’absurde.

— J’avais peur que tu dises quelque chose dans ce genre.

Mara appuya un coude sur ses coussins et regarda l’un des immenses temples de pierre qui bordaient les deux côtés de l’avenue.

Kevin suivit son regard, et maintenant assez versé dans le panthéon tsurani, reconnut le temple de Lashima, la déesse de la sagesse. C’est ici, se souvint-il, que Mara avait passé des mois à étudier, dans l’espoir de prononcer ses vœux. La mort de son père et de son frère avait radicalement changé son destin.

Comme si ses souvenirs la poursuivaient, Mara déclara :

— Tu sais, le calme du temple me manque. (Puis elle sourit.) Mais pas vraiment le reste. Les prêtresses sont encore plus engoncées dans la tradition et les rituels que les grandes maisons. Maintenant, je ne peux pas imaginer que j’aurais été heureuse là-bas. (Elle lança un regard espiègle à Kevin.) Et je n’aurais certainement pas connu certains divertissements très agréables…

— Oh, répondit Kevin, en lançant un regard irrévérencieux vers les murs qui protégeaient le temple, peut-être que si. Avec un peu de chance et une longueur de corde solide, un homme déterminé peut faire bien des choses… (Il se pencha, plaça sa main sous son menton et l’embrassa alors qu’ils avançaient.) Je suis un homme très déterminé.

De l’autre côté du palanquin, Arakasi lança au couple un regard noir.

— Tu ne te comporteras donc jamais comme un esclave convenable, murmura Mara. Je suppose que nous allons devoir étudier le précédent établi dans l’arène par le Très-Puissant, ton compatriote, et chercher une façon légale de te libérer.

Kevin manqua de trébucher.

— C’est donc pour cela que nous sommes de retour à Kentosani ! Vous allez étudier tous les détails de la loi pour voir ce qui a changé depuis les jeux ? (Il allongea le pas, reprit sa position aux côtés de Mara, et sourit.) Patrick pourrait s’oublier et vous embrasser.

Mara fit la grimace.

— Cela lui vaudrait sûrement une correction ! Cet homme ne se baigne jamais. (Secouant la tête, elle ajouta :) Non, ce n’est pas pour cette raison que je suis venue. Si nous en avons le temps, nous irons visiter les archives impériales. Mais le seigneur des Gimecho passe en premier.

— La vie deviendrait terne sans les ennemis, commenta Kevin d’une voix sarcastique, mais cette fois sa dame ne mordit pas à l’hameçon.

Après les enceintes des temples, l’avenue se rétrécit et le trafic devenait trop dense pour permettre la conversation. Kevin lutta contre la pression de la foule, utilisant sa grande taille pour empêcher le palanquin de sa dame d’être bousculé. Il se rendit compte qu’il n’avait pas été totalement malheureux durant ses années de captivité ; il n’aimait peut-être pas tous les aspects de la société tsurani – la misère des pauvres ne cesserait jamais de le tourmenter. Mais si on lui donnait la chance de redevenir un homme libre, et de rester aux côtés de Mara, il choisirait ce monde étranger pour y fonder son foyer. Ses horizons s’étaient élargis depuis qu’il avait combattu dans la guerre de la Faille. Pour un fils cadet, le retour sur les terres de son père à Zûn n’offrait que peu de perspectives. Cela ne remplacerait pas l’exaltation qu’il ressentait en Tsuranuanni, cette terre étrangère et exotique.

Il était tellement plongé dans ses pensées que lorsque la petite escorte de Mara arriva à la résidence des Acoma, il ne protesta pas comme à l’accoutumée quand le chef des domestiques lui ordonna aussitôt de décharger les coffres de la dame et de les porter jusqu’à ses appartements.

Midi passa, et la chaleur diminua. Baignée et rafraîchie après le voyage, Mara se prépara à rendre visite au seigneur des Gimecho. Kevin déclina l’invitation à l’accompagner, arguant qu’il serait incapable de garder son sérieux pendant la réunion. En fait, Mara savait qu’il était fasciné par les marchés de la Cité sainte, et elle reconnut à regret qu’un après-midi de courses avec le chef des domestiques serait sûrement plus intéressant qu’un échange de bavardages guindés et d’insultes voilées avec un garçon de dix-sept ans dont les yeux étaient encore rougis par les larmes après la mort de son père. Elle accepta de bonne grâce l’excuse de Kevin et le laissa rester à la résidence ; elle emmena à sa place Arakasi, habillé discrètement comme un serviteur. Les Gimecho étaient une maison trop mineure pour être surveillés de près par les agents d’Arakasi, et le maître espion désirait profiter de l’occasion de bavarder et d’échanger des rumeurs avec les domestiques de la maison.

Le palanquin sortit de la cour de la résidence en fin d’après-midi, accompagné de vingt guerriers, un nombre suffisant pour impressionner le seigneur des Gimecho et lui laisser croire que son hostilité était prise au sérieux. Pour avancer plus rapidement, l’escorte passa par les quartiers excentrés, moins encombrés par le trafic.

Ils passèrent par des avenues ombragées de rangées d’arbres où s’alignaient les cours et les jardins des riches guildes officielles et des marchands. Peu de gens remarquaient leur passage, et les seuls obstacles étaient de temps en temps une charrette à bras remplie de légumes que les domestiques de riches citoyens poussaient vers leur demeure. Les soldats restaient vigilants, même si Arakasi pensait qu’aucune maison de l’empire ne se sentait assez en confiance pour tenter un assassinat en public.

Mara avait toujours aimé les rues écartées de la Cité sainte, avec leurs longues promenades d’arbres en fleur, et leurs pavés de pierre toujours propres. Elle aimait les portails de bois, avec leurs treillages à motifs et leurs montants couverts d’akasi et d’hibis grimpants. Bien que Kentosani soit une ville fluviale comme Sulan-Qu, par édit impérial, aucun teinturier, tanneur ou autre artisan utilisant des procédés déplaisants n’était autorisé à exercer dans l’enceinte de la ville. À moins que l’on se trouve sous le vent des prisons de l’arène ou sur les marchés populeux des quartiers centraux près du fleuve, cette cité embaumait les fleurs et l’encens des temples, quand le jour se terminait et que les prêtres et les prêtresses de toutes les divinités tsurani commençaient leurs dévotions vespérales.

Les porteurs acoma avancèrent dans les contre-allées, puis arrivèrent sur l’une des nombreuses places carrées de Kentosani. Jouissant de la quiétude de l’heure et à moitié perdue dans ses réflexions, Mara faillit ne pas remarquer l’hésitation d’Arakasi.

Elle regarda pour voir ce qui le captivait. Deux colonnes dorées reliées par une arche et une plaque d’ardoise polie s’élevaient de l’autre côté de la place. C’était l’un des nombreux panneaux d’affichage réservés aux paroles de la Lumière du Ciel. Bien que les messages soient généralement inscrits à la craie et concernent des questions religieuses, aujourd’hui une troupe de gardes blancs impériaux montait la garde près du panneau. L’événement était assez inhabituel pour attirer l’attention. Un examen plus attentif montrait que deux artisans vêtus très simplement réparaient la dorure de l’encadrement, qui avait été endommagée par les émeutes de l’année précédente. Même l’infime quantité d’or qu’ils utilisaient était trop coûteuse pour que l’on risque que des voleurs la dérobent ; cela semblait expliquer la présence des gardes de l’empereur. Mais ce qui attira particulièrement le regard d’Arakasi c’étaient les trois silhouettes vêtues de noir qui se tenaient devant le panneau, et y fixaient un parchemin chargé de rubans et de sceaux impériaux. Mara fronça les sourcils, intriguée. Les Très-Puissants de l’Assemblée des magiciens font rarement le travail des scribes.

— C’est une proclamation, murmura Arakasi d’un ton rêveur, partageant ses pensées avec sa maîtresse. Avec votre permission, dame, j’aimerais voir ce qu’elle contient.

Mara hocha la tête pour lui donner la permission, oubliant la beauté de Kentosani pour réfléchir à la Lumière du Ciel. Les proclamations impériales étaient rarissimes ; et le fait que l’une d’entre elles soit affichée par des Très-Puissants présageait une affaire d’une importance capitale. Plus personne ne doutait que l’empereur actuel se comportait différemment de ses ancêtres, qui avaient préféré rester à l’écart de leurs sujets. Cette Lumière du Ciel, Ichindar, non seulement mettait la main dans le grand jeu, mais le bouleversait complètement.

Arakasi revint, se glissant habilement entre deux vendeurs de pain qui transportaient des paniers pleins sur leur palanche. Ayant rejoint le palanquin de sa maîtresse, il murmura :

— Ma dame, les Très-Puissants annoncent à l’empire que le magicien Milamber a été chassé de l’Assemblée. Le document continue en disant que les esclaves de l’arène libérés par ses actions sont affranchis légalement, mais que cela ne peut établir un précédent. Par édit impérial et par la volonté du ciel, Ichindar décrète qu’aucune autre personne portant le gris des esclaves ne pourra changer de statut. Pour le bien de l’empire, pour le bien de l’ordre social et par la volonté divine, tous les esclaves devront le rester jusqu’à leur mort.

L’expression de Mara ne changea pas, mais la journée perdit totalement son attrait. Soudain le cœur lourd, elle fit signe à ses porteurs d’avancer, puis referma les rideaux, comme si elle désirait de l’intimité. Ses mains serrèrent désespérément un coussin. Elle ne savait pas comment elle allait annoncer cela à Kevin. Il avait eu tant d’espoir après sa remarque insouciante de ce matin.

Jusqu’à récemment, elle n’avait pas considéré l’esclavage comme un problème important. En tant que bien des Acoma, Kevin avait la garantie d’être nourri, logé, et d’avoir un certain statut public grâce à l’honneur de sa maison. En tant qu’homme libre, il n’aurait aucun rang, même aux yeux d’un mendiant. N’importe quel Tsurani pourrait lui cracher au visage dans la rue sans craindre d’être puni. Même si Mara l’aimait immensément, elle n’avait pas toujours compris sa fierté, si différente de la fierté tsurani. Car il était plus en sécurité comme esclave de sa maison que comme barbare libre et sans clan. En passant sur les quais de Jamar, l’on pouvait voir de temps en temps un renégat thuril ou un nain de Dustari et constater, en voyant leur misère, que cela était vrai.

Mais elle avait quand même réussi à comprendre quelque chose : s’il restait esclave, d’une manière ou d’une autre, elle le perdrait obligatoirement. La Nuit des épées sanglantes lui avait révélé sans le moindre doute qu’il était un guerrier ; il méritait la liberté pour vivre dans l’honneur. Depuis lors, elle s’était sentie gênée par l’idée qu’il puisse finir ses jours comme sa propriété. Son point de vue avait changé : elle comprenait qu’il avait son propre code d’honneur midkemian, aussi étrange soit-il.

Elle ne pouvait plus considérer qu’il avait déchu pour ne pas s’être suicidé plutôt que de se laisser capturer par l’ennemi, comme n’importe quel guerrier tsurani l’aurait fait, ou pour avoir caché son rang afin d’éviter d’être exécuté sommairement.

Troublée de découvrir que ses plans pour rendre Kevin heureux étaient effacés à jamais, Mara resta repliée sur elle-même durant toute sa visite à Gimecho. Elle fit toutes les manœuvres sociales que l’on attendait d’elle, mais elle aurait eu beaucoup de mal à se souvenir de la conversation ou à citer un détail sur l’apparence du jeune seigneur Kuganchalt. Si Arakasi avait remarqué qu’elle était distraite alors que le palanquin se frayait un chemin à travers les rues éclairées de torches de Kentosani, il ne dit rien. Il lui tendit la main avec l’habileté d’un homme qui effectue tous les jours de telles tâches, et l’aida à descendre du palanquin. Puis il disparut discrètement quand elle lui signifia son congé.

Mara demanda un repas léger, et pour une fois ne réclama pas la compagnie de Kevin. Elle s’assit dans la solitude de son cabinet de travail qui surplombait la cour, picorant son repas et regardant les motifs dessinés par les ombres que les massifs de fleurs projetaient sur les cloisons. Elle entendait des rires dans la cuisine, et la voix bruyante de Kevin qui décrivait les frasques d’un vendeur de jiga sur le marché. Il était de très bonne humeur, et les autres domestiques appréciaient son récit avec l’enthousiasme de badauds assistant à un spectacle de rue.

Mais, cette nuit, le rire de Kevin blessait Mara. Elle repoussa l’assiette à laquelle elle avait à peine touché, et demanda à un domestique de lui apporter du vin. Elle le but à petites gorgées, et laissa tomber la nuit sans demander que l’on allume des lampes. Son esprit et ses souvenirs tournaient en rond, revoyant les questions tendancieuses qu’elle avait posées au Très-Puissant, Fumita. Sa réticence la piquait au vif, même encore maintenant. Encore et encore, elle repensait à son accueil glacial, et elle se demandait, maintenant que tout espoir de changement était vain, si l’édit contre l’affranchissement des esclaves avait été provoqué par sa demande de renseignements.

Elle n’en serait jamais sûre. C’était le plus douloureux. Si elle avait sagement gardé le silence, la chance de liberté de Kevin n’aurait peut-être pas été détruite.

Mara soupira et d’un geste demanda que l’on enlève le plateau de son repas. Elle se retira tôt, l’esprit bouillonnant, et quand Kevin la rejoignit, elle feignit d’être endormie. Ses caresses et sa tendresse ne pourraient pas lui faire oublier ses sombres pensées, et elle craignait de le mettre dans la confidence. Quand enfin il tomba dans un sommeil heureux à ses côtés, elle ne se sentit pas mieux. Elle s’agita toute la nuit et chercha ses mots. Les heures passaient, et elle ne savait toujours pas quoi dire.

Elle regardait le profil de Kevin, doucement doré par la lumière des lanternes de la cour filtrée par les cloisons. La cicatrice du coup que lui avait infligé le contremaître au marché aux esclaves avait presque disparu au cours des ans. Il n’en restait plus qu’une fine ligne au-dessus de la pommette, comme la cicatrice qu’un guerrier pourrait garder après un coup d’épée. Ses yeux bleus et rieurs étaient fermés, et dans le sommeil, son visage semblait paisible. Mara brûlait de le toucher, mais elle resta serrée en boule, étouffant ses larmes. Irritée par sa honteuse mollesse, elle roula sur le côté et contempla le mur… Mais elle se retourna une nouvelle fois sans y penser, étudiant le profil de l’homme qu’elle aimait et se mordant les lèvres pour ne pas pleurer.

L’aube vint et la trouva épuisée. Elle se leva avant Kevin, nerveuse et malheureuse, parcourue de sueurs froides. Elle appela ses servantes pour la baigner et l’habiller, et quand son bien-aimé se leva en lui posant des questions ensommeillées, elle cacha sa réticence par une certaine brusquerie.

— J’ai une course très importante à faire ce matin.

Elle détourna la tête, apparemment pour aider la servante qui la coiffait, mais en fait pour cacher ses yeux rougis avant que le maquillage masque les traces de son chagrin.

— Tu peux venir, si tu le désires.

Piqué au vif par sa froideur, Kevin s’arrêta dans son geste d’étirement. Il la regarda ; elle sentait son regard dans son dos et n’avait pas besoin de voir pour être sûre de son air de reproche.

— Je viens, bien sûr, fit-il lentement. (Puis, chagriné que sa voix contienne une acidité ressemblant à celle de Mara, il ajouta :) Les bêtises des vendeurs de jiga devront s’améliorer avant qu’elles me fassent oublier vos charmes.

Elle perçut parfaitement le ton conciliateur de son commentaire ; elle maudit le pouvoir qu’il avait sur elle, et le fait qu’elle puisse ressentir une remarque même aussi anodine comme une réprimande.

Il se leva. Jamais aussi silencieux que les guerriers tsurani, mais aussi assuré qu’eux, il avança vers elle et glissa ses bras autour de ses épaules.

— Vous êtes mon petit oiseau favori dans l’empire, murmura-t-il. Merveilleusement doux, et votre chant est la joie de mon cœur.

Il s’écarta ensuite, avec une raillerie espiègle qui provoqua une crise de fou rire inconvenante chez l’une des femmes de chambre. Il avait remarqué que la dame restait raide dans ses bras, mais l’avait attribué aux épingles que la servante utilisait pour attacher les longues mèches torsadées de ses cheveux.

La complexité de la coiffure aurait dû l’alerter. Le chignon avait été monté à une hauteur qui indiquait une intention très tsurani d’impressionner un auditoire. Retenue par une dizaine d’épingles de jade et de diamant, la coiffure de Mara était couronnée d’une magnifique tiare de plumes ornée de coquilles de corcara.

— Nous allons au palais impérial ? demanda Kevin quand il réussit à détourner le regard assez longtemps pour remarquer qu’Arakasi se trouvait parmi les gardes d’honneur, habillé comme un scribe.

Le premier chef de troupe portait son armure de cérémonie et son plumet le plus imposant. Sa lance et son casque étaient enrubannés, et comme les rubans ne tiendraient pas longtemps lors d’une marche prolongée dans la rue, sans même parler d’un combat, quelqu’un d’important devait justifier toute cette pompe.

— Nous allons rendre visite à un fonctionnaire impérial, expliqua Mara, d’une voix crispée.

Elle laissa Arakasi l’aider à entrer dans le palanquin. Il était plus doué pour cette tâche que le chef de troupe, qui excellait à l’art de l’épée mais qui était très maladroit dès qu’il s’agissait d’aider une dame portant des sandales à semelles hautes, huit couches de robes supérieures et une coiffe qui aurait surclassé la couronne d’un roi des Isles d’un facteur dix.

— Tu ressembles à une friandise sur un gâteau de mariage, observa Kevin. Est-ce que ce personnage est important ?

Il réussit enfin à arracher un sourire à Mara, bien qu’avec son visage poudré et maquillé, son expression soit obligatoirement guindée.

— Il pense qu’il est important. Quand on vient demander une faveur, la différence est infime. (Faisant attention à sa parure, Mara s’installa dans ses coussins.) Ferme les rideaux, s’il te plaît, ordonna-t-elle à Arakasi.

Alors que les porteurs levaient les perches et partaient, un Kevin confondu leur emboîta le pas. Il supposa que Mara voulait de l’intimité pour décourager les regards des badauds et pour préserver son costume complexe de la poussière. Sa bonne humeur dura tout au long du trajet jusqu’au palais impérial, et même le protocole complexe des différents portiers ne l’agaça pas. Quand il s’était habitué au poids immense du cérémonial qui imprègne toutes choses dans l’empire, il avait découvert la raison de telles coutumes. Aucun fonctionnaire, même mineur, n’est jamais grossièrement interrompu par quelqu’un de rang inférieur. Les dames ou souverains ne sont jamais pris à l’improviste par un visiteur ; l’attention que les Tsurani accordent au protocole permet de s’assurer que toutes les choses arrivent au bon moment selon le rang de chacun, et que les papiers convenables, les vêtements appropriés et les collations sont tous prêts au moment où le visiteur franchit enfin le seuil de la porte.

Le gardien du sceau impérial était parfaitement préparé quand son secrétaire laissa finalement entrer Mara et sa suite dans la salle d’audience. Les coussins avaient été réarrangés depuis le départ du dernier pétitionnaire. Un nouveau plateau de fruits et de boissons avait été placé sur une table basse, et le fonctionnaire lui-même portait dignement ses robes de cérémonie, son col empesé et le sceau de sa charge convenablement disposés, et son anatomie charnue arrangée avec recherche.

D’âge moyen, le gardien du sceau impérial avait un visage fleuri et une bouche qui se perdait presque dans l’épaisseur de ses multiples mentons. Il dardait de tous côtés des yeux aux paupières tombantes, qui pouvaient probablement évaluer au dimi près chaque bijou du costume de Mara. Il aimait aussi les sucreries, comme en témoignaient les feuilles de keljir entassées dans sa corbeille à papiers. La friandise gluante confectionnée à partir d’une résine d’arbre avait coloré ses dents et sa langue d’une légère couleur rouge orangée, et sa révérence resta superficielle, tant à cause de sa masse que du sens aussi volumineux qu’il avait de sa propre importance.

La pièce sentait la sueur de l’homme obèse et la vieille cire, et Kevin en déduisit que les cloisons étaient sûrement bloquées en position fermée. Tenant une sacoche d’encre, de plumes et de parchemins pour Arakasi qui jouait le rôle d’un scribe, il se prépara à une attente longue et ennuyeuse alors que Mara commençait les salutations. Le fonctionnaire utilisa cet intervalle pour ouvrir un tiroir dans sa table minuscule et déballer un keljir, comme si cette tâche était un rituel sacré. Il fourra le bonbon dans sa bouche, le suça bruyamment, puis condescendit à répondre.

— Je vais bien. (Sa voix était grave, et trop forte. Il s’éclaircit la voix soigneusement, par deux fois.) Dame Mara des Acoma. (Il suça son bonbon, réfléchit, et ajouta :) Je suppose que vous allez bien ?

Mara inclina la tête.

Le fonctionnaire remua sur ses coussins, et le plancher craqua lourdement. Il passa son bonbon d’une joue gonflée à l’autre avec un claquement de langue.

— Qu’est-ce qui vous amène dans mon bureau en cette belle matinée, dame Mara ?

Kevin entendit la réponse de la dame dans un murmure, mais il ne put en distinguer un seul mot.

Les mâchoires du fonctionnaire cessèrent de mâcher la friandise. Il s’éclaircit la voix, trois fois, délibérément. Ses doigts tambourinèrent sur son genou, imprimant des points blancs sur la chair qui n’était pas recouverte par sa robe. Puis il fronça les sourcils, qui se rejoignirent au-dessus de son nez rond de bébé.

— C’est… C’est une requête des plus inhabituelles, dame Mara.

La dame s’expliqua, et, en l’entendant mentionner le mot « Midkemia », Kevin tendit l’oreille.

La dame des Acoma finit d’une voix presque audible.

— C’est un caprice. (Elle haussa les épaules d’une manière que Kevin reconnut comme purement féminine, et calculée pour désamorcer les soupçons.) Cela me ferait très plaisir.

Le gardien du sceau impérial s’agita une nouvelle fois. Son froncement de sourcils devint inconfortable.

Mara ajouta quelque chose.

— Je sais que la faille est fermée ! laissa échapper le fonctionnaire, tellement étonné qu’il en mordit durement son bonbon. (Il donna l’impression brièvement de s’être cassé une dent.) Votre demande, une concession semble-t-il sans valeur, est étrange. Très étrange…

Il s’éclaircit la voix et déclara une nouvelle fois « Très étrange », comme s’il aimait le son de ces mots.

Kevin se rendit compte qu’il s’était penché en avant, et comprit qu’il valait mieux qu’il se redresse. Dans ce pays, un esclave ne devait pas être surpris en train de s’intéresser aux affaires de ses supérieurs.

Mara parla à nouveau. Il crut devenir fou, car sa voix était encore trop basse pour qu’il puisse l’entendre.

Le fonctionnaire se gratta le menton, se trouvant de toute évidence dans une impasse.

— Puis-je faire cela ?

— Cela est écrit ainsi dans la loi, lui répondit Mara. (Elle fit signe à Arakasi, qui avança et s’inclina derrière son épaule.) Mon scribe sera heureux de vous l’expliquer.

Le gardien du sceau impérial croqua les derniers morceaux de son bonbon, l’air anxieux. Il fit un geste, comme si Arakasi n’avait pas plus d’importance qu’un esclave.

Le maître espion plongea la main dans une poche de sa blouse et en retira un document. Il en fit glisser le ruban, déroula le rouleau avec une application déterminée, et lut un passage copié dans un livre. Il indiquait que le gardien du sceau impérial pouvait à discrétion prendre des dispositions sur les droits du commerce et des guildes, et autoriser la perception limitée de faibles taxes sur les biens et services jugés trop mineurs pour ennuyer le Conseil impérial.

— Bien. (L’homme énorme se réinstalla sur ses coussins et commença à déballer un autre bonbon de keljir.) Le problème que vous me soumettez est certainement mineur, et ne mérite pas d’être discuté par le Conseil. (Il s’arrêta et retourna plusieurs fois le bonbon entre ses doigts comme s’il l’inspectait pour en chasser des insectes.) Mais, si j’en crois ce que je sais, aucun homme dans ma position n’a donné de dispense privée depuis des centaines de générations.

— Très honoré sire, s’aventura Arakasi. Puis-je souligner que la loi n’a pas changé ?

Il s’inclina à nouveau et recula pour se replacer près de Kevin, un indice clair qu’il s’attendait à prendre ses outils d’écriture pour préparer un document.

— Qu’est-ce qu’elle demande ? le questionna Kevin, aussi doucement que possible.

— Chut !

Arakasi fit signe à l’esclave de rester silencieux, pendant que Mara ajoutait un autre argument en sa faveur, et que le fonctionnaire semblait de plus en plus dans l’impossibilité de répondre.

Kevin observa, et en déduisit que le gardien du sceau impérial était un bureaucrate qui avait une dévotion sacro-sainte pour l’ordre. Avec l’obstination caractéristique de ce genre de personne dans tous les pays, il allait refuser la requête de Mara, non pas parce que sa demande était déraisonnable, mais parce qu’elle était inhabituelle et en dehors des méthodes et des formulaires usuels. Arakasi semblait sentir lui aussi un refus imminent, car son attitude devenait peu à peu plus tendue.

Kevin regarda le plancher et feignit l’insouciance. Mais dans un chuchotement presque inaudible, il proposa à Arakasi :

— Pourquoi ne suggérez-vous pas à Mara de lui offrir un pot-de-vin ?

Le maître espion ne cilla pas ; la seule preuve de sa surprise fut le temps qu’il mit à répondre.

— Brillant ! murmura-t-il. C’est ce que font les gens de ton peuple devant les fonctionnaires récalcitrants de Midkemia ?

Kevin lui rendit un hochement de tête à peine perceptible, et esquissa un demi-sourire.

— Généralement, cela marche. De plus, je parie que les bijoux de Mara sont exactement ce qu’il attend.

Mais Arakasi s’était déjà avancé pour tapoter discrètement le bras de sa maîtresse. Il lui parla à l’oreille, rapidement, avant que le gardien du sceau impérial puisse finir son bonbon et terminer sa réflexion.

Mara avait le don de réfléchir à toute vitesse. Alors que l’homme obèse de l’autre côté de la petite table prenait une longue inspiration pour formuler sa réponse, elle l’interrompit.

— Très honoré sire, je réalise qu’une telle requête demandera beaucoup d’efforts de votre part, car je sais que vous devrez vous assurer que vous agissez bien dans les limites de votre charge. Et comme vous n’êtes pas dans l’obligation de le faire simplement parce que je vous le demande, je serais heureuse de récompenser votre diligence et votre application ; disons, une centaine de centins de métal et trois émeraudes de la taille d’un pouce, si vous vouliez bien entreprendre les investigations nécessaires pour résoudre convenablement cette question.

Le gardien du sceau impérial avala d’un coup son bonbon de keljir. Ses yeux s’écarquillèrent.

— Dame, vous êtes trop généreuse.

Il n’insista pas ; après tout, la requête était ridicule et inutile. Il avait même, de façon très honorable, souligné que la faille reliant Midkemia à Kelewan était fermée. Mais si Mara souhaitait se montrer excentrique, il ne devait certainement pas ennuyer l’empereur et le Grand Conseil pour un point de commerce aussi futile. De toute évidence très content de son raisonnement, et déjà avide de recevoir son présent, le fonctionnaire fit un geste vers Arakasi.

— Mon devoir me demande d’effectuer des recherches pour cette tâche, mais je serai heureux de recevoir vos présents et… de les transmettre aux temples comme témoignage de dévotion. (Il sourit.) Maintenant que j’ai eu le temps de réfléchir, je suis certain que votre interprétation de la loi est correcte. Sortez vos plumes et vos parchemins. Nous allons rédiger le document immédiatement.

Les documents impériaux de Tsuranuanni n’étaient jamais de petites affaires. Kevin passait d’un pied sur l’autre, pendant que la salle close devenait de plus en plus étouffante. Arakasi et le gardien du sceau impérial argumentaient sans cesse et amicalement sur les termes de la concession, pendant que des esclaves allaient et venaient avec des braseros, des pots de cire de couleurs différentes, et des bobines de rubans. L’après-midi s’était écoulé avant que le document accordant la dispense que Mara avait demandée soit enregistré sous le sceau impérial. Il fallut encore attendre que l’encre sèche ; le capitaine de la garde d’honneur de Mara envoya un guerrier à la résidence pour y prendre les centins et les émeraudes. Pendant qu’ils attendaient, le fonctionnaire obèse mâchonnait des keljir et discourait sur la mauvaise qualité de la teinture des tissus cette saison. Il avait acheté une robe indigo, qui avait commencé à pourrir et à se transformer en poussière.

— Les marchands ne se gênent plus pour vendre des marchandises de qualité inférieure, depuis les émeutes, se lamenta-t-il, pendant qu’on allait chercher son propre scribe, juste pour nouer les rubans officiels qui liaient le parchemin pour en faire un rouleau. L’étoffe de nos vêtements part en lambeaux, termina tristement le gardien du sceau impérial. Certains disent que bientôt ce sera l’ordre dans l’empire qui s’usera.

— Pas avec l’Assemblée des magiciens qui garantit l’ordre, intervint Arakasi.

Il avança assez rapidement pour intercepter le parchemin, avant que le fonctionnaire puisse l’agiter pour souligner un nouveau point de son discours.

Heureusement, tout se passa ensuite assez rapidement, et Kevin reçut la sacoche avec les outils de scribe et le document rangé en toute sécurité à l’intérieur. Mara se leva et s’inclina ; alors que sa suite s’éloignait de la pièce étouffante, on put entendre le gardien du sceau impérial appeler son domestique d’une voix tonitruante.

— Il n’y a plus de bonbons de keljir dans ma jarre ! Où est donc passée notre efficacité ? Les teinturiers ne sont que des escrocs paresseux, les marchands vendent des articles défectueux, et maintenant mes propres domestiques pensent qu’ils peuvent ignorer mes besoins sans être punis ! Cet empire part à vau-l’eau et qui, à part moi, semble s’en soucier ?

Mara ne s’attarda pas à Kentosani après sa visite au gardien du sceau impérial, et embarqua l’après-midi même sur sa nef pour retourner vers Sulan-Qu et sa demeure. Le temps continuait à être chaud et suffocant, même pour Kelewan, et comme cela arrivait souvent durant les trajets sur le fleuve, Mara resta dans sa cabine. Elle passa de longues heures en conférence avec Arakasi, ou à lire les courriers que ses intendants lui avaient envoyés de différents marchés de la Cité sainte. Elle passait le reste du temps à contempler l’eau, plongée dans ses pensées, et sans vraiment remarquer les différentes embarcations sur le fleuve.

Kevin se divertit en plaisantant avec les marins, ou en jouant aux dés avec les guerriers de la garde d’honneur de la dame qui n’étaient pas de service. En tant qu’esclave, il ne pouvait pas légalement garder ses gains, ce qui était parfait du point de vue des perdants, qui juraient qu’il avait une chance démoniaque. La nef accosta sans encombre à Sulan-Qu, et l’escorte de Mara se regroupa. Ses biens et ses marchandises furent envoyés dans un entrepôt, pour rejoindre le domaine avec la prochaine caravane, pendant que la dame montait dans son palanquin. Elle avait déjeuné dans une auberge de voyageurs dans l’un des quartiers chics de la ville, puis était partie vers le domaine au crépuscule, les guerriers portant des lanternes pour éclairer la route. Fatigué par le soleil, Kevin avait passé le temps en ville à somnoler avec les porteurs, plutôt que d’écouter les commérages des mendiants, qui étaient systématiquement désagréables envers lui parce qu’il était étranger et esclave.

Depuis leur visite à Kentosani, les événements et le hasard s’étaient ligués pour empêcher Kevin d’avoir un peu d’intimité avec la dame. Il ne le prenait pas mal. Elle portait le sceptre des Acoma, et ses responsabilités la rendaient parfois inaccessible. Généralement, cela convenait à sa nature indépendante. Il y avait des moments où il préférait la solitude, ou les plaisanteries en compagnie des hommes. Cependant, la curiosité le poussait à savoir ce que Mara avait négocié avec le gardien du sceau impérial. Le parchemin, qui lui avait accordé une concession de droits, était resté roulé dans le coffret de documents personnels de la souveraine. Elle n’avait pas laissé ce coffret à Sulan-Qu avec ses autres bagages, mais l’avait gardé à ses pieds dans le palanquin, pendant tout le trajet de retour.

L’accueil tumultueux d’Ayaki empêcha Kevin de voir où le coffret avait été emporté. Mais Mara avait dû immédiatement ordonner qu’il soit enfermé, car à l’instant où elle finit de réprimander les domestiques pour avoir permis à son fils de veiller si tard, Kevin se rendit compte que le coffret avait disparu. Les porteurs s’étaient déjà évanouis en direction de la remise, et Jican restait invisible. Assez sage pour savoir qu’il ne pourrait soutirer aucune information à Arakasi, Kevin attendit une heure pendant que Mara discutait avec Nacoya des dernières nouvelles en prenant une tasse de chocha et un repas tardif. Il l’attendait dans la chambre à coucher quand, épuisée par le voyage, elle vint enfin s’y retirer.

Il comprit au moment même où il la prenait dans ses bras que quelque chose n’allait pas. Ses lèvres étaient fraîches sur les siennes, et son sourire forcé. Il était sur le point de lui demander ce qui se passait quand elle claqua dans ses mains pour faire venir des servantes et demanda un bain. Ce qui suivit accapara complètement son attention. Une fois l’ardeur de leur passion retombée, Kevin s’allongea sur les coussins de la natte. Les cloisons ouvertes et la lumière cuivrée de la lune dessinaient un carré sur le sol ; il remarqua que la jeune femme qu’il serrait dans ses bras n’était toujours pas détendue. En y réfléchissant, il comprit que leur étreinte avait été précipitée, pas du tout la lente et langoureuse spirale vers l’extase que Mara préférait habituellement. Sa réponse à ses caresses avait contenu une note de désespoir que Kevin avait failli ne pas remarquer.

Il tendit la main et lui caressa doucement les cheveux pour les écarter de sa tempe.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Mara roula sur le côté. Ses traits restaient dans l’ombre, mais Kevin pouvait sentir son regard sur son visage.

— Je suis fatiguée par le voyage, répondit-elle, mais ses paroles étaient calculées.

Kevin l’attrapa par les poignets et la tira chaleureusement contre lui.

— Tu sais que je t’aime.

Mais elle enfouit sa tête dans ses épaules et refusa de reprendre la parole.

Tentant une approche anodine, Kevin prit son menton dans sa main.

— Tu as préparé quelque chose d’important, que tu caches dans ta manche. Qu’est-ce que c’était que cette dispense spéciale pour laquelle tu as corrompu le gardien du sceau impérial ?

Mara lui répondit étonnamment piquée au vif.

— Tu ne dois pas t’attendre à recevoir mes confidences dans tous les domaines.

— Non ? (Kevin s’assit, ne comprenant pas la raison de cet antagonisme, et suffisamment vexé pour répondre avec rancœur.) Je signifie donc si peu pour toi ?

— Tu signifies beaucoup pour moi, rétorqua immédiatement Mara.

La peur rendait sa voix glaciale, mais dans le noir, Kevin ne prêta attention qu’au ton employé. Mara s’écarta de lui et s’assit, les bras autour des genoux, les mains étroitement serrées.

— Tu signifies tout pour moi, reprit-elle.

— Alors, dis-moi quel accord tu as passé à Kentosani. (Kevin écarta une mèche de cheveux rebelle dans un geste si familier qu’il fit souffrir Mara.) Je sais que cela concerne Midkemia.

— Arakasi ne te l’a pas dit, l’accusa Mara, toujours acerbe.

— Non, j’ai écouté une partie de la conversation.

L’aveu de Kevin indiquait qu’il ne ressentait clairement aucune honte à les avoir espionnés, ce qui la mit en colère.

Mara soupira bruyamment.

— Seuls mon maître espion et moi-même connaissons le contenu de ce document. C’est ce que je veux.

Maintenant convaincu qu’elle cachait quelque chose, et craignant que ce ne soit préjudiciable pour son peuple, Kevin tenta d’exercer une pression sur elle.

— Tu as dit que je signifie beaucoup pour toi.

Sa silhouette découpée dans la lumière de la lune, Mara restait parfaitement immobile. Son profil était dur, sans expression et, d’une façon exaspérante, totalement tsurani. Elle ne dit rien. Ne comprenant pas qu’elle était plongée dans un conflit personnel qui n’avait rien à voir avec leur discussion, Kevin tendit la main vers elle.

— N’as-tu pas confiance en moi, après toutes ces années d’intimité ?

La voix de Kevin était assez persuasive pour blesser Mara ; cependant, elle lui aurait résisté s’il n’avait pas tendu les bras et caressé ses épaules avec une grande tendresse.

— Mara, si tu es effrayée par quelque chose, ne puis-je pas le savoir ?

Elle s’écarta brusquement de lui, ce qui le surprit énormément, et le blessa si violemment qu’il en perdit le souffle.

— De quoi donc serais-je effrayée ?

Les paroles de Mara étaient dures, et Kevin n’avait pas le moyen de deviner qu’il avait touché exactement son point sensible. Elle était effrayée – du pouvoir qu’il avait sur elle, et de la confusion de ses émotions. Froidement, sur la défensive, elle réagit en utilisant le seul moyen qui lui permette de mettre une distance entre eux.

— Tu es un esclave, dit-elle avec une clarté glaciale et mordante. Ce n’est pas le rôle d’un esclave d’imaginer ce dont j’ai peur et ce dont je n’ai pas peur.

En colère, et sans prendre le temps de réfléchir, Kevin répondit sèchement.

— C’est tout ce que je suis pour toi ? Un esclave, que l’on compte parmi ses biens ? Est-ce que je ne compte pas plus qu’un étalon needra ou qu’un marmiton ? (Il secoua la tête et tenta vaillamment, malgré sa peine, d’adoucir sa voix.) J’avais pensé, après Dustari, et après une certaine nuit à Kentosani, que j’avais gagné un peu de mérite à tes yeux. (Il sentit son corps se mettre à trembler, et il s’endurcit contre les émotions que le peuple de Mara méprisait.) J’ai tué des hommes pour toi, dame. À la différence de ton peuple, les Midkemians ne prennent pas à la légère la vie des autres personnes.

Sa fierté déchira le cœur de Mara. Dans une seconde, elle allait pleurer, et dans une tentative désespérée pour contenir son chagrin, Mara garda un contrôle rigide de ses émotions. Comme si elle affrontait son pire ennemi, et non le compagnon qu’elle aimait, elle répondit :

— Tu oublies ton rang. Tu oublies que tu aurais pu payer de ta vie le fait d’avoir osé poser la main sur une épée. Tu es un esclave, comme les autres esclaves, et pour te rappeler ta position, il vaudrait mieux que tu quittes ma chambre et que tu passes le reste de cette nuit avec tes camarades dans les quartiers des esclaves.

Kevin s’assit, figé par l’étonnement.

— Sors ! dit Mara, sans crier, mais avec la voix implacable d’un exécuteur. C’est un ordre !

Kevin se leva, impérial dans sa fureur. Il attrapa ses chausses dans le coffre placé près des coussins, mais il ne prit pas le temps de s’habiller. Nu, immense et fier, il déclara :

— J’ai trahi mes compagnons en partageant mon amour avec notre ennemi. Ce sont peut-être des barbares et des esclaves, mais ces gens ne méprisent pas la loyauté. Ce sera un véritable plaisir de les rejoindre, conclut-il.

Il pivota sur ses talons et sortit sans la saluer.

Mara s’assit, rigide comme la pierre. Elle ne pleura que longtemps après son départ. À ce moment, il était déjà en train de frapper à la porte de la cabane où vivait Patrick, demandant poliment à entrer.

— Kev ? dit une voix somnolente. C’est toi, mon vieux ?

Kevin franchit le seuil de la porte, puis jura quand il se souvint que les cabanes des esclaves ne disposaient pas de lampe. Il s’accroupit dans le noir et s’assit sur la terre battue humide.

— La barbe, marmonna Patrick. (Il s’assit sur la pauvre natte qui lui servait de lit, de chaise et de table.) C’est bien toi. Est-ce que tu es obligé de me rendre visite au beau milieu de la nuit ? Tu sais bien que nous devons nous rendre aux champs avant l’aube.

Il y avait plus que cette accusation dans la voix de son camarade midkemian. Kevin avait déjà fait l’erreur cette nuit de se tromper sur les sentiments de quelqu’un et, dégrisé par sa méprise et devenu plus sensible, il choisit de répondre avec tact.

— Quelque chose ne va pas, mon ami ?

Patrick soupira et passa une main sur sa tête chauve.

— Tu peux le dire. Ça ne va pas du tout. Et je suis heureux que tu n’aies pas attendu demain pour venir, vraiment. Je suppose que tu as entendu pour Jake et Douglas.

Kevin prit une profonde inspiration.

— Non, répondit-il doucement. Qu’aurais-je dû entendre ?

— Ils ont été pendus pour avoir tenté de s’évader ! (Patrick se pencha en avant, angoissé et amer.) Nous avons entendu le décret impérial quand un colporteur est passé au domaine. Tu n’étais pas là pour les dissuader de s’évader. Dieux, j’ai essayé. Ils ont fait semblant de m’écouter, mais ils ont cherché à s’enfuir la nuit suivante. Keyoke, le vieux renard, nous connaît maintenant suffisamment et il avait deviné que quelqu’un pourrait chercher à s’enfuir vers les collines. Il avait disposé des guerriers qui attendaient nos gars, et tous deux étaient morts avant l’aube.

Kevin sentit une piqûre lorsqu’un insecte goûta sa cuisse. Il l’écrasa avec une fureur qu’il prit soin de ne pas laisser transparaître dans sa voix. Soigneusement, en analysant les nouvelles depuis le début, il demanda :

— Tu as mentionné un décret impérial. De quoi s’agit-il ?

— Tu n’as pas entendu ? (Patrick eut un rire incrédule, et sa voix se teinta d’un lourd sarcasme.) Tu te trouvais dans la Cité sainte, en compagnie de la toute-puissante noblesse, et tu n’as pas entendu ?

— Je n’ai pas entendu, répondit sèchement Kevin. Maintenant, est-ce que tu pourrais gentiment me dire de quoi il s’agit ?

Patrick s’arrêta, se gratta une égratignure sur le genou, et soupira.

— Que je sois damné, mais tu as l’air d’être sincère. Et ce n’est pas surprenant, en voyant que les esclaves n’ont pas plus d’importance que les needra pour les nabots de cette terre maudite.

— Bon sang, mais dis-moi, Patrick ! S’il y a eu un décret impérial sur les esclaves, je veux le connaître.

— C’est tout simple, répondit l’homme chauve qui au fil des ans était presque devenu un étranger pour Kevin. Les esclaves libérés dans l’arène par le magicien midkemian, Milamber, n’étaient qu’une lubie. Milamber a été chassé de l’Assemblée pour n’avoir pas fait son devoir envers l’empire, d’après la rumeur générale. C’est un hors-la-loi pour de bonnes raisons, disent-ils, et sa tête est mise à prix. Et l’empereur s’en est mêlé. Il a scellé un document qui a été posté dans toutes les villes : aucun esclave ne pourra jamais être libéré. Cela a complètement détruit l’espoir que tu nous avais fait miroiter, mon vieux. Les pauvres Jake et Douglas ont perdu le courage d’attendre, et il y en a d’autres, aussi impatients qu’eux, qui n’attendront plus longtemps. (Avec une note amère, il ajouta :) Ils étaient tellement désespérés par la nouvelle, que je pense qu’ils savaient qu’ils allaient être pris et qu’ils s’en moquaient. (Il soupira.) C’est dur de penser que durant toutes ces années, nous avons espéré que d’une façon ou d’une autre nous rentrerions chez nous. Je suppose que la perspective de faire ce travail d’esclave tous les jours jusqu’à la fin de notre vie…

Le silence s’installa pendant que Kevin réfléchissait aux implications des nouvelles que son compatriote lui avait communiquées. Patrick retrouva ses esprits et comprit que la mort de ses deux compagnons n’était pas la raison de la visite impromptue de Kevin.

— Tu t’es encore disputé avec elle, l’accusa-t-il brutalement.

Kevin hocha la tête d’un air désabusé, ses sentiments d’amoureux moins à vif depuis qu’il avait appris la disgrâce de Milamber. L’étrange réticence de Mara depuis Kentosani avait enfin une raison évidente. En réfléchissant calmement, dans une cabane humide infestée d’insectes, il vit qu’il avait été un imbécile de s’emporter ainsi. Mara n’avait jamais été femme à s’abandonner à des crises d’hystérie. Elle devait vraiment se sentir aussi effrayée de le perdre que lui d’être séparé d’elle. S’il ne pouvait pas, pour respecter les ordres de Mara, revenir avant le matin pour arranger les choses, il pouvait au moins se préoccuper des difficultés de ses compatriotes, ce qu’il n’avait pas fait depuis trop longtemps.

— J’ai eu une nuit un peu dure, avoua Kevin désabusé. Mais ce n’est pas une raison pour perdre espoir.

— Mais enfin, mon vieux, la faille est fermée ! l’interrompit Patrick. Cela signifie qu’il n’y a plus aucun espoir de retour pour nous, et que notre seule chance est de mener une vie de hors-la-loi dans les montagnes.

— Non.

Mordu par un autre insecte, Kevin secoua ses chausses et demanda poliment une place sur la natte.

Patrick se déplaça sur le côté de mauvaise grâce.

— Aujourd’hui, la faille est fermée, c’est vrai.

La couverture était grossière, et Kevin se demandait ce qui était le plus désagréable et le plus irritant, de la literie de son compagnon ou des insectes. La natte, moite de sueur et bosselée, n’était pas un endroit convenable pour qu’un homme y passe ses nuits. Kevin soupira, déchiré entre son amour pour Mara et sa responsabilité de fils de seigneur ; il était le seul à avoir la possibilité de trouver de l’aide pour ses compatriotes. Comme toujours, il chercha le réconfort dans l’humour. Plutôt que de s’en prendre à l’injustice tsurani, il régala Patrick d’un récit facétieux de la visite de Mara au gardien du sceau impérial.

Il réussit à tirer un rire sec de Patrick quand il arriva au moment du pot-de-vin. Mais le sujet central ne passa pas sans que son compagnon le remarque.

— Tu ne sais pas ce qu’il y a dans cette dispense. Cela n’a peut-être rien à voir avec nous, ou même avec l’esclavage.

— Probablement pas, confessa Kevin. (Mais il ajouta rapidement :) Mais ce n’est pas le problème.

Un silence sceptique s’ensuivit. La natte glissa légèrement alors que Patrick s’appuyait contre le mur.

— Alors quel est le problème, mon vieux ? J’attends.

— Elle a négocié une concession qui a un rapport avec Midkemia, souligna Kevin comme si la conclusion était évidente. De toute évidence, notre dame pense qu’un jour la faille sera rouverte.

— Et c’est supposé aider les gars à vivre dans la vermine et à supporter les coups ? demanda Patrick. Bon sang, Kevin, tu es beaucoup trop optimiste. Toute cette soie et la peau de cette femme t’ont monté à la tête. Tu sais que les nabots ont une histoire qui remonte à des milliers d’années. Ils font des plans pour les cinquante prochaines générations et les considèrent comme importants durant leur propre vie.

Kevin ne le contredit pas, mais fit un geste de prière sincère.

— Patrick, parle aux hommes. Fais-les espérer. Je ne veux pas qu’ils soient pendus un par un par les guerriers de Mara, pendant que je cherche une façon de les renvoyer chez eux.

Patrick grommela une phrase inintelligible, qui ressemblait à des jurons. L’aube filtrait à travers la seule fenêtre de la cabane, et un bruit de pas venant des baraquements signala un changement de patrouille.

— Il faut que je me lève, mon vieux, fit Patrick d’une voix morose. Si je n’arrive pas à l’heure pour la tambouille, il faudra que je travaille toute la journée le ventre vide.

Sur un coup de tête, Kevin prit la main de son compagnon.

— Fais-moi confiance, mon vieil ami. Accorde-moi juste encore un peu de temps. Quand je perdrai espoir, je te le dirai, et je te promets que je ne mourrai pas comme un esclave. Si je te dis que j’ai perdu espoir, alors je conduirai la fuite vers les montagnes et je mènerai avec vous la vie d’un hors-la-loi.

Patrick le regarda attentivement, dans les ténèbres qui s’éclaircissaient.

— Tu es sincère, finit-il par avouer, apparemment surpris. Mais cela va être dur de convaincre les gars. Ils sont en colère pour Douglas et Jake.

— Alors, ne les laisse pas rejoindre Douglas et Jake.

Parfaitement conscient que Jican serait heureux de le mettre au travail, Kevin prit une route détournée, par les jardins, pour traverser l’enceinte du domaine entre le quartier des esclaves et la maison principale. La rosée trempait ses pieds nus et mouillait le bas de ses chausses. De temps en temps, il dépassait l’une des sentinelles de Keyoke. Elles ne l’arrêtèrent pas ; depuis la campagne de Dustari, et surtout depuis la Nuit des épées sanglantes, le récit de ses prouesses martiales avait circulé dans les cantonnements. Les guerriers de Mara ne pouvaient reconnaître ouvertement sa bravoure, mais ils lui accordaient à leur façon un respect tacite. Ils ne mettaient plus sa loyauté en question.

Si les gardes placés à la porte des appartements de Mara avaient entendu leur dispute de la nuit, ils n’en donnèrent aucun signe quand Kevin franchit la haie d’akasi et sauta sur le sentier. Ils l’ignorèrent, comme s’il était un fantôme, quand il entrouvrit la cloison et se glissa à l’intérieur.

Une lumière grise comme une perle tombait sur une masse de coussins en désordre. Mara dormait, allongée en leur milieu, les bras étreignant un bouchon de draps entortillés, et les cheveux emmêlés par son agitation. Elle n’avait peut-être pas été mordue par les insectes, mais elle semblait avoir passé une nuit aussi déplaisante que lui. Même alors qu’elle rêvait, son front était froncé. Son profil, ses petites mains serrées, et la courbe d’un sein dissipèrent la dernière parcelle de contrariété de Kevin. Il ne pouvait pas rester fâché contre elle. Peut-être était-ce la pire de ses fautes.

Il se débarrassa de ses chausses humides. Conscient que sa peau était froide, et rougie par endroits, là où il s’était gratté, il s’allongea sur le bord des coussins et enroula ses pieds glacés dans un pli de la couverture. Puis, attendant que la circulation de son sang lui redonne de la chaleur, il observa la femme qu’il aimait.

Sa proximité atténuait l’aiguillon de l’esclavage, et lui faisait presque oublier ce qu’il était, le rang qui avait été le sien à sa naissance, tout ce qu’il avait perdu, et tous les problèmes de ses compatriotes. Il comprenait trop bien leur détresse si le mince espoir qu’il avait agité devant Patrick ne s’avérait être que le nœud coulant de la pendaison. Puis Mara tressaillit et pleura doucement dans son sommeil, et son inquiétude pour elle submergea tout le reste.

Kevin tendit vers elles ses mains réchauffées. Il dégagea le drap coincé entre ses genoux et libéra l’un de ses poignets d’une longue mèche de cheveux noirs qui l’emprisonnait. Puis il la prit dans ses bras et l’embrassa tendrement pour la réveiller.

Ses pleurs avaient dû l’épuiser, car elle se réveilla lentement et ses yeux étaient gonflés et rougis. Il la surprit alors qu’elle n’était plus sur ses gardes, et elle s’étendit confortablement contre lui. Puis la mémoire lui revint et elle se raidit, offensée.

— Je t’avais ordonné de partir ! dit-elle, irritée.

Kevin indiqua la cloison d’un mouvement de tête.

— Jusqu’au matin, répondit-il d’un ton égal. Mais le matin est arrivé. Je suis revenu.

Elle ouvrit la bouche pour répondre. Doucement mais rapidement, il plaça ses doigts sur les lèvres de la jeune femme.

— Et je t’aime toujours.

Elle remua pour protester, plus forte qu’elle ne semblait ; il dut se montrer ferme pour la garder contre lui. Conscient que s’il l’embrassait elle pourrait exploser de rage, il se contenta de poser ses lèvres contre son oreille. Les cheveux de ses tempes étaient humides, peut-être de larmes. Il chuchota doucement :

— Patrick m’a parlé du décret impérial sur l’esclavage. (Il était encore blessé qu’elle lui ait caché cette nouvelle, mais il oublia son ressentiment.) Si je devais te quitter, ce ne serait pas maintenant.

— Tu n’es pas en colère contre moi ? demanda-t-elle, son incertitude enfin visible.

— Je l’étais. (Kevin l’embrassa, la sentit qui commençait à se réchauffer contre lui.) Si tu m’avais parlé, je ne me serais peut-être pas comporté comme un rustre.

— Un rustre ?

La voix de Mara se mit à trembler alors que les mains de Kevin plongeaient sous les draps.

— Un karagabuge, traduisit Kevin.

Il avait choisi un terme désignant une race mythique de géants contrefaits qui habitent les cavernes des montagnes dans les contes de fées tsurani, des créatures comiques et maladroites qui provoquent constamment leur propre défaite.

— C’est bien ce que tu es. De toute façon, tu es trop grand, le taquina Mara.

Le soulagement lui tournait la tête, et le fait qu’il lui ait pardonné la plongeait dans un tourbillon d’émotions.

— Alors, si c’est le cas, un karagabuge ne demande pas la permission de violer et de piller.

Il la serra davantage contre lui, la fit rouler contre sa poitrine, et soupira dans la masse luxuriante de ses cheveux. En l’espace de quelques minutes, ils avaient tous deux oublié qui était l’esclave et qui était le maître ; car ils ne faisaient maintenant plus qu’un.