L’année s’écoula.
Distraite par les difficultés continuelles du commerce et le manque apparent d’activité de Tasaio, Mara attendait. La saison des pluies vint et finit. Les jeunes needra furent sevrés, et les jeunes mâles chargeaient tout ce qui bougeait dans les pâturages ; quand ils auraient suffisamment grandi, les bouviers choisiraient ceux qui seraient châtrés et ceux que l’on garderait pour la reproduction. Des récoltes furent semées et moissonnées, tandis qu’une paix incertaine continuait à régner. Les jours s’écoulaient sans que l’anxiété de Mara ne s’apaise. Un millier de réponses à un millier d’attaques possibles furent discutées et écartées, mais aucune menace minwanabi ne se matérialisa. Un millier de manœuvres au jeu du Conseil furent planifiées, mais l’empereur n’abrogeait toujours pas son édit contre le Grand Conseil.
Assise dans son cabinet de travail aux heures les plus fraîches du début de la matinée, vêtue d’une robe courte et légère, Mara étudiait les ardoises et les parchemins que Jican lui avait laissés. Depuis la déconvenue de Kentosani, la fortune des Acoma s’améliorait. Son ascension au titre de chef de guerre du clan n’avait provoqué aucun désastre. Graduellement, les troupeaux se remettaient des ventes effectuées lors de la campagne de Dustari ; le commerce de la soie était enfin florissant. Bien que Nacoya saisisse toutes les occasions pour harceler sa maîtresse en lui faisant remarquer qu’elle négligeait le problème de son mariage, Mara refusait de changer d’avis. Tasaio consolidait sa position comme seigneur des Minwanabi, et même un membre d’une famille aussi bien placée ces jours-ci que celle d’Hokanu serait fou d’accepter une union, tant que le problème entre les Minwanabi et les Acoma ne serait pas réglé. À l’exception des Xacatecas et, d’une certaine façon, des Anasati, les seigneurs hésitaient à conclure des alliances avec les Acoma. Mara soupira et repoussa une mèche de cheveux qui s’était échappée de son chignon. N’étant pas encore assez puissante pour prendre les premiers contacts, elle avait appris à attendre.
Quelqu’un la dérangea en tapotant doucement contre la cloison.
Mara fit signe au domestique qui attendait de l’autre côté de la porte d’entrer.
Il s’inclina.
— Ma dame, un messager assermenté vous attend dans l’antichambre.
— Fais-le venir ici.
Mara avait pu profiter de deux heures de méditation tranquille depuis l’aube et, maintenant que survenaient les inévitables interruptions, elle était anxieuse de connaître les nouvelles.
Le messager était encore couvert de la poussière de la route, et portait une tunique décolorée, arborant sur les manches l’emblème d’une guilde de Pesh. Comme Mara n’entretenait aucune relation avec les familles de cette ville, sa curiosité fut piquée.
— Tu peux t’asseoir, permit-elle au messager alors qu’il terminait sa révérence.
Il ne portait pas de document ; le message qu’il apportait devait être oral, garanti par un serment de silence sur sa vie. Mara fit signe à un serviteur d’apporter du jus de jomach, au cas où l’homme aurait la gorge sèche.
Il inclina la tête quand le rafraîchissement arriva et but avec gratitude une longue gorgée.
— J’apporte aux Acoma les salutations du seigneur Xaltepo des Hanqu.
Le messager refit une pause pour boire une autre gorgée, laissant poliment un moment à la dame pour qu’elle se remémore ce qu’elle savait de la maison de ce seigneur, de son clan et de ses affiliations politiques.
Mara avait besoin de ce temps, car les Hanqu étaient une maison mineure qui n’avait jamais eu de rapports avec les Acoma ; ils appartenaient aux Nimboni, un clan si minuscule qu’il s’associait régulièrement avec d’autres clans plus importants. Mara ne se souvenait pas quelles étaient leurs alliances du moment. Arakasi le saurait. Il pourrait aussi confirmer si Xaltepo avait renouvelé son adhésion au Parti de la Fleur jaune depuis la disparition de l’Alliance pour la guerre. Le Parti de la Fleur jaune n’avait aucun lien avec les Minwanabi ; mais il les avait de temps à autre soutenus sur des intérêts communs, avant qu’Almecho porte le blanc et l’or, et que les changements effectués par son successeur, Axantucar, aient rompu les anciennes alliances. Pour le moment, le Parti de la Fleur jaune ne se préoccupait plus que de lui-même, et les Nimboni devaient très probablement tendre à soutenir le clan Kanazawaï. Peut-être était-ce une ouverture dans cette direction.
Mara soupira en pensant aux ramifications inextricables de la politique cette saison. Sans le réseau d’Arakasi, elle pataugerait complètement, et en serait réduite à deviner ce qui se passait, au lieu de guider fermement son clan dans ce tumulte.
Le messager avait fini sa boisson et attendait poliment que la dame lui prête attention. Sur un geste de Mara, il reprit.
— Le seigneur des Hanqu vous demande officiellement de considérer une alliance avec sa maison. Si vous estimez que cette affaire intéresse les Acoma, le seigneur Xaltepo propose une réunion pour que vous en discutiez.
Un domestique retira discrètement la tasse vide. Mara profita de cette pause pour prendre rapidement une décision.
— Je suis flattée par l’offre du seigneur des Hanqu, et je lui répondrai par l’entremise de l’un de mes propres messagers.
C’était une réponse polie qui ne l’engageait à rien, et qui n’était pas inhabituelle, car un souverain habitant près de Sulan-Qu ignorait tout des guildes des autres villes. Attentive à sa sécurité, Mara avait l’intention de louer les services d’une guilde qu’elle connaissait. Mais donner congé à ce messager sans remerciements revenait à laisser entendre qu’elle se méfiait, voire même qu’elle suggérait un déshonneur. La dame envoya son coursier chercher Saric. Maintenant habitué aux devoirs d’un second conseiller, il accompagnerait le messager de la guilde vers une pièce éloignée et l’occuperait avec des banalités jusqu’à ce que le plus fort de la chaleur soit passé, et que l’homme puisse être congédié poliment.
Les rapports financiers n’intéressaient plus Mara. Pendant toute la matinée, elle réfléchit à la proposition inattendue des Hanqu, sans chercher à savoir quelles pouvaient être leurs motivations. Le seigneur Xaltepo pouvait désirer sincèrement une alliance, et elle ne devait pas considérer sa demande à la légère. Depuis l’ascension de Mara au titre de chef de guerre de son clan, c’était la première ouverture de ce genre. D’autres suivraient peut-être. L’ignorer serait une folie.
Il pouvait également s’agir d’un piège. Xaltepo était peut-être le pion d’un autre ennemi, mieux connu, qui l’utilisait pour cacher une nouvelle machination. Elle attendit le départ du messager avant d’envoyer Arakasi mener une enquête.
Après le dîner, elle convoqua son conseil. Fatiguée de la tranquillité étouffante de son cabinet de travail avec ses cloisons et ses tentures fermées, elle décida qu’il serait plus agréable que la réunion se tienne dans le jardin intérieur adjacent à ses appartements, à la lumière de lanternes. Le jardin n’avait qu’une seule entrée, très bien gardée.
Installée sur des coussins sous l’arbre proche de la fontaine, Mara regretta d’être obligée de se préoccuper de sa sécurité. Avec une pointe d’envie, elle pensa une nouvelle fois au domaine de Tasaio, et de ses magnifiques bâtiments bâtis sur des terres spacieuses, protégés par des collines abruptes et une vallée facile à défendre avec son lac et son étroite rivière. À la différence des autres nobles installés dans les basses terres, le seigneur des Minwanabi n’avait pas besoin d’entretenir une garde vigilante sur des frontières étendues. Il lui suffisait de placer des sentinelles dans des tours de guet au sommet de ses collines, et de poster des patrouilles à différents points clés sur les lisières de son domaine. Là où les Acoma avaient besoin de cinq cents guerriers pour maintenir de façon optimale la défense du domaine principal – un objectif qui n’était toujours pas atteint après plus d’une décennie de reconstruction soigneuse de leurs ressources – les Minwanabi pouvaient faire mieux avec moins de deux cents hommes pour garder deux fois plus de terres. Cela permettait à Tasaio de consacrer des ressources importantes à de sournoises manœuvres politiques, ce que Mara ne pouvait pas se permettre en dépit de l’extension rapide de son empire financier.
Mara regarda le cercle de ses conseillers. Il s’était agrandi, de jeunes visages s’ajoutant aux plus vieux qui, par contraste, semblaient plus âgés. Nacoya devenait de plus en plus ridée et voûtée avec chaque mois qui passait. Keyoke ne s’asseyait plus de façon aussi droite, mais gardait une apparence toujours aussi sévère. Il croisait sa bonne jambe au-dessus de son moignon, et rangeait soigneusement sa béquille là où personne ne pouvait la voir. Malgré tout le mal qu’il se donnait, Mara n’arrivait pas à s’habituer à le voir en robes plutôt qu’en armure.
Pour les réunions officielles de son conseil, aucun domestique n’était présent ; mais dans le rôle de son esclave personnel, Kevin était assis derrière elle, un peu sur le côté, et jouait subrepticement avec ses cheveux qu’elle avait libérés de leurs épingles. Il y avait Jican, les mains blanchies par la craie, et Saric, jeune, impatient et rusé, là où Lujan était faussement insouciant. Son maître espion n’était pas encore revenu des quais de Sulan-Qu, où il était allé rencontrer le contact qui lui donnerait des informations sur Pesh. Comme les paroles d’Arakasi auraient beaucoup de poids, Mara décida de prendre le temps d’écouter ses autres conseillers avant son arrivée.
Nacoya ouvrit le feu.
— Dame Mara, vous ne savez rien de ces parvenus de Hanqu. Ce n’est pas une famille ancienne. Politiquement parlant, ils ne partagent aucun de vos intérêts, et je crains qu’ils ne soient le gant qui dissimule la main d’un ennemi.
Les avis du premier conseiller étaient de plus en plus prudents ces derniers temps. La dame des Acoma n’était pas sûre de savoir si cette circonspection résultait de son accession au rang de chef de guerre du clan ou d’une peur de Tasaio qui grandissait avec l’âge. De plus en plus souvent, Mara se tournait vers Saric pour avoir une évaluation plus pondérée des risques et des profits.
Bien qu’il vienne à peine d’atteindre la trentaine, le soldat devenu conseiller avait l’esprit vif, rusé, et lançait des réflexions souvent sarcastiques. Son espièglerie de surface semblait en contradiction avec un profond cynisme intérieur, mais ses conseils étaient toujours avisés.
— Le raisonnement de Nacoya est sain, commença-t-il.
Il fixa les yeux avec audace sur Mara, tandis que ses mains caressaient sans cesse un bracelet laqué passé à son poignet, comme si elles testaient le tranchant d’une lame. Il haussa les épaules comme un soldat.
— Mais j’ajouterai que nous savons trop peu de chose sur le seigneur des Hanqu. S’il est de bonne foi, nous l’offenserions en refusant de l’écouter. Nous pouvons nous permettre de faire un affront à cette petite maison, mais nous ne souhaitons pas que les Acoma gagnent la réputation d’être inapprochables. Nous pourrons toujours rejeter poliment sa proposition après l’avoir entendue, sans l’outrager. (Saric inclina légèrement la tête et termina par sa question coutumière.) Mais pouvons-nous nous permettre de refuser sans nous enquérir d’abord de ses motivations ?
— Un point qui valait la peine d’être souligné, concéda Mara. Keyoke ?
Son conseiller pour la guerre tendit le bras pour redresser un casque qui n’était plus là, et termina son geste en lissant ses cheveux clairsemés.
— J’examinerai attentivement les dispositions qu’il proposera pour votre rencontre. Le seigneur aura peut-être caché un assassin quelque part, ou aura préparé une embuscade. L’endroit où il voudra vous rencontrer et ses conditions seront très révélateurs.
Que son ancien commandant ne remette pas en question la nécessité d’une entrevue ne laissa pas Mara indifférente.
Lujan, fort de son expérience de guerrier gris, lui ouvrit une nouvelle perspective.
— Les Hanqu sont considérés comme des non-conformistes par les puissantes maisons de Pesh. Je connais un cousin de l’une des épouses de mes sous-officiers, qui servait Xaltepo comme chef de patrouille. On dit que le seigneur des Hanqu est un homme qui se confie rarement, et qu’il ne le fait que s’il peut en tirer un avantage. Il a déjà été dit que c’est une maison récente, mais j’ajoute que la famille doit son ascension à de puissants intérêts commerciaux dans le Sud.
Jican suivit la piste de Lujan et compléta sa description.
— Les Hanqu possèdent des intérêts dans le chocha-la. Étant faibles, ils furent à une époque impitoyablement exploités par les guildes. Le père du seigneur Xaltepo s’est lassé de perdre ses bénéfices. Quand il a accédé au pouvoir, il a engagé ses propres broyeurs de fèves et a réinvesti ses bénéfices dans cette entreprise. Son fils a continué à étendre son affaire, et les Hanqu sont maintenant un acteur important sur les marchés du Sud, même s’ils ne les dominent pas. Xaltepo possède un commerce florissant et traite les récoltes d’autres planteurs. Il est possible qu’il désire un arrangement, dans l’espoir de faire venir les fèves de notre vassal Tuscalora dans ses hangars de séchage.
— À Pesh ? (Mara se redressa, interrompant les soins de Kevin.) Pourquoi le seigneur Jidu risquerait-il la moisissure et l’humidité en envoyant ses récoltes par mer, ou engagerait-il la dépense d’une caravane ?
— Pour le profit, avança Jican avec sa logique imparable. Si loin au sud de la péninsule, le sol et le climat sont mauvais pour le chocha-la alors qu’à Pesh, même les fèves médiocres des Hanqu procurent d’excellents revenus. La plupart des planteurs font broyer leur récolte près de chez eux, pour économiser le coût du transport des cosses. Mais les fèves se gardent mieux quand elles ne sont pas écossées, et les broyeurs des Hanqu pourront obtenir des prix élevés pour le chocha-la qu’ils traiteront entre deux saisons. Et, du même coup, les Hanqu retirent un rival potentiel du marché local. En fin de compte, une telle relation leur permettrait de faire entrer leurs marchandises au cœur de l’empire.
— Alors pourquoi ne pas contacter directement le seigneur Jidu ? demanda Mara.
Jican leva les mains dans un geste conciliant.
— Dame, vous avez peut-être laissé au seigneur des Tuscalora le droit de gérer lui-même ses finances, mais parmi les marchands et les intendants des villes, on parle de vous comme de son suzerain. Ils ne peuvent pas concevoir qu’un souverain ait une politique aussi libérale que la vôtre ; ainsi, sur les marchés, on dit que c’est vous qui gardez le contrôle de son commerce.
— Jidu doit affirmer le contraire, objecta Mara.
C’est Nacoya qui cette fois se pencha en avant.
— Ma dame, il ne l’ose pas. Il a sa fierté d’homme. Avoir été vaincu par une femme lui reste sur le cœur. Le seigneur Jidu préfère ne pas être le sujet de nouveaux commérages plutôt que de se plaindre à vous.
À partir de là, la discussion se compliqua. Kevin l’écoutait attentivement. Le Midkemian restait silencieux, non pas par déférence, mais parce qu’il était fasciné par la complexité de la politique tsurani. Depuis peu, lorsqu’il intervenait dans une discussion, c’était moins pour poser une question impulsive, que pour donner son point de vue d’étranger, d’une façon assez perspicace.
Mara évalua les avis de ses conseillers et tenta d’oublier combien son barbare allait lui manquer quand elle affronterait finalement ses responsabilités et se choisirait un époux convenable. Même si la politique actuelle était extrêmement instable, elle chérissait cet instant, environnée de gens qui tenaient à elle, et de l’agréable et familière chaleur d’une nuit d’été.
Les lanternes éclairaient d’une douce lumière les visages de Keyoke et de Nacoya, adoucissant les rides creusées par l’adversité ; une lueur jouait dans les yeux de Saric, débordant d’enthousiasme ; et les ombres cachaient l’attitude épuisée de Jican.
Il ne se passait pas un jour sans que le hadonra aille visiter les champs les plus éloignés du domaine ; depuis Dustari, il se rendait en ville tous les matins, partant avant le lever du soleil et revenant avant le milieu de la matinée, supportant deux heures de marche pour apprendre de ses intendants les dernières fluctuations du marché. Peu d’occasions échappaient à sa diligence, mais Mara aurait aimé que les temps soient moins troublés, pour ne plus avoir besoin de compter aussi lourdement sur ses ressources. Jican lui avait beaucoup appris sur le monde complexe de la finance. Et ses autres conseillers avaient empêché que son inexpérience durant les premiers jours de son règne ne provoque des désastres pour les Acoma. Elle remercia silencieusement Lashima pour les conseils de ces braves gens. Liée par sa promesse au clan Hadama, et engagée dans une guerre de sang contre les Minwanabi, elle n’osait pas envisager la perte de l’une des personnes présentes.
Les discussions finirent par se calmer. Pensive, Mara revit les points principaux, en fronçant légèrement les sourcils.
— Il semble que je doive envoyer un messager au seigneur Xaltepo, pour préparer une rencontre où ma sécurité sera garantie. Jican, peux-tu t’arranger pour louer la haute salle de l’une des guildes de Sulan-Qu ?
Mais une voix ironique répondit avant le hadonra.
— Ma dame, avec tout le respect qui vous est dû, un endroit public ne serait pas le meilleur des choix.
Sans être remarqué et aussi silencieux qu’une ombre, Arakasi s’était glissé dans le jardin ; alors qu’il s’inclinait, les lèvres de Keyoke se serrèrent. Il était contrarié d’avoir manqué le moment où les gardes l’avaient laissé entrer ; le vieux guerrier ne pouvait admettre que son ouïe baissât de jour en jour.
Arakasi s’inclina, le visage masqué par un ample capuchon de prêtre. Il attendait, à sa manière tranquille, la permission de Mara de faire son rapport, et ajouta :
— Je dois vous avertir immédiatement que cette demande du seigneur Xaltepo est connue des Minwanabi. Mes sources indiquent que Tasaio s’est personnellement impliqué pour apprendre où aura lieu la rencontre entre ma dame et le seigneur des Hanqu. Si nous louons une salle à une guilde, je crains que des espions ne se dissimulent dans les murs. Et s’il n’existe pas de niches d’où des ennemis pourraient nous écouter, vous pouvez être certaine qu’elles auront été construites avant la conférence de notre maîtresse. Tasaio peut se montrer très obstiné quand il désire quelque chose.
Le maître espion hésita, comme si ses propres paroles lui laissaient un mauvais goût dans la bouche.
— Ma source a beaucoup insisté, beaucoup plus que d’habitude. Tasaio veut absolument savoir ce qui se dira lors de cette rencontre.
Les doigts de Mara se crispèrent sur ses manches.
— Je peux donc en conclure que les intérêts des Hanqu vont à l’encontre de ceux de nos ennemis.
— Cela donne du poids à la sincérité du désir des Hanqu de conclure une alliance. (Mais Arakasi ne semblait pas entièrement tranquillisé.) Il reste trop de questions sans réponse. L’expansion de l’entreprise des Hanqu semble une motivation valable, mais ce n’est qu’une hypothèse. Une vague rumeur affirme que les Nimboni ont été contactés par le clan Shonshoni. (Les manières du maître espion trahissaient son inquiétude.) Certaines choses sont trop claires, par rapport à ce que nous ignorons.
— Cela t’inquiète ?
— Oui, dame. Quelque chose me gêne… (Il secoua la tête.) Peut-être ai-je pris l’habitude de me méfier quand je glane trop facilement des informations. (Il haussa les épaules.) Comme je n’ai pas particulièrement surveillé les Hanqu, il n’est pas étonnant que leurs affaires aient échappé à mon attention. Cependant, je recommande la prudence la plus extrême. Rencontrez le seigneur Xaltepo dans un endroit facilement défendable ; ici, sur votre domaine ; ou si ce n’est pas chez vous, dans un endroit assez proche pour que nous puissions garder l’avantage.
Mara réfléchit.
— Tu parles sagement, comme toujours. Nous devons nous montrer très circonspects. Nous ne devons gaspiller aucune occasion de gagner un avantage, si faible soit-il. Je rencontrerai le seigneur Xaltepo, non pas dans une salle de guilde, mais dans cette clairière des montagnes où la bande de Lujan campait autrefois. Ce n’est pas sur les terres acoma, mais nous aurons l’avantage en cas de problème.
Arakasi était poussiéreux et affamé après son voyage précipité en ville ; Mara lui donna congé pour qu’il puisse se restaurer, et ses conseillers se dispersèrent, discutant entre eux. Une fois à l’extérieur du jardin, plus personne n’aborderait la question du seigneur Xaltepo.
Seul Kevin resta assis. Il glissa ses bras autour de la taille de Mara et enfouit sa joue dans ses cheveux.
— Qu’est-ce que tu dirais d’un petit conseil privé ?
Mara tourna son visage vers lui pour qu’il l’embrasse. Les cheveux de Kevin avaient une teinte roussâtre à la lumière des lanternes, et ses mains savaient très bien où la caresser ; alors que ses lèvres se posaient sur les siennes, Mara se prépara à oublier ses soucis pour la nuit.
— Ma dame, grinça la voix acerbe de Nacoya. (Aussi indésirable qu’un visiteur officiel, le premier conseiller s’attardait dans le jardin.) Arrêtez vos bêtises et écoutez mon avertissement.
Mara se dégagea de l’étreinte de Kevin. Ses yeux brillaient, ses cheveux étaient légèrement décoiffés et elle se sentait de fort mauvaise humeur.
— Parle, mère de mon cœur. Mais n’abuse pas trop de ma patience.
Dernièrement, son premier conseiller semblait saisir le moindre prétexte pour souligner la folie de la présence de Kevin. Bien que Mara sache que l’obstination de la vieille femme venait du souci qu’elle se faisait pour elle, elle était déterminée cette nuit à apprécier les rares moments qu’il lui restait avec l’homme qu’elle aimait. Bien qu’elle soit de bonne foi, l’intervention de Nacoya n’était pas la bienvenue.
Mais le premier conseiller ne la sermonna pas sur le choix inconvenant de son amant. Elle croisa ses bras flétris et se campa fermement sur ses jambes.
— Vous vous reposez trop sur les espions d’Arakasi.
Le regard de Mara s’assombrit.
— Ils n’ont jamais failli.
— Ils n’ont jamais traité directement avec Tasaio. (Nacoya agita un doigt sévère.) Souvenez-vous de la caravane de soie ! Desio avait découvert l’un des agents d’Arakasi, et un grand malheur en a découlé. Son cousin ne sera pas aussi stupide. Il ne se laissera pas bercer par l’idée qu’il n’est pas surveillé dans sa propre maison. Mais à la différence de Desio, Tasaio ne se laissera pas entraîner par la haine lorsqu’il découvrira que sa sécurité est compromise. Il épargnera le traître, et même l’entretiendra avec soin, en attendant le bon moment pour l’utiliser.
Une brise fit osciller une lanterne. Surprise par les ombres mouvantes, Mara eut un geste d’irritation.
— Suggères-tu que nous devrions louer la salle publique d’une guilde ? Et dépendre d’une sécurité assurée par des hommes sans clan ?
Nacoya rassembla ses manches que le vent faisait claquer.
— Je ne propose rien de tel, mais je vous supplie de prendre garde. Arakasi est excellent, le meilleur des hommes de l’ombre dont j’ai jamais entendu parler durant toutes mes années au service de cette maison. Mais son ancien maître, le seigneur des Tuscaï, a été anéanti malgré ce magnifique réseau d’espionnage. Souvenez-vous de cela. Les informateurs peuvent être utiles, mais ils ne sont jamais infaillibles. Tous les outils peuvent se briser, ou être convertis en armes.
Mara se raidit, sentant vivement le froid alors que Kevin s’écartait d’elle.
— Petite mère, j’ai bien compris ton avertissement. Je te remercie pour ton conseil.
Nacoya savait qu’il valait mieux ne pas insister. Elle s’inclina avec un geste de profonde désapprobation, puis fit demi-tour et sortit en boitant du jardin.
— La vieille sorcière a raison, tu sais, lui murmura tendrement Kevin.
Mara se retourna et lui répondit sèchement.
— Toi aussi ! Est-ce que toutes mes soirées doivent être pleines d’avertissements et de craintes ?
Elle rejeta en arrière ses longs cheveux noirs, souffrant plus en elle-même qu’elle n’oserait jamais l’avouer ; bien que Kevin pense à tout autre chose, il accepta de satisfaire son caprice et de la prendre dans ses bras. D’un baiser, il fit disparaître sa dureté, et sur les coussins, à la lumière vacillante de la lanterne agitée par la brise, il lui fit oublier les ennemis qui en voulaient à sa vie et qui fomentaient la destruction de sa famille.
En moins de trois semaines, le plein été s’installa ; les herbes perdirent les dernières nuances de vert qui s’attardaient après la saison des pluies. Mara sortit du manoir dans l’obscurité brumeuse qui précédait l’aube. Son palanquin attendait, escorté par une garde de trente guerriers triés sur le volet, dirigés aujourd’hui par Kenji, qui avait besoin d’acquérir l’expérience du terrain. Elle partait rencontrer le seigneur des Hanqu, et avait l’intention d’être arrivée dans les montagnes avant la chaleur de midi. Sur la suggestion d’Arakasi, elle avait choisi une escorte légère, plus rapide et plus discrète. Son conseiller pour la guerre avait insisté pour la saluer au moment de son départ ; car Nacoya ne pouvait plus maintenant se lever tôt.
Mais aucun conseiller n’attendait Mara dans la cour quand elle fit son apparition. Kevin la suivait à distance convenable, mais il semblait se soucier toujours aussi peu de la bienséance.
— Le vieux bonhomme n’a pas dû réussir à se réveiller, suggéra le barbare d’une voix insouciante. Je devrais saisir l’occasion pour lui rendre la monnaie de sa pièce, pour le jour où il m’a réveillé à coups de sandales de guerre.
— J’ai tout entendu, annonça une voix habituée à se faire obéir sur un terrain d’entraînement.
Keyoke sortit de derrière les rangs des gardes de Mara, sa silhouette anguleuse appuyée incongrûment sur sa béquille. Il s’arrêta pour donner des instructions précises à Kenji, et pour réprimander un homme pour son attitude nonchalante. Puis, répugnant de toute évidence à quitter ses guerriers, il lança un regard noir à Kevin et se plaça devant le palanquin de Mara.
— Ma dame.
Il s’inclina en gardant son équilibre avec une aisance née d’une longue habitude, puis replaça la béquille sous son aisselle. Ensuite il fixa un regard perçant sur sa maîtresse, rassemblant ses mots plutôt que ses troupes. Il baissa la voix pour que les soldats n’entendent pas.
— Fille de mon cœur, ce voyage me met mal à l’aise. Le fait que le seigneur Xaltepo ait envoyé sa demande par la bouche d’un messager plutôt que de l’écrire et de la fermer du sceau de sa famille a des implications suspectes.
Mara fronça les sourcils.
— C’est une petite famille sans beaucoup de liens. Si j’avais décliné leur alliance, et que ce parchemin portant leur sceau personnel soit tombé dans les mains de Tasaio, que penses-tu qu’il serait advenu d’eux ? Les Minwanabi ont anéanti d’autres familles pour moins que cela. (Elle se mordit les lèvres.) Non, je pense qu’Arakasi a raison. Tasaio a compris qu’une grande partie de nos succès repose sur nos gains financiers, et qu’il doit maintenant contrer l’expansion économique des Acoma.
Keyoke leva la main comme s’il allait se gratter le menton, puis baissa le bras sans achever son geste. Il préféra prendre le poignet de Mara qu’il installa avec précaution dans son palanquin.
— Que la grâce des dieux bons vous accompagne, ma dame.
Il recula alors que Mara faisait signe aux porteurs de soulever le palanquin. Puis Kenji donna le signal du départ, et le petit cortège se mit en marche. Alors que Kevin avançait pour marcher aux côtés de sa maîtresse, Keyoke lui attrapa le coude d’une poigne encore vigoureuse.
— Protège-la, chuchota-t-il avec une urgence dans la voix que Kevin n’avait encore jamais entendue. Ne laisse aucun malheur lui arriver, ou je te donnerai des coups de pied avec autre chose que mes sandales de guerre.
Kevin sourit avec insouciance.
— Keyoke, mon vieil ami, si un malheur arrivait à Mara, il faudrait que vous vous contentiez de donner des coups de pied à mon cadavre, car à ce moment-là je serais déjà mort.
Le conseiller pour la guerre hocha la tête, reconnaissant la sincérité de la déclaration de Kevin. Il relâcha l’esclave et se détourna rapidement, pendant que l’escorte et les porteurs de Mara disparaissaient dans la brume. Kevin se dépêcha de les rattraper, regardant souvent par-dessus son épaule. Beaucoup plus perspicace qu’il ne l’était autrefois, le Midkemian aurait juré que le vieux guerrier astucieux avait une idée derrière la tête.
Au moment où le soleil levant dissipait la brume des vallées, Mara et les soldats de sa garde d’honneur étaient déjà entrés dans la forêt qui recouvrait les contreforts des monts Kyamaka. Avant que le trafic quotidien des caravanes débute, et à l’abri du regard des premiers messagers, ils quittèrent la route principale, et s’engagèrent sur une piste étroite qui s’enfonçait profondément dans ces contrées sauvages. La lumière du jour restait faible et la brume s’attardait, enténébrant les bois et les arbres dégouttant de rosée. La chaleur humide était déjà oppressante. Le chef de bataillon Kenji fit signe à la petite colonne de s’arrêter pour une brève pause, et pour permettre la relève des porteurs du palanquin de Mara. L’escorte était trop petite pour être accompagnée d’un jeune porteur d’eau ; les esclaves emplirent des cruches de terre cuite à la source qui se trouvait au bord de la route. Kevin les aida, car il compatissait à leurs souffrances. Mara n’était pas une lourde charge à porter, mais aujourd’hui sa hâte était grande, et les porteurs qui venaient juste d’être relevés étaient luisants de sueur et haletants.
Une cruche en main, Kevin s’agenouilla au bord du bassin calme et moussu alimenté par une source jaillissant d’une fissure entre les rochers. Intrigué par l’étrange mousse orange qui couvrait la berge et par l’éclair irisé d’un poisson qui s’enfuyait entre des rubans d’algues, il n’entendit qu’à moitié le chef de bataillon Kenji dire à Mara que le soldat resté en arrière pour surveiller la piste et voir s’ils étaient suivis mettait du temps à les rattraper.
— Nous allons attendre pour lui laisser le temps de nous rejoindre, décida l’officier. S’il ne revient pas d’ici une minute, je suggère que nous nous mettions à couvert derrière les arbres, jusqu’à ce que l’on puisse envoyer un homme voir ce qui se passe.
Kevin sourit intérieurement et se pencha pour remplir sa cruche. Le soldat en question se nommait Juratu. C’était un homme plein d’entrain et à l’esprit vif qui aimait la bonne vie ; il s’était couché tard la veille après avoir joué aux dés avec ses amis. S’il avait bu moitié moins de vin que les rumeurs des baraquements l’affirmaient, il était probable qu’il avançait beaucoup moins vite que prévu, ralenti par la reine des gueules de bois.
L’un des soldats dit à peu près la même chose à Kenji, et il ajouta que cette région était fréquentée par les guerriers gris, et que Juratu s’était peut-être arrêté pour observer leurs mouvements. Un autre suggéra ironiquement qu’il pouvait être en train de marchander une outre de vin avec eux. Kevin eut un petit rire ; si la dame n’avait pas été présente, une telle conduite aurait certainement été digne de la réputation de Juratu. Pensant aux guerriers gris et à ses quelques compagnons midkemians qui s’étaient enfuis pour trouver refuge dans ces forêts, Kevin observa le sous-bois alors qu’il se relevait.
La brume se dissipait peu à peu. De pâles rayons de soleil traversaient les frondaisons des arbres. Si Kevin ne s’était pas à moitié attendu à voir par hasard la silhouette d’un homme, il aurait manqué le mouvement : la brève apparition d’un visage entre les feuilles, qui disparut rapidement.
Le nez était étroit et crochu, et le casque n’était pas celui de Juratu.
Les mains de Kevin se serrèrent sur la cruche et il renversa l’eau, se mouillant les doigts. Il n’osa pas crier ni même courir, de peur de révéler qu’il avait vu l’observateur caché. Transpirant et les genoux légèrement tremblants, Kevin tourna le dos à la source. Imitant la démarche traînante et apathique d’un esclave, il revint, les nerfs à vif, vers la caravane de Mara.
La peau le démangeait entre ses omoplates, comme s’il s’attendait à ressentir à n’importe quel instant le terrible choc d’une flèche.
La dizaine de pas qui le séparait de Kenji et du palanquin de Mara lui sembla prendre une éternité. Kevin se força à avancer posément alors que ses pensées s’accéléraient. Les rideaux du palanquin étaient ouverts, et Mara était sur le point de se pencher pour s’adresser à Kenji.
La peur vrilla les nerfs de Kevin. Il ferma le poing sur la cruche dans une étreinte désespérée et souhaita de toutes ses forces que la jeune femme se recule pour retrouver l’ombre du palanquin.
Étant Mara, elle ne le fit pas. Elle écarta encore plus largement les rideaux, regarda son chef de bataillon, et ouvrit la bouche pour parler.
Sentant le danger comme une vague qui se briserait dans son dos, Kevin agit. Il trébucha volontairement sur un rocher, et lança le contenu de sa cruche sur la dame et son officier. Il prolongea sa maladresse en s’écrasant de tout son long sur le palanquin.
Le cri de surprise et d’indignation de sa maîtresse fut étouffé par sa masse alors qu’il la forçait à s’allonger au milieu des coussins, la protégeant de son corps. Il fit ensuite basculer le palanquin sur le côté pour en faire un rempart.
Kevin était intervenu juste à temps. Alors même qu’il se dégageait des rideaux de soie, les flèches ennemies commencèrent à pleuvoir.
Elles sifflaient dans l’air, traversant les armures avec un bruit maléfique qui ressemblait à celui d’une gifle. Kenji fut le premier frappé. Il tomba à genoux en hurlant des ordres, pendant que des flèches se fichaient encore et encore dans les planches du fond du palanquin renversé, élevé devant Mara comme une palissade.
— C’est une embuscade, rugit Kevin à son oreille, alors qu’elle le frappait de ses poings pour se dégager de son étreinte. Reste tranquille.
Une flèche traversa un coussin et creusa un sillon dans la terre. Mara la vit et se figea instantanément. Accablée de douleur, elle écoutait les cris de ses guerriers, pendant que les survivants, obéissant aux ordres de leur officier, se ralliaient et se jetaient sur le palanquin pour former un bouclier avec leurs corps.
La situation était désespérée. Les flèches tombaient comme de la grêle, et la fragile charpente du palanquin se fendait sous les impacts. Kevin tenta de voir ce qui se passait et fut légèrement blessé à l’épaule. Il jura, se baissa et retira sa robe d’esclave d’un geste rapide.
Les deux guerriers les plus proches de Mara agonisaient, touchés alors qu’ils plongeaient pour la défendre. Le murmure glacial des flèches fut remplacé par le cliquetis des épées quand les attaquants sortirent par vagues successives de la forêt, et chargèrent les survivants de la garde.
— Vite, dit Kevin d’une voix sèche. (Il tendit sa robe à un porteur.) Entoure la dame dans cette robe. Ses vêtements élégants en font une cible trop visible.
L’homme lui lança un regard hésitant.
— Fais-le ! cria Kevin. Son honneur n’est plus que poussière si elle meurt.
D’autres guerriers jaillissaient du sous-bois. Les quelques rescapés de l’escorte de Mara se regroupèrent en un cercle approximatif. Ils étaient trop peu nombreux, une digue pitoyable contre un véritable raz-de-marée. Kevin abandonna la discussion, car un homme sortait de la mêlée, abaissant sa lame pour le frapper dans le dos. Kevin s’empara d’une épée tombée à terre et découpa une longueur de rideau qu’il enroula sur son bras en guise de bouclier. Puis il se campa sur ses jambes et se prépara à tuer jusqu’à son dernier souffle.
Au manoir des Acoma, Ayaki faisait la grimace à Nacoya. Le visage de l’enfant s’empourpra et ses poings se fermèrent. La vieille femme et deux nourrices se préparèrent à un accès de colère monstrueux.
— Je ne porterai pas cette chose ! cria Ayaki. C’est orange, et c’est la couleur des Minwanabi.
Nacoya regarda le vêtement en question, une robe de soie fermée par des boutons de coquillage qui pouvaient, avec beaucoup d’imagination, passer pour orange. La raison réelle de la colère d’Ayaki était qu’il préférait ne pas porter de robe du tout dans la chaleur et l’humidité du plein été. Qu’il soit de trop bonne naissance pour avoir le droit de courir nu dans les couloirs comme un fils d’esclave n’avait aucune importance pour un gamin de neuf ans.
Mais Nacoya avait des années d’expérience, et savait s’y prendre avec les enfants acoma plein d’ardeur. Elle attrapa les épaules raidies d’Ayaki et le secoua vigoureusement.
— Jeune guerrier, tu vas porter les robes que l’on te donne, et tu vas te conduire comme le seigneur que tu deviendras quand tu seras grand. Sinon, tu passeras la matinée à laver des assiettes sales avec les marmitons.
Les yeux d’Ayaki s’écarquillèrent.
— Tu n’oserais pas ! Je ne suis pas un domestique ou un esclave !
— Alors, arrête de te conduire comme tel et habille-toi comme un noble.
Nacoya ferma une main déformée par l’arthrite sur le poignet d’Ayaki et le tira fermement à travers la chambre vers la domestique qui attendait avec la robe. Même raide et douloureuse, sa main était encore une poigne de fer. Ayaki cessa de se débattre, et enfonça son poing fermé dans la manche qu’on lui tendait. Puis il s’arrêta, se renfrognant et frottant la marque rouge sur son poignet.
— Maintenant l’autre main, ordonna Nacoya. Et plus de sottises.
Ayaki leva vers elle ses yeux noirs et sourit.
— Plus de sottises, accepta-t-il avec l’une de ses sautes d’humeur si soudaines.
Il tendit son autre main à la nourrice, et finalement la robe détestée fut placée sur ses épaules. Son sourire s’élargit jusqu’à ce que l’on voie la place de ses dents manquantes, puis il tendit délibérément la main pour arracher le premier bouton de coquillage.
— La robe est très bien, annonça-t-il d’un air de défi. Mais je ne porterai pas d’orange !
— Démon ! jura Nacoya à voix basse.
Elle était vraiment trop fatiguée pour tirer à la force du bras un petit garçon entêté. Elle décida de lui donner une gifle, ce qui le choqua et lui fit pousser un hurlement de rage.
Le cri était suffisamment assourdissant pour empêcher quiconque de réfléchir, et les domestiques firent la grimace. Les gardes du couloir, distraits, n’entendirent pas le discret bruit de pas de la silhouette vêtue de noir qui sauta dans la pièce.
Soudain, la plus proche des domestiques bascula sur le côté, un poignard planté dans le dos.
Elle tomba sans pousser un cri. Alors même que l’ombre de l’assassin se découpait dans la lumière du soleil, la seconde nourrice s’effondrait la gorge tranchée.
Nacoya sentit le choc alors que le cadavre frappait le plancher. Toujours sur le qui-vive, elle tendit instinctivement les bras. Elle attrapa l’héritier acoma qui hurlait toujours, et le lança la tête la première dans l’angle de la pièce. Il atterrit en roulant sur la natte de couchage et les coussins en désordre.
Le premier conseiller appela les gardes, mais sa voix âgée était trop faible. Personne n’entendit son appel. Ayaki hurlait maintenant dans une rage aveugle, cherchant à se dégager des draps. Seule Nacoya réalisait qu’il était en danger de mort, tandis que les domestiques agonisaient sur le sol de la chambre d’enfant.
— Démon ! dit-elle à nouveau, mais cette fois elle s’adressait à la silhouette noire de l’assassin.
Le tong avait tiré un autre poignard de sa ceinture, et passé une corde autour des doigts de sa main gauche. Son visage était caché par un masque de gaze noire ; ses poings étaient gantés. On ne voyait que ses yeux alors qu’il avançait d’un pas furtif pour tuer sa victime, le jeune héritier de Mara. Seule Nacoya se trouvait sur son passage. Il levait déjà son poignard pour le lancer.
— Non !
Nacoya bondit alors que le poignard quittait la main de l’assassin. Elle plongea vers le poignet gauche du tong et la corde déjà prête pour la gorge d’Ayaki. La lame passa en un éclair au-dessus de l’épaule du premier conseiller et se planta dans le mur de plâtre.
L’assassin jura et fit un pas de côté. Mais Nacoya avait attrapé le garrot. Ses ongles s’enfoncèrent dans le cuir fin du gant, griffèrent les phalanges, et saisirent la corde dans une étreinte mortelle.
— Non, jamais.
Elle appela à nouveau les gardes, mais sa voix frêle n’était pas à la hauteur de la tâche.
Le tong ne perdit pas de temps à lutter. Il plissa les yeux avec mépris, saisissant de la main droite un manche de bois pour dégainer un autre poignard de sa ceinture. Il sembla prendre un plaisir pervers à l’enfoncer profondément entre les côtes de la vieille femme.
Nacoya eut un rictus de douleur, mais ne lâcha pas prise.
— Meurs, vieille femme !
L’assassin imprima un mouvement de torsion vicieux à la lame.
Nacoya frissonna. Un cri d’agonie lui échappa, mais ses mains serrèrent encore plus fort la corde.
— Il ne sera pas tué dans le déshonneur, souffla-t-elle.
Derrière elle, les cris d’Ayaki s’étaient enfin calmés. Il avait vu le poignard planté dans le mur au-dessus de sa tête, et le sang qui se répandait sur le sol. L’une des domestiques se tordait encore dans les convulsions de l’agonie. Paralysé par la terreur, serrant encore un bouton orange dans son poing, Ayaki retint un gémissement. Il décida que l’assassin devait être Tasaio. Alors le courage qu’il avait hérité de son père revint en force.
— À l’attaque ! cria-t-il. À l’attaque !
Et la tête pleine d’images de guerriers, il escalada les oreillers et se mit à frapper la cuisse de l’intrus.
Le tong ne fit même pas attention à lui. Il enfonça le poignard plus profondément dans le corps de Nacoya. Du sang chaud recouvrit sa main, trempant son gant alors qu’il dégageait le garrot de son étreinte. La vieille nourrice s’effondra rapidement, tomba sur Ayaki, et coinça le garçon sous son corps agonisant.
— Que la malédiction des dieux bons soit sur toi, croassa-t-elle à l’adresse du tong.
Ses forces diminuaient inexorablement. Ayaki se libéra en se tortillant.
L’assassin attrapa le petit garçon et trébucha. Nacoya avait attrapé sa cheville, mais sa vie s’enfuyait rapidement. L’assassin se rétablit instantanément, marcha sur le poignet du premier conseiller, et se libéra d’une secousse.
Malgré sa vue qui se troublait, la vieille femme vit que les gardes avaient enfin réagi. Ils chargeaient par la porte de la chambre d’enfant, leurs armures étincelant d’une façon insupportable dans la lumière du soleil. Face à elle, ils chargeaient l’épée haute, hurlant un cri de bataille, traversant la pièce pour intercepter le tong.
Derrière Nacoya, l’assassin bondit. Le petit Ayaki hurla de colère. La vieille nourrice s’efforça de soulever sa joue d’une mare de sang. Elle ne distinguait plus rien mais elle entendait le battement des pieds nus d’Ayaki sur le plancher. Sa vision s’assombrit et sa dernière pensée fut un éclair de compréhension : la corde était encore emmêlée dans ses doigts. Elle n’avait rien fait de plus que d’obliger l’assassin à utiliser ses poignards… Mais même s’il périssait honorablement par la lame, l’enfant serait tout de même mort.
— Ayaki, murmura-t-elle. (Puis, le cœur brisé :) Mara…
Les ténèbres l’engloutirent.
Kevin se fendit, frappa d’estoc et dégagea son épée. Un ennemi tomba en hurlant à ses pieds. Il sauta par-dessus le corps de l’homme éventré qui se débattait encore, et se porta à la rencontre d’un autre adversaire. Durant le combat, il avait ramassé le bouclier d’un ennemi et cela lui avait sauvé la vie. Il avait reçu une autre blessure à l’épaule gauche, et un coup superficiel au niveau des côtes. La douleur gênait ses mouvements. Le sang coulait sur sa peau nue et trempait son pagne. Chaque geste le faisait souffrir. Le guerrier ennemi échangea trois coups avec lui avant de se rendre compte qu’il se battait contre un esclave. Il lâcha un juron et cessa le combat. Kevin le transperça par-derrière sans faire de cérémonie.
— Meurs donc pour l’honneur tsurani, hurla sauvagement le barbare. Ô dieux, je vous en prie, faites que les nabots continuent à être aussi stupides.
Qu’ils continuent donc à sous-estimer ses compétences guerrières, pour que Mara reste en vie.
Mais ils étaient trop nombreux. Des ennemis continuaient de jaillir de derrière les arbres. Alors que Kevin virevoltait pour repousser un autre attaquant, il comprit que la situation des Acoma était beaucoup plus grave qu’un simple encerclement. Leur anneau de protection avait été brisé. Des ennemis le franchissaient et commençaient à frapper les corps qui gisaient sur le palanquin abritant Mara.
Le Midkemian poussa un rugissement féroce et transperça un autre homme. Il abandonna sa lame dans le cadavre, et en saisit une autre au sol. Dans le même mouvement, il donna un coup de pied au palanquin renversé. La charpente de bois se renversa complètement, repoussant les soldats ennemis qui firent une retraite précipitée. Puis le palanquin s’immobilisa, coinçant Mara et son bouclier de gardes agonisants sous sa masse.
Kevin chargea par-dessus l’obstacle.
— Reculez, bande de chiens lécheurs de porcs !
Il ajouta des obscénités en tsurani et se précipita par-dessus les débris.
Son corps presque nu et couvert de sang, et son hurlement de berserk firent hésiter les premiers rangs des assaillants. Il marcha sur une flèche, et sentit la pointe à quatre lames pénétrer dans son talon. Il jura à nouveau dans le dialecte de Yabon.
— Que Turakamu vous dévore le cœur pour son petit déjeuner, termina-t-il, et les épées se précipitèrent vers lui.
Il ne pouvait pas parer autant de coups. Pas plus qu’il ne pouvait savoir si son utilisation du palanquin comme bélier avait blessé Mara. Il comprenait seulement qu’il allait mourir ici et cette perspective ne l’enchantait guère.
Une épée lui entailla le tibia. Il trébucha, tomba, roula. Des épées fendirent l’air au-dessus de sa tête, cherchant à le transpercer. Elles le manquèrent de peu et il sentit la terre soulevée recouvrir ses épaules. Il se dégagea et roula une nouvelle fois sur le côté, relevant son bouclier et frappant vicieusement le bas-ventre d’un homme qui se déplaçait trop lentement. Il finit son mouvement coincé contre le palanquin renversé. Ses doigts inquisiteurs rencontrèrent un bouclier abandonné. Il se contorsionna, s’égratignant contre le bois, et se releva en plaçant le bouclier devant lui. Ses paumes le brûlèrent alors que les coups ennemis pleuvaient, momentanément arrêtés.
— Par les dieux, cela ne peut pas durer.
Ses jurons ressemblaient maintenant presque à des pleurs. Et les épées frappaient obstinément et sans relâche son bouclier. Elles lacérèrent le bois et le cuir de needra, et ne lui laissèrent que des débris dans les mains. Très loin, peut-être dans les bois, il entendit des cris et le fracas d’autres combats.
— Qu’ils soient maudits, maudits, jura-t-il avec un rire amer. Nous sommes vaincus, et ils veulent toujours nous massacrer.
L’épée trancha l’air dans un gémissement et mordit la chair. Une tête brune tomba et rebondit sur le sol parmi les coussins.
Mais le garde acoma continuait de crier, et frappa encore trois fois le corps décapité. Le cadavre s’effondra dans un amas de tissu ensanglanté.
Éclaboussé du sang du tong, et pleurant de terreur, Ayaki se dégagea du cadavre. Une entaille sur son jeune cou saignait abondamment, et il se jeta sans réfléchir contre le mur pour tenter d’échapper à la terreur noire qui l’avait envahi.
— Va chercher Keyoke, cria le guerrier à l’épée ensanglantée à son camarade qui se penchait sur le corps de Nacoya. Il y a peut-être d’autres assassins !
Des claquements de sandales résonnèrent derrière la cloison alors que des guerriers en armes se précipitaient dans le jardin intérieur. Attirés par le bruit du combat, ils virent les flaques de sang et les cadavres dans la chambre d’enfant, et presque immédiatement un second chef de troupe arriva. Il donna rapidement des ordres, organisa une fouille des lieux, et assigna six hommes à la protection de l’héritier acoma.
Un instant plus tard, Jican apparut, blêmissant alors qu’il réalisait l’étendue du carnage dans la chambre d’enfant. Il fourra sa pile d’ardoises dans les mains de l’esclave stupéfait qui le suivait et, avec une hâte inhabituelle, se fraya un chemin dans la pièce pleine d’hommes en armes. L’héritier des Acoma était accroupi derrière un rempart de coussins poisseux de sang, frappant le mur de ses petits poings meurtris et hurlant :
— Minwanabi, Minwanabi, Minwanabi !
Les guerriers qui s’étaient rassemblés pour l’aider ne semblaient pas oser toucher l’enfant.
— Ayaki, viens ici, c’est terminé, dit fermement Jican.
Le petit garçon ne semblait pas l’entendre. Le hadonra de Mara tendit tout de même les bras. Il ignora le tressaillement d’Ayaki à son contact, extirpa l’enfant traumatisé des coussins, et le serra contre sa robe qui sentait la craie au lieu du sang.
— Sortons-le d’ici, ordonna-t-il au guerrier le plus proche. Va chercher le guérisseur. Il est blessé. (Apercevant la forme immobile de Nacoya et les corps des deux nourrices, il demanda :) Et que quelqu’un se renseigne pour savoir s’il a encore une nourrice en vie.
Les coups sur le bouclier redoublèrent. Kevin retira sa main du rebord juste avant de perdre un doigt. Il se rendit à peine compte qu’un corps remuait derrière sa hanche, lorsqu’un des guerriers mortellement blessés sur lequel il s’appuyait lui glissa le manche d’un poignard dans la main.
— Défends notre dame, croassa une voix. Elle est encore en vie.
Kevin repoussa le sentiment de défaite qui lui disait qu’elle ne le resterait plus très longtemps. Nu, couvert de sang, et rendu à moitié fou par la fureur du combat, il accepta la lame, passa la main sous le rebord du bouclier, et transperça un pied ennemi. Il perdit rapidement la lame quand l’adversaire qu’il avait embroché sauta en arrière avec un cri de rage.
— Danse bien, lui souhaita le barbare, enivré par la perte de sang et par l’adrénaline.
Il lui fallut un moment pour se rendre compte que les coups sur le bouclier avaient cessé de pleuvoir.
Des gantelets laqués de vert en saisirent le rebord un instant plus tard et en soulevèrent les débris. Kevin leva les yeux, ébloui par le soleil. Malgré sa vision troublée, il distingua un plumet d’officier et le visage du commandant des armées acoma.
Le soulagement lui fit perdre son sens de l’humour.
— Que les dieux soient remerciés, vous êtes là. Nous étions dans une situation difficile.
Lujan regarda les mains ensanglantées de Kevin et la blessure dégoulinante de sang sur son avant-bras.
— Danse bien ? le cita-t-il, intrigué.
— Plus tard, marmonna Kevin. Je vous expliquerai plus tard.
Il se tourna maladroitement malgré la douleur qui lui transperçait le flanc, et jura dans les deux langues. Il sentit monter une nausée, et le soleil était trop brillant.
— Où est notre dame ? demanda sèchement Lujan, la voix brisée par l’inquiétude.
Kevin cligna des yeux, perplexe, et désigna le palanquin renversé. Les morts acoma gisaient sous la charpente, écrasés comme autant d’insectes.
— Par la Lumière du Ciel, pas là-dessous !
Lujan lança un ordre qui résonna terriblement aux oreilles de Kevin. Puis de nombreuses mains se tendirent vers lui et extirpèrent son corps meurtri des débris de bois.
— Non, protesta faiblement Kevin. Je veux savoir si Mara…
Il avait du mal à parler ; l’air lui brûlait les poumons.
Protestant toujours, il fut déposé sur le sol, et les ténèbres se refermèrent sur lui juste avant que les guerriers qui redressaient le palanquin poussent des cris stupéfaits. Ils séparèrent les morts des blessés et découvrirent une femme couverte de sang, aux vêtements froissés, inconsciente, mais qui n’avait pas reçu de blessure à l’exception d’une meurtrissure violette à la tête.
Mara fut déposée près de la source, sur la mousse douce et sèche. Environnée d’une centaine de soldats, la tête reposant sur les genoux de Lujan, elle s’éveilla quand un chiffon trempé dans l’eau glacée baigna la bosse sur son front.
— Keyoke ? murmura-t-elle en ouvrant les yeux.
— Non, lui répondit doucement son commandant. C’est Lujan, maîtresse. Mais c’est Keyoke qui m’a envoyé ici. Il pensait que vous pourriez avoir des ennuis.
Mara remua un peu, et lui fit un léger reproche.
— Ce n’est plus ton commandant, mais mon conseiller pour la guerre.
Lujan écarta les cheveux du visage de sa maîtresse et lui répondit avec son sourire le plus insolent :
— Les vieilles habitudes sont dures à perdre. Quand mon ancien commandant me dit de sauter, je saute.
Mara remua douloureusement. Elle semblait souffrir d’une centaine de meurtrissures.
— J’aurais dû l’écouter. (Ses yeux se voilèrent.) Kevin… Où est-il ?
Lujan tourna la tête vers son guérisseur, accroupi au-dessus d’un blessé allongé sur la mousse.
— Il a survécu. Vêtu d’un pagne, sans armure, et avec une collection de blessures dignes d’un héros. Ayee, mais quel guerrier !
— Des blessures !
Mara se redressa, paniquée, et Lujan dut déployer une force considérable pour la garder allongée.
— Dame, restez tranquille. Il survivra, même s’il gardera une belle série de cicatrices. Il risque de boiter, et il mettra beaucoup de temps à retrouver l’usage de sa main gauche. Les muscles ont été profondément entaillés.
— Brave Kevin, dit Mara d’une voix tremblante. Il m’a sauvé la vie. Ma témérité l’a presque tué.
Son commandant caressa encore ses cheveux, presque avec tendresse.
— Quel dommage que cet homme soit un esclave, soupira-t-il. Un tel courage mérite les plus grands honneurs.
Mara eut soudain beaucoup de mal à respirer ; elle enfouit son visage contre l’épaule de Lujan et frissonna. Peut-être dans sa détresse pleurait-elle, sans un bruit ; si c’était le cas, l’officier qui la réconfortait ne l’exposerait jamais à la honte. D’une certaine façon, il comprenait que sa douleur ne venait pas seulement de la mort qu’elle avait frôlée dans la clairière. Son amour et sa dévotion inaltérables ne lui permettraient jamais de reconnaître que les émotions de sa dame l’avaient trahie dans un moment de faiblesse publique. Les soldats qui les entouraient trouvèrent rapidement des travaux pour s’occuper, permettant à Mara cet instant de libération.
La dame des Acoma pleurait pour Kevin, dont l’esprit audacieux avait capturé son cœur, et dont les actes lui avaient finalement fait comprendre, sans la moindre possibilité d’échappatoire, qu’il n’était pas et ne serait jamais un esclave.
Elle devait le libérer, et elle ne pourrait jamais le faire dans les frontières de l’empire de Tsuranuanni. Pour lui donner son dû, pour le reconnaître en tant qu’homme, elle devait le perdre à jamais. Agir en conséquence allait être la chose la plus dure qu’elle ait jamais entreprise.
Les soldats passèrent la plus grande partie de la journée à se regrouper après l’embuscade dans la forêt. Les corps des guerriers tués furent placés sur des litières de fortune pour être incinérés selon les rites au manoir. Les morts ennemis furent laissés aux jaguna et aux autres charognards. Lujan envoya des éclaireurs qui, revenus du lieu de rendez-vous, rapportèrent que les Hanqu ne s’étaient pas présentés.
Mara prit très mal la nouvelle que la rencontre proposée par le seigneur Xaltepo était, sans la moindre équivoque, un prétexte et, plus probablement, un complot des Minwanabi. Elle s’inquiéta, trop fatiguée pour rester immobile malgré la chaleur, et préoccupée par bien d’autres choses que les blessures de Kevin.
— Tasaio ne se contente jamais de frapper une seule fois, expliqua-t-elle à Lujan, alors que l’obscurité du crépuscule commençait à envahir le camp éclairé par les feux des guerriers. Même si nos blessés risquent de souffrir d’être déplacés, nous devons rentrer au manoir cette nuit.
Le commandant ne discuta pas la nécessité de ses ordres. Il partit, rassembla ses guerriers et prépara efficacement le retour. Épuisés par la bataille et soignés, les trois survivants de l’escorte de Mara reçurent la place d’honneur à la tête de la colonne. Kevin et deux soldats blessés suivaient sur des brancards, puis après eux, ceux qui étaient morts dans l’honneur. Mara insista pour marcher. Ses porteurs avaient survécu, mais comme ils savaient porter une charge sans la secouer, ils avaient reçu l’ordre de transporter les blessés. La dame des Acoma marchait près de son esclave inconscient. Kevin avait bu une potion contre la douleur qui l’avait profondément endormi. Mara tenait la main qui n’était pas bandée, et son humeur alternait entre un chagrin terrible et la fureur.
Elle n’avait pas cru que Tasaio ait pu manipuler le réseau d’Arakasi, et n’avait vu que son pouvoir croissant. Elle s’était leurrée en pensant que parce qu’elle était chef de guerre de son clan, il était tout à fait normal que des familles mineures viennent la courtiser. Nacoya l’avait avertie ; Keyoke avait très sagement évité une confrontation avec elle, pour pouvoir être libre de prévenir le désastre alors qu’elle se jetait dans le piège de Tasaio.
Vingt-sept guerriers de sa garde d’honneur étaient morts. Lujan avait perdu douze autres hommes en venant à son secours, et Kevin risquait de ne plus jamais marcher normalement.
Le prix était bien trop élevé.
Mara ferma le poing, puis desserra son étreinte ; elle ne serrait que la main de Kevin, qui s’était comporté aussi vaillamment que ses guerriers. Elle ne sentait pas les pierres sous ses pieds, et ne remarquait pas la main de Lujan qui de temps en temps lui prenait le coude pour l’aider à franchir une ravine. Elle avait à peine conscience des allées et venues des patrouilles d’éclaireurs, qui fouillaient sans cesse les bois environnants à la recherche d’ennemis. Elle ne pensait qu’à sa honte, à son propre orgueil ; et elle se demandait, encore et encore, ce qu’elle pourrait dire à Arakasi.
La lune se coucha. L’obscurité sous les arbres égalait les ténèbres qui régnaient dans le cœur de Mara alors qu’elle marchait, engourdie, se maudissant longuement. Le groupe atteignit enfin les frontières du domaine.
Une patrouille les y attendait, armée et portant des torches. Mara était si fatiguée qu’il lui fallut un moment pour comprendre que la présence de cette troupe supplémentaire était anormale. Lujan parlait avec le chef de patrouille, et lorsqu’elle entendit prononcer le nom d’Ayaki, un froid glacial l’envahit. La terreur l’envahit immédiatement.
Elle s’écarta de la litière de Kevin et se hâta de rejoindre son commandant.
— Qu’est-il arrivé à mon fils ?
Lujan lui saisit fermement les épaules.
— Il est vivant, ma dame.
Cette assurance n’apaisa pas les peurs de Mara. Même à la lumière vacillante des torches, le visage du chef de patrouille qui faisait son rapport était extrêmement tendu. Terrifiée à l’idée que le désastre qui l’avait frappée n’ait pas été confiné à la clairière, Mara demanda :
— Le manoir a-t-il été attaqué ?
— Ma dame, un assassin a été envoyé. (Le chef de patrouille s’inclina sobrement. Entraîné par Keyoke à être concis, il délivra ses nouvelles comme un rapport de bataille.) Ayaki a reçu une légère coupure, mais à part cela, il est indemne. Deux nourrices sont mortes, et Nacoya, le premier conseiller, a été tuée en défendant l’enfant. Tout le manoir a été fouillé, sans que l’on trouve le moindre signe ennemi. L’assassin est apparemment venu seul. Keyoke a doublé toutes les patrouilles aux frontières et nous a envoyés pour renforcer votre escorte.
Mais Mara ne prêta pas attention aux détails. Ayaki avait été blessé et Nacoya, qui avait été sa mère depuis sa plus tendre enfance, était morte. Elle sentit ses genoux faiblir, et son esprit était trop choqué pour réfléchir encore. Elle ne sentit pas le bras que Lujan glissait sous son coude pour la soutenir. Elle entendit mais ne comprit pas les paroles que son commandant adressait au chef de patrouille, envoyant un messager chercher un autre palanquin.
Nacoya était morte, et Ayaki était blessé. Elle avait besoin des bras de Kevin autour d’elle, et du réconfort de son amour dans ce cauchemar ; mais il gisait sur une litière, rendu inconscient par la potion du guérisseur.
Mara trébucha. La nuit lui paraissait amère et désolée. Les ennuis semblaient se tapir dans les ténèbres, et la route qui passait sous son propre portique de prière hérissée de dangers inconnus.
— Je dois rentrer chez moi, dit-elle d’une voix atone.
— Dame, nous allons vous y conduire en toute hâte.
Lujan lança des ordres à sa compagnie, et la patrouille intégra la garde qui entourait déjà la dame, ses blessés et ses morts. Puis, sans attendre le retour du messager avec le palanquin, tous reprirent la route vers le manoir.
Engourdie, Mara avançait dans une brume d’incrédulité. Nacoya était morte ; ce fait lui semblait incompréhensible. La dame savait qu’elle aurait dû pleurer. Mais elle ne voyait que ses pieds trébuchant qu’elle posait l’un devant l’autre. Elle entendit le chef de patrouille donner à Lujan des détails sur l’attaque de l’assassin, mais dans sa tête ne résonnait que la voix de Nacoya, qui la grondait et la réprimandait pour sa folie, sa vanité et son entêtement.
Ayaki avait été blessé.
Son cœur pleurait d’indignation, de colère et de chagrin, qu’un être aussi jeune puisse être menacé par les machinations du grand jeu. Elle eut des pensées blasphématoires : Kevin avait raison ; la mort pour des raisons politiques est un gaspillage stupide et cruel. Le sens de l’honneur de sa famille luttait contre sa souffrance. Tasaio avait failli anéantir la lignée des Acoma en l’espace de quelques heures !
La sagesse de Keyoke, le courage de Nacoya et le mépris d’un esclave pour les convenances ; c’est tout ce qui s’était trouvé entre sa maison et la destruction totale. Minwanabi avait failli honorer sa promesse de sang à Turakamu. Des frissons parcouraient le corps de Mara. Elle se souvint de la pluie de flèches qui était passée au-dessus de sa tête, alors même que le poids de Kevin la renversait et l’écartait de leurs trajectoires. Elle pressa le pas, et ne protesta pas quand le palanquin arriva enfin, et que Lujan la prit dans ses bras pour la déposer à l’intérieur sans même s’arrêter ou manquer un pas.
Les porteurs étaient frais et dispos. Mara fit signe à Lujan de désigner une garde d’honneur et de laisser les autres soldats escorter les blessés et les morts à une allure moins rapide. Terriblement angoissée, elle cria aux esclaves de courir sur les dernières centaines de mètres qui la séparaient des salles éclairées du manoir.
Elle y retrouva Keyoke, sinistre et portant son armure à partir de la taille. Il avait remis son vieux casque, sans le plumet, et passé son épée à sa ceinture. Il s’était préparé au pire si les nouvelles avaient rapporté que sa maîtresse avait été tuée dans la forêt.
Mara sortit du palanquin en trébuchant avant même que Lujan ne puisse saisir sa main pour l’aider. Elle se jeta dans les bras du vieux guerrier et, posant la joue contre sa cuirasse, lutta pour retenir ses larmes.
Keyoke restait solidement appuyé sur sa béquille, tandis qu’il lui caressait les cheveux de sa main libre.
— Mara-anni, dit-il d’une voix grave, utilisant le diminutif d’un père s’adressant à sa fille bien-aimée. Nacoya est morte avec un grand courage. On chantera ses exploits dans les hautes salles de Turakamu. Elle recevra tous les honneurs d’un guerrier et rendra fier le nom des Acoma.
Mara réprima un profond sanglot.
— Mon fils, hoqueta-t-elle. Comment va-t-il ?
Le conseiller pour la guerre et Lujan échangèrent un regard par-dessus sa tête. Sans avoir besoin de mots, le commandant prit doucement Mara par le coude et la dégagea des bras de Keyoke.
— Allons voir Ayaki tout de suite, répondit le vieux conseiller. (Il ne posa aucune question sur les vêtements froissés de la dame, ou les taches de sang qui maculaient sa robe.) Votre fils dort, surveillé par Jican. L’entaille sur son cou a été soignée rapidement, mais il a perdu beaucoup de sang. Il se remettra très bien avec un peu de temps, mais vous devez savoir que nous ne sommes pas parvenus à calmer ses pleurs. Il a subi un terrible choc.
Mara se figea, résistant à toutes les tentatives pour l’emmener ailleurs.
— Kevin, dit-elle frénétiquement. Je veux qu’il soit conduit dans mes appartements et soit soigné.
— Dame, répondit fermement Lujan. J’ai déjà donné des ordres à cet égard.
Il la prit plus fermement par la taille et la conduisit dans le couloir qui menait à ses appartements. Quelqu’un de prévenant, probablement Jican, avait ordonné que toutes les lampes soient allumées, pour qu’elle ne fasse pas un pas dans l’ombre.
Les regards du commandant et du conseiller pour la guerre se croisèrent une nouvelle fois. Keyoke savait que le groupe de Mara avait été pris dans une embuscade ; il était impatient de connaître les détails. Lujan hocha la tête pour lui indiquer silencieusement qu’il lui raconterait l’événement, mais pas en présence de Mara. Elle avait suffisamment de chagrin dans son cœur sans endurer une répétition du désastre de la journée.
Ils atteignirent enfin ses appartements privés. Les cloisons étaient grandes ouvertes et surveillées par une dizaine de guerriers en armes. À l’intérieur, une petite silhouette reposait dans une mer de coussins, un bandage blanc enroulé autour du cou. Quelqu’un était assis à côté ; Mara ne releva pas le regard pour voir de qui il s’agissait, mais elle échappa à l’étreinte de Lujan et tomba à genoux près de son fils. Elle le caressa, presque surprise par sa chaleur. Puis, tendrement et faisant attention à sa blessure, elle le prit dans ses bras. Elle se mit alors à pleurer, ne pouvant plus se contrôler, et ses larmes mouillèrent la joue d’Ayaki.
Ses officiers détournèrent automatiquement le regard, refusant de voir sa honte, et la personne assise sur les coussins se leva avec tact pour sortir.
Mara releva ses yeux brouillés par les larmes et reconnut Jican.
— Reste, dit-elle d’une voix tremblante. Restez tous. Je ne veux pas être seule ici.
Pendant très longtemps les lampes brûlèrent, pendant qu’elle berçait son jeune fils dans ses bras.
Plus tard dans la nuit, quand Kevin fut installé sur une natte près d’Ayaki, Mara ordonna que l’on éteigne les lampes. Elle envoya Keyoke, Jican et Lujan prendre un repos bien mérité et, protégée par une garde que l’on venait de changer à toutes les entrées de la maison, resta assise à veiller silencieusement ceux qu’elle aimait. Elle réfléchissait, et se rendait clairement compte que l’égoïsme l’avait presque conduite au désastre. Son accession arrogante au titre de chef de guerre de son clan lui semblait maintenant l’acte d’une idiote.
Elle ne se déshabilla pas pour dormir, bien que le guérisseur qui venait régulièrement examiner les deux blessés la supplie de prendre une potion pour pouvoir se reposer. Ses yeux la piquaient désagréablement à force de pleurer, mais elle ne souhaitait pas sombrer dans l’oubli du sommeil. La culpabilité pesait sur son cœur, et trop de pensées encombraient son esprit. À l’aube, elle rassembla tout son courage, se leva avec raideur des coussins et quitta la pièce et ceux qu’elle aimait. Seule, vue uniquement par les soldats qui la gardaient, elle avança comme une fillette abandonnée dans les couloirs sombres jusqu’à la chambre d’enfant, où le corps de la femme qui l’avait élevée avait été déposé sur un autel d’honneur.
Les robes ensanglantées de Nacoya avaient été remplacées par de riches soies galonnées de vert acoma. Ses vieilles mains ridées reposaient en paix le long de son corps, dans des gants de cuir souple pour dissimuler les cruelles entailles de la corde de l’assassin. Le poignard qui l’avait tuée était posé sur sa poitrine, en hommage à Turakamu, car elle était morte comme un guerrier. Son visage auréolé de cheveux blanc argenté semblait plus paisible qu’il ne l’avait jamais été dans le sommeil. Les responsabilités, l’arthrite et les épingles à cheveux qui ne restaient jamais droites ne pouvaient plus la troubler maintenant. Ses années de loyaux services étaient terminées.
Mara sentit de nouvelles larmes s’échapper de ses paupières enflées.
— Mère de mon cœur, murmura-t-elle. (Elle se laissa glisser sur les coussins placés à côté du corps et serra une main glacée. Elle lutta pour affermir sa voix.) Nacoya, sache que ton nom sera honoré avec les ancêtres des Acoma, et que tes cendres seront répandues à l’intérieur du jardin sacré, dans la clairière du natami. Sache que le sang que tu as versé aujourd’hui était du sang acoma, et que tu fais partie de la famille.
Mara dut s’arrêter car elle avait le souffle coupé. Elle leva son visage vers la lumière grise qui filtrait par les cloisons, et regarda la brume qui recouvrait la terre de ses ancêtres.
— Mère de mon cœur, reprit-elle, honteuse et tremblante, je ne t’ai pas écoutée. J’ai été égoïste, arrogante et négligente, et les dieux ont pris ta vie pour me punir de ma folie. Mais entends-moi : je peux encore apprendre. Ta sagesse vit toujours dans mon cœur, et demain, quand tes cendres seront rendues aux dieux, je ferai cette promesse : je renverrai le barbare Kevin, et j’enverrai un contrat de fiançailles aux Shinzawaï pour leur demander un mariage avec Hokanu. Je ferai ces choses avant la fin de la saison, sage parmi les sages. Et pour mon plus grand chagrin, jusqu’à la fin de mes jours, je regretterai d’avoir choisi de ne pas t’écouter alors que tu étais vivante à mes côtés.
Mara reposa doucement la main gantée de la défunte.
— Je ne te l’ai jamais assez dit, Nacoya : je t’aimais beaucoup, mère de mon cœur, et je te remercie pour la vie de mon fils.