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RÉSOLUTION

L’empereur écoutait.

Dans la grande salle d’audience, une pièce assez vaste pour abriter vingt compagnies de guerriers, Ichindar, quatre-vingt-onzième de sa lignée, était assis sur son trône de cérémonie. Le siège imposant était façonné dans un bois ancien recouvert d’or et de topazes, et incrusté d’énormes rubis, émeraudes et onyx sur le dossier et les flancs. Il était placé sur une estrade en forme de pyramide, à laquelle on accédait par quatre volées de marches. Le sol de l’estrade était orné d’un immense motif de roue solaire dessiné dans des tons chauds d’agate, d’opale blanche et de topaze. De chaque côté de l’immense pyramide, vingt gardes blancs impériaux montaient la garde sur les escaliers. Juste devant Mara, des sièges avaient été disposés pour les grands prêtres et les conseillers, mais seulement trois personnes y étaient assises : un scribe qui prenait des notes pour les distribuer aux temples dont les représentants étaient absents, le grand prêtre de Juran, et le révérend père supérieur de Lashima. Mara avait été heureuse de constater la présence du prélat de Lashima, espérant qu’il s’agissait d’un présage favorable ; cet homme avait officié lors de son ordination interrompue, le jour où Keyoke était venu ramener chez elle une jeune fille de dix-sept pour qu’elle devienne la dame des Acoma.

Privée même de sa garde d’honneur, car les guerriers étaient interdits lors d’une audience officielle avec l’empereur, elle expliqua la dernière partie de son plan. Un scribe impérial, assis à la droite de Mara, transcrivait rapidement ses paroles pour les archives tandis que ses phrases résonnaient dans la pièce gigantesque. Dans l’immense salle avec ses vastes baies ouvertes dans le dôme, ses fenêtres dans leur encadrement d’or et de cristal et ses sols de marbre poli, le son de sa voix la faisait se sentir toute petite.

À la fin de sa dernière phrase, elle s’inclina profondément derrière la petite balustrade au-delà de laquelle aucun pétitionnaire ne pouvait aller, et resta debout comme l’exigeait le protocole, les mains croisées sur sa poitrine en signe de salut. Tremblante en dépit de tous ses efforts, elle attendait la réaction de la Lumière du Ciel. Alors que les minutes s’écoulaient et que le silence se prolongeait, elle n’osait même plus lever les yeux, de peur de lire la désapprobation sur le visage du jeune homme assis au sommet de l’estrade.

— Une grande partie de ce que vous proposez repose sur des spéculations, dame.

L’empereur s’exprimait avec une autorité indiscutable.

Le regard toujours fixé sur le complexe motif du sol, Mara répondit :

— Votre Majesté, c’est notre seul espoir.

— Ce que vous suggérez est… sans précédent.

Qu’Ichindar considère la tradition avant sa sécurité personnelle suggérait beaucoup de choses. Ce jeune souverain, mince, au visage solennel, ne désirait pas s’emparer du pouvoir absolu ; il n’était pas trop timide pour embrasser des concepts audacieux, à la lumière de la crise actuelle. Admirant la maturité et le courage d’une personne physiquement si frêle, Mara déclara :

— Une grande partie de ce que vous avez déjà fait, Votre Majesté, était aussi sans précédent.

Ichindar inclina la tête, et les longues plumes dorées de sa coiffe oscillèrent alors qu’il acquiesçait d’un geste imposant. Vêtu de robes immenses et complexes, il était assis avec un formalisme douloureux, le visage déjà marqué par les soucis d’un souverain. Des yeux verts entourés de profonds cernes et des joues creusées par des nuits sans sommeil déparaient ce qui aurait dû être un visage insouciant. Sous les bijoux et la pompe, Mara reconnut un esprit inquiet et anxieux. La Lumière du Ciel semblait peut-être jeune, mais il savait qu’il se trouvait sur un terrain plus périlleux que des sables mouvants. Il ne se faisait pas d’illusions. Sa force provenait de l’extraordinaire révérence que le peuple tsurani avait pour sa fonction. Mais bien que ce sentiment soit profondément enraciné, il était loin d’être illimité. Même s’il était rarement survenu pour les quatre-vingt-dix prédécesseurs d’Ichindar, le régicide n’était pas inconnu. La mort d’un empereur était considérée comme la preuve que les dieux avaient retiré leur bénédiction à l’empire. Les circonstances devaient déjà être désastreuses pour que des seigneurs osent tenter une telle action, sauf pour les plus intrigants. Mais Mara savait que Tasaio nourrissait justement cette ambition. Et il y avait aussi ceux qui, aujourd’hui, considéraient l’abolition du titre de seigneur de guerre comme une offense envers la tradition assez pernicieuse pour justifier un tel acte.

Consciente qu’elle augmentait ce péril en encourageant l’empereur à suivre une voie qui l’éloignait encore plus de la coutume, Mara leva les yeux vers la silhouette assise sur le trône au sommet de l’estrade.

— Votre Majesté, je n’offre qu’un espoir. Seule, je peux endiguer l’ambition des Minwanabi, mais en payant un prix immense. Tasaio devrait alors recevoir le titre de seigneur de guerre. Son accession au blanc et à l’or sans effusion de sang permettrait de renvoyer chez elles les armées qui campent devant Kentosani, en paix. J’admets que c’est un choix facile. Prenez-le, et vous pourrez vous retirer du grand jeu, rendre au Grand Conseil son pouvoir d’action, et vous plonger dans vos méditations divines. Mais en mettant de côté le problème des guerres de sang et des différends personnels, je pense que cette voie ferait seulement gagner un peu de temps. Un Minwanabi sur le trône de seigneur de guerre ne nous conduira que vers un avenir de conflits.

» Je pense que nous avons une chance, ici et maintenant, d’imposer un changement permanent – la fin, peut-être, des effusions de sang inutiles qui gangrènent notre politique. Je pense sincèrement que l’honneur n’a pas besoin d’être enraciné dans le meurtre pour obtenir la suprématie. Nous risquons de ne plus jamais avoir dans notre vie cette occasion d’instaurer une façon de gouverner plus humaine. Je vous implore humblement : pensez à tout ce que cela signifie.

L’empereur la fixa de ses yeux verts d’une façon très intense, même depuis la hauteur de son estrade. Comme il ne donnait pas son opinion, le prêtre de Juran le Juste se leva de son siège ; un infime geste de la main de la silhouette sur le trône lui donna la permission de parler.

— Mara des Acoma, vous est-il venu à l’esprit que vos paroles n’étaient peut-être pas plaisantes aux oreilles des dieux ? Votre nom est ancien et estimé, et cependant vous semblez avoir oublié l’honneur de votre famille. Vous promettez une chose à Tasaio des Minwanabi, mais en ce moment même vous cherchez à rompre un vœu des plus sacrés.

Mara sentit l’ombre terrible et dévorante de la peur passer sur son âme. Le danger d’une accusation d’hérésie n’était pas loin de son esprit, et elle choisit d’adresser sa réponse uniquement à la Lumière du Ciel.

— Si j’ai oublié la bénédiction de mes ancêtres, je dis que cela est mon affaire personnelle. Je n’ai transgressé aucune loi, ni offensé les dieux. Dans tout ce que j’ai fait, dans tout ce que je vous ai imploré de considérer, j’ai agi pour le bien de l’empire. (Elle regarda ensuite le prêtre, en ajoutant :) Et si je devais déshonorer le nom de ma famille, je le ferais bien volontiers pour servir l’empire.

Un silence absolu accueillit cette déclaration, puis la poignée de conseillers et de prêtres présents dans le fond de la salle se mirent à murmurer entre eux. Le représentant du temple de Juran se rassit, de toute évidence ébranlé.

La Lumière du Ciel tourna ses grands yeux intelligents vers la dame qui se tenait au pied de son trône avec un air de défi. Après un long moment de réflexion, il fit un geste vers ses prêtres.

— Que personne ici ne fasse tomber la dame en disgrâce. Elle n’a pas fait honte à sa maison ni à son nom, mais honore l’empire par son courage et sa loyauté. Qui d’autre, parmi des milliers de souverains, a osé nous approcher pour nous révéler cette vérité ?

Il s’arrêta, leva ses mains frêles et retira sa coiffe d’apparat. Un domestique sortit précipitamment d’une niche latérale, s’agenouilla, et le soulagea de son fardeau. Sans la haute couronne de plumes sur la tête, Ichindar semblait s’être dépouillé de toute cérémonie. Il passa une main dans ses cheveux bruns ébouriffés et devint songeur.

— Quand je me suis engagé pour la première fois dans le grand jeu, c’était parce que j’avais vu mon oncle, Almecho, manipuler l’empire dans le seul but de rester au pouvoir en tant que seigneur de guerre. Les conséquences de ses actes ont infligé de grandes souffrances à beaucoup. Son ambition était une menace pour le pays… et pour moi-même, ajouta-t-il d’un air désabusé. En œuvrant avec le seigneur Kamatsu, et d’autres, pour mettre fin aux effusions de sang, j’en suis venu à remettre en question la manière dont nous vivons, et je crois que je comprends en partie la nécessité qui vous fait agir.

Ichindar se leva. Il éloigna d’un geste les gardes qui se rapprochaient pour se placer derrière lui, et descendit les marches de son estrade.

— Laissez-moi vous apprendre une chose, Mara des Acoma, une chose que seule une poignée d’hommes connaît.

L’empereur semblait sûr de lui, mais derrière le masque d’un souverain-né, Mara entrevit un homme qui était encore très jeune et très vulnérable, et aussi humain qu’elle sous l’enveloppe pesante de ses vêtements d’apparat. Les prêtres observaient, celui du temple de Juran aussi captivé qu’un vautour et le révérend père supérieur de Lashima souriant légèrement, alors que la Lumière du Ciel tendait la main par-dessus la balustrade et décroisait les bras de Mara, lui faisant abandonner sa posture révérencieuse.

Comme une familiarité aussi inattendue semblait déconcerter Mara, il la regarda droit dans les yeux.

— Au début, j’ai tenté d’imposer la paix aux nations, car j’avais compris que notre peuple courrait un grand danger si la conquête devenait notre seul objectif. Mais après le retour de Milamber, mes raisons ont changé. Vous avez peut-être entendu des rumeurs parlant d’un grand conflit sur le monde de Midkemia. Je vous confie maintenant que l’adversaire qu’ils affrontaient là-bas est l’être que nos légendes appellent l’Ennemi.

Se souvenant d’une discussion avec Arakasi, Mara ne fut pas surprise d’entendre cette révélation. Elle avait relu les anciens contes sur cette horreur inconnue appelée l’Ennemi, qui avait détruit son monde ancestral, et provoqué la fuite de son peuple sur Kelewan, en empruntant un mythique pont d’Or. Bien que la plupart de ses pairs n’aient aucune raison de croire que ce vieux conte soit autre chose qu’un mythe, les manières calmes et sincères de Mara ne contenaient pas la moindre trace de mépris ou d’incrédulité. L’empereur s’en rendit parfaitement compte.

Devenant de plus en plus chaleureux, Ichindar reprit :

— La menace d’avant l’aube de notre histoire existait bel et bien, et était encore plus terrible que dans les légendes. L’Assemblée des magiciens m’a soutenu, car si un tel mal conquérait nos anciens ennemis du royaume des Isles et retournait sa colère contre nous, notre nation devait rester unie pour l’affronter. Pour cette raison, j’ai suspendu le Grand Conseil, afin que les machinations du grand jeu ne puissent pas nous affaiblir face à une menace aussi terrible. Sur mes ordres, dix Très-Puissants et trois mille soldats du clan Kanazawaï, conduits par Hokanu des Shinzawaï…

— Hokanu s’est rendu sur l’autre monde ? ne put s’empêcher de demander Mara. (Puis réalisant sa grossièreté d’avoir interrompu l’empereur, elle ajouta :) Je supplie mon souverain de me pardonner.

Ichindar sourit.

— Vous avez donc quelque estime pour ce jeune homme, à ce que je vois. Oui, Hokanu a passé quelques semaines à guerroyer sur Midkemia, et un peu de temps avec son frère, Kasumi. (L’empereur sourit.) Nous ne comprenons pas nos anciens ennemis du royaume. La bravoure dont Kasumi a fait preuve en servant son nouveau maître durant le conflit lui a permis de gagner une seigneurie parmi les nobles du royaume. Leurs titres ne me sont pas familiers, mais celui qui a été accordé à Kasumi n’est pas mineur, à ce que l’on m’a dit.

La Grande Liberté dont Kevin se souvenait avec tant de tendresse était donc vraie ! Mara cligna des yeux pour chasser ses larmes ; cette dernière preuve scellait une fois pour toutes le changement de sa mentalité. À partir de maintenant, elle savait qu’elle ne pourrait plus vivre à l’aise dans le concept rigide de castes de son peuple. Les hommes et les femmes n’étaient que des êtres humains – les dieux ne choisissaient pas d’en faire des esclaves, des nobles ou des artisans avec une finalité irrévocable. Que dans sa culture un homme puisse naître et vivre avec un honneur exemplaire, et qu’il ne soit jamais récompensé selon ses mérites en accédant au rang auquel ses actes lui donnaient droit, était une injustice et un immense gaspillage.

— C’est notre plus grande honte, murmura-t-elle sans réfléchir, qu’un captif puisse gagner la liberté et fonder chez ses anciens ennemis une maison noble qui pourra s’élever un jour jusqu’à la grandeur – chez ces gens que nous appelons des barbares – et que de nombreux fils de valeur faits prisonniers dans notre empire doivent rester irrémédiablement des esclaves. J’ai bien peur d’être obligée de constater que nous sommes les barbares, et non les Midkemians.

Décontenancé par ce concept, dont il n’avait discuté auparavant qu’avec Kamatsu des Shinzawaï, l’empereur de Tsuranuanni regarda la femme qui se tenait de l’autre côté de la balustrade.

— C’est ce que je pense aussi. Peut-être que vous apprécierez ce détail : tous les esclaves rendus de l’autre côté de la faille seront des hommes libres sur leur terre natale. Leur roi Lyam me l’a juré, et bien que la première tentative de paix se soit conclue sur un désastre, je sais maintenant que c’est un souverain honorable.

Déchirée par le souvenir de Kevin, Mara ne put que hocher la tête.

— Je répugne à rendre le contrôle de l’empire au Grand Conseil, reprit Ichindar, revenant au sujet qui avait motivé la venue de Mara. (Il baissa la voix pour que les prêtres et le scribe n’entendent pas.) J’ai aussi commencé à comprendre que nous avons la chance d’initier quelque chose de neuf.

Il libéra la main de Mara avec un demi-sourire chagriné qui lui rappela étrangement celui d’Hoppara. Puis, il fit signe à son domestique de reposer sa coiffe de cérémonie sur sa tête, et remonta l’escalier pour regagner son trône impérial.

Une fois assis avec tout l’apparat nécessaire, il composa sa réponse officielle.

— Quels que soient les événements qui se dérouleront demain, l’empire sera changé à jamais. Les magiciens ont tenu conseil à ce sujet, mais ils répugnent à intervenir plus lourdement dans notre politique, maintenant que le danger de l’Ennemi est conjuré. Un grand nombre de mes alliés contre cette menace se sont retirés… (Il indiqua les sièges vides sur les marches de la pyramide.)… certains à cause de ma condamnation d’Axantucar. (Une dernière fois, Ichindar étudia longuement Mara.) Je pense que votre plan a des mérites, mais que les risques que vous prenez sont égaux, si ce n’est supérieurs, à ceux que vous désirez éviter.

Il n’avait pas besoin de souligner le fait que d’autres personnes que des seigneurs tomberaient si la proposition de Mara tournait mal. L’empire lui-même serait plongé dans un chaos sanglant.

— Je vous enverrai un message demain dans la matinée pour vous informer de ma décision, déclara Ichindar. Tasaio a déjà demandé une réunion, en présence de tous les souverains. Cela ressemble presque à un ordre de comparution devant le Grand Conseil, pour répondre à un acte d’accusation, à ce que je crois.

Ressemblant maintenant à un petit garçon portant une montagne coûteuse de joyaux, de métaux étincelants et de soie, Ichindar soupira.

— Je pense que je n’ai pas le choix. Je devrai affronter Tasaio. (Il mit fin à l’audience avec un sourire fatigué.) Quel que soit le résultat, dame Mara, vous avez toute mon estime. Attendez mon message demain, et puissent les dieux vous protéger ainsi que le nom de vos ancêtres.

Mara s’inclina très bas, ressentant de l’admiration pour ce jeune homme, éduqué depuis l’enfance à révérer la tradition et cependant assez imaginatif et intelligent pour voir au-delà de la fausse gloire, pour le plus grand bien de son peuple. Comprenant qu’il était exceptionnel, et que le trône pourrait ne plus jamais connaître pareille impartialité, Mara quitta la grande salle.

Dans l’antichambre impériale, son escorte l’attendait, composée de Saric, de Lujan et d’Arakasi comme domestique, avec une garde d’honneur de guerriers d’élite. Pendant que l’un des ministres d’Ichindar accompagnait la suite acoma à la porte des appartements impériaux, Mara resta plongée dans ses pensées. Dehors, alors qu’Arakasi l’aidait à entrer dans son palanquin, elle déclara :

— Rentrons vite. Nous avons beaucoup à faire et, malheureusement, très peu de temps.

Mara tint conseil durant toute la nuit. Des seigneurs de nombreux partis et clans se rendirent à sa résidence pour profiter de sa sagesse. Deux heures avant l’aube, la dame rassembla une escorte et partit en palanquin pour rencontrer le seul dirigeant qui n’était pas venu lui rendre visite. Au garde ensommeillé qui répondit aux coups que Lujan frappa à la porte de sa résidence, elle ordonna :

— Dis au seigneur Iliando que Mara des Acoma attend dehors sa bienvenue.

Le seigneur des Bontura, contrarié, arriva peu de temps après, les cheveux encore tout hérissés et vêtu d’une robe qui n’allait pas du tout avec ses chaussures. Avec une expression encore maussade pour avoir été réveillé, il prononça les paroles de bienvenue et accueillit Mara dans sa demeure. Quand elle fut confortablement installée dans son salon, et que des domestiques furent tirés de leur sommeil pour lui offrir de la nourriture et du chocha, il parla avec brusquerie.

— Mara, pourquoi arrivez-vous, sans être invitée, à cette heure de la nuit ?

Mara fit signe à Lujan et à sa garde d’honneur de se retirer.

— Je suis venue pour demander votre aide.

Iliando leva la main.

— Vous avez ma sympathie à l’heure où vous éprouvez des difficultés, mais s’il s’agit de s’opposer à Tasaio…

Mara se redressa vivement.

— Quoi ?

Le seigneur des Bontura avait-il des espions dans la suite des Minwanabi, ou l’un des serviteurs de l’équipe d’Incomo avait-il été trop bavard ? À part le cercle intime des conseillers de Mara, personne n’aurait dû connaître la teneur de sa discussion sur la colline avec son ennemi.

— Allez, jeune dame, votre rencontre avec Tasaio au sommet d’une colline, avec deux armées dans vos dos, pouvait difficilement rester secrète, n’est-ce pas ? (L’expression de Mara montrait qu’elle l’avait effectivement espéré.) Je vais vous faire gagner du temps. J’ai déjà accordé mon soutien à Jiro des Anasati, confessa le seigneur des Bontura.

Un esclave arriva avec le plateau de chocha et commença discrètement à remplir des tasses. Alors que le vieux seigneur soufflait sur sa tasse pour refroidir la boisson brûlante, les yeux de Mara se plissèrent.

— Jiro ? Que cherche-t-il dans tout cela ?

— Vous devrez le lui demander vous-même.

Le seigneur des Bontura tenta témérairement d’avaler une gorgée, se brûla la langue, et reposa sa tasse avec dégoût.

— Faites attention au chocha, l’avertit-il inutilement.

Extrêmement impatiente, mais ayant assez de tact pour rester calme, Mara attendit que le vieux seigneur explique sa déclaration.

— Jiro a envoyé des messages à tous les membres du clan Ionani, expliquant clairement qu’il considérait que sa maison avait une meilleure position que celle du seigneur Tonmargu.

— Alors, il tente de devenir chef de guerre, supposa Mara. Soudain, elle eut besoin du chocha comme excuse pour s’occuper les mains. L’énervement, la tension et les ajustements désagréables de son corps au début de sa grossesse avaient pris leur dû.

— Si Frasaï des Tonmargu craint d’affronter Jiro, nous aurons un changement majeur dans les rangs des grandes familles. Cela aurait dû se faire depuis longtemps, remarqua le seigneur des Bontura.

Il n’avait pas besoin de rappeler que Frasaï détestait les conflits.

Stupéfaite, Mara assimila les implications de ce retournement de situation inattendu. Tristement, elle comprit que Nacoya et Kevin avaient eu raison : après de longues années de bouderie, Jiro était toujours furieux qu’elle lui ait préféré son frère comme époux. Jiro avait apparemment discerné la seule voie qu’il lui restait pour lui nuire. Il avait pris des mesures pour s’assurer de son échec – car si elle ne recevait pas le soutien du clan Ionani dans une coalition pour bloquer la majorité des Minwanabi, les années passées à étendre son influence et à recueillir des dettes de vote ne serviraient à rien. L’héritier des Anasati pouvait refuser de soutenir à la fois les Minwanabi et les Acoma, plongeant le Grand Conseil dans une impasse. La prédiction qu’elle avait faite à Tasaio, sur le pouvoir impérial qui gagnerait peu à peu du terrain par défaut, se réaliserait.

Mais Mara n’en tirerait aucune satisfaction, car son ennemi juré porterait alors son attention sur l’anéantissement de sa maison, à l’instant même où l’impasse serait évidente. Clairement, la dame des Acoma ne vivrait pas assez longtemps pour voir sa prophétie se réaliser. Ses mains se posèrent instinctivement sur son ventre, comme si elle cherchait à protéger le germe de l’enfant de Kevin. Garçon ou fille, l’enfant ne naîtrait peut-être jamais.

Et si Jiro était assez patient et intelligent pour survivre au conflit qui ferait rage, il pourrait devenir le candidat de compromis logique pour le titre de seigneur de guerre. Plongée dans ses pensées alors qu’elle analysait les implications de cette situation, Mara se perdit dans les circonvolutions du grand jeu.

— Dame, êtes-vous malade ?

La question du seigneur Iliando la tira de ses réflexions.

— Non, je suis seulement… fatiguée. (Elle dissipa d’un geste l’inquiétude de son hôte, et déclara :) Vous avez une dette envers moi.

Le seigneur inclina la tête, reconnaissant que c’était vrai. Sa voix était teintée de regret.

— Je ne peux pas compromettre mon honneur, Mara. Vous n’avez que mon seul vote au Conseil, et seulement dans des circonstances qui ne provoqueront aucun déshonneur pour mon clan ou ma famille. C’étaient nos conditions.

— Je n’exigerai pas que vous renonciez à votre intégrité, le rassura Mara. Je vous demande seulement de rassembler le soutien du clan Ionani. Si vous pouvez convaincre vos parents de soutenir le chef de guerre des Ionani contre la maison Minwanabi, vous aurez payé votre dette envers moi tout en respectant l’honneur de votre clan.

Iliando haussa les épaules.

— Même ceux qui soutiendront Tasaio à la fin appuieront par principe la candidature du seigneur des Tonmargu durant la première phase du vote, Mara. Tout le monde s’y attend.

— Ne confondez pas ma requête avec une simple démonstration de respect envers Frasaï, intervint Mara.

Derrière la cloison, les premières lueurs grises de l’aube chassaient la nuit peu à peu. La dame des Acoma commençait à manquer de temps, et cette nouvelle désagréable mettait sa patience à rude épreuve.

— Je rassemble autant de promesses que possible pour empêcher qu’un conflit ne survienne entre Tasaio et votre chef de guerre. C’est pourquoi je dois être sûre que le clan Ionani restera soudé tant que je ne vous aurai pas clairement indiqué que ce n’est plus nécessaire. Particulièrement si, à cette heure demain, Jiro des Anasati a pris le titre de chef de guerre au seigneur des Tonmargu.

Le seigneur Iliando soupira profondément.

— Ce que vous proposez est difficile. Je vais voir ce que je peux faire, en commençant par le seigneur Ukudabi. Il a de l’influence, et son cousin, le seigneur Jadi, a été ruiné par l’oncle de Tasaio. Sa maison n’a aucun amour pour les Minwanabi.

— Bien. (Mara déposa sa tasse de chocha à moitié vide et se leva.) Je verrai moi-même le seigneur des Tonmargu.

Alors que son hôte la raccompagnait jusqu’à la grande porte, elle conclut :

— Il s’agit d’un problème beaucoup plus important qu’une guerre de sang entre Tasaio et moi, mon seigneur Iliando. L’empire subit de profonds changements, et c’est à des gens comme vous et moi de décider si leurs conséquences seront bonnes ou mauvaises. N’oubliez pas ceci : quoi que vous puissiez penser, je sers l’empire.

Quand elle fut dehors, le sentiment d’urgence de Mara prit le dessus. Elle donna de rapides instructions à Lujan, grimpa dans son palanquin, et endura un voyage mouvementé pendant que ses porteurs trottaient à travers la ville. À cette heure, les rues étaient désertes à l’exception de marchands de légumes qui conduisaient des chariots tirés par des needra, et des prêtres qui chantaient les prières de l’aube. Trop énervée pour somnoler, Mara ferma ses yeux brûlants jusqu’à ce qu’elle arrive à destination, une villa discrète mais merveilleusement agencée dans la vieille ville, gardée par des soldats en armure bleue.

Au moment où ses porteurs se penchaient pour poser le palanquin, Mara tira les rideaux et cria :

— Mara des Acoma !

L’officier de service s’approcha et la salua.

— Ma dame, que puis-je faire pour vous ?

— Annoncez à votre seigneur que je souhaite le voir immédiatement !

L’officier coiffé d’un casque à plumet lui fit une révérence impeccable et franchit les portes pour entrer dans la résidence. En dépit de l’heure matinale, Kamatsu des Shinzawaï était déjà levé. Comme il avait terminé son petit déjeuner, il donna l’ordre d’escorter Mara jusqu’à son confortable cabinet de travail donnant sur le jardin.

Dans une pièce retirée, environnée de fleurs et de végétation, Mara trouva le seigneur des Shinzawaï en conférence avec un homme vêtu de la robe noire d’un magicien.

Surprise, Mara hésita puis s’inclina très bas.

— Très-Puissant, j’implore votre pardon pour mon intrusion.

La silhouette encapuchonnée se retourna. Quand des yeux sombres et énigmatiques se posèrent sur elle, Mara reconnut Fumita.

— Vous ne nous interrompez pas, Mara des Acoma. Vous trouvez simplement deux vieillards en train de se remémorer le passé.

Ses paroles étaient très aimables, mais même l’examen désinvolte d’un membre de l’Assemblée était inquiétant pour quelqu’un d’aussi énervé que Mara.

— Je reviendrai plus tard, s’excusa-t-elle. Mais mon temps est limité, et il est nécessaire que je m’entretienne avec le seigneur Kamatsu.

Le chef de guerre du clan Kanazawaï fit signe à la dame de s’asseoir sur une somptueuse pile de coussins.

— Avez-vous mangé, dame Mara ? Sinon, mes domestiques pourront vous apporter un déjeuner.

Mara accepta de s’asseoir avec gratitude, mais la simple pensée de la nourriture lui soulevait le cœur.

— Un peu de tesh me suffira amplement. (Alors que l’un des domestiques shinzawaï partait discrètement vers les cuisines, elle observa la pièce.) Où se trouve Hokanu ?

Le vieux seigneur des Shinzawaï sourit avec chaleur et indulgence.

— Il sera très chagriné d’apprendre qu’il a manqué votre visite, dame Mara. Mais comme il est le commandant des armées de la maison, et le commandant en second du seigneur Keda, il lui faut rester avec l’armée, dans les collines. (Une certaine tristesse passa sur son visage alors qu’il ajoutait :) Comme tous les clans de l’empire, les Kanazawaï se préparent à la guerre.

Puis, supposant qu’elle lui rendait visite pour savoir ce qu’il pensait de sa proposition de contrat de mariage, Kamatsu soupira. Comme si un poids pesait sur ses épaules, il eut un geste de prière vers sa visiteuse.

— Mara, en des temps plus calmes, je n’aurais rien désiré davantage que de lier ma famille avec une maison aussi honorée que les Acoma. (Sa sincérité était visible.) Et je n’aurais jamais pu souhaiter une belle-fille plus ingénieuse que vous. Mais même si mon premier fils n’est pas perdu, comme nous le supposions d’abord, il ne reviendra pas pour me succéder. Il a reçu un titre et des terres du roi des Isles. En tant que père, j’honore son choix de rester sur Midkemia. Hokanu reste mon héritier.

Consciente que le vieil homme cherchait ses mots, Mara tenta de dissiper sa gêne.

— Ce n’est pas pour le contrat de mariage que je suis venue. Je vous en prie, ne vous sentez pas obligé de me donner votre réponse à un moment où tant de difficultés nous assaillent.

Kamatsu eut un sourire chaleureux.

— J’apprécie votre prévenance, dame Mara. J’ai toujours compris les raisons qu’avait Hokanu de vous préférer. En fait, si le choix avait été simplement personnel, il m’aurait demandé d’envoyer mon accord le jour même où votre demande nous est parvenue. Je suis le seul responsable du retard de la réponse, car l’avenir de notre pays est précaire. Après la journée de demain, je doute que quiconque parmi nous soit en position d’apprécier les mariages.

Ainsi, lui aussi avait entendu parler de l’appel de Tasaio qui voulait affronter l’empereur. Oubliant la présence du Très-Puissant assis comme une ombre immobile dans un coin, Mara regarda l’homme qui était l’un des souverains les plus honorés de l’empire. Le passage du temps ne semblait pas l’avoir affecté. Ses tempes argentées lui donnaient un air distingué plutôt qu’âgé, et des rides de sourire rendaient son regard aimable. Là où l’intelligence d’Hokanu brûlait comme une flamme, l’esprit du père s’était transformé au cours des ans en une sagesse tranquille et confiante. Intuitivement, Mara sentit qu’elle pouvait ouvrir son cœur à ce seigneur.

— Écoutez-moi, dit-elle avec gravité. Car ce que je vais vous dire vise au bien de l’empire.

Après ce début formel, elle lui décrivit le plan qu’elle avait commencé à mettre en œuvre depuis la veille au soir.

Devant l’entrée de ce qui avait été l’aile du Grand Conseil, Tasaio et sa garde d’honneur vêtue de noir et d’orange furent arrêtés par une dizaine de gardes blancs impériaux. En grand uniforme, commandés par un chef de troupe dont le plumet doré s’étalait comme un éventail au-dessus de son casque poli, ils étaient impeccablement alignés devant l’entrée, barrant le chemin.

Avant que Tasaio puisse parler, le chef de troupe impérial leva la main.

— Mon seigneur des Minwanabi, vous avez l’ordre de vous présenter à la Lumière du Ciel, qui attend votre présence dans la salle autrefois employée pour le Grand Conseil.

L’officier fit un geste et, dans une manœuvre parfaite, ses guerriers se rangèrent sur le côté pour laisser passer Tasaio.

Resplendissant dans la plus belle de ses armures et portant son épée ancestrale à la ceinture, dans un fourreau laqué de noir, Tasaio ordonna à son escorte d’avancer. Alors qu’ils traversaient les hautes salles du bâtiment du Conseil, il adressa un sourire ironique et satisfait à son premier conseiller.

— Ichindar en sait assez pour préserver l’illusion du commandement, même si la réalité de son autorité est remise en question.

Incomo ne répondit pas. Transpirant dans ses vêtements de cérémonie et trop essoufflé par la marche rapide pour faire semblant de rester digne, il maintenait difficilement la distance correcte derrière son maître. Il tentait d’imaginer ce qui pourrait mal tourner durant la confrontation imminente. Alors qu’ils atteignaient l’entrée de la salle du Conseil, Tasaio s’arrêta soudain au seuil de la porte principale ; Incomo, surpris, évita de justesse une collision. Arraché à ses sinistres préoccupations, Il regarda par-dessus l’épaule de son maître pour voir ce qui provoquait ce délai.

La salle était comble. C’était normal ; les souverains de moindre rang prenaient leur place en premier, et comme chef de ce qui était actuellement la famille la plus puissante de l’empire, Tasaio avait le privilège de rejoindre sa place le dernier. Qu’il s’agisse d’un conseil extraordinaire était confirmé par le fait que même les gradins les plus élevés des galeries étaient pleines à craquer. Même les seigneurs les plus insignifiants avaient souhaité assister à cette réunion, preuve certaine que l’on vivait une période de crise. Incomo plissa ses yeux myopes pour mieux voir l’estrade centrale. Dans la lumière éblouissante du soleil qui traversait le dôme, il distingua une silhouette vêtue d’une robe supérieure d’un blanc éblouissant et d’une armure d’or poli. Ichindar, quatre-vingt-onze fois empereur, se tenait en haut de l’estrade centrale. Gêné par l’éclat des joyaux et des métaux, Incomo mit un moment à remarquer ce qui avait changé.

Quand il s’en rendit compte, la raison de l’arrêt subit de Tasaio devint évidente : le trône d’ivoire et d’or, où s’étaient assises des générations de seigneurs de guerre, n’était plus à sa place traditionnelle sur l’estrade.

— Maudit soit le nom des ancêtres de cette femme, siffla Tasaio.

Après la disparition du trône blanc et or, il avait découvert Mara, vêtue de robes de soie moirée verte, immobile devant l’estrade aux pieds de la Lumière du Ciel.

Mon seigneur Tasaio, déclara Ichindar durant la pause maladroite de Tasaio qui tentait de se remettre de sa surprise.

De toute évidence, le seigneur des Minwanabi avait eu l’intention d’entrer dans la salle et, devant tout le Grand Conseil et l’empereur lui-même, de s’approprier d’office le siège de seigneur de guerre. Mara s’était arrangée pour que le trône soit retiré, afin de le priver de son effet. Alors que tous les yeux se tournaient vers le seigneur des Minwanabi pour se délecter de son moment d’embarras, la Lumière du Ciel continua.

— Vous avez souhaité ma présence à une réunion des seigneurs de l’empire. Je suis venu.

Tasaio retrouva son aplomb avec une vivacité digne de ses réflexes d’escrimeur. Comme si, depuis le début, il avait eu l’intention de s’adresser à l’assemblée depuis la porte centrale, il regarda la salle d’un air hautain.

— Votre Majesté, mes seigneurs. (Il foudroya Mara du regard.) Dame. (Entrant dans la salle sous les murmures de l’auditoire, il descendit les marches à pas lents.) Nous venons demander la restauration du gouvernement traditionnel de l’empire. (Sans s’arrêter pour s’incliner devant la Lumière du Ciel, il continua :) Votre Majesté, je dis qu’il est temps que le Grand Conseil se réunisse pour désigner un nouveau seigneur de guerre.

Après un bref instant de silence, alors que Tasaio atteignait le dernier palier, la silhouette étincelante sur l’estrade inclina la tête.

— Je suis d’accord.

Décontenancé pour la seconde fois en l’espace de quelques instants, Tasaio s’arrêta. Il comprit que s’il descendait encore quelques marches, il se trouverait plus bas que l’empereur. Il resta donc là où il était, regardant Ichindar les yeux dans les yeux. Mais il hésitait. De toutes les réponses qu’il avait imaginées, c’était bien la dernière à laquelle il avait songé.

— Vous êtes d’accord, Votre Majesté ?

Ichindar leva son sceptre orné de pierreries.

— Avant que cette journée s’achève, nous devrons arriver à un consensus. Le Grand Conseil devra ratifier mes décisions de l’année dernière, ou rétablir l’ordre ancien. (Il baissa le regard vers Mara.) J’ai une dette envers la dame des Acoma, qui m’a ouvert les yeux. Je comprends maintenant qu’un décret n’est pas la meilleure façon d’obtenir le soutien des seigneurs pour assurer les changements nécessaires à notre avenir. Si notre empire veut survivre, nous devons tous reconsidérer nos besoins. D’autres mondes et d’autres cultures nous sont maintenant ouverts grâce aux failles. Notre première expérience nous a appris, pour notre plus grande douleur, que les anciennes méthodes de conquête et de guerre ne sont pas la meilleure façon de traiter avec les peuples des autres mondes.

» Non seulement nos anciens ennemis nous ont montré qu’ils étaient honorables, continua l’empereur, mais ils nous ont généreusement informés de leur combat contre l’antique horreur que nos légendes connaissent sous le nom de l’Ennemi. (Un murmure général accueillit cette déclaration, mais Ichindar éleva la voix pour le couvrir.) Pour traiter avec les Midkemians, et avec ceux qui viendront peut-être après eux, il nous faut changer de mentalité.

D’une voix venant du fond du cœur, Tasaio lança aux seigneurs du Conseil.

— Pour traiter avec des puissances étrangères, nous devons être forts ! Nous avons subi la honte parce qu’Almecho n’a pas eu le courage de forger un million d’épées pour former une seule arme maniée par une seule main puissante !

Regardant avec dédain le jeune empereur engoncé dans ses vêtements d’apparat, puis la minuscule jeune femme à ses pieds, le seigneur des Minwanabi eut un geste de pur mépris.

— Il est temps, termina-t-il.

Mara lui rendit son regard dur sans sourciller. Elle déclara devant tous :

— J’ai fait le serment que je ne verrai personne monter sur le trône blanc et or avant vous, Tasaio. Regardez ! Le siège d’ivoire et d’or a été retiré. Vous voyez que je tiens ma parole d’honneur. Personne ne s’assiéra sur ce trône avant vous, Tasaio.

Un murmure parcourut les gradins bondés, et Tasaio eut une grimace de rage. Avant même qu’il puisse trouver une réponse, une voix s’éleva des premiers rangs.

— Je vais faire connaître mon choix.

Tous les yeux se tournèrent vers Jiro des Anasati. Il se leva de son siège et s’avança, se plaçant à mi-chemin entre l’empereur sur son estrade et la silhouette en armure noir et orange dans les escaliers. Après un moment de confrontation dramatique, il vint rejoindre le seigneur des Minwanabi. Puis il adressa à Mara un sourire de mépris triomphant.

— Dame, ceci règle une vieille dette entre nous. Peut-être le fantôme de mon frère trouvera-t-il le repos en sachant que sa meurtrière a enfin été punie.

Mara ressentit soudain le poids des heures de sommeil perdues et la douleur de tous ses espoirs détruits. Il lui était maintenant impossible de rattraper son erreur. Une fois encore, elle avait sous-estimé la soif de vengeance de Jiro et avait trop parié sur son ambition. Cependant, comme son père, elle affronterait la défaite en combattant.

— Vous soutenez Tasaio actuellement, dit-elle avec une ironie qui porta jusqu’aux plus hauts gradins. Avez-vous l’intention de l’attaquer par surprise, une fois qu’il aura usé ses forces à me détruire ?

La supposition était absurde, étant donné la prééminence actuelle des Minwanabi. Jiro se contenta de sourire et regarda Tasaio.

— Je soutiens le nouveau seigneur de guerre, car l’ordre doit être restauré dans l’empire.

Ces paroles provoquèrent une vague de déplacements alors qu’une vingtaine de seigneurs désireux de rétablir les anciennes traditions rejoignaient Jiro. Dans un froissement de robes, ils se disposèrent derrière Tasaio, jusqu’à ce que le palier où il s’était arrêté soit bondé, puis ils débordèrent sur les rangées adjacentes. Certains seigneurs furent piégés sur leur siège, et un certain nombre perdit la volonté de résister au mouvement général et de se libérer de la foule. Leur nombre s’ajouta à ceux qui s’étaient vraiment décidés, formant une masse impressionnante de soutien derrière le seigneur des Minwanabi.

Mais Mara insista, contre toute raison.

— Mon seigneur des Xacatecas ?

Hoppara des Xacatecas se leva et traversa la salle pour se placer avec elle, aux pieds de l’empereur. Une vingtaine de nobles loyaux du clan Xacala le rejoignirent, le visage déterminé et grave.

Le seigneur Iliando des Bontura vint retrouver Mara. Puis les membres du clan Kanazawaï arrivèrent comme une marée, encerclant l’estrade centrale.

Mais ces gains furent réduits à néant d’un seul coup, quand la majorité du clan Ionani se prononça pour Tasaio. Les quelques membres du clan Omechan qui assistaient à la réunion se répartirent de façon à peu près égale.

Quand tous les seigneurs présents eurent choisi leur camp, la majorité soutenait Tasaio. S’appuyant d’un air décontracté contre une balustrade, l’expression suave et confiante, le seigneur des Minwanabi tourna un regard alangui vers son ennemie.

— Alors, Mara ? C’est le mieux que vous puissiez faire ?

Moins théâtrale, mais avec un charisme tout aussi impressionnant, Mara redressa les épaules.

— Seigneur Jidu des Tuscalora, vous m’avez juré allégeance.

Le vassal récalcitrant, qui tentait de se cacher à l’arrière de la faction minwanabi, se retira des escaliers la honte sur le visage. Obligé de se confondre en excuses alors qu’il se faufilait dans la foule, malgré sa corpulence, il arriva dans le camp de Mara le visage empourpré et transpirant d’embarras.

Mara ne prêta pas attention à sa gêne.

— Seigneur Randala, cria-t-elle. Vous m’aviez promis un vote au Conseil. Je réclame maintenant le paiement de cette dette.

Un seigneur important du clan Xacala, et un rival potentiel du jeune seigneur des Xacatecas pour le titre de chef de guerre, le souverain des Xosaï aux cheveux blond-roux quitta le camp de Tasaio. Deux seigneurs du clan Xacala abandonnèrent d’autres alliés pour le suivre. Puis un homme venu des galeries supérieures, vêtu d’une armure écarlate et brune, intervint.

— Que tous sachent ici que Tasaio des Minwanabi a utilisé le nom honorable des Hanqu pour tenter de détruire les Acoma. Une telle présomption m’offense, et je me range aux côtés de la dame.

Prenant une revanche inattendue sur la désastreuse embuscade dans la clairière, Mara monta sur la première marche de l’estrade. Elle annonça à tous les seigneurs présents :

— Plus jamais un noble de l’empire ne portera le titre de seigneur de guerre.

Alors que l’émoi général menaçait de noyer ses paroles, elle regarda intensément cinq seigneurs qui se trouvaient auprès de l’ennemi juré de sa famille.

— Mes seigneurs, vous m’avez tous promis un vote de mon choix. Je réclame maintenant le paiement de cette dette.

À contrecœur, les souverains en question quittèrent la position qu’ils avaient choisie. Alors qu’en compagnie de certains de leurs vassaux et alliés, ils augmentaient la foule assemblée derrière Mara, d’autres seigneurs réagirent au changement de l’équilibre du pouvoir dans la pièce. De plus en plus de partisans de Tasaio quittaient ses rangs et venaient soutenir Mara.

Tasaio eut une grimace irritée. D’une voix tendue, il déclara :

— Vous avez votre impasse, Mara, et j’admets votre intelligence qui vous permet de respecter votre serment à la lettre, sans en embrasser l’esprit. Vous avez gagné quelques jours, au mieux, alors pourquoi ne pas arrêter cette comédie ?

— Aujourd’hui, je ne joue pas au grand jeu pour un gain personnel ou pour la gloire, l’interrompit Mara. Pour le bien de l’empire, j’appelle mon seigneur des Tonmargu.

Du fond de la salle, le rival le plus dangereux de Tasaio au titre de seigneur de guerre entra au milieu d’une garde d’honneur de vingt soldats. Se tenant très droit en dépit de son âge avancé, il descendit prudemment les escaliers et dépassa Tasaio pour rejoindre Mara. Si son corps semblait usé par les ans, sa voix était encore puissante et sonore.

— Par le sang honoré de mes ancêtres, entendez mon serment. J’agis pour le bien de l’empire. (Il monta sur l’estrade et s’inclina devant la silhouette éblouissante de l’empereur.) Votre Majesté, déclara-t-il, dans l’intérêt de tout mon peuple, je remets mon autorité entre vos mains.

Il leva le bâton qui était l’emblème de son titre de chef de guerre du clan Ionani et le tendit à Ichindar.

Jiro avança de quelques pas, fou de rage.

— Vous ne pouvez pas faire cela !

Le seigneur Frasaï des Tonmargu tourna sa tête argentée en direction du jeune homme qui avait hérité du sceptre de Tecuma. Il déclara tristement :

— Fils de mon parent, vous vous trompez. Ichindar est de notre propre sang. Oseriez-vous dire que quelqu’un se trouve au-dessus de lui dans notre clan ?

Rouge de fureur, Jiro semblait prêt à argumenter. Mais une houle de murmures noya sa voix alors que des chuchotements excités arrivaient de partout. Dans toute cette agitation, deux autres personnes entrèrent dans la salle, le seigneur Kamatsu des Shinzawaï, portant l’armure de ses ancêtres et le bâton des Kanazawaï, et près de lui, le seigneur Keda, son prédécesseur, issu lui aussi d’une lignée qui pouvait prétendre au titre de seigneur de guerre.

Kamatsu rejoignit l’estrade d’Ichindar et s’inclina.

— Nous parlons d’une voix, et agissons pour le bien de l’empire.

Avec une grande dignité malgré le manque de cérémonie, il remit le bâton de chef de guerre du clan Kanazawaï entre les mains de l’homme en armure d’or sur l’estrade.

Couvrant les murmures de surprise, Tasaio cria :

— C’est une violation de la tradition, Kamatsu !

Le seigneur des Shinzawaï repoussa cette accusation d’une réprimande.

— Ma famille est l’une des plus nobles de l’empire. Notre lignée remonte au vingt-quatrième empereur et nous sommes apparentés par le sang à la Lumière du Ciel. La tradition stipule que quiconque appartient au lignage du clan peut recevoir le titre de chef de guerre. (Il termina sur une note de défi.) Oseriez-vous réfuter le lien du sang d’Ichindar ?

Mara intervint :

— Tasaio, vous êtes peut-être un brillant stratège sur les champs de bataille, mais votre connaissance de l’histoire laisse à désirer. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi seulement cinq familles ont traditionnellement le droit de prétendre au titre de seigneur de guerre, le premier noble de l’empire après la Lumière du Ciel ?

Désorienté, Tasaio répondit par un haussement d’épaules tsurani.

— Ces cinq premières maisons, y compris la vôtre, sont les plus étroitement apparentées aux fondateurs de l’empire ! (Mara regarda son ennemi juré avec mépris.) Si vous l’aviez demandé, n’importe quel maître érudit ou le gardien des archives impériales aurait pu vous l’apprendre. Le tout premier Grand Conseil fut créé par cinq frères, les cinq frères du premier empereur ! (Mara conclut avec un large geste de la main.) Nous avons tous les mêmes origines, Tasaio. Si vous remontez assez loin, d’une façon ou d’une autre, toutes les familles importantes des grands clans sont apparentées.

Le seigneur des Xacatecas prit la parole.

— J’agis pour le bien de l’empire !

Il rejoignit ses deux prédécesseurs sur l’estrade et tendit son bâton de chef de guerre des Xacala à l’empereur.

L’armure d’or étincela alors qu’Ichindar levait les mains, et toutes les personnes présentes purent voir qu’il tenait, non pas trois, mais quatre bâtons. Couvrant le rugissement qui suivit, la Lumière du Ciel déclara :

— J’ai reçu le bâton du clan Omechan ce matin, Tasaio. Prenez-en note et prenez garde : quatre candidats au trône blanc et or m’ont cédé leurs droits.

Jiro des Anasati jeta un regard de pure rage à Mara avant de s’incliner devant l’inéluctable.

— Tasaio, c’est le décret du destin. Je suis désolé.

Puis le second plus grand ennemi des Acoma abandonna sa position auprès du seigneur des Minwanabi. Sa désertion précipita le départ des nobles restants du clan Ionani, laissant Tasaio seul avec une poignée de vassaux et de fidèles tremblants.

L’un d’eux se détourna brusquement. Alors qu’il descendait l’escalier pour rejoindre les nobles rassemblés autour de l’estrade, Tasaio s’abandonna à sa rage.

— Bruli des Kehotara ! Vous déshonorez la mémoire de votre père ! Il a servi honorablement les Minwanabi pendant toute sa vie, et par votre lâcheté vous couvrez de honte sa fidélité !

Beau comme peu d’hommes peuvent l’être dans un costume d’apparat encombrant, Bruli tourna légèrement sur ses talons.

— Je couvre mon père de honte, dites-vous ! C’est une insulte, venant de quelqu’un dont la famille a autrefois cherché à m’utiliser comme un instrument pour détruire la dame Mara. Ni vous ni Desio n’avez jamais condescendu à me traiter, moi votre vassal tant vanté, aussi généreusement que cette dame à l’époque où elle m’a vaincu. (Bruli cracha avec mépris vers l’escalier où se tenait Tasaio.) J’en ai fini avec les Minwanabi.

— Je ferai semer du sel sur les terres de tes ancêtres, et ton natami sera brisé ! hurla Tasaio dans un terrible accès de rage.

La menace ne parut pas inquiéter le seigneur Bruli. Sans jeter un regard en arrière, il s’avança jusqu’à Mara. À ce moment, devant tous, il s’inclina.

— Certains diront peut-être que vous avez abandonné l’honneur de votre famille aujourd’hui, dame Mara. (Puis il sourit.) Mais je pense que ce n’est pas vrai. En dépit de nos différends passés, dame, je crois au fond de mon cœur que vous servez réellement l’empire. Que la paix règne désormais entre nous.

Mara lui rendit son sourire.

— Devant le Grand Conseil, je reconnais l’amitié entre les Kehotara et les Acoma.

Les yeux de Tasaio étincelèrent de frustration.

— Vous avez peut-être joué le jeu d’Ichindar, Mara, mais ce n’est pas la fin. J’ai donné ma parole que vous pourriez rentrer chez vous saine et sauve. Mais à l’instant même où mes éclaireurs me rapporteront que vous avez posé le pied sur les terres acoma, je déchaînerai la puissance des Minwanabi contre vous. Et plus encore. (Il se tourna vers ceux qui se trouvaient encore derrière lui, et cria :) J’en appelle à l’honneur du clan ! Les Acoma ont déshonoré l’empire et le clan Shonshoni ! Que la guerre soit déclarée au clan Hadama !

— Je l’interdis, déclara l’empereur.

Le visage de Tasaio arbora un sourire mêlé de malignité et d’outrecuidance.

— Cinquante mille soldats sont prêts à marcher sur mon ordre.

Bien qu’il soit malvenu de dégainer une lame dans la salle du Conseil, il nargua la coutume et brandit son épée pour appuyer sa déclaration. La lumière joua sur l’arme de métal rare, semblant l’enflammer, alors qu’un grand tumulte éclatait dans la pièce. Par-dessus la clameur, et avec sa voix de commandement, Tasaio hurla :

— Si vous voulez qu’on en finisse, Ichindar, faisons-le sur le champ de bataille ! Vos partisans resteront-ils avec vous dans ce cas ? demanda Tasaio, le visage empourpré par le défi.

Mara sentit un froid glacial lui percer le cœur. Devant elle se tenait un fou qui préférait voir sa civilisation réduite en cendres plutôt que de laisser un rival s’emparer du pouvoir. Hébétée par la réalisation de son pire cauchemar, et anéantie par l’idée que les caprices divins avaient détruit tous ses espoirs, elle ferma les yeux pour dissimuler son angoisse. À cause de son orgueil et de sa tentative inconsidérée pour modeler un nouvel avenir, d’autres familles que les Acoma disparaîtraient. Elle entraînerait avec elle les meilleurs parmi les puissants. Et à tout cela s’ajouta la douleur terrible qu’Ayaki mourrait avant d’atteindre l’âge d’homme et que l’enfant de Kevin ne naîtrait jamais.

Mara se sentit broyée par sa responsabilité, car elle devait admettre la vérité : elle était responsable de cette impasse. Ses actes avaient plongé son pays dans la guerre civile.

Engourdie, elle entendit Ichindar murmurer des excuses consternées. Trop anéantie pour parler, elle se tourna pour s’incliner devant son stoïcisme. Voyant que le jeune homme ne montrait aucun signe de peur, Mara se força à parler.

— Les Acoma sont à vos ordres, Votre Majesté.

De nombreux seigneurs promirent immédiatement leur soutien, ou montrèrent ostensiblement qu’ils mettaient de la distance entre eux et leurs voisins ; le chaos et les massacres étaient trop proches pour que l’on ne choisisse pas clairement son camp. Ceux qui ne souhaitaient pas prendre part au prochain affrontement voulaient éviter d’être emportés par la vague.

À cet instant, une voix venant du fond de la salle résonna avec des accents d’autorité absolue.

— Ce conflit n’aura pas lieu !

Le tumulte mourut. Dans un silence absolu, Mara ouvrit les yeux alors que les nobles qui l’entouraient regardaient vers le haut, incrédules. Des dizaines de silhouettes vêtues de robes noires descendaient dans la salle depuis toutes les entrées et les portes latérales. Étrangement silencieux, les Très-Puissants de l’Assemblée descendirent les marches jusqu’au niveau le plus bas de la salle du Grand Conseil sans rencontrer la moindre opposition.

Les désirs des magiciens avaient force de loi, et surpassaient même la puissance des armées. Se rappelant parfaitement le chaos déclenché dans l’arène par un seul homme portant le noir, aucun seigneur présent n’était assez fou pour tenir tête à la volonté de l’Assemblée. Tasaio était figé dans une fureur apoplectique, comprenant qu’il avait perdu. La dernière touche de couleur quitta son visage alors qu’il rengainait son épée, humilié.

Cinquante magiciens firent cercle autour des seigneurs qui entouraient l’empereur. Leur porte-parole inclina gravement la tête devant la dame des Acoma. Sursautant légèrement, Mara reconnut Fumita. Dans une vague de panique, elle se souvint qu’il avait été présent durant tout son entretien avec Kamatsu. À ses côtés se trouvaient deux autres magiciens qu’elle ne connaissait pas, un petit de forte corpulence et un maigre aux traits anguleux. Confrontée à leurs regards sévères et impassibles, où se devinait tout leur pouvoir, Mara connut un instant de terreur absolue. Ils venaient sûrement pour l’emporter, et la punir de son impardonnable audace.

Car si Tasaio était dévoré par son ambition, elle était tout autant en faute, pour avoir eu la présomption d’essayer de changer les traditions. Mais le Très-Puissant ne la réprimanda pas. Se plaçant entre elle et l’ennemi juré de sa famille, Fumita s’adressa à tous les seigneurs.

— Nous parlons pour l’Assemblée. Notre conseil s’est réuni et a décidé que Mara des Acoma avait agi pour le bien de l’empire. Avec honneur et altruisme, elle s’est placée dans le plus grand péril pour empêcher la guerre, et dès cet instant sa vie est sacro-sainte.

Le magicien corpulent reprit là où Fumita s’était arrêté.

— Nous sommes divisés sur de nombreux sujets, mais une chose doit être claire pour tous. Nous ne permettrons pas une guerre civile.

Le magicien émacié parla en dernier.

— Tasaio des Minwanabi : à partir de ce jour, il vous est interdit de déclencher un conflit avec Mara des Acoma. Telle est la volonté de l’Assemblée.

Tasaio écarquilla les yeux comme s’il avait été giflé. Il serra à nouveau ses mains sur la poignée de son épée, et une lueur de folie traversa son regard. D’une voix rauque, il murmura :

— Très-Puissant, ma famille a fait un serment de sang à Turakamu !

— Cela vous est interdit ! répéta le grand magicien.

Les lèvres blanches, Tasaio s’inclina.

— À vos ordres, Très-Puissant.

Il déboucla son ceinturon, se séparant de son épée d’acier ancestrale, à la superbe poignée d’os sculpté. La mort dans l’âme, il descendit l’escalier d’un pas raide et tendit l’arme à Mara.

— Au vainqueur.

Ses mains frémissaient de rage contenue.

Mara accepta le trophée d’une main qui tremblait visiblement.

— Vous n’êtes pas passé très loin de la victoire.

Tasaio laissa échapper un rire amer.

— Je ne le pense pas. Vous avez été touchée par les dieux, Mara. (Il regarda la pièce.) Si vous n’étiez pas née, si votre famille n’était pas morte, rendant votre héritage possible, je n’ai pas le moindre doute que des changements seraient survenus. Mais ceci ! (Il désigna d’un geste de colère noire l’assemblée des seigneurs, des magiciens et de l’empereur.) Rien d’aussi monstrueux ne serait jamais advenu. Je préfère rejoindre le dieu Rouge que de voir le grand jeu de nos ancêtres réduit à une misérable farce, et nos seigneurs jeter aux quatre vents leur fierté et leur honneur pour se soumettre à la Lumière du Ciel. (Ses yeux de topaze passèrent en revue une dernière fois le Conseil qu’il avait rêvé diriger.) Que les dieux vous prennent tous en pitié, ainsi que l’empire que vous plongez dans la disgrâce.

— Silence ! jeta Fumita d’une voix cassante. Shimone de l’Assemblée va vous reconduire dans votre domaine, mon seigneur des Minwanabi.

— Attendez, je vous en supplie ! cria Mara. Desio a fait un serment au dieu Rouge, sur le sang de la lignée des Minwanabi. Selon les termes de son vœu, aucun parent de Tasaio ne peut survivre si les Acoma ne sont pas sacrifiés.

Aussi dur que le silex, Fumita se tourna vers la dame des Acoma.

— Stupide est le seigneur qui présume que les dieux s’intéressent particulièrement à ses ennemis. Desio a dépassé les limites de la prudence en faisant un tel serment. Les dieux ne souffrent pas que l’on rompe de tels vœux. Sa famille doit en subir les conséquences.

Mara avait l’impression que Kevin se tenait derrière elle. Les croyances du Midkemian avaient laissé une empreinte dans son esprit que même les Très-Puissants ne pouvaient effacer.

— Et la femme et les deux enfants innocents de Tasaio ? plaida-t-elle. Leurs vies devraient-elles être gaspillées pour l’honneur ?

Tentant désespérément de faire valoir son point de vue, elle se retourna et fit face à son ennemi, les yeux emplis de pitié.

— Libérez vos enfants de leur fidélité envers le natami des Minwanabi et je les adopterai dans la maison Acoma. Je vous en supplie, épargnez leur vie.

Tasaio la regarda, conscient que la compassion de Mara venait du plus profond de son cœur. Pour lui refuser ce geste généreux et surtout pour la blesser, il secoua cruellement la tête.

— Que leur sang pèse sur votre conscience, Mara. (Il tira le bâton de chef de guerre du clan Shonshoni de sa ceinture.) Mon seigneur des Sejaio, dit-il à l’homme au cou de taureau qui se tenait à ses côtés, je vous confie ceci.

Alors qu’il transmettait le bâton de sa charge, il contempla une dernière fois la salle du Grand Conseil. Puis, avec un ultime regard ironique vers Mara et l’empereur, il se tourna avec grâce et arrogance vers le magicien élancé qui l’attendait près de Fumita.

— Je suis prêt, Très-Puissant.

Le magicien prit dans une poche de sa robe un objet de métal, et un faible bourdonnement résonna dans la salle. Il plaça sa main sur l’épaule de Tasaio, et tous deux s’évanouirent sans le moindre avertissement, laissant comme seul signe de leur départ un faible courant d’air qui se précipitait dans l’espace qu’ils venaient d’occuper.

Le seigneur des Sajaio regarda le bâton de chef de guerre, et vint à contrecœur se placer devant l’empereur.

— Votre Majesté ! Je ne sais si j’agis pour le bien de l’empire ou pas. (Il regarda les autres seigneurs regroupés autour de Mara et de Fumita.) Mais on dit que, dans le grand jeu, les dieux accordent leur faveur aux vainqueurs. Je vous remets la charge de chef de guerre des Shonshoni.

Ichindar accepta le dernier des cinq bâtons. D’une voix résonnant d’une autorité toute neuve et incontestable, il déclara :

— Le titre de seigneur de guerre est aboli !

Sans autre cérémonie, il brisa chacun des cinq bâtons et jeta les fragments au sol. Puis, indifférent au bruit des morceaux de bois qui dévalaient les marches de l’estrade, il appela Kamatsu des Shinzawaï.

Le père d’Hokanu lui fit une profonde révérence.

— Votre Majesté ?

— L’empire a besoin de vous, décréta la Lumière du Ciel. Je vous octroie une charge nouvelle, celle de chancelier impérial.

Kamatsu s’inclina à nouveau.

— Pour servir l’empire, Votre Majesté, j’accepte avec joie.

Ichindar proclama devant tous les nobles assemblés :

— Kamatsu des Shinzawaï est ma voix et mes oreilles. Il entendra vos requêtes, vos besoins et vos suggestions dans notre vaste entreprise de réorganisation de nos états.

Quand le nouveau chancelier impérial se fut retiré, la Lumière du Ciel appela une autre personne.

— Frasaï des Tonmargu !

Le vieux soldat avança.

— Votre Majesté ?

— Nous aurons besoin de quelqu’un pour s’occuper des problèmes militaires. Si Kamatsu devient mes yeux et mes oreilles, acceptez-vous d’être mon bras ?

— Pour servir l’empire ! répondit le seigneur Frasaï de sa voix de basse.

Clairement, Ichindar définissait de nouveaux postes.

— Frasaï des Tonmargu portera le titre de commandant impérial. Il conduira les affaires de l’empire comme le faisait le seigneur de guerre par le passé, mais en suivant mes ordres. (Puis Ichindar inclina son casque étincelant vers la silhouette la plus proche de Mara.) De plus, je désire qu’Hoppara des Xacatecas devienne son commandant en second.

Le jeune seigneur sourit à Mara.

— Pour servir l’empire, cria-t-il d’une voix exubérante.

Mara lui tendit l’épée de Tasaio.

— Envoyez ceci aux hommes du désert, pour honorer la promesse de votre père.

Hoppara des Xacatecas reçut de ses mains l’ancienne épée et s’inclina respectueusement.

Puis la Lumière du Ciel se tourna vers la dame qui attendait patiemment, debout dans ses robes de soie moirée verte.

— Mara des Acoma !

La femme qui lui avait conservé un trône, et donné le fardeau du pouvoir absolu, leva vers lui des yeux d’une profondeur insondable. Ses émotions étaient celées derrière une attitude tsurani impeccable.

— Vous avez sauvé nos états du chaos, déclara Ichindar devant tous. (Puis sa voix prit un ton plus personnel.) Quelle récompense puis-je vous offrir ?

Mara rougit.

— Votre Majesté, en vérité, je ne souhaite rien de plus que d’avoir la chance de conduire mes affaires familiales en paix et dans la prospérité. J’ai peur d’avoir trop compromis mon honneur pour mériter la moindre récompense.

— Et cependant vous avez mis de côté ces activités mêmes, dans l’honneur, pour servir le bien général, souligna Ichindar. Vous nous avez rappelé des vérités oubliées et la vraie grandeur. (Il balaya l’air d’un geste ample de sa main gantée d’or.) Vous avez ressuscité un concept négligé depuis des siècles. Par votre sacrifice, en oubliant votre famille pour songer au bien du pays tout entier, vous avez défini la plus haute expression de l’honneur. N’y a-t-il pas une récompense que nous puissions vous accorder ?

Mara réfléchit à peine un instant.

— Votre Majesté, je vous demande de m’accorder le manoir et les terres du seigneur des Minwanabi.

Un murmure sourd et gêné résonna dans toute la salle. La tradition tsurani assurait qu’une maison tombée était maudite par les dieux, et que les gens du peuple comme les nobles devaient l’éviter. Un grand nombre d’excellents domaines étaient tombés en ruine et étaient retournés en friche à cause de la croyance profondément enracinée que la chance d’un seigneur était liée à sa terre.

L’empereur eut un mouvement de surprise.

— Pourquoi un présent de si mauvais augure, dame ?

— Votre Majesté, répondit-elle gravement, nous nous sommes rassemblés aujourd’hui pour choisir le changement. Dans mon esprit, c’est une grande offense envers les dieux de permettre à une demeure d’une telle magnificence d’être abandonnée et de tomber en ruine. Je ne crains pas la malchance. Si vous me l’autorisez, j’enverrai un message au temple du dieu Rouge et j’obtiendrai une proclamation stipulant que le serment de sang de Desio a été respecté. Puis les prêtres de Chochocan viendront bénir la propriété, chaque pouce de terrain s’il le faut, et le jour où les esprits agités des Minwanabi seront bannis dans la paix, j’irai établir mon foyer là-bas.

Luttant pour cacher ses larmes de soulagement, Mara continua :

— Un trop grand nombre de gens braves sont morts, Votre Majesté. D’autres sont des esclaves, leurs talents sont ignorés, leur potentiel est dénié. (Frappée d’une façon poignante par le souvenir de Kevin, elle s’efforça de garder une voix calme et continua :)  J’œuvre pour un avenir de changement, et pour cela, je demande à être la première à rompre une tradition stérile.

À sa grande surprise, Ichindar acquiesça de la tête. Dans un silence profond, alors que tous les seigneurs présents pensaient à leurs terres et à leurs gens sous un nouveau jour, Mara se tourna vers l’assemblée.

— Ce gaspillage doit cesser. Maintenant. Devant tous ceux qui se sont opposés à moi dans le passé, je fais ce serment. Venez vers moi avec la paix dans votre cœur, et je mettrai fin aux anciennes querelles.

Elle regarda Jiro des Anasati, mais il ne lui fit pas l’aumône d’un regard. Sous son casque rouge et jaune, son visage restait insondable et distant.

Sur l’estrade, l’empereur observa l’échange, et l’émerveillement qui se peignait sur les traits d’un grand nombre de nobles. Il ressentait un peu de l’émotion de Mara, et cependant il ne comprenait qu’une partie des raisons qui motivaient cette femme brillante et complexe. Profondément ému par sa vision d’une victoire miséricordieuse, il déclara :

— Dame Mara, des terres sont une compensation insuffisante pour les lumières que vous avez offertes à ce Conseil. Vous avez la richesse et la puissance, l’influence et le prestige. En ce moment, personne dans cette pièce ne surpasse votre grandeur. (Soudain, il eut un sourire ironique.) Je vous offrirais de devenir ma dixième épouse si j’avais le moindre espoir que vous acceptiez.

Une vague de rires aimables emplit la salle quand Mara rougit de confusion. Au milieu de la gaieté générale, l’empereur donna son dernier ordre de la journée.

— Dame Mara, vous avez choisi de servir les autres avant votre intérêt personnel. Par conséquent, vous serez remerciée pour ce choix votre vie durant et devant l’histoire. Dans les temps anciens, quand l’empire était encore jeune, lorsqu’un citoyen rendait un service extraordinaire en risquant sa vie et son honneur, mes ancêtres lui accordaient un titre, pour que tous puissent le reconnaître et l’acclamer selon ses mérites. Mara des Acoma, je vous confère l’ancien titre de « pair de l’empire ».

Muette de stupéfaction, Mara fit de son mieux pour conserver sa dignité. Pair de l’empire ! De mémoire d’homme, personne n’avait reçu une aussi haute distinction. Ce titre n’avait été accordé qu’une vingtaine de fois en deux mille ans. On récitait ces vingt noms pour attirer la chance, et les enfants les apprenaient par cœur quand on leur enseignait l’histoire de leur peuple. Ce rang constituait aussi une adoption officielle par la famille impériale. Chancelant mentalement devant cette ascension imprévue, Mara comprit qu’elle pouvait choisir de se retirer avec Ayaki dans le palais, et vivre en profitant des largesses impériales jusqu’à la fin de ses jours.

— Je suis comblée au-delà de toute espérance, Votre Majesté, parvint-elle finalement à répondre.

Et elle s’inclina devant l’empereur comme la plus humble des servantes.

Puis le seigneur Hoppara des Xacatecas lança un cri de guerre et la salle du Grand Conseil croula sous les acclamations. Mara se tenait au centre d’un cercle d’admirateurs, étourdie en comprenant qu’elle avait gagné, et plus encore : sa famille était à jamais à l’abri des machinations de la maison Minwanabi.