Quelqu’un bougea.
Allongé au sommet d’une pile de balles de tissu, partiellement dissimulé par l’inclinaison d’un ballot posé de travers, Arakasi entendit ce qui ressemblait au frottement d’un pied sur les planches mal rabotées du parquet. Il se figea, mal à l’aise… Il n’était pas le seul à se dissimuler dans la pénombre de l’entrepôt. Silencieusement, il contrôla sa respiration, et força son corps à se détendre, pour annuler le moindre risque d’une crampe musculaire provoquée par sa position inconfortable. À une certaine distance, ses vêtements se confondraient avec les marchandises, le faisant passer pour un morceau de tissu froissé échappé de l’un des ballots. Mais de près, sa ruse ne supporterait pas la moindre inspection. Sa robe d’étoffe grossière ne pourrait jamais être confondue avec la soie stockée dans l’entrepôt. Se demandant s’il ne s’était pas piégé lui-même en se réfugiant dans ce bâtiment pour échapper à un supposé fileur, il ferma les yeux pour aiguiser ses autres sens. L’air sentait le moisi du grain répandu et des suintements des tonneaux d’épices exotiques. La résine odorante qui assurait l’étanchéité des bardeaux du toit se mêlait à l’odeur de cuir moisi des charnières des portes. Cet entrepôt avait été construit si près des quais que le plancher était inondé lors des crues de printemps, quand les eaux du fleuve franchissaient la digue.
Quelques minutes s’écoulèrent. Les murs étouffaient les bruits du quartier des quais : une querelle tapageuse entre un marin et une femme de la Maison du Roseau, les aboiements d’un corniaud et le grondement incessant des roues des lourds chariots de marchandises tirés par des needra, qui s’éloignaient du fleuve. Le maître espion des Acoma s’efforça de reconnaître les différentes composantes de ce vacarme lointain, une par une, alors que le jour baissait. Une bande de gamins des rues passa en hurlant le long de l’entrepôt, l’animation du commerce diminuait. Rien d’inquiétant ne parvint à ses oreilles, parmi les appels des allumeurs de lampes qui travaillaient à l’autre extrémité de la ruelle. Arakasi avait depuis longtemps dépassé le moment où un autre homme aurait conclu qu’il avait imaginé le bruit entendu plus tôt. Ce qui avait ressemblé à un bruit de pas était sûrement le résultat de la tension et de l’imagination, mais Arakasi restait toujours parfaitement immobile.
Ses cheveux se dressaient encore sur sa nuque en guise d’avertissement. Arakasi n’était pas homme à prendre des risques inutiles, et la patience était primordiale dans un duel de ruse.
Il fut récompensé de sa persévérance quand un léger crissement suggéra le frottement d’une tunique contre du bois, ou une manche qui s’accrochait à une poutre. Ses doutes firent place à une certitude désagréable : quelqu’un se trouvait à l’intérieur de l’entrepôt…
Arakasi pria silencieusement Chochocan, le dieu Bon, pour qu’il lui permette de survivre à cet affrontement. La personne qui était entrée dans ce bâtiment sombre ne l’avait pas fait pour des raisons innocentes. Il était peu probable que cet intrus soit un domestique qui avait volé un peu de temps pour une sieste illicite, dans la chaleur de l’après-midi, puis avait trop dormi et oublié le dîner pour arriver à la nuit. Arakasi n’avait jamais fait confiance aux coïncidences, car une hypothèse erronée risquait de provoquer sa mort. Étant donné l’heure et la discrétion extrême de cet individu, il devait en conclure qu’il était toujours suivi.
Transpirant dans l’air immobile, Arakasi repassa en mémoire chaque pas qui l’avait conduit dans cette situation. Dans l’après-midi, il avait rendu visite à un fabricant de poteries de la ville d’Ontoset, pour contacter l’intendant d’une maison mineure qui était l’un de ses nombreux agents. Le maître espion avait l’habitude de rendre de temps à autre des visites personnelles à de tels hommes, pour s’assurer qu’ils restaient loyaux envers leur maîtresse acoma, et pour se protéger contre les infiltrations de l’ennemi. Le réseau de renseignements qu’il avait bâti depuis l’époque où il servait les Tuscaï avait énormément grandi sous le patronage des Acoma. La moindre négligence de sa part risquait de provoquer un millier de mésaventures, dont la moindre d’entre elles pouvait devenir désastreuse pour les intérêts de sa dame.
Il ne s’était pas montré imprudent lors de sa visite aujourd’hui. Des papiers et des références avaient donné de la vraisemblance à son déguisement de marchand indépendant de Yankora. L’annonce publique de l’intervention de l’Assemblée dans la guerre entre les Acoma et les Anasati avait atteint cette ville méridionale bien des jours après l’événement. Les nouvelles avaient tendance à circuler lentement dans les provinces les plus éloignées des fleuves, où des caravanes terrestres remplaçaient les péniches commerciales. Conscient que dame Mara aurait besoin de rapports à jour le plus rapidement possible, pour se protéger de contre-attaques éventuelles des Anasati ou d’autres ennemis rendus audacieux par les contraintes de l’Assemblée, Arakasi avait raccourci son séjour et s’était contenté d’un échange rapide de messages. En quittant l’atelier du potier, il soupçonnait déjà qu’il était suivi.
La personne qui l’avait pris en filature devait être douée. Il avait tenté par trois fois de semer son poursuivant dans la foule grouillante du quartier pauvre ; seule une vigilance quasi obsessionnelle lui avait permis d’entrevoir un visage, une main tâchée de goudron et, en deux occasions, le revers coloré d’une ceinture qu’il n’aurait pas dû voir plusieurs fois dans le tohu-bohu du trafic de fin de journée.
D’après ce que le maître espion avait pu déterminer, quatre agents s’étaient lancés sur sa piste, une équipe superbement entraînée appartenant sûrement à un autre réseau. Des marins ou de simples domestiques en tenue paysanne n’auraient pu travailler avec une coordination aussi parfaite. Arakasi jura intérieurement. Il avait maladroitement mis le pied dans le type d’embuscade qu’il tendait lui-même pour piéger des informateurs.
Son plan de secours n’avait pas été pris en défaut. Il avait rapidement traversé la place du marché, encombrée, où l’achat d’une nouvelle robe et son entrée soudaine dans une auberge bondée de fêtards lui avaient permis de faire disparaître le commerçant de Yankora au profit d’un messager de maison. Depuis des années, son habileté à modifier son attitude, ses mouvements et la disposition même de son ossature tout en marchant avait embrouillé plus d’un adversaire.
Revenu sur ses pas, il n’avait vu personne lorsqu’il avait regagné les quartiers de l’intendant et qu’il s’y était glissé par une porte dérobée. Là, il avait passé la tunique brune d’un ouvrier ordinaire, et s’était réfugié dans l’entrepôt situé derrière la boutique. Il avait rampé jusqu’au sommet des balles de tissu, avec l’intention d’y dormir jusqu’au matin.
Maintenant, il se maudissait intérieurement et se traitait d’imbécile. Quand les personnes qui l’avaient suivi l’avaient perdu de vue, elles avaient dû renvoyer l’un des leurs vers l’entrepôt, au cas où il y serait revenu. C’était une manœuvre qu’un homme moins sûr de lui aurait pu anticiper, et seule une chance miraculeuse avait permis au maître espion des Acoma d’entrer dans le bâtiment et de se cacher avant que l’agent ennemi se glisse à l’intérieur, pour attendre et observer les lieux. La sueur coulait dans le cou d’Arakasi. L’adversaire qu’il affrontait était dangereux ; il avait failli ne pas remarquer son entrée. L’instinct, plus que les faits, avait poussé Arakasi à la prudence.
L’obscurité était trop profonde pour qu’il devine l’endroit où se cachait son ennemi. Lentement, imperceptiblement, le maître espion des Acoma descendit la main pour attraper le petit poignard glissé dans sa ceinture. Toujours maladroit avec une épée, il avait un don extraordinaire pour le maniement du poignard. S’il parvenait à voir clairement sa cible, cette attente qui lui vrillait les nerfs pourrait peut-être se terminer. Mais s’il avait eu un souhait à sa disposition, il n’aurait pas demandé une arme aux dieux des facéties et de la fortune, mais plutôt de se trouver loin d’ici, sur la route, pour rejoindre Mara. Arakasi n’avait aucune illusion sur ses capacités et savait qu’il n’était pas un guerrier. Il avait déjà tué, mais sa défense reposait beaucoup plus sur sa vivacité d’esprit et sur la surprise qui lui permettait de porter le premier coup. C’était la première fois qu’il était véritablement cerné.
Un chuintement se fit entendre à l’autre bout de l’entrepôt. Arakasi arrêta de respirer quand une planche mal clouée grinça, écartée par un second homme qui se glissait à l’intérieur du bâtiment.
Le maître espion expira prudemment l’air qu’il avait retenu. L’espoir d’un meurtre discret s’évanouissait. Il lui fallait maintenant prendre deux ennemis en compte. De la lumière surgit quand l’un des hommes découvrit une lanterne. Arakasi plissa les yeux pour protéger sa vision nocturne, et sa situation devint soudain beaucoup plus critique. Même s’il était probablement caché aux yeux du premier agent, le nouvel arrivant, venant au fond de l’entrepôt, ne pouvait manquer de le découvrir en passant près de lui avec une lumière.
Sans alternative, Arakasi tâtonna pour évaluer l’espace libre qui devait exister entre les piles de ballots où il était étendu et le mur. En effet, le tissu avait besoin d’une certaine circulation d’air pour que les moisissures ne se développent pas. Ce marchand n’avait pas l’habitude de se montrer très généreux avec son espace de stockage ; le vide que le maître espion trouva était très étroit. Avec des picotements dans la nuque provoqués par le danger, il enfonça son bras jusqu’à l’épaule et le remua doucement pour déplacer le ballot de tissu. Il ne pouvait pas éviter le risque de renverser la pile. Mais s’il n’agissait pas, il serait de toute façon découvert. S’aplatissant de toutes ses forces contre le mur, et poussant le ballot du coude, Arakasi se glissa dans l’ouverture, qui s’élargissait peu à peu. Des échardes des planches brutes se logèrent dans ses genoux nus. Il n’osa pas s’arrêter, même pour articuler un juron silencieux, car au niveau du sol la lumière avançait.
Des bruits de pas progressaient dans sa direction, et les ombres formaient des arcs de cercle sur la charpente. Arakasi n’était qu’à moitié caché, mais sa position était suffisamment élevée pour que l’angle de la lumière passe au-dessus de lui. S’il avait attendu un battement de cœur supplémentaire, son déplacement aurait été repéré. Sa marge d’erreur était inexistante. Seuls les bruits de pas de son adversaire couvrirent le glissement de sa dernière descente furtive, alors qu’il se nichait dans l’espace minuscule qu’il avait dégagé.
Un murmure s’éleva de derrière les ballots.
— Regarde donc ça ! (Comme s’il faisait quelques commentaires lors d’une inspection, l’homme continua à parler pour ne rien dire.) Entasser des étoffes précieuses comme s’il s’agissait de paille, ne valant pas d’être soigneusement emballées… Quelqu’un mérite une bonne correction…
Ses réflexions furent interrompues par le chuchotement du premier poursuivant.
— Par ici.
Arakasi n’osa pas se relever pour jeter un coup d’œil.
La lanterne progressa dans la main de son porteur invisible.
— Aucun signe de lui ?
— Aucun. (Le premier poursuivant semblait irrité.) J’ai bien entendu quelque chose il y a un certain temps, mais ce devait certainement être des rats. Il y a plein d’entrepôts de céréales par ici.
Suffisamment rassuré pour s’ennuyer, le nouvel arrivant leva sa lanterne.
— Eh bien, il est quelque part dans le coin. L’esclave de l’intendant a bien insisté, et il assure qu’il est revenu et qu’il s’est caché. Les autres surveillent la résidence. Ils ont intérêt à le trouver avant le matin. Je ne veux pas être celui qui dira à notre maître qu’il s’est échappé.
— Tu as entendu les rumeurs ? Que l’on a déjà vu ce gars auparavant, portant d’autres déguisements ? C’est sûrement un messager, au moins, ou même un superviseur. (D’une voix joyeuse, le poursuivant ajouta :) Il n’est pas non plus de cette province.
— Tu parles trop, répliqua sèchement le porteur de la lanterne. Et tu te souviens de choses que tu ferais mieux d’oublier. Si tu veux continuer à respirer, tu ferais mieux de garder ce genre d’informations pour toi. Tu sais ce que l’on dit : « Les hommes ont des gorges et les poignards des tranchants acérés. »
Le conseil fut reçu avec un soupir.
— Combien de temps devrons-nous monter la garde ?
— À moins que l’on nous dise de partir, nous resterons presque jusqu’à l’aube. Cela serait dommage que nous soyons arrêtés, ou même tués par des gardes, comme de vulgaires voleurs.
Un grognement inintelligible mit fin à la conversation.
Arakasi se résigna à une longue et inconfortable attente. Son corps serait perclus de crampes au matin, et les échardes n’allaient pas améliorer la situation. Mais les conséquences d’une capture ne supportaient même pas d’être envisagées. Les langues trop bien pendues de ses traqueurs lui avaient confirmé sa pire hypothèse : il avait été repéré par un autre réseau d’espionnage. Qui que soit le chef des deux hommes qui le pourchassaient, qui que soit la personne à qui ils faisaient leur rapport, le maître de ce réseau travaillait pour une personne rusée, quelqu’un qui avait mis en place un système d’espionnage qu’il n’avait jamais remarqué jusqu’à maintenant. Arakasi réfléchit et se mit à avoir peur. Le hasard et l’intuition l’avaient épargné, là où des précautions complexes avaient échoué. Dans une situation inconfortable, plongé dans une chaude obscurité, il était mis au supplice par son évaluation de la situation.
L’équipe qui avait tenté de le capturer était habile, mais pas assez subtile pour s’empêcher de bavarder. Par conséquent, ils avaient dû être désignés pour capturer ce que leur maître présumait être un agent de liaison d’importance mineure dans l’organisation qu’il cherchait à infiltrer. Arakasi réprima un frisson. Signe révélateur de la profonde méfiance qui le motivait, il aimait de temps en temps accomplir en personne de petites missions, s’il en avait le temps. Son ennemi invisible avait dû avoir l’occasion d’apprendre qui il était, quel rang il occupait, ou le nom de la maîtresse qu’il servait. Il combattait peut-être l’adversaire le plus dangereux qu’il ait jamais rencontré. Quelque part, dame Mara avait un ennemi, dont la subtilité représentait un danger plus grand que tout ce qu’elle avait affronté jusque-là durant toute sa vie. Si Arakasi ne parvenait pas à quitter Ontoset vivant, s’il ne pouvait pas faire parvenir un message au domaine, la prochaine attaque risquait de surprendre sa maîtresse. La douleur sourde qui s’éveilla dans sa poitrine fit comprendre au maître espion que sa respiration était devenue rapide et faible, et il se força à reprendre le contrôle de son corps.
La sécurité de son réseau avait été compromise, alors qu’il n’avait pas eu le moindre indice de l’existence d’un problème. Cette faille révélait une stratégie complexe. Le second rôle de l’intendant avait dû être découvert ; Arakasi ne pouvait pas deviner comment précisément, mais une surveillance du trafic avait été mise en place sur les quais d’Ontoset, suffisamment attentive pour faire la différence entre les marchands réguliers et les étrangers. Que l’équipe dissimulée ait été suffisamment rusée pour déjouer deux déguisements d’Arakasi, après l’avoir remarqué comme messager ou superviseur, présageait mal de l’avenir.
Arakasi évalua le coût de la situation. Il devrait remplacer l’intendant. Un certain esclave allait mourir de ce qui devrait ressembler à des causes naturelles, et il faudrait fermer la boutique, une nécessité regrettable, car bien qu’elle serve essentiellement à l’espionnage, c’était l’une des rares entreprises acoma rentables utilisées par le réseau. Elle couvrait ses propres frais et fournissait des fonds supplémentaires pour les autres agents.
Une lumière grise filtra par une fissure du mur. L’aube était proche, mais les hommes ne montraient aucun signe d’agitation. Ils ne s’étaient pas endormis, et attendaient en espérant que l’homme qu’ils cherchaient se montrerait au dernier moment.
Les minutes s’étirèrent. Le ciel s’éclaircissait à l’extérieur. Les carrioles et les chariots passaient en grondant, les maraîchers apportant leurs produits sur les quais avant que la chaleur devienne trop étouffante. Le chant d’une équipe de rameurs s’éleva sur une péniche, sans la moindre harmonie, entrecoupé par les réprimandes d’une épouse houspillant un mari ivre. Puis un cri s’éleva au-dessus des bruits de la ville qui s’éveillait, très proche et pressant. Arakasi ne parvint pas à distinguer les paroles, car la voix était étouffée par les balles de tissus contre lesquelles il était caché, mais les deux autres hommes présents dans l’entrepôt se déplacèrent immédiatement. Le maître espion entendit le bruit de leurs pas décroître sur toute la longueur du bâtiment, puis la planche grincer quand les hommes l’écartèrent.
Ils étaient très probablement en train de s’enfuir ; ou s’ils étaient astucieux, ils faisaient semblant de s’en aller, et le bruit de leur départ n’était qu’une ruse. Un partenaire pouvait s’attarder pour voir si leur proie se dévoilerait en pensant qu’ils étaient partis.
Arakasi resta immobile, bien que les muscles de ses jambes soient noués et pris de crampes. Il attendit une minute, puis deux, les oreilles grandes ouvertes, guettant le moindre signe de danger.
Des voix résonnèrent à l’extérieur, devant les doubles portes, et le cliquetis du verrou à combinaison qui fermait l’entrepôt avertit Arakasi d’une arrivée imminente. Il se tortilla pour se libérer, et se rendit compte que ses épaules étaient complètement coincées. Ses bras étaient pressés contre ses flancs et ses jambes avaient glissé dans le vide ; il ne pouvait s’en aider. Il était piégé.
Il ressentit un moment de désespoir galvanisant. S’il était surpris et arrêté comme voleur, l’espion qui l’avait suivi l’entendrait. Un fonctionnaire de la ville corrompu recevrait alors un cadeau, et il se retrouverait entre les mains de son ennemi. Il perdrait toute chance de rejoindre Mara.
Arakasi appuya ses coudes contre le ballot, en vain. La faille où il était coincé s’élargit, mais il ne fit que tomber plus profondément dans l’interstice. Il se râpa les poignets et les avant-bras contre les planches du mur, et sentit la morsure de nouvelles échardes. Jurant silencieusement, il poussa et glissa inexorablement au fond de son trou, perdant tout espoir de s’extirper discrètement de sa cachette.
Les portes de l’entrepôt s’ouvrirent en grand. Le maître espion ne pouvait maintenant que prier, espérant avoir l’occasion d’improviser, alors qu’un contremaître beuglait :
— Prenez tous ceux-là ! Ceux qui sont contre ce mur !
La lumière du soleil et un courant d’air chargé de l’odeur boueuse de la rivière entrèrent dans l’entrepôt. Un needra meugla, des harnais grincèrent… Arakasi en déduisit que des chariots attendaient à l’extérieur d’être chargés. Il évalua ses différents choix. Il n’osait pas prendre le risque d’attirer l’attention sur lui, car un agent du réseau ennemi pouvait l’attendre dehors. Il pouvait être à nouveau suivi, et la chance ne lui sourirait pas une seconde fois. Puis son débat intérieur devint sans objet lorsque l’équipe d’ouvriers entra rapidement dans l’entrepôt, et que le ballot qui immobilisait son corps se mit à bouger.
— Hé ! appela quelqu’un. Fais attention à ce paquet mal ficelé, en haut.
— Un paquet mal ficelé ! intervint sèchement le contremaître. Quel est le chien qui a cassé une corde quand les balles ont été empilées et qui n’a pas signalé son erreur ?
Un brouhaha de réponses négatives masqua le mouvement d’Arakasi, quand il fléchit ses muscles douloureux en préparation de son inévitable découverte.
Rien ne se passa. Tous les ouvriers s’étaient mis à faire des excuses au contremaître. Arakasi profita de cette occasion pour se hisser en haut de la pile de tissus. Mais en repoussant la balle qui venait d’être déplacée, il la déséquilibra… Le paquet bascula soudain et atterrit sur le sol avec un bruit mat.
Le contremaître hurla son mécontentement.
— Imbécile ! Ces ballots sont bien plus lourds qu’ils n’en ont l’air ! Toi, là-haut, va chercher de l’aide avant de commencer à les pousser.
Tiens donc, se dit Arakasi. L’intendant devait avoir compris son dilemme et lui offrait une couverture. Il ne devait pas commettre la moindre erreur s’il voulait que le sauvetage improvisé fonctionne. Il se prosterna rapidement devant le contremaître. Le visage pressé contre la pile de tissus sur laquelle il était perché, il marmonna des excuses serviles.
— Eh bien, dépêche-toi ! cria le contremaître. Ta maladresse n’est pas une excuse pour rester là-haut à paresser. Occupe-toi de charger les chariots !
Arakasi hocha la tête, et commença à descendre de la pile de ballots, luttant contre la faiblesse de ses muscles raidis pour rester sur ses jambes. Le choc fut trop fort, après des heures d’inactivité forcée. Avant de s’effondrer, il se pencha, s’appuya contre le ballot tombé, et s’étira comme pour vérifier qu’il n’avait pas été blessé. Un ouvrier l’observait d’un air revêche lorsqu’il se redressa.
— Ça va ?
Arakasi hocha vigoureusement la tête, suffisamment fort pour faire tomber ses cheveux épars sur son visage.
— Alors, file-moi un coup de main, répondit l’ouvrier. On a pratiquement terminé de ce côté.
Arakasi fit ce qu’on lui demandait, et attrapa l’autre extrémité du ballot tombé. Travaillant en tandem avec l’ouvrier, il rejoignit l’équipe qui s’occupait du chargement. La tête baissée, les mains occupées, il utilisa tous les trucs à sa disposition pour modifier son apparence. De la sueur coulait le long de sa mâchoire. Il la récupéra dans sa main, la mêla à de la poussière et de la terre et se servit de cette boue pour assombrir la forme de ses pommettes. Il passa ses doigts dans la seule mèche de cheveux qu’il teignait depuis qu’une cicatrice l’avait blanchie, puis tapota artistiquement la teinture ainsi récupérée pour agrandir les ombres et donner l’illusion d’un menton plus court. Il fronça les sourcils, se renfrogna, et fit avancer sa mâchoire inférieure contre sa lèvre supérieure. Pour un passant, il ressemblait maintenant à un ouvrier un peu simple d’esprit. Puis il souleva son extrémité du ballot et regarda droit devant lui, ne faisant rien qui risque de l’identifier comme un fugitif.
Chaque aller-retour entre l’entrepôt et la ruelle mettait ses nerfs à vif. Quand le chariot fut enfin rempli, il avait déjà repéré un flâneur qui traînait dans l’ombre de la boutique, juste de l’autre côté de la rue. L’homme avait le regard vide, comme un mendiant abruti par une trop grande accoutumance au tateesha… sauf que ses yeux étaient bien trop attentifs. Arakasi réprima un frisson. L’ennemi était toujours sur sa piste.
Les chariots étaient maintenant prêts à partir, et les ouvriers y grimpaient les uns après les autres. Le maître espion de Mara se hissa tout naturellement à bord, et donna quelques coups de coude dans les côtes de l’homme assis près de lui pour se faire un peu de place.
— Est-ce que la petite cousine a eu la robe qu’elle voulait tant ? demanda-t-il d’une voix forte. Celle avec le galon à fleurs ?
Les fouets claquèrent, et le conducteur cria pour encourager ses bêtes. Les needra tirèrent sur leur harnais, et les chariots pleins à ras bord grincèrent et commencèrent à avancer. L’ouvrier auquel Arakasi avait parlé lui rendit un regard de franche surprise.
— Quoi ?
Comme si l’homme de grande taille avait dit quelque chose de drôle, Arakasi se mit à rire bruyamment.
— Tu sais bien. La petite fille de Lubal. Celle qui apporte les repas à la bande de Simeto, sur les quais.
— J’ai entendu parler de Simeto, mais jamais de Lubal, grogna l’ouvrier.
Arakasi se frappa le front, comme s’il était embarrassé.
— Tu n’es pas son ami Jido ?
L’autre homme se racla le fond de la gorge et cracha de la poussière.
— Jamais entendu parler de lui.
Les chariots atteignirent le coin de la ruelle et commencèrent à négocier le virage. Des gamins qui bloquaient le chemin se mirent à injurier le conducteur, et le contremaître agita un poing menaçant. Les enfants lui répondirent par des gestes obscènes, puis s’éparpillèrent comme une volée de moineaux. Deux chiens galeux galopaient à leur suite. Arakasi risqua un regard en arrière, vers la résidence de l’intendant. Le simple d’esprit intoxiqué au tateesha continuait à baver en regardant les portes de l’entrepôt, qu’un domestique était en train de fermer et de verrouiller.
Peut-être sa ruse avait-elle fonctionné.
Arakasi marmonna des paroles d’excuse à l’homme qu’il avait ennuyé, et posa sa tête sur ses bras croisés. Alors que le chariot poursuivait lourdement sa route, secoué de cahots par les pavés irréguliers et écrasant les détritus qui encombraient les caniveaux des quais, il étouffa un soupir de soulagement. Mais il n’était pas encore hors de danger, pas tant qu’il ne serait pas à plusieurs lieues d’Ontoset. Ses pensées se tournèrent vers l’avenir : la personne qui avait préparé ce piège chez l’intendant supposerait que son embuscade avait été découverte. Elle penserait aussi que la proie qui lui avait échappé allait deviner qu’une autre organisation travaillait dans le secteur. La logique lui disait que cet ennemi invisible prendrait des contre-mesures pour déjouer exactement le type de recherches qu’Arakasi devait maintenant lancer. Des couches et des couches d’obstacles brouilleraient la piste, et la branche d’Ontoset du réseau acoma serait plongée dans une totale perplexité. Arakasi devait dissoudre ses lignes de communication, sans laisser de traces. Deux séries d’opérations devraient aussi être rapidement lancées : une pour vérifier s’il existait des fuites dans les branches des autres provinces, et une autre pour étudier cette piste froide et tenter de débusquer ce nouvel ennemi.
Les difficultés étaient pratiquement insurmontables. Arakasi était doué pour résoudre les énigmes complexes, bien sûr. Mais celle-ci était potentiellement mortelle, comme le tranchant d’une épée enterrée dans le sable, que le pied du premier homme venu peut heurter. Le maître espion rumina jusqu’à ce que les chariots s’arrêtent sur les quais. Avec les autres ouvriers, il sauta sur l’appontement et aida à la manœuvre d’un palan. Les uns après les autres, les ballots de tissu furent sortis des chariots et placés dans les filets qui les attendaient. Arakasi manœuvra la perche avec les autres quand le filet fut plein, soulevant très haut la cargaison et la poussant sur le pont de la péniche amarrée le long du quai. Le soleil montait dans le ciel, et la chaleur augmentait. À la première occasion, Arakasi s’éclipsa sous le prétexte de boire un peu d’eau, et s’évanouit dans le quartier pauvre.
Il devait parvenir à s’enfuir d’Ontoset sans aucune aide. Il risquait d’être découvert s’il approchait le moindre maillon de son réseau. Pire, il pouvait conduire ses poursuivants vers une nouvelle piste, et révéler une plus grande partie de ses activités clandestines. Certains hommes dans cette ville accueillaient les fugitifs contre de l’argent, mais Arakasi n’osait pas les contacter. L’ennemi avait pu les infiltrer, et son besoin de s’échapper risquait de le relier d’une façon irréfutable avec l’incident de l’entrepôt. Il désirait ardemment prendre un bain et avoir le temps de retirer les échardes toujours logées sous sa peau, mais c’était impossible. La tunique grise d’un esclave ou les haillons d’un mendiant lui serviraient à passer les portes de la ville. Une fois hors des murs, il devrait se terrer dans la campagne jusqu’à ce qu’il soit certain d’avoir brouillé sa piste. Il pourrait alors tenter de prendre le déguisement d’un messager et courir pour rattraper son retard.
Il soupira, perturbé par la longue période de voyage qui l’attendait, seul avec ses suppositions. Ses pensées étaient troublées par cet adversaire inconnu, qui avait failli le mettre hors jeu en une seule manœuvre, et par le maître de cet ennemi, une menace invisible et hors d’atteinte. Après l’interdiction par les magiciens de la guerre de clans entre Mara et le seigneur Jiro, sa bien-aimée dame des Acoma était en danger. Les opportunistes et les ennemis se regrouperaient et formeraient des alliances contre elle. Elle aurait besoin des meilleurs renseignements pour la protéger des manœuvres sournoises et des intrigues meurtrières du grand jeu.
Le tailleur laissa l’ourlet de la robe de soie retomber jusqu’au sol. Des aiguilles d’os finement sculptées entre les dents, il recula pour admirer le tombé du vêtement de cérémonie commandé par le maître des Anasati.
Le seigneur Jiro endura l’examen minutieux de l’artisan en contenant son mépris. Impassible, il gardait les bras écartés pour éviter de se piquer aux épingles qui retenaient les manches. Son immobilité était telle que les sequins qui dessinaient les mortèles ornant le devant de la robe ne miroitaient même pas à la lumière du soleil passant par la cloison ouverte.
— Mon seigneur, zézaya le tailleur autour des épingles serrées entre ses dents, vous êtes splendide. Toutes les filles à marier de la noblesse qui contempleront votre magnificence s’évanouiront sûrement à vos pieds.
Les lèvres de Jiro se crispèrent. Il n’était pas le genre d’homme à apprécier la flatterie. Il prenait soin de son apparence, au point que les gens peu subtils le prenaient par erreur pour quelqu’un de vaniteux. Mais, en réalité, il connaissait parfaitement l’importance des vêtements quand il s’agit de faire bonne impression. Une tenue mal appropriée peut donner à un homme une apparence stupide, obèse ou frivole. Comme l’escrime et les rigueurs des combats n’étaient pas du goût de Jiro, il utilisait tous les autres moyens à sa disposition pour se donner une allure virile. Il pouvait ainsi gagner un avantage, ou remporter un duel d’intelligence beaucoup plus subtilement qu’un vulgaire triomphe sur un champ de bataille.
Fier de sa capacité à vaincre ses ennemis sans effusion de sang, Jiro dut se contenir pour ne pas se rebiffer devant le compliment étourdi du tailleur. Cet homme n’était qu’un artisan, un fournisseur valant à peine qu’on le remarque, encore moins que l’on s’irrite contre lui. Ses paroles n’avaient pas plus de conséquences que le vent, et c’est par pur hasard qu’il avait froissé Jiro en évoquant un souvenir qui provoquait un profond ressentiment. En dépit de l’attention extrême qu’il avait consacrée à ses manières et ses vêtements, dame Mara l’avait repoussé avec mépris. Elle lui avait préféré un Buntokapi vulgaire et maladroit. Même ce souvenir fugace fit transpirer Jiro d’une rage réprimée. Ses années d’efforts appliqués ne lui avaient servi à rien, et les Acoma avaient sommairement rejeté son intelligence et son charme étudié. Son lourdaud de frère, ridicule et même risible, l’avait emporté sur lui.
Jiro n’avait pas pardonné à Bunto ses airs supérieurs, et était encore blessé par le souvenir de son humiliation. Il serra les poings et soudain n’eut plus la volonté de rester immobile.
— Je n’aime pas cette robe, déclara-t-il d’un ton sec et maussade. Elle me déplaît. Fais-m’en une autre, et que l’on transforme celle-ci en chiffons.
Le tailleur pâlit. Il retira vivement les aiguilles de sa bouche et se prosterna, appuyant son front contre le parquet.
— Mon seigneur ! Je suis à vos ordres, bien sûr. Je vous supplie de pardonner mon manque de goût et de jugement.
Jiro ne répondit pas. Il fit un mouvement sec de la tête vers un domestique, pour qu’il retire la robe et la laisse tomber en tas par terre.
— Je porterai ma tenue de soie bleu et rouge. Va la chercher maintenant.
Il fut obéi par une horde de serviteurs nerveux. Le seigneur des Anasati punissait rarement ses esclaves et ses valets, mais le jour même où il était entré en possession de son héritage, il avait clairement annoncé qu’il n’admettrait qu’une obéissance immédiate.
Le premier conseiller Chumaka arriva pour faire son rapport, et remarqua la conduite obséquieuse et presque frénétique des domestiques. Il ne remua pas un cil… Il était le plus expérimenté des serviteurs anasati, et connaissait mieux que tout autre son seigneur. Le maître n’appréciait pas une déférence exagérée ; bien au contraire. Jiro avait grandi en tant que fils cadet, et il aimait que les choses se déroulent tranquillement et sans fanfare. Mais depuis qu’il avait hérité du sceptre du souverain sans avoir été éduqué pour tenir ce rôle, il était extrêmement sensible au comportement de ses inférieurs envers lui. S’ils manquaient de lui témoigner le respect dû à un seigneur, il le remarquait et en prenait immédiatement ombrage.
L’erreur d’un serviteur qui tardait à lui donner son titre, ou d’un esclave qui ne s’inclinait pas immédiatement quand il se présentait, n’était jamais pardonnée. Comme les vêtements raffinés et l’extrême politesse, l’adhésion tsurani traditionnelle au système de castes faisait partie intégrante de la façon dont les souverains étaient évalués par leurs pairs. Ayant renoncé aux aspects barbares du champ de bataille, Jiro était devenu un virtuose de la conduite civilisée.
Comme s’il n’était pas en train de piétiner une robe de soie précieuse comme s’il s’agissait de détritus, Jiro inclina la tête alors que Chumaka se relevait de sa révérence.
— Pourquoi viens-tu me consulter à cette heure, premier conseiller ? Aurais-tu oublié que j’avais prévu de discuter cet après-midi avec des lettrés venus de Migran ?
Chumaka inclina la tête sur le côté, comme un rongeur affamé peut fixer une proie en mouvement.
— Je vous suggère, mon seigneur, de faire un peu attendre les lettrés pendant que nous ferons une courte promenade.
Le seigneur Jiro était contrarié, même s’il n’en montrait pas le moindre signe. Il laissa ses valets de chambre nouer la ceinture de sa robe avant de répondre :
— Qu’as-tu à me dire de si important ?
Comme toutes les personnes présentes le savaient parfaitement, Jiro tenait sa cour l’après-midi, pour gérer ses affaires avec ses intendants. Si sa réunion avec les lettrés était retardée, il devrait la reporter au matin suivant, ce qui gâcherait l’heure qu’il consacrait ordinairement à la lecture.
Le premier conseiller des Anasati lui offrit un sourire crispé et géra habilement l’impasse.
— Cela concerne la dame Mara des Acoma et le lien que j’ai mentionné auparavant à propos des Tuscaï vaincus.
L’intérêt de Jiro s’éveilla.
— Les deux sont liés ?
L’immobilité de Chumaka devant les domestiques était une réponse suffisante. Intéressé, le seigneur Jiro frappa dans ses mains pour faire venir son coursier.
— Va trouver mon hadonra et dis-lui d’offrir des divertissements à nos invités. Il faudra leur expliquer que j’ai été retenu et que je les rencontrerai demain matin. Si cet arrangement les mécontentait, il devra ajouter que je songe à leur accorder mon patronage, si je suis suffisamment impressionné par leur habileté dans l’art de la rhétorique.
Le coursier s’inclina jusqu’au sol et se hâta de porter son message. Chumaka s’humecta les lèvres de plaisir anticipé, lorsque son maître lui emboîta le pas vers la cloison extérieure qui conduisait au jardin.
Jiro s’assit sur un banc de pierre ombragé, près d’un bassin. Ses doigts caressèrent la surface de l’eau pendant qu’il concentrait son attention sur Chumaka.
— Ce sont de bonnes ou de mauvaises nouvelles ?
Comme toujours, la réponse du premier conseiller était ambiguë.
— Je ne sais pas vraiment. (Avant que son maître puisse exprimer son mécontentement, Chumaka ajusta sa robe et pêcha une liasse de documents dans l’une de ses profondes poches.) Peut-être les deux, mon seigneur. Une petite surveillance routinière que j’avais mise en place m’a permis d’identifier quelqu’un de haut placé dans le réseau d’espionnage des Acoma.
Il marqua une pause, ses pensées se ramifiant vers des hypothèses vagues et inaccessibles.
— Quel a été le résultat ? demanda Jiro, qui n’était pas d’humeur à décrypter des sous-entendus qu’il n’avait pas la finesse de suivre.
Chumaka s’éclaircit la voix.
— Il nous a échappé.
— Comment cela pourrait-il être une bonne nouvelle ? rétorqua Jiro, piqué.
Chumaka haussa les épaules.
— Nous sommes certains qu’il s’agissait de quelqu’un d’important. L’organisation entière d’Ontoset a été fermée après cette découverte. L’intendant de la maison des Habatuca est soudain redevenu exactement ce qu’il semblait être : un simple intendant. (Comme avec une arrière-pensée, il ajouta :) Ses affaires vont mal, donc nous pouvons émettre l’hypothèse que les marchandises que vendait cet homme provenaient des Acoma, et non des Habatuca. (Il jeta un coup d’œil à l’un de ses documents et le replia.) Nous savons que les Habatuca ne sont pas les pions des Acoma. Ils appartiennent depuis longtemps au clan Omechan, et sont des traditionalistes que nous pourrions trouver utiles un jour. Ils ne soupçonnent même pas que cet homme n’est pas un serviteur loyal. Mais c’est une maison très désorganisée…
Jiro se tapota le menton d’un doigt élégant et manucuré, et demanda :
— Le retrait de cet intendant est significatif ?
— Oui, mon seigneur. La perte de cette source de revenus va gêner toutes les opérations acoma dans l’Est. Je suppose que presque toutes les informations venant de cette région passaient par Ontoset.
Jiro sourit, mais son expression n’avait aucune chaleur.
— Très bien, alors nous les avons gênés. Mais maintenant, ils savent aussi que nos agents les surveillent.
— C’était inévitable, mon seigneur. Je suis d’ailleurs surpris qu’ils n’aient pas pris conscience plus tôt de notre surveillance. Leur réseau est bien construit et est expérimenté. Que nous ayons pu les observer aussi longtemps sans être repérés frôle le miracle.
Voyant une lueur briller dans les yeux de son premier conseiller, Jiro demanda :
— Quoi d’autre ?
— Je pense que ceci est lié au seigneur des Tuscaï, mort depuis longtemps. Des années avant que vous naissiez, en fait… Juste avant que Jingu des Minwanabi détruise la maison Tuscaï, j’avais découvert l’identité de l’un des agents clés du seigneur défunt, un marchand de céréales à Jamar. Quand le natami des Tuscaï a été enterré, j’ai pensé que l’homme allait jouer son rôle de marchand indépendant pour de bon. Il n’avait aucun lien public avec la maison des Tuscaï, et n’était donc pas obligé de devenir un proscrit.
Jiro se figea en comprenant ce que cela impliquait : une malhonnêteté vénale. On considérait que les serviteurs d’un maître dont la maison était détruite étaient maudits par les dieux. Ses soldats devenaient des esclaves ou des guerriers gris – tout du moins jusqu’à ce que dame Mara ne brise cette coutume de façon odieuse.
Plongé dans ses souvenirs, Chumaka ignora la gêne de son maître.
— Ma supposition était fausse, comme j’en suis maintenant venu à le croire. De toute façon, cela n’avait pas beaucoup d’importance, jusqu’à récemment.
» Parmi les gens qui vont et viennent à Ontoset, il y a deux hommes que je savais au service du marchand de céréales de Jamar. Ils m’ont montré le lien. Comme personne à part dame Mara n’a engagé de guerriers gris au service de sa maison, nous pouvons émettre l’hypothèse que l’ancien maître espion tuscaï et ses agents ont maintenant prêté serment aux Acoma.
— Nous avons donc ce lien, commenta Jiro. Pouvons-nous infiltrer son réseau ?
— Seigneur, il serait assez facile de tromper le marchand de céréales, et de faire entrer l’un de nos agents dans sa filière. (Chumaka fronça les sourcils.) Mais le maître espion des Acoma anticipera cette manœuvre. Il est extrêmement doué. Extrêmement…
Jiro interrompit ces réflexions du tranchant de la main.
Ramené au problème immédiat, Chumaka en vint au fait.
— Au pire, nous avons fortement embarrassé les Acoma en les forçant à fermer une branche majeure de leur organisation dans l’Est. Mieux, nous savons maintenant que l’agent de Jamar est à nouveau actif. Cet homme devra tôt ou tard faire son rapport à son maître, et alors nous reprendrons la chasse. Cette fois, je ne laisserai pas des imbéciles gérer le problème et tout gâcher comme ils l’ont fait à Ontoset. Si nous sommes patients, nous disposerons avec un peu de temps d’une piste claire qui nous conduira au maître espion des Acoma.
Jiro était moins enthousiaste.
— Nous risquons de perdre le fruit de nos efforts, maintenant que notre ennemi sait que son agent a été compromis.
— C’est vrai, maître, répondit Incomo en s’humectant les lèvres. Mais sur le long terme, nous avons de l’avance. Nous savons que l’ancien maître espion des Tuscaï travaille maintenant pour dame Mara. J’avais déjà fait des incursions dans son réseau, avant la destruction des Tuscaï. Je peux reprendre l’observation des agents que je soupçonnais d’appartenir aux Tuscaï il y a des années. Si ces hommes occupent toujours les mêmes fonctions, ce simple fait confirmera que ce sont bien des agents acoma. Je préparerai de nouveaux pièges, mis en place par des personnes à qui je donnerai personnellement leurs instructions. Contre ce maître espion, nous aurons besoin de nos meilleurs agents. Oui… (Un air de profonde satisfaction se peignit sur les traits du premier conseiller.) C’est la chance qui nous a permis de repérer le premier agent, et de presque nous emparer de quelqu’un de haut placé.
Chumaka agita ses documents pour éventer ses joues rosies.
— Nous surveillons actuellement la maison. Comme je suis certain que nos observateurs sont épiés, j’ai placé d’autres personnes pour observer ceux qui nous observent… (Il secoua la tête.) Mon adversaire est astucieux au-delà de toute imagination. Nous…
— Ton adversaire ? l’interrompit Jiro.
Chumaka réprima un sursaut et inclina respectueusement la tête.
— Le serviteur de l’ennemi de mon seigneur. Mon rival, si vous préférez. Permettez à un vieil homme cette petite vanité, seigneur. Ce serviteur des Acoma qui s’oppose à mon travail est un homme des plus méfiants et des plus rusés. (Il se référa à nouveau à ses papiers.) Nous allons isoler cet autre lien à Jamar. Puis nous pourrons poursuivre le prochain…
— Épargne-moi les détails ennuyeux, intervint Jiro. Je pensais t’avoir demandé de poursuivre ceux qui ont placé de fausses preuves quant à l’assassin de mon neveu…
— Ah, dit Chumaka avec un grand sourire, mais ces deux événements sont liés ! Ne l’ai-je pas dit plus tôt ?
Peu habitué à être assis sans le confort de coussins, Jiro changea de position.
— Si tu l’as fait, alors seul un esprit aussi tordu que le tien aurait pu comprendre la référence.
Le premier conseiller des Anasati interpréta la remarque comme un compliment.
— Maître, votre patience est touchante. (Il caressa le papier comme s’il s’agissait d’un métal précieux.) J’ai enfin une preuve. Ces onze agents acoma qui passaient des informations dans la filière de la province de Szetac et qui ont été mystérieusement assassinés au cours du même mois… Ils étaient aussi liés aux cinq autres espions morts dans la maisonnée de Tasaio des Minwanabi.
Jiro arborait une expression dure qui masquait une irritation croissante. Avant qu’il puisse parler, Chumaka se dépêcha de reprendre :
— C’étaient autrefois des agents des Tuscaï, tous jusqu’au dernier. Et il semblerait qu’ils aient été tués pour combler une faille dans la sécurité du réseau acoma. Nous avions un homme placé dans la maisonnée de Tasaio. Il a été renvoyé quand Mara a repris les terres des Minwanabi, mais il est resté loyal envers nous. Je possède ici son témoignage. Les meurtres perpétrés à l’intérieur du manoir de Tasaio ont été effectués par des tong hamoï.
Jiro était intrigué.
— Tu penses que l’agent de Mara a dupé les tong pour qu’ils effacent les traces des Acoma ?
Chumaka semblait content de lui.
— Oui. Je pense que ce maître espion trop intelligent pour son propre bien a commis l’erreur d’imiter le sceau de Tasaio. Nous savons que l’obajan a discuté avec le seigneur des Minwanabi. On raconte qu’ils étaient tous deux furieux. Si une querelle les avait opposés, Tasaio serait mort bien avant que Mara ait provoqué sa chute. Si les Acoma étaient à l’origine de la destruction de leurs propres agents compromis, et s’ils ont utilisé les hamoï à leur insu pour se débarrasser de ce risque, alors ils ont gravement insulté le tong. Dans ce cas, les Mains Rouges des Frères de la Fleur auraient voulu se venger personnellement.
Jiro digéra la nouvelle, les yeux mi-clos.
— Pourquoi impliquer les tong dans ce qui semble être un « nettoyage » de routine ? Si l’homme de Mara est aussi doué que tu l’affirmes, il n’aurait sûrement pas commis cette erreur grossière.
— Ce devait être une manœuvre désespérée, supposa Chumaka. La maisonnée de Tasaio était difficile à infiltrer. De notre côté, nous avions placé notre agent avant qu’il devienne seigneur, quand il était commandant en second dans l’armée du seigneur de guerre lors de l’invasion de Midkemia.
Alors que Jiro montrait encore de l’impatience, Chumaka soupira. Comme il aurait souhaité que son maître ait été éduqué pour penser et agir avec plus de prévoyance. Mais Jiro ne tenait jamais en place, même lorsqu’il était encore un jeune garçon. Le premier conseiller résuma la situation :
— Mara ne disposait plus d’aucun agent dans la maison Minwanabi qui n’ait été compromis. Les meurtres devaient donc être accomplis par un agent extérieur, et les transactions des tong avec Tasaio offraient une solution pratique…
— Ce ne sont que des suppositions, l’interrompit Jiro.
Chumaka haussa les épaules.
— C’est ce que j’aurais fait si j’avais été à la place du maître espion des Acoma. C’est un excellent innovateur. Nous aurions pu établir un contact avec le réseau d’Ontoset et remonter ses opérations pendant dix ans, et ne jamais faire le lien avec les agents du Nord, ceux de Jamar et de la filière de Szetac. Aller aussi loin, aussi rapidement que nous l’avons fait est plus dû à la chance qu’à mon talent, maître.
Jiro ne semblait pas impressionné par le sujet qui passionnait son premier conseiller. Il préféra revenir au problème qui concernait de près l’honneur des Anasati.
— Tu as la preuve que les tong ont agi de leur propre chef, déclara-t-il d’une voix sèche. En disposant d’une preuve de notre prétendue collusion dans l’assassinat d’Ayaki des Acoma, les hamoï ont souillé l’honneur de mes ancêtres. Il faut mettre fin à cet outrage ! Immédiatement !
Chumaka cligna des yeux, arrêté net dans ses réflexions. Il s’humecta rapidement les lèvres.
— Mais non, honorable maître. Pardonnez ma présomption si je vous conseille humblement de n’en rien faire.
— Pourquoi devrions-nous laisser les chiens du tong hamoï humilier la maison Anasati ? (Jiro se redressa sur le banc et foudroya Chumaka du regard.) Tu as intérêt à ce que ta raison soit excellente !
— Eh bien, reconnut Chumaka, pour tuer dame Mara, bien sûr. Maître, tout cela est très brillant. Quel ennemi plus dangereux les Acoma pourraient-ils avoir, à part une secte d’assassins ? Ils ruineront sa paix au-delà de tout espoir, à chaque tentative pour lui ôter la vie. Et ils finiront par réussir. Elle doit mourir : l’honneur de leur fraternité l’exige. Le tong hamoï va faire notre travail à notre place, et nous, pendant ce temps-là, nous pourrons diversifier nos intérêts et consolider la faction des traditionalistes. (Chumaka agita un doigt comme s’il sermonnait son maître.) Maintenant que la guerre a été interdite aux deux camps par les magiciens, Mara devra tenter de provoquer votre ruine par d’autres moyens. Ses ressources sont vastes et ses alliés nombreux. En tant que pair de l’empire, elle est populaire et puissante, et elle a l’oreille de l’empereur. Il ne faut pas la sous-estimer. Et en plus des atouts que je viens d’indiquer, c’est une souveraine particulièrement douée.
Jiro répondit d’une voix empreinte de reproches :
— Tu chantes ses louanges en ma présence ?
Sa voix restait calme, mais Chumaka n’avait aucune illusion ; son maître était offensé. Il répondit dans un murmure pour qu’aucun jardinier ou guerrier en patrouille ne puisse entendre.
— Je n’ai jamais réellement apprécié votre frère, Bunto. Sa mort n’a ainsi eu que très peu de conséquences pour moi, personnellement. (Alors que le visage de Jiro s’empourprait de rage, la réprimande de Chumaka l’arrêta comme un coup de poignard :) Et vous ne l’aimiez pas tant que cela, seigneur Jiro. (Tandis que l’élégant souverain au visage dur admettait à contrecœur cette vérité, Chumaka continua :) Vous oubliez le plus important : le mariage de Mara avec Bunto vous a sauvé la vie…, maître. (À court de cajoleries manipulatrices, le premier conseiller termina :) Si vous voulez absolument nourrir votre haine pour le pair de l’empire, je chercherai sa destruction de tout mon cœur. Mais je procéderai calmement, car laisser la colère obscurcir le jugement n’est pas simplement stupide – avec Mara, c’est suicidaire. Demandez à un diseur des morts du temple de Turakamu d’entrer en communion avec Jingu, Desio et Tasaio des Minwanabi. Leurs fantômes le confirmeront.
Jiro regarda la surface ridée du bassin, agité par des poissons orange. Après un long moment, il soupira :
— Tu as raison. Je ne me suis jamais soucié de Bunto ; il me tyrannisait quand nous étions enfants. (Il serra le poing et le plongea dans l’eau, effrayant les poissons.) Ma colère n’est peut-être pas légitime, mais elle brûle néanmoins dans mes veines ! (Il releva les yeux vers Chumaka, les paupières mi-closes.) Je suis le seigneur des Anasati. Je ne suis pas obligé de prendre des décisions sensées. Un tort a été fait à ma maison, et il sera redressé !
Chumaka s’inclina, avec un grand respect.
— Je veillerai à m’assurer de la mort de Mara des Acoma, maître, non pas parce que je la hais, mais parce que c’est votre volonté. Je resterai toujours votre fidèle serviteur. Maintenant que nous connaissons le maître espion de Mara…
— Tu connais cet homme ? s’exclama Jiro, stupéfait. Tu ne m’as pas dit que tu connaissais l’identité du maître espion des Tuscaï !
Chumaka fit un geste d’excuses.
— Pas son nom, ni son apparence, que les dieux maudissent ce génial démon. Je ne l’ai jamais rencontré, mais je reconnais son style dans l’exercice de son art. Il porte une signature révélatrice, comme celle d’un scribe.
— Ce qui est loin d’être une preuve, souligna rapidement Jiro.
— Une preuve irréfutable sera difficile à obtenir, si j’ai bien reconnu la patte de cet homme. Mais si l’ancien maître espion des Tuscaï est entré au service de Mara, les dieux peuvent encore nous sourire. C’est peut-être un maître de la ruse, mais j’ai sa mesure. Ce que je sais des opérations passées des Tuscaï à Jamar devrait nous permettre d’infiltrer son réseau. Dans quelques années, nous accéderons peut-être à l’homme lui-même, et alors nous pourrons manipuler comme nous le voudrons les renseignements obtenus par les agents de Mara. Nous devrons dissimuler nos intentions par des manœuvres de diversion, en nous attaquant au commerce et aux alliances des Acoma. Pendant ce temps, le tong cherchera de son côté à provoquer la chute de Mara.
— Peut-être devrions-nous encourager un peu les efforts de la fraternité, proposa Jiro avec espoir.
Chumaka prit une inspiration rapide à cette simple suggestion. Il s’inclina devant son maître avant de commencer à parler, ce qu’il ne faisait que lorsqu’il était alarmé.
— Maître, nous devrions l’éviter à tout prix. Les tong sont très unis, et trop mortellement dangereux dans leur art pour que nous nous en mêlions. Il vaut mieux que nous gardions les Anasati le plus éloigné possible de leurs faits et gestes.
Jiro concéda ce point avec regret, pendant que son premier conseiller continuait avec optimisme :
— La fraternité des hamoï n’est pas du genre à agir sur un coup de tête… Non. Quand elle agit pour son compte, elle intervient toujours avec une grande lenteur et froidement. Les hamoï ont trafiqué il y a quelque temps avec Midkemia, et je n’ai jamais compris ce qu’ils préparaient. Mais maintenant, je soupçonne que leurs affaires ont des racines dans leurs tentatives à long terme pour nuire aux Acoma. La dame fait preuve d’une sympathie très connue pour les idées barbares.
— C’est bien le cas, concéda Jiro.
Sa mauvaise humeur disparut pour laisser la place à la réflexion ; il observait les jeux des poissons. Aucun conseiller de maison n’était plus doué que Chumaka pour relier des fragments d’informations apparemment sans rapport les uns avec les autres. Et dans l’empire, tout le monde avait entendu des rumeurs sur l’idylle de la dame avec un esclave midkemian. C’était une vulnérabilité qui valait la peine d’être exploitée.
Rassuré par les manières adoucies de son maître, et jugeant avec précision que le moment était venu, Chumaka ajouta :
— Les Anasati peuvent supporter ce léger affront à propos de cette preuve maladroite. Les imbéciles et les enfants peuvent croire à des indices aussi ineptes. Mais les souverains les plus sages savent tous que les tong gardent étroitement leurs secrets. Les puissants de l’empire ne croiront jamais sérieusement à un stratagème aussi transparent pour lier votre nom à un tueur à gages. Le nom des Anasati est ancien, son honneur inattaquable. Ne montrez que de l’indifférence devant les insultes mesquines, maître. Elles ne sont pas dignes de l’attention d’un grand seigneur. Qu’un seigneur ose seulement s’avancer pour suggérer le contraire, et vous réglerez énergiquement le problème. (Chumaka termina en citant une pièce de théâtre que Jiro aimait beaucoup.) « De petits actes vont de pair avec de petites maisons et de petits esprits. »
Le seigneur des Anasati hocha la tête.
— Tu as raison. Ma colère a quelquefois tendance à m’aveugler.
Chumaka s’inclina devant le compliment.
— Maître, je vous demande la permission de prendre congé. J’ai déjà commencé à réfléchir aux pièges que l’on peut tendre au maître espion de Mara. Nous ferons semblant d’avancer maladroitement sur la piste révélée à Ontoset, ce qui éloignera l’œil attentif de notre autre axe d’action, quand nous œuvrerons silencieusement à Jamar pour poser un poignard sur la gorge de la dame des Acoma.
— Excellent, Chumaka, sourit Jiro.
Il frappa dans ses mains pour le congédier. Alors que son premier conseiller s’inclinait à nouveau et s’éloignait rapidement, marmonnant tout en échafaudant ses complots, le seigneur resta près du bassin. Il réfléchit à l’avis de Chumaka, et ressentit un vif sentiment de satisfaction. Lorsque l’Assemblée des magiciens avait interdit la guerre entre sa maison et celle de Mara, il avait secrètement ressenti une profonde satisfaction. Comme la dame avait été privée de son armée et de la suprématie nette que la force du nombre lui donnait sur le champ de bataille, le jeu entre eux avait été égalisé.
— L’intelligence, murmura le seigneur des Anasati, agitant l’eau et faisant fuir les poissons dans un éclair de cercles confus. La ruse, et non l’épée, provoquera la chute du noble pair. Elle mourra en sachant qu’elle a commis une erreur en choisissant mon frère à ma place. Je suis le meilleur des deux, et quand je rencontrerai Buntokapi dans le palais du dieu Rouge après ma mort, il saura que je l’ai vengé, mais aussi que j’ai écrasé sous mon talon et réduit en poussière sa précieuse maison Acoma !
Arakasi était en retard. Ses difficultés à revenir mettaient les conseillers acoma sur des charbons ardents, au point que le commandant Lujan redoutait d’assister au conseil du soir. Il se hâta de rejoindre ses appartements pour reprendre le casque à plumet qu’il avait ôté durant ses heures de loisir. Sa démarche était décidée, précise et équilibrée, comme seule pouvait l’être celle d’un escrimeur habile. Mais son esprit était préoccupé… Ses hochements de tête envers les sentinelles en patrouille qui le saluaient sur son passage étaient machinaux.
Les couloirs du manoir des Acoma comptaient désormais autant d’hommes armés que de domestiques. Depuis le meurtre d’Ayaki, l’intimité était devenue presque inexistante, particulièrement la nuit quand des guerriers supplémentaires dormaient dans le scriptorium et les différentes ailes des suites des invités. La chambre d’enfant de Justin était un véritable camp armé. Lujan se dit que le gamin devait avoir du mal à jouer avec ses petits soldats, à cause du fracas constant des sandales de guerre frappant le plancher de sa chambre.
Mais comme il était le seul à porter le sang de la lignée des Acoma après Mara, sa sécurité était d’une importance primordiale. Sans les rapports fiables d’Arakasi, les patrouilles faisaient leurs rondes dans l’incertitude la plus totale. Elles sursautaient devant la moindre ombre, et les hommes dégainaient presque leur épée au bruit des pas des domestiques amoureux qui se rendaient à leurs rendez-vous secrets. Lujan soupira, puis se figea, alerté par le son d’une épée glissant hors de son fourreau.
— Toi, là-bas ! hurla une sentinelle, halte !
Lujan se mit à courir et tourna le coin du couloir à toute vitesse. Devant lui, un guerrier était en garde, l’épée tirée, prêt au combat. Il se tenait devant un recoin plongé dans l’ombre, où rien ne semblait anormal. Derrière lui, Lujan entendit les petits coups secs et le pas très particulier d’un homme qui se déplaçait à toute vitesse sur une béquille. Il comprit que Keyoke, le conseiller pour la guerre de Mara, avait aussi entendu que quelque chose n’allait pas. Le vieil homme avait été commandant trop longtemps pour ignorer le cri d’alarme d’un soldat, et il se précipitait pour voir qui était entré par effraction dans les couloirs les plus profonds du manoir.
Pourvu que ce ne soit pas un autre assassin, pria Lujan en courant. Il avait des difficultés à voir dans l’obscurité, et remarqua qu’une lampe qui aurait dû être allumée avait été éteinte. Ce n’est pas bon signe, pensa-t-il sinistrement. Le conseil soudain ajourné par cette intrusion lui semblait maintenant une corvée moins désagréable. Sans les informations précises d’Arakasi, les complexités du commerce et les changements malaisés des alliances à la cour d’Ichindar pouvaient devenir incompréhensibles au point de vous rendre fou. Mais une nouvelle attaque par un lanceur de fléchettes tong, aussi loin à l’intérieur du périmètre des patrouilles, était un événement trop désolant à considérer. Des mois s’étaient écoulés depuis la mort d’Ayaki, mais Justin avait encore des cauchemars où il revoyait la chute du cheval noir…
Lujan s’arrêta avec une glissade près du guerrier à l’épée dégainée, les clous de ses sandales éraflant le sol de pierre.
— Qui va là ? demanda-t-il.
Le vieux Keyoke s’arrêta avec un bruit sec de l’autre côté du soldat, et posa la même question d’une voix dure.
Le guerrier n’avait pas changé de position, mais de la pointe de son épée il indiqua d’un geste infime un recoin entre deux poutres qui soutenaient un raccord de charpente. Lors d’une vieille réparation, on avait remplacé une section de bois pourri. Le manoir qu’habitaient Mara et Hokanu était ancien, et ils se trouvaient dans l’une des ailes d’origine. Les ardoises que les sandales de guerre de Lujan avaient rayées de blanc avaient près de trois mille ans. Elles avaient été usées par des générations innombrables, dont les pas avaient creusé des ornières dans la pierre. Cette demeure comporte bien trop de recoins permettant d’abriter des intrus, pensa Lujan alors qu’il regardait dans la direction indiquée par la sentinelle. Un homme rôdait effectivement dans l’ombre. Il tenait les mains écartées en signe de soumission, mais son visage était maculé d’une manière suspecte, comme s’il avait utilisé la suie d’une lampe pour noircir la blancheur révélatrice de son visage.
Lujan dégaina son épée. Le visage impassible, Keyoke leva sa béquille et appuya sur un ressort caché, ce qui fit sortir une fine lame de la canne. Bien qu’il ait perdu une jambe, il gardait apparemment son équilibre sans faire le moindre effort.
Lujan s’adressa sèchement à l’intrus qui se trouvait maintenant face à trois lames nues :
— Sors ! Garde les mains en l’air si tu ne veux pas mourir embroché.
— Pour mon retour, j’aurais préféré ne pas être accueilli comme une pièce de viande sur un étal de boucher, répondit une voix aussi râpeuse qu’un morceau de fer rouillé.
— Arakasi, souffla Keyoke, levant son arme pour le saluer.
Son profil en lame de couteau se fendit d’un rare sourire.
— Par les dieux ! jura Lujan.
Il tendit la main et toucha la sentinelle, qui abaissa sa lame. Le commandant des Acoma frissonna en comprenant à quel point le maître espion de Mara avait failli mourir des mains d’un garde acoma. Puis le soulagement et le retour de sa bonne humeur le firent rire aux éclats.
— Enfin ! Depuis combien d’années Keyoke et moi tentons-nous de mettre en place des patrouilles imprévisibles ? Serait-il possible que pour une fois, mon cher ami, tu n’aies pas réussi à leur échapper ?
— Le voyage de retour a été ardu, avoua Arakasi. En plus, ce manoir a plus de guerriers en service que de domestiques. On ne peut pas faire trois pas sans trébucher sur un homme en armure.
Keyoke rengaina sa lame secrète et replaça sa béquille sous son aisselle. Puis il passa ses doigts dans ses cheveux blancs, comme il n’avait jamais pu le faire lorsqu’il était commandant, car il portait perpétuellement un casque de bataille.
— Le conseil de dame Mara doit bientôt commencer. Elle a besoin de vos informations.
Arakasi ne répondit pas, mais sortit de derrière les poteaux où il s’était caché. Il était vêtu comme un mendiant. Ses cheveux longs étaient d’une saleté repoussante, et de la suie semblait s’être incrustée dans sa peau. Et il sentait affreusement la fumée de bois…
— Tu ressembles à un chiffon qu’un ramoneur aurait retiré d’une cheminée, remarqua Lujan, en faisant signe à la sentinelle de reprendre sa patrouille interrompue. Ou alors tu as dormi dans les arbres pendant près d’une semaine.
— Ce n’est pas loin de la vérité, marmonna Arakasi, détournant un regard irrité.
Keyoke n’aimait attendre pour personne ; maintenant libre d’exprimer son impatience, ce qu’il n’avait pas eu le loisir de faire durant toutes les années où il avait commandé ses troupes, il était parti vers la salle du conseil en faisant claquer sa béquille. Comme s’il avait été soulagé par le départ du vieil homme, Arakasi se pencha, releva le bord de sa robe, et gratta une écorchure infectée.
Lujan se caressa le menton. Il proposa avec tact :
— Tu devrais d’abord venir dans mes appartements. Mon valet a l’habitude de préparer un bain à l’improviste.
Un bref silence s’ensuivit. Finalement Arakasi soupira.
— Des échardes, avoua-t-il.
Comme ce simple mot allait sûrement être la seule explication qu’il recevrait, Lujan devina le reste.
— Elles sont infectées. Cela signifie qu’elles ne sont pas récentes. Et que tu étais trop pressé pour prendre le temps de les retirer.
Un autre silence suivit, confirmant la supposition. Arakasi et Lujan se connaissaient depuis l’époque où ils étaient au service de la maison Tuscaï, et ils avaient partagé durant de nombreuses années la vie de guerriers gris.
— Suis-moi, pressa le commandant. Si tu parais devant la dame Mara dans cet état, les domestiques seront obligés de brûler les coussins sur lesquels tu te seras assis. Tu pues comme un Khardengo qui a perdu son chariot.
Vexé d’être comparé aux nomades qui voyagent de ville en ville, vendant des divertissements bon marché et faisant de petits travaux déshonorants, Arakasi fit une moue dédaigneuse.
— Tu peux me dénicher une aiguille de métal ? marchanda-t-il prudemment.
Lujan se mit à rire.
— Il se trouve que je le peux. J’ai eu l’honneur de plaire à l’une des couturières de notre dame. Mais tu me devras une faveur. Si je lui demande de me prêter un tel trésor, il est certain qu’elle aura des exigences…
Sachant parfaitement qu’un grand nombre de jeunes filles de la maisonnée auraient accepté de compromettre leur prochaine réincarnation sur la Roue de la vie contre la promesse de baisers de Lujan, Arakasi ne fut pas impressionné.
— Je peux très bien utiliser l’un de mes poignards.
Son indifférence apparente énerva Lujan.
— Les nouvelles que tu apportes ne sont pas bonnes.
Arakasi se plaça juste devant le commandant des armées acoma. La lumière de la lampe placée dans le couloir éclairait ses pommettes décharnées et assombrissait les cernes sous ses yeux.
— Je pense que je vais accepter le bain que tu m’as offert, répondit-il avec un air obtus.
Lujan savait qu’il valait mieux ne pas taquiner son ami le maître espion en lui faisant remarquer qu’il avait l’air de ne pas avoir mangé ou dormi depuis une semaine. Cette fois, cette observation ressemblerait plus à la vérité qu’à une plaisanterie.
— Je vais te trouver cette épingle, offrit-il, puis il se hâta de continuer par un trait d’humour pour calmer la fierté froissée d’Arakasi. Même si tu n’en as certainement pas besoin, si tu portes tes poignards. Je doute que ma sentinelle ait compris que lorsqu’elle te tenait en respect à la pointe de son épée, tu pouvais la tuer et la tailler en pièces avant même qu’elle n’ait l’occasion de porter un coup.
— Je suis doué, reconnut Arakasi. Mais aujourd’hui, hélas, pas assez pour cet exploit.
Il reprit sa marche. Ce n’est qu’alors que Lujan se rendit compte que le maître espion avait du mal à tenir sur ses jambes. Il laissa échapper un petit cri d’inquiétude, et Arakasi lui décocha son regard le plus narquois et le plus vexé, en disant :
— Je te demande sur ton honneur de ne pas me laisser m’endormir dans mon bain.
— T’endormir ou te noyer ? rétorqua Lujan, tendant rapidement la main pour aider le maître espion à garder son équilibre. Mon vieux, mais dans quoi t’es-tu retrouvé ?
Mais le commandant eut beau harceler le maître espion, il ne reçut aucune explication jusqu’à ce que le bain soit pris, le casque récupéré, et le conseil bien entamé.
Keyoke était déjà assis dans la lumière jaune d’un cercle de lampes, ses mains tannées croisées sur la béquille posée en travers de ses genoux. La nouvelle du retour d’Arakasi avait été envoyée aux cuisines, et les domestiques avaient apporté en hâte des plateaux chargés de nourriture. Hokanu se trouvait à la droite de Mara, à la place normalement occupée par le premier conseiller, alors que Saric et Incomo étaient assis en face d’elle et s’entretenaient à voix basse. Les bras enroulés autour de ses genoux, Jican était caché derrière une montagne d’ardoises. Des corbeilles bourrées à craquer de parchemins formaient comme des bastions de chaque côté de lui, et il arborait une expression légèrement angoissée.
Arakasi parcourut rapidement l’assemblée du regard et commenta laconiquement :
— Notre commerce a subi quelques revers en mon absence, à ce que je vois.
Jican se hérissa en entendant sa remarque, ce qui permit effectivement que tout le monde ne voie pas immédiatement l’état pitoyable du maître espion.
— Nos affaires ne sont pas compromises, se défendit rapidement le petit hadonra. Mais plusieurs entreprises hasardeuses sur les marchés impériaux se sont mal passées. Mara a perdu des alliés chez les marchands qui possèdent aussi des intérêts anasati. (Avec un soulagement visible, il conclut :) La vente aux enchères de la soie n’a pas souffert.
— Pour le moment, intervint spontanément Incomo. Les traditionalistes continuent à gagner de l’influence. Les gardes blancs impériaux d’Ichindar ont plus d’une fois dû verser le sang pour réprimer des émeutes à Kentosani.
— Les halles sur les quais, affirma Arakasi, résumant la situation. J’en ai entendu parler. Notre empereur réussirait peut-être à arrêter les dissensions s’il parvenait à engendrer un héritier qui ne soit pas une fille.
Les yeux se tournèrent vers la dame des Acoma… Ses serviteurs attendaient tous ce qu’elle pourrait bien leur demander.
Plus maigre encore que lors des funérailles d’Ayaki, elle était néanmoins parfaitement calme. Son visage avait été lavé de tout maquillage. Le regard concentré et acéré, elle avait doucement posé ses mains sur ses genoux. Elle prit enfin la parole :
— Arakasi m’a révélé que nous sommes confrontés à une nouvelle menace.
Seule sa voix trahissait la tension nerveuse permanente qui la minait, et qu’elle cachait derrière une façade tsurani de maîtrise de soi. Jamais avant le décès d’Ayaki elle ne s’était exprimée avec une haine aussi claire et dure.
— Je vous demande à tous d’accorder à Arakasi toute l’aide qu’il pourra solliciter, sans poser de questions.
Lujan envoya un sourire amer à Arakasi.
— Tu avais déjà sali ses coussins, à ce que j’entends, murmura-t-il d’une voix irritée et vexée.
Keyoke semblait un peu contrarié. La découverte du maître espion avait été trop tardive. La patrouille qui l’avait finalement repéré rôdant dans les couloirs ne l’avait trouvé qu’après qu’il ait eu un entretien avec la maîtresse, sans avoir été remarqué par personne. Conscients de cet échange muet, mais obligés par les règles de la politesse de l’ignorer, les deux autres conseillers inclinèrent la tête pour signifier qu’ils accéderaient aux souhaits de leur maîtresse. Seul Jican s’agita, conscient que la déclaration de Mara allait semer à nouveau le chaos dans les finances des Acoma. Les services et les opérations d’Arakasi coûtaient toujours très cher, ce qui inquiétait constamment et terriblement le petit hadonra.
Une brise passa par les fenêtres ouvertes dans le plafond de la haute salle des Acoma, qui avait été creusée dans le flanc de la colline sur laquelle s’appuyait le manoir. En dépit de la lumière des lampes, les recoins les plus éloignés de la pièce restaient plongés dans l’obscurité. Les globes cho-ja sur leur trépied n’avaient pas été allumés, et l’estrade basse utilisée pour les réunions informelles formait le seul îlot de lumière. Les domestiques qui servaient restaient à une distance discrète, à portée de voix si on avait besoin d’eux, mais suffisamment loin pour ne pas entendre les discussions. Mara reprit :
— Ce dont nous allons parler ici doit rester seulement dans ce cercle. (Elle demanda à Arakasi :) De combien de temps as-tu besoin pour contrer cette nouvelle menace ?
Arakasi haussa les épaules en levant les mains vers le ciel, ce qui révéla une contusion jaune sur l’un de ses poignets.
— Je ne peux que faire des suppositions, maîtresse. Mon instinct me dit que l’organisation que j’ai rencontrée est basée dans l’Est, probablement à Ontoset. Nous avons gardé des liens ténus entre cette ville, Jamar et la Cité des plaines, puisque la couverture était un commerce tenu par un intendant. Un ennemi qui aurait découvert notre travail dans l’Ouest n’aurait vu qu’une simple coïncidence dans la liaison avec l’Est. Mais je ne sais pas d’où le dommage est parti. La piste a pu commencer ailleurs.
Mara se mordit les lèvres.
— Explique-moi.
— J’ai fait quelques vérifications rapides avant de revenir à Sulan-Qu. (Encore plus calme et plus glacial que Keyoke avait pu l’être avant une bataille, le maître espion continua :) En surface, nos intérêts commerciaux semblent protégés à l’ouest et au nord. L’expansion récente, que j’ai été à regret obligé d’arrêter, se concentrait au sud et à l’est. Notre adversaire inconnu a peut-être découvert par hasard une opération que nous venions de mettre en place… Ou peut-être pas. Je ne peux rien dire. Ses actions ont été ressenties très clairement. Il a détecté certains aspects de notre système de courriers, et a étudié nos méthodes de construction de réseau. Cet ennemi a placé des observateurs à l’endroit le plus propice pour piéger un agent, dans l’espoir de le suivre jusqu’à un responsable important de la filière. Je peux donc en déduire qu’il possède son propre réseau pour tirer avantage d’une telle occasion.
Hokanu passa son bras autour de la taille de Mara, même si l’attitude de la jeune femme n’indiquait nullement qu’elle avait besoin d’être réconfortée.
— Comment peux-tu en être certain ?
— Parce que c’est ce que j’aurais fait, répondit Arakasi sans détour. (Il lissa l’étoffe de sa robe pour dissimuler les marques que les échardes avaient laissées sur ses tibias.) J’ai failli être capturé, et ce n’est pas un exploit facile. (Ses phrases neutres impliquaient un manque total de vanité, alors qu’il levait un doigt.) Je suis inquiet parce que la sécurité du réseau est compromise. (Il leva un deuxième doigt et ajouta :) Et je suis soulagé d’être arrivé à m’échapper sans encombre. Si l’équipe qui m’a poursuivi avait deviné qui elle avait cerné, elle aurait pris des mesures plus extrêmes et se serait montrée bien plus minutieuse. Elle aurait abandonné le subterfuge pour parvenir à me capturer à tout prix. Elle devait donc s’attendre à piéger un courrier, ou un superviseur. Ma qualité de maître espion des Acoma n’a très probablement pas été découverte.
Mara se redressa, soudain péremptoire.
— Alors il me semble raisonnable que tu ne t’occupes pas de ce problème.
Arakasi recula de surprise.
— Ma dame ?
Mara interpréta mal sa réaction ; croyant qu’elle l’avait blessé en remettant ses compétences en question, elle tenta d’adoucir sa déclaration.
— Tu es essentiel pour la résolution d’un autre problème qui demande notre attention. (Elle congédia gentiment Jican d’un geste, en ajoutant :) Je pense que les problèmes commerciaux peuvent attendre.
Le petit homme s’inclina pour exprimer son accord et claqua des doigts pour appeler ses secrétaires afin qu’ils l’aident à rassembler ses comptes et ses parchemins. Puis Mara ordonna à tous les domestiques de quitter la haute salle. Quand les immenses doubles portes furent refermées, la laissant seule avec ses conseillers les plus proches, elle déclara à son maître espion :
— J’ai une autre mission à te confier.
Arakasi exprima clairement son opinion :
— Maîtresse, nous courons un grave danger. En fait, je crains que le maître que sert ce réseau d’espionnage ennemi soit l’homme le plus dangereux qui puisse exister.
Mara ne trahit rien de ses pensées, lorsqu’elle hocha la tête pour lui donner l’autorisation de continuer.
— Jusqu’à cette rencontre, j’avais la vanité de me considérer comme un maître dans l’exercice de mon art. (Pour la première fois depuis que la discussion avait commencé, le maître espion dut s’arrêter pour choisir ses mots.) Cette faille dans notre sécurité n’était absolument pas due à notre maladresse. Mes hommes à Ontoset ont agi avec une discrétion irréprochable. Pour cette raison, je crains que l’ennemi que nous affrontons puisse m’être supérieur.
— Ce qui me conforte dans ma décision en ce domaine, annonça Mara. Tu confieras la résolution de cette difficulté à quelqu’un d’autre, en qui tu as toute confiance. De cette façon, si cet ennemi inconnu se montre digne de tes louanges, nous perdrons un homme moins essentiel à nos besoins.
Arakasi s’inclina, dans un mouvement raidi par le désarroi.
— Maîtresse…
Sèchement, Mara répéta :
— J’ai une autre mission pour toi.
Arakasi se tut immédiatement. La coutume tsurani interdisait à un serviteur de questionner son souverain ; et, de plus, la dame avait pris sa décision. On ne pouvait pas raisonner avec la dureté qui gouvernait son âme depuis la mort de son fils aîné. Il pouvait au moins se rendre compte de cela. Il était également évident qu’Hokanu le sentait lui aussi, car même lui se retenait de s’opposer aux moyens d’action choisis par sa dame. Personne n’osait exprimer cette vérité inconfortable : aucun agent du vaste réseau d’Arakasi n’était aussi méticuleux ou expérimenté que lui pour contrer une menace de cette ampleur. Mais le maître espion ne désobéirait pas à sa maîtresse, bien qu’il éprouve une peur mortelle pour sa sécurité. Il pouvait seulement manœuvrer d’une manière alambiquée, obéissant à ses ordres au sens littéral, mais les détournant de son mieux dans ses actions générales. Tout d’abord, il devait s’assurer que l’homme qu’il chargerait nommément de repérer cette nouvelle organisation pourrait lui faire régulièrement ses rapports. Il était extrêmement troublé que dame Mara écarte cette terrible menace avec une telle facilité, mais il la respectait suffisamment pour au moins entendre ses raisons avant de juger qu’elle avait tort.
— Quel est cet autre problème, ma dame ?
Ses manières attentives adoucirent la brusquerie de Mara.
— Je veux que tu découvres tout ce que l’on peut apprendre sur l’Assemblée des magiciens.
Pour la première fois depuis qu’il était entré au service de Mara, Arakasi sembla étonné par son audace. Il écarquilla les yeux et sa voix ne devint plus qu’un murmure.
— Les Très-Puissants ?
Mara hocha la tête vers Saric, qui avait étudié personnellement cet aspect de la question.
Il prit la parole depuis l’autre extrémité du cercle :
— Au cours de ces dernières années, plusieurs événements m’ont fait remettre en question les motivations des Robes Noires. Selon la tradition, nous tenons pour acquis qu’elles agissent pour le bien de notre empire. Mais les choses ne se présenteraient-elles pas sous un jour différent si, en fait, ce n’était pas le cas ? (L’humour pince-sans-rire de Saric fit place à un malaise intense et brûlant, alors qu’il ajoutait :) Il y a plus grave encore. Et si la sagesse de l’Assemblée était dirigée vers ses propres intérêts ? Le prétexte est la stabilité de l’empire ; alors pourquoi les Très-Puissants devraient-ils craindre que les Acoma écrasent les Anasati pour assouvir une juste vengeance ? (Le premier conseiller des Acoma se pencha en avant, posant les coudes sur ses genoux.) Ces magiciens sont loin d’être des imbéciles. Je refuse de croire qu’ils ne comprennent pas qu’en permettant à un seigneur qui commande un meurtre par trahison de ne pas être châtié, ils plongent l’empire dans un conflit extrême. Une mort qui n’est pas vengée est une contradiction expresse de l’honneur. Sans les manœuvres politiques du Grand Conseil, privés du levain des concessions mutuelles constantes entre factions, nous nous retrouvons avec des maisons à la dérive, dépendant de la bonne volonté et des promesses des autres pour survivre.
Mara nuança l’explication pour son maître espion :
— En l’espace d’une année, au moins une dizaine de maisons cesseront d’exister, parce que l’on m’a interdit d’engager le combat contre ceux qui voudraient rétablir le règne d’un seigneur de guerre. On m’a ôté toute puissance dans l’arène politique. Mon clan ne peut lever l’épée contre les traditionalistes, qui utilisent maintenant Jiro comme emblème. Si je ne peux pas lui faire la guerre, je ne peux plus respecter mon serment de protéger les maisons qui dépendent de l’alliance des Acoma.
Fermant les yeux un moment, elle sembla rassembler toute son énergie.
L’estime d’Arakasi pour sa dame augmenta encore, alors qu’il comprenait quelque chose : Mara avait assez récupéré de son deuil pour retrouver la raison. Elle savait au fond de son cœur que les preuves contre Jiro étaient trop évidentes pour être prises au sérieux. Mais elle devait payer sans renâcler le prix de sa perte de contrôle lors des funérailles. Elle avait humilié le nom de sa famille, même si la culpabilité ou l’innocence de Jiro étaient sujettes à discussion. Admettre maintenant l’innocence des Anasati serait avouer publiquement son erreur. Elle ne pouvait pas le faire honorablement sans soulever une question bien pire. Pensait-elle vraiment que son ennemi était innocent du meurtre d’Ayaki, ou cherchait-elle simplement à éviter la confrontation et oublier sa vengeance ? Ne pas venger un meurtre serait un déshonneur irrévocable.
Même si maintenant elle regrettait amèrement sa rage et son manque de discernement, Mara ne pouvait que gérer la situation comme si elle avait toujours cru à la trahison des Anasati. Agir autrement n’était pas tsurani, et serait une faiblesse que ses ennemis exploiteraient immédiatement pour provoquer sa chute.
Comme pour échapper à des souvenirs désagréables, Mara reprit :
— Dans les deux ans à venir, un bon nombre de familles que nous considérons comme des alliés seront éteintes ou déshonorées, et un plus grand nombre de seigneurs neutres seront persuadés ou poussés par la pression politique d’entrer dans le camp des traditionalistes. Le Parti impérial réduit fera face mais, sans nous, se retrouvera devant la probabilité désastreuse qu’un nouveau seigneur de guerre réinstalle le Grand Conseil. Si l’aube de ce triste jour devait se lever, l’homme qui porterait le manteau blanc et or serait Jiro des Anasati.
Arakasi se frotta la joue avec une phalange, réfléchissant intensément.
— Alors vous pensez que l’Assemblée pourrait se mêler de politique pour des raisons qui lui sont propres. Il est vrai que les Robes Noires ont toujours été jalouses de leur intimité. Je n’ai jamais entendu parler d’un homme qui serait entré dans leur cité et qui aurait survécu pour raconter son aventure. Dame Mara, pénétrer les secrets de cette forteresse sera dangereux, et très difficile, si ce n’est purement et simplement impossible. Les Très-Puissants possèdent des sortilèges de vérité qui rendent impossible l’infiltration d’un espion dans leurs rangs. J’ai entendu bien des histoires… Même si je ne suis pas le premier maître espion à tenter une telle opération, quelqu’un qui irrite une Robe Noire avec le mensonge dans son cœur ne meurt généralement pas de sa belle mort.
Mara serra les poings.
— Nous devons trouver un moyen de connaître leurs motivations. Plus encore, nous devons découvrir une façon d’arrêter leur interférence, ou tout du moins d’obtenir une délimitation nette des paramètres qu’ils nous imposent. Nous devons savoir jusqu’où nous pouvons aller sans provoquer leur colère. Avec le temps, peut-être que nous réussirons à négocier avec eux.
Arakasi inclina la tête, résigné, mais réfléchissant déjà aux grands moyens que ce problème exigeait. Il n’avait jamais espéré vivre jusqu’à un âge avancé. Les énigmes, et même les énigmes dangereuses, étaient les seules délices qu’il comprenait, même si celle que sa dame venait de lui proposer allait probablement provoquer rapidement sa destruction.
— À vos ordres, maîtresse. Je vais commencer immédiatement à réorienter les recherches de nos agents dans le Nord-Ouest dans cette direction.
La négociation était un espoir futile, un choix qu’Arakasi avait rejeté dès le début. Pour marchander, on doit disposer d’une force impressionnante ou d’une récompense attirante. Mara possédait la puissance et la popularité, mais lui aussi avait été témoin de la démonstration de pouvoir d’un seul magicien, quand Milamber avait interrompu les jeux impériaux. Les milliers de guerriers de dame Mara et ceux de tous ses amis et alliés, n’étaient rien comparés aux forces mystérieuses que l’Assemblée avait à sa disposition. Et que pouvait-il exister dans le monde et sous les cieux qu’un Très-Puissant puisse désirer et ne pas prendre tout simplement ?
Glacé, Arakasi considéra la dernière possibilité pour exercer une pression : l’extorsion. L’Assemblée détenait peut-être un secret qui justifierait qu’elle accepte de vendre ses faveurs afin d’empêcher sa révélation… Quelque chose pour lequel elle serait prête à faire des concessions, pour s’assurer que Mara garderait le silence… Cette idée même était une pure folie. Les Très-Puissants étaient au-dessus de toutes les lois. Arakasi estima que même s’il avait assez de chance pour découvrir un tel secret, il serait plus probable que les Robes Noires s’assureraient du silence définitif de Mara en la mettant simplement à mort d’une façon horrible.
Il sentait que Saric, Lujan et Keyoke le comprenaient, car leurs yeux étaient fixés sur lui quand il se leva pour faire sa révérence finale. Cette fois, Mara osait trop, et ils craignaient tous le résultat de ses décisions. Glacé jusqu’au cœur, Arakasi se détourna. Rien dans ses manières n’indiquait qu’il maudissait un destin cruel. Non seulement il devait faire fi de tous ses instincts qui l’avertissaient que dame Mara allait affronter le plus grand péril qui l’ait jamais menacée, mais il était aussi obligé d’abandonner tous ses efforts pour mettre en place des contre-mesures. Des pans entiers de sa vaste organisation devraient cesser toute activité, jusqu’à ce qu’il ait résolu une énigme à laquelle aucun homme n’avait osé s’attaquer. Le mystère attendait d’être dévoilé, au-delà des rives du lac sans nom qui entourait l’île de la Cité des Magiciens.