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RÉVÉLATION

Le brouillard se leva.

Arakasi avançait dans le quartier du fleuve de Jamar, dans un épuisement total qui l’engourdissait jusqu’à la moelle. Il n’avait remarqué aucun signe de poursuite durant les nuits passées, mais il n’osait pas s’arrêter pour se reposer. Le tong était derrière lui, quelque part, le suivant comme un chien sur la piste d’un gibier. Les assassins le perdraient dans cette ville, parmi dix mille étrangers, mais ils se tourneraient simplement vers leur autre piste : l’indice qui les conduirait vers la sœur de Kamini. Ce n’était plus qu’une question de jours avant qu’ils trouvent Kamlio.

Comme Mara résidait toujours au palais impérial, Arakasi perdrait la précieuse avance qu’il avait gagnée. Le palanquin commercial le plus rapide, avec deux équipes de porteurs supplémentaires, l’avait transporté d’Ontoset à Jamar en une semaine. La course mouvementée ne lui avait pas permis de dormir, mais son corps épuisé par les drogues avait sombré dans une sorte d’hébétude pendant les quelques heures par jour dont les porteurs avaient besoin pour se reposer.

Aujourd’hui, six jours après la mort de l’obajan, il avait payé les porteurs de palanquin épuisés près de l’entrée du marché principal de Jamar, puis s’était perdu dans la foule des ouvriers qui installaient les étalages des commerçants et disposaient les marchandises pour la journée. Jamar était le port le plus prospère de l’empire et le quartier des quais formait une petite communauté à part entière, où les navires de haute mer rencontraient les embarcations fluviales. Arakasi trouva un petit mendiant assis devant une maison close, fermée à cette heure matinale. Il lui montra un coquillage valant cent centis, plus de richesses que le gamin n’en gagnerait en une année.

— Quelle est la route la plus rapide pour remonter le fleuve ?

Le gamin bondit sur ses pieds et indiqua avec des gestes qu’il était muet. Arakasi fit signe au garçon de lui montrer. S’élançant dans la foule matinale qui se rassemblait près de la cabane d’un vendeur de saucisses, le garçon le conduisit en amont, vers un quai où une demi-douzaine de petites embarcations étaient amarrées. Puis, devant un marinier corpulent, le garçon indiqua par mime qu’Arakasi trouverait ici ce qu’il cherchait. Le maître espion lui donna le coquillage.

La transaction fut remarquée par le batelier, qui jusque-là avait considéré l’homme crasseux comme un mendiant ordinaire. Voyant le coquillage, il changea son évaluation et arbora un large sourire.

— Vous désirez remonter rapidement le fleuve, messire ?

— J’ai besoin d’atteindre Kentosani en toute hâte, répondit Arakasi.

Le visage joufflu de l’homme exprima la fierté.

— Je possède l’embarcation la plus rapide de la ville, messire. (Il pointa le doigt vers le fleuve, désignant un navire de dépêches bas sur l’eau et en bon état, disposant d’une petite cabine et amarrée à quelque distance du quai.) Elle s’appelle La Maîtresse du fleuve. Quatre bancs pour huit rameurs, et une belle voile.

Arakasi évalua la ligne de l’embarcation et sa voile latine efficace. Elle n’était peut-être pas aussi bonne que son capitaine le disait, mais il perdrait une trop grande part de sa précieuse avance s’il cherchait un autre navire, qui serait à peine plus rapide.

— Elle me semble correcte, répondit Arakasi d’une voix neutre. Les rameurs sont-ils à bord ?

— Oui, répondit le capitaine. Nous attendions un marchand de Pesh, qui désire rejoindre Sulan-Qu. Il a loué la cabine, messire, mais si vous voulez bien voyager sur le pont, vous pourrez prendre la cabine de Sulan-Qu à Kentosani. Le prix est normalement de cinq cents centis, mais comme vous partagez le navire sur la moitié du chemin, je ne vous demanderai que trois cents.

Arakasi plongea la main dans une poche secrète de sa manche et en tira un jeton d’argent de la taille de son pouce. Devant l’éclat du métal, plus de richesses qu’un marinier n’en verrait jamais en une seule fois dans toute sa vie, le capitaine écarquilla les yeux.

— Je prendrai la cabine, déclara Arakasi avec fermeté. Et nous partons immédiatement. Le marchand de Pesh devra prendre d’autres dispositions.

Toutes les protestations déontologiques que le capitaine aurait pu formuler moururent immédiatement sur ses lèvres. Arakasi lui offrait une richesse incommensurable, et il faillit tomber en arrière dans sa précipitation pour l’escorter vers la barque minuscule qui dansait au pied du quai. Les deux hommes descendirent l’échelle, le capitaine largua l’amarre et rama comme si dix mille démons le poursuivaient, de peur que le marchand lésé n’apparaisse et ne déclenche un scandale.

Arakasi monta à bord de La Maîtresse du fleuve pendant que le capitaine attachait la barque et levait l’ancre. La coque verte avait été peinte n’importe comment, mais elle ne présentait aucun signe de pourriture et semblait bien entretenue. Le capitaine était peut-être économe, mais il gardait son navire en bon état.

Les rameurs et le timonier reçurent leurs ordres et le capitaine escorta Arakasi jusqu’à la minuscule cabine, alors que La Maîtresse du fleuve faisait demi-tour dans le courant et commençait à remonter le fleuve.

À peine plus grande qu’une petite cabane et placée au centre du navire, la cabine était assez spacieuse pour abriter deux personnes. Elle était sombre et empestait l’odeur d’une lampe à huile mêlée au parfum entêtant du précédent passager. Les hublots qui laissaient passer la lumière et l’air étaient pourvus de tentures de soie et les coussins étaient usés, mais Arakasi avait souvent vu pire.

— Cela ira, déclara Arakasi. Maintenant, j’exige une chose : personne ne doit me déranger. Toute personne qui entrera dans la cabine avant que nous atteignions Kentosani mourra.

Arakasi n’était pas le premier passager bizarre que le propriétaire du navire ait transporté, et étant donné le prix qu’il avait payé, celui-ci n’éleva aucune objection sur les conditions énoncées.

Arakasi s’assit, ferma les portes à persiennes, puis retira le paquet qu’il portait à l’intérieur de sa robe. Les archives du tong avaient toujours été en contact avec sa peau depuis le moment où il avait fui le manoir de l’obajan. Maintenant qu’il avait enfin l’occasion d’en parcourir les pages, il attaqua son étude des textes codés. Mais les caractères étranges se troublaient devant ses yeux. Posant la tête sur le parchemin jauni, il sombra dans un sommeil épuisé.

Quand il reprit conscience, un regard à travers le hublot lui montra qu’ils se trouvaient déjà à mi-chemin de la Cité sainte. Il avait dormi pendant deux jours et une nuit. Déjeunant d’un panier de fruits qui avait sans doute été laissé dans la cabine à l’intention du marchand de Pesh, il commença à déchiffrer le code du tong. C’était un code astucieux, mais qui ne dépasserait pas le talent d’Arakasi pour le décryptage, étant donné qu’il n’avait rien d’autre à faire durant les trois prochains jours. Le maître espion vit quatre colonnes, et supposa que chaque ligne donnait quatre informations différentes : la date du contrat, le prix accepté, le nom de la cible et le nom de la personne qui achetait le contrat. Il y avait des croix à côté de toutes les entrées, sauf des dernières.

Arakasi remonta en arrière jusqu’à ce qu’il trouve une autre entrée sans croix. Il supposa qu’il s’agissait du nom de Mara des Acoma, et que la personne qui avait payé le contrat était Desio des Minwanabi. Une autre croix manquante, plus loin dans les archives, serait à nouveau pour le nom de Mara, avec le nom du père de Desio, Jingu, comme commanditaire. La comparaison des caractères révéla que le code consistait en une méthode de substitution complexe, en employant une clé modifiée à chaque utilisation.

Pendant des heures Arakasi étudia les pages, essayant une solution, puis une autre, en écartant une troisième. Mais après un jour et demi de travail, il commença à identifier le processus de modification.

Quand il atteignit Kentosani, il avait traduit le journal, et l’avait relu plusieurs fois en entier. Il se procura une plume et du papier auprès du capitaine, et écrivit une clé de décodage pour Mara, n’osant pas traduire directement le texte de peur que le journal ne tombe dans d’autres mains. Mais il souligna une entrée qu’il avait découverte avec une certaine angoisse, car ses ramifications exigeaient l’attention de sa dame.

Quand le bateau atteignit la Cité sainte, Arakasi sauta sur le quai avant même que le propriétaire n’ait fini d’amarrer son embarcation, disparaissant sans un mot dans la foule. Il ne s’arrêta que le temps d’acheter des vêtements plus convenables, et se rendit immédiatement au palais. Là, il signala sa présence, endurant le tourment de l’attente avec les gardes impériaux tandis que son message passait de serviteur en serviteur pour atteindre finalement Mara. S’il avait eu plus d’astuce ou de temps, il aurait pu inventer un déguisement pour l’approcher plus directement. Mais le parchemin qu’il portait était extrêmement important, et il ne pouvait risquer d’être tué par des gardes blancs impériaux qui l’auraient pris pour un assassin.

Quand il fut enfin escorté jusqu’à Mara, qui se reposait dans son jardin privé, sa maîtresse lui sourit, bien que sa grossesse l’empêchât de se lever pour l’accueillir.

Une légère brise d’après-midi souffla, soulevant la poussière sur les pierres des massifs, lorsque le maître espion arriva devant Mara et s’inclina.

Avec une émotion qui changeait de ses manières sèches habituelles, Arakasi déclara :

— Dame, la mission est accomplie.

Mara ne manqua pas de remarquer les changements survenus chez son maître espion. Elle écarquilla les yeux, et fit signe à ses servantes de sortir, puis elle indiqua à son maître espion de s’asseoir près d’elle, sur le banc.

Arakasi obéit et tendit un paquet entouré de soie à sa maîtresse. Elle l’ouvrit et vit le parchemin avec les rubans rouges et l’empreinte de la fleur des hamoï.

— Le tong est-il détruit ?

La voix d’Arakasi refléta une lassitude inhabituelle.

— Presque. Il reste un petit problème à régler.

Mara jeta un coup d’œil sur le code, vit la clé, et posa les archives sur le côté pour les étudier plus tard.

— Arakasi, qu’est-ce qui ne va pas ?

Le maître espion eut des difficultés à trouver ses mots.

— J’ai découvert… quelque chose à mon sujet… lors de ce voyage, maîtresse. (Il prit une profonde inspiration.) Je ne suis peut-être plus le même homme qu’autrefois… Non, je ne suis plus le même homme qu’autrefois.

Mara résista à l’envie de le regarder dans les yeux. Elle ne voulut pas y lire ses doutes, et attendit qu’il continue.

— Maîtresse, au moment où nous sommes le plus en danger, menacés par l’Assemblée et par Jiro des Anasati… je ne suis plus sûr d’être à la hauteur de la tâche qui nous attend.

Mara toucha sa main avec affection et douceur.

— Arakasi, j’ai toujours admiré ton ingéniosité, et je m’amusais beaucoup chaque fois que tu apparaissais mystérieusement, dans un déguisement quelconque. (Elle le regarda avec un grand sérieux, et reprit d’une voix chaleureuse :) Mais pour chaque vêtement étrange, il y avait une histoire, une mission au cours de laquelle tu avais enduré le danger et la souffrance.

— Une jeune fille est morte, répondit Arakasi.

— Qui était-elle ?

— La sœur d’une autre femme.

Il hésita, douloureusement incertain.

— Elle est importante pour toi, cette autre femme ?

Arakasi regarda le ciel vert au-dessus du jardin, se rappelant un visage qui était tour à tour celui d’une courtisane séductrice et celui d’une jeune fille agonisante et terrifiée.

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais connu quelqu’un comme elle…

Mara resta silencieuse un moment.

— J’ai déjà dit que c’était toi que j’admirais le plus parmi tous ceux qui sont à mon service. (Ses yeux se fermèrent alors qu’elle réfléchissait à tout cela.) De tous mes officiers les plus proches, tu as toujours semblé être celui qui avait le moins besoin d’affection.

Arakasi soupira.

— En vérité, ma dame, j’ai toujours pensé moi-même que je n’avais pas ce besoin. Aujourd’hui, je m’interroge.

— Tu penses que le maître espion des Acoma ne peut pas se permettre d’entretenir une amitié ?

Arakasi secoua la tête avec emphase.

— Non, il ne le peut pas, ce qui nous pose un problème.

— Quel genre de problème ?

Arakasi se leva, comme si donner libre cours à son agitation pouvait diminuer son désarroi.

— Le seul homme en qui j’aurais confiance pour avoir la compétence de vous protéger à ma place est, malheureusement, celui qui tente de vous détruire.

Mara leva les yeux vers lui, une étincelle d’humour dans le regard.

— Chumaka des Anasati ?

Arakasi hocha la tête.

— Je dois continuer à rechercher ses agents et à les détruire.

— Et pour ce problème qui n’est pas terminé avec les tong ?

Arakasi comprit au premier coup d’œil que Mara voulait connaître toute l’histoire. Alors il lui raconta son voyage vers le sud, qui s’était terminé par la mort de l’obajan. Il mentionna le risque que la courtisane Kamlio leur faisait courir.

— Tant que le tong garde un espoir de récupérer les archives, ses assassins tortureront et tueront tous ceux qu’ils soupçonneront d’avoir des informations. Ce n’est que lorsque leur honneur sera compromis publiquement qu’ils commenceront à s’affaiblir et à dépérir.

» Ce parchemin est le seul moyen qu’ils possèdent pour savoir quels contrats d’assassinat ils doivent honorer. Quand on saura que les archives ont été volées, n’importe qui pourra prétendre que le tong lui doit une mort, et la fraternité n’aura aucun moyen de prouver que c’est un mensonge. De plus, c’est son natami, et sa disparition prouve que Turakamu lui a retiré sa faveur.

Arakasi enfonça ses pouces dans sa ceinture. Il s’arrêta comme s’il choisissait ses mots, puis déclara :

— Quand vous aurez terminé de lire ces archives à votre entière satisfaction, je m’assurerai que tous les vendeurs de rumeurs de la Cité sainte soient mis au courant du vol. Quand la nouvelle se répandra, le tong se dissipera comme de la fumée.

Mais là encore, Mara ne se laissa pas détourner du problème sous-jacent.

— Cette courtisane. C’est elle qui a… provoqué un tel changement en toi ?

Les yeux d’Arakasi trahirent sa confusion.

— Peut-être. Ou peut-être n’est-elle qu’un symptôme de ce changement. De toute façon, elle est… un danger pour votre sécurité. Par prudence, elle devrait être… réduite au silence.

Mara observa l’attitude et les manières du maître espion puis annonça son jugement :

— Va et sauve-la des tong… Réduis-la au silence en la plaçant sous la protection des Acoma.

— Cela exigera une immense somme d’argent, maîtresse.

Alors qu’il détaillait les problèmes pratiques, sa voix dissimulait à peine son soulagement et son embarras.

— Plus que tu ne m’as demandé auparavant ? l’interrogea Mara en faisant semblant d’avoir peur.

Arakasi avait toujours été son serviteur le plus dépensier, et les sommes généreuses qu’elle avait mises à sa disposition lui avaient valu plusieurs réprimandes de Jican.

— Ce n’est pas quelque chose que je ferai pour le bien des Acoma, révéla-t-il, dans une supplique qui d’une certaine façon échappa à son contrôle rigide.

Il n’était plus le serviteur sûr de lui, mais un suppliant. Mara l’avait vu une seule fois comme cela, quand il croyait avoir failli et qu’il l’avait suppliée de lui donner la permission de se suicider par l’épée. Elle se leva et lui serra fortement la main.

— Si tu fais cela pour toi, alors tu agis aussi pour les Acoma. C’est ma volonté. Jican se trouve dans les appartements. Il te fournira tous les fonds dont tu as besoin.

Arakasi ouvrit la bouche pour parler, mais ne put trouver aucun mot. Il se contenta alors de s’incliner et de dire :

— Maîtresse…

Mara le regarda partir, et lorsqu’il entra dans ses appartements dans le palais, elle fit signe à une servante qui attendait près de la porte. Elle avait besoin d’une boisson fraîche et apaisante. Pendant que la servante s’approchait pour s’enquérir de ses besoins, Mara réfléchit aux conséquences de la perte de jugement d’Arakasi. Elle prenait un risque en l’encourageant à épargner la courtisane. Mais, pensa-t-elle avec une amertume née de ses deuils passés, quel avenir auraient-ils si elle ne permettait pas aux affaires de cœur de s’épanouir ?

Une lumière brillante traversait le dôme. Elle enflammait le trône d’or, et projetait des taches triangulaires sur l’estrade pyramidale. Vingt marches plus bas, elle réchauffait le sol de marbre et faisait luire la rambarde devant laquelle les suppliants venaient s’agenouiller pour leur audience avec la Lumière du Ciel. En dépit des efforts des jeunes esclaves qui agitaient des éventails de plumes, la salle du trône de l’empereur était suffocante. Les fonctionnaires étouffaient de chaleur dans leurs vêtements d’apparat, et le plus jeune des deux hommes présents, le seigneur Hoppara, préférait rester immobile. Il faisait trop chaud pour s’agiter. Le vieux seigneur Frasaï s’affaissait sur son coussin, piquant du nez de temps à autre sous son casque de cérémonie, luttant contre le sommeil.

Les cinq prêtres de l’assistance marmonnaient et s’occupaient de leurs encensoirs, ajoutant des relents d’encens à une atmosphère déjà étouffante.

Sur le trône d’or, croulant sous le poids de nombreuses capes somptueuses superposées et de la couronne de plumes massive de l’empire, Ichindar semblait usé et trop maigre pour un homme qui approchait à peine de la quarantaine. Il avait dû prendre durant toute la journée des décisions difficiles, et l’audience n’était pas encore terminée. Une fois par semaine, de l’aube au crépuscule, l’empereur tenait une cour d’appel durant laquelle son peuple pouvait l’approcher. Il devait rester assis et prononcer des jugements tant que des suppliants s’approchaient du trône, jusqu’au coucher du soleil, à l’heure où les prêtres chantaient les prières du soir. Autrefois, quand le seigneur de guerre régnait sur le Conseil, le Jour des Appels était purement cérémoniel. Des mendiants, des prêtres de rang inférieur, des gens du peuple avec de petites récriminations venaient entendre la sagesse de l’empereur qui partageait les mystères des dieux. À cette époque, Ichindar avait souvent somnolé sur son trône pendant que les prêtres parlaient en son nom, dispensant des aumônes ou des conseils selon ce que permettait la justice des dieux.

Mais la nature du Jour des Appels avait changé. Les suppliants qui venaient demander audience étaient souvent des nobles, et fréquemment des ennemis cherchant à affaiblir, extorquer ou briser le pouvoir impérial. Maintenant, un Ichindar rigide était assis sur le trône d’or. Il devait s’adonner au meurtrier jeu du Conseil, dans ses paroles et ses jugements, sachant que l’enjeu était souvent sa propre suprématie. Il était toujours épuisé au crépuscule, et en de nombreuses occasions, il ne s’était même plus rappelé le nom de l’épouse choisie cette semaine-là pour partager sa couche.

Aujourd’hui, il n’osait pas pencher la tête, même de façon infime, de peur que le poids de la couronne ne lui torde le cou. De ses ongles couverts de poussière d’or, il donna une gentille chiquenaude à la femme assise à ses pieds sur un coussin or et blanc.

— Dame, vous ne devriez pas rester ici. Vous devriez plutôt vous reposer dans la fraîcheur des jardins, près des fontaines mélodieuses.

En fin de grossesse, et assez fatiguée pour que sa peau semble transparente, Mara réussit à esquisser un sourire.

— Si vous essayez de me donner un ordre, je ruinerai toute votre autorité en refusant de partir.

Ichindar étouffa un rire derrière son col incrusté de perles.

— Vous le feriez, n’est-ce pas, femme capricieuse. Quand je vous ai nommée pair de l’empire, j’ai créé un monstre.

Le sourire de Mara disparut alors qu’elle inclinait la tête vers le dallage, en contrebas, où le suppliant suivant approchait et faisait sa révérence. Ses yeux devinrent aussi durs que du métal précieux, et les mains qui serraient son éventail blanchirent sur ses genoux.

Ichindar suivit son regard, et murmura ce qui aurait pu être un blasphème. L’un des prêtres se retourna, agacé, puis regarda à nouveau devant lui lorsque la voix de l’empereur résonna dans la grande salle d’audience voûtée :

— Seigneur Jiro des Anasati, sachez que vous avez l’oreille des dieux par notre intermédiaire. Le ciel entendra votre supplique et nous vous répondrons. Relevez-vous. Vous avez la permission de parler.

Le léger sifflement des consonnes indiquait clairement qu’Ichindar était irrité. Ses yeux noisette étaient glaciaux lorsqu’il regarda le seigneur des Anasati se redresser et avancer jusqu’à la rambarde, son regard avide d’érudit fixé intensément sur le trône d’or et sur la femme assise aux pieds de l’empereur. Jiro s’inclina une nouvelle fois. Bien qu’il respectât les règles de la courtoisie à la perfection, son élocution gracieuse semblait néanmoins moqueuse.

— L’estrade impériale reçoit des visites aujourd’hui, commença-t-il en se tournant vers Mara. Bonjour à vous, dame des Acoma, pair de l’empire.

Ses lèvres s’étrécirent en ce qu’un ami aurait pu prendre pour un sourire. Son ennemie savait ce qu’il en était réellement.

Mara sentit un frisson parcourir sa peau. Jamais auparavant elle ne s’était sentie aussi impuissante durant une grossesse. Sous le regard de prédateur de Jiro, elle avait l’impression d’être lourde et maladroite, et cela la rendait nerveuse. Mais elle ne perdit pas le contrôle de ses nerfs et ne se laissa pas piéger.

La voix cassante d’Ichindar brisa le silence qui se prolongeait, tandis que la dame des Acoma et le seigneur des Anasati se foudroyaient du regard. Même si l’empereur était maigre et usé, son autorité restait bien réelle, une aura de force palpable, même dans cette salle immense.

— Si vous êtes venu vers nous comme suppliant, seigneur Jiro, ne nous faites pas perdre notre temps par de vaines conversations mondaines.

Jouant à la perfection le courtisan expérimenté, Jiro écarta d’un geste la réprimande. Un éclair d’or accompagna son mouvement ; il portait des anneaux de métal, sa seule affectation qui lui permette d’étaler sa richesse. Le reste de sa tenue était très simple.

— Mais, Votre Majesté, protesta-t-il avec une certaine familiarité, je viens bien comme suppliant. Et ma raison, je dois l’admettre, est mondaine.

Mara résista à l’envie de remuer sur son coussin. Qu’est-ce que Jiro avait à l’esprit ? Son ton informel était déjà une insulte envers la Lumière du Ciel, mais une insulte que l’on ne pouvait pas relever sans porter atteinte à la dignité d’Ichindar. Réagir devant la présomption de Jiro serait lui donner trop de poids. Une personne assise sur le trône d’un dieu ne peut pas prendre ombrage d’un affront aussi insignifiant.

La Lumière du Ciel garda un silence glacial pendant une minute, tandis que Jiro gardait ses sourcils levés de façon suggestive. Le seigneur Anasati devrait lui-même relancer la conversation, s’il voulait évoquer la raison de sa venue.

Jiro inclina la tête, comme s’il venait juste de se rappeler le véritable motif de sa visite. Son visage prit une expression libidineuse très subtile, et une de ses paupières s’abaissa pour suggérer un clin d’œil.

— Je suis venu parce que j’ai entendu de nombreuses rumeurs sur la célèbre beauté de votre fille Jehilia. Je vous demande une faveur, Votre Majesté : partagez avec votre peuple la joie que vous éprouvez en la contemplant. Je demande à lui être présenté.

Mara retint une explosion de rage. Jehilia n’était qu’une petite fille d’à peine dix ans, et n’avait pas encore atteint l’âge adulte. Elle n’était pas une femme de la Maison du Roseau, que des hommes qui n’étaient pas ses parents pouvaient admirer comme des badauds ! Elle était certainement trop jeune pour être courtisée, ou même pour que l’on suggère qu’elle reçoive des soupirants. Jiro faisait preuve d’une subtilité retorse et profonde, pour oser venir ici exprimer une telle pensée en public. Les ramifications de sa remarque étaient infinies, et figuraient parmi elles un affront implicite à la virilité de la Lumière du Ciel. Sans fils, Ichindar devait assurer la lignée impériale par le mariage de sa fille. Comme le seigneur des Anasati se montrait présomptueux en donnant du crédit aux commérages des rues assurant que l’empereur n’aurait pas de fils, et que le quatre-vingt-douzième souverain de l’empire serait l’homme qui gagnerait la main de Jehilia !

Mais aucune parole de colère ne pouvait être prononcée ; Mara serra les dents, consciente de la fureur des conseillers d’Ichindar assis sur les côtés de l’estrade, et dont les visages s’empourpraient sous l’effet de l’émotion. Rendue sensible par sa propre vulnérabilité, elle se rendit compte que les trois prêtres officiant sur l’estrade pyramidale étaient indignés, mais n’avaient pas le pouvoir d’intervenir. Le seigneur Hoppara étranglait littéralement sa ceinture à l’endroit où aurait dû pendre son épée, si les armes n’avaient pas été interdites en présence de l’empereur. En tant que père de la fillette, Ichindar restait immobile comme la pierre. Les bijoux sur sa cape étaient devenus des étincelles immobiles, comme s’il se retenait même de respirer.

Pendant un long moment de tension, personne ne bougea dans la grande salle d’audience.

Avec une audace sans précédent, Jiro ajouta un commentaire indolent à sa pétition :

— J’ai récemment fait quelques lectures intéressantes. Saviez-vous, Votre Majesté, qu’avant votre règne, sept princesses impériales furent présentées lors de leur dixième anniversaire, ou même avant. Je peux vous donner leurs noms, si vous le désirez.

Mara savait que c’était une deuxième insulte envers un homme dont le rôle s’était autrefois limité à la mémorisation de sa lignée et à d’autres problèmes à connotation religieuse qui n’avaient rien à voir avec le gouvernement. Ichindar connaissait parfaitement ces sept fillettes, et sûrement aussi les circonstances particulières qui avaient imposé leur présentation publique avant leur puberté. Et sa charge était maintenant bien plus qu’une dignité purement religieuse.

Le soleil frappait durement le sol de marbre et de topaze, et les gardes impériaux se tenaient aussi immobiles que des statues. Soudain, d’un geste délibéré et glacial, Ichindar posa ses poings serrés sur les bras du trône d’or. La colère raidissait son visage, lui donnant l’apparence d’un camée se découpant sur le décor de ses multiples cols. Mais sa voix était contrôlée et avait son ton majestueux habituel quand il daigna répondre.

— Mon seigneur des Anasati, dit-il en faisant sonner ses consonnes sous le dôme qui surplombait la salle, nous serons très heureux de vous présenter notre fils, quand les dieux choisiront de nous bénir en nous donnant un héritier. Quant à notre fille Jehilia, si le seigneur des Anasati aime tant prêter attention aux commérages des nourrices qui vantent toujours la beauté extraordinaire des enfants qu’elles adorent, nous donnons la permission de faire peindre son portrait par l’un des artistes que nous protégeons, pour qu’il soit envoyé au domaine des Anasati. Telle est notre volonté.

La phrase traditionnelle résonna dans le silence. Ichindar n’était pas la figure purement emblématique qu’avaient été ses ancêtres, mais un empereur qui luttait pour conserver son autorité. Mara se tassa sur son coussin, le soulagement lui ôtant toutes ses forces ; la réaction de l’empereur devant l’agression de Jiro avait été exemplaire. Le portrait d’une enfant ! Ichindar avait habilement désamorcé le dilemme. Mais, malheureusement, le plus grand problème restait. Jiro avait osé être le premier à exprimer à voix haute l’idée que Jehilia permettrait à son époux de s’asseoir sur le trône d’or. Elle ne resterait plus une adorable princesse royale très longtemps, mais deviendrait un trophée durement convoité dans le grand jeu. Se souvenant qu’elle avait été autrefois une toute jeune fille arrachée au monastère de la déesse Lashima pour être jetée dans l’arène sanglante de la politique de l’empire, Mara sentit son cœur aller instinctivement vers l’enfant.

Ichindar perdrait en partie les rênes du pouvoir le jour où sa fille aînée se marierait. À moins qu’il puisse concevoir un héritier mâle, les traditionalistes utiliseraient Jehilia comme un outil puissant pour saper son règne, surtout si son époux était un noble puissant et bien placé.

En contrebas, devant la balustrade des suppliants, Jiro croisa les bras sur sa poitrine pour le salut traditionnel à l’empereur. Il s’inclina devant la garde d’honneur d’Ichindar, et se releva en souriant.

— Je remercie Votre Majesté. Je serai très heureux de suspendre le portrait de Jehilia au mur de ma chambre.

La repartie était mesquine ; Jiro n’a pas tout à fait osé dire « le mur de ma chambre à coucher », se dit Mara, vindicative. Mais qu’il se soit abaissé à un commentaire aussi vulgaire lors d’une audition publique montrait son mépris pour l’homme assis sur le trône d’or. Et Mara comprit, avec une intuition fulgurante, que Jiro ne se serait pas montré aussi venimeux si elle n’avait pas été présente. La raillerie envers Ichindar avait aussi été destinée à la faire réagir.

— Je crains qu’aujourd’hui ma présence ne vous ait pas été bénéfique, murmura-t-elle alors que les grandes portes se refermaient bruyamment derrière le seigneur des Anasati.

Ichindar s’apprêta à tendre la main vers elle en un geste de sympathie, puis se rappela qu’il se trouvait dans une audience formelle, et se retint avant qu’un conseiller ait besoin de s’avancer pour intervenir.

— Ma dame, vous avez tort, murmura-t-il. (Ses cheveux étaient plaqués sur son front, trop trempés de sueur pour être séchés par les éventails des jeunes esclaves, et ses poings ne s’étaient pas desserrés sur les accoudoirs du trône.) Si vous n’aviez pas été présente, aussi forte qu’un roc à mes pieds, j’aurais certainement perdu mon sang-froid ! (Il termina sa phrase avec une sauvagerie qu’il avait retenue devant l’ennemi qui l’avait mis en colère.) Voilà un homme bien dénué de scrupules, qui s’abaisse à attaquer en utilisant l’amour d’un père pour son enfant.

Mara ne répondit pas. Elle avait connu de nombreux hommes aussi peu scrupuleux que Jiro. Elle se rappela d’une façon poignante deux enfants assassinés, un garçon et une fillette âgés de moins de cinq ans – les enfants du défunt seigneur des Minwanabi – qui étaient morts à la suite de ses propres actions. Sa main se posa sur son ventre arrondi et la forme de son enfant à naître. Elle serra résolument les dents. Elle avait perdu un fils, et un enfant d’Hokanu qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de connaître. Elle jura une nouvelle fois que la mort de tous ces enfants ne devait pas être comptée pour rien. Elle mourrait, et le nom des Acoma deviendrait poussière devant la fureur de l’Assemblée des magiciens, avant qu’elle laisse Jiro rétablir le titre de seigneur de guerre et ramener les conflits sanglants qui avaient animé au nom de l’honneur le jeu du Conseil.

Maintenant que les premiers pas vers le changement avaient été faits, elle était déterminée à ne pas céder un pouce de terrain.

Son regard croisa celui d’Ichindar, comme s’ils avaient échangé leurs pensées à voix haute. Puis les portes se rouvrirent, et le héraut impérial annonça le suppliant suivant.

Le temps leur sembla très long jusqu’au crépuscule.

Hokanu ôta ses gants d’équitation en cuir, trempés de sueur.

— Où est-elle ? demanda-t-il au personnage vêtu de blanc qui se tenait devant la porte et lui bloquait le passage.

Mais le serviteur obèse ne bougea pas d’un pouce. Son visage luisant et rond comme la lune devint rigide de mécontentement devant l’entorse à l’étiquette du seigneur des Shinzawaï, qui faisait preuve d’une hâte par trop inconvenante. Le hadonra impérial était un homme attentif aux nuances, et il dirigeait le vaste complexe des appartements privés de l’empereur avec une efficacité inébranlable et impitoyable. Les mites n’infestaient pas les armoires impériales, les domestiques vaquaient à leurs tâches avec une précision mécanique, et les maris anxieux ne dérangeaient pas la tournée d’inspection matinale du hadonra impérial par des ordres convenant mieux à un champ de bataille.

Figé en plein milieu de la porte du vestibule, l’homme énorme croisa ses avant-bras charnus.

— Vous ne pouvez pas passer à cette heure, mon seigneur.

Hokanu se retint de répondre par un commentaire acerbe.

— On m’a dit que l’accouchement de mon épouse avait commencé il y a deux jours. Depuis lors, j’ai chevauché en toute hâte depuis mon domaine au-delà de Silmani, et je n’ai pas dormi. Je veux savoir si ma femme est saine et sauve et si mon héritier est en bonne santé, si vous voulez bien me laisser entrer dans ses appartements.

Le hadonra impérial serra les lèvres. L’odeur des créatures barbares qui imprégnait les vêtements d’Hokanu était une offense. Quelle que soit la puissance du seigneur, même s’il était l’un des plus fermes soutiens de la Lumière du Ciel, il empestait le cheval, et il aurait dû se baigner avant de paraître dans ces couloirs.

— Vous ne pouvez pas passer, répondit le serviteur sans se laisser intimider. L’empereur a commandé une représentation de sobatu pour ce matin.

Le hadonra faisait référence à une forme d’opéra classique, dans le grand style, pour lequel dix pièces seulement avaient été composées. Puis, comme si Hokanu n’avait pas été éduqué convenablement et n’était pas le fils d’une des plus grandes maisons de l’empire, le serviteur ajouta :

— La troupe impériale Shalotobaku utilise les pièces qui se trouvent derrière cette porte comme vestiaire, et je pense qu’il est inutile de vous rappeler que nul ne peut poser les yeux sur eux, sauf la famille immédiate de l’empereur.

Hokanu refréna son irritation. Trop pressé et trop fier pour se quereller sur des nuances de généalogie avec un serviteur quand lui-même ne connaissait pas encore le statut de sa propre famille, il resta immobile et raide, de peur de tirer son épée dans sa rage et d’en venir aux menaces.

— Alors, bon et loyal serviteur, accomplissez votre devoir envers les comédiens de l’empereur, et indiquez-moi un chemin pour contourner l’aile qu’ils utilisent.

Le hadonra ne bougea pas et remonta son double menton d’un cran.

— Je ne peux pas quitter mon poste, seigneur. Il est de mon devoir de surveiller cette porte, et de veiller à ce que personne ne l’emprunte s’il n’est pas de sang royal.

Ce commentaire était plus que la patience d’un père anxieux pouvait supporter. Hokanu s’inclina depuis la taille comme s’il acquiesçait au respect pompeux de l’étiquette du hadonra. Puis, sans avertissement, il chargea. Son épaule mince et musclée s’enfonça durement dans le ventre du serviteur obèse. Le hadonra impérial laissa échapper une explosion d’air, suivie d’un grognement. Puis il se replia sur lui-même comme un poisson et tomba, manquant de souffle pour exprimer son indignation.

Hokanu n’était, de toute façon, plus en mesure de l’entendre car il s’était mis à courir dès l’instant où il avait réussi à atteindre le vestibule. Deux nuits et une journée passées à cheval ne l’avaient pas trop ankylosé et ses muscles obéissaient encore à ses ordres. Il s’élança au milieu d’hommes vêtus de costumes somptueux, certains dans la tenue provocatrice d’une courtisane, et portant tous sans exception un maquillage de plusieurs couches extrêmement voyant. Il bondit par-dessus le dos voûté d’un saganjan, cette créature légendaire que combattaient les héros tsurani du passé. La tête masquée se tourna pour le regarder passer, pendant que le milieu du corps qui ne prêtait pas attention à lui était brusquement arrêté et manquait de tomber. Le comédien qui jouait les pattes avant se retourna pour éviter le désastre, alors que celui qui se trouvait dans le ventre, juste derrière lui, partait dans une direction opposée. Toute la structure se mit à vaciller, et un instant plus tard l’immense créature s’effondra dans une pagaille de jambes emmêlées et de malédictions étouffées par des écailles de tissu et de cuir.

Sans se rendre compte qu’il avait abattu un dragon, Hokanu continuait à courir, traversant une volée de chanteuses qui ne portaient rien d’autre que des plumes. Un nuage de plumes détachées par son passage voletait derrière lui. Le jeune seigneur esquiva une épée de bois ornée de bannières, et fit un pas de côté pour éviter les mains de nain d’un karabugé au masque de cuir laqué, qui tentait de l’attraper pour le faire trébucher.

Il jura, et évita de marcher sur ce qui ressemblait à une princesse impériale, suçant son pouce et regardant le tumulte avec les yeux écarquillés d’une enfant de trois ans. Elle découvrit Hokanu, se souvint de lui comme de l’homme qui la faisait rire en lui racontant des histoires de monstres, et se mit gentiment à crier son nom.

Certains matins, conclut Hokanu, le dieu des facéties s’amuse aux dépens d’un homme, et aucun acte d’apaisement ne pourrait lui apporter le répit, les catastrophes s’enchaînant les unes aux autres sans interruption. Il devrait payer une lourde amende pour compenser l’honneur du hadonra impérial ; sans parler du prix prohibitif que l’on attribuerait à la dignité outragée d’un saganjan. Hokanu était rouge d’embarras et empestait la sueur autant que le cheval, quand il laissa derrière lui le chaos de la troupe d’opéra et réussit à atteindre le couloir qui conduisait aux appartements de sa dame dans le palais impérial.

Devant la superbe cloison sculptée qui conduisait aux chambres des dames, il rencontra Misa, la suivante personnelle de Mara. Incapable de contenir son anxiété, il bredouilla :

— Comment va-t-elle ?

La servante lui adressa un sourire triomphant.

— Oh, mon seigneur ! Vous pouvez être fier. L’enfant et la mère vont très bien, et elle est très belle.

— Bien sûr qu’elle est très belle, répondit Hokanu, rendu stupide par le soulagement et le relâchement de la tension nerveuse. Je l’ai épousée, n’est-ce pas ?

Il ne songea pas à s’arrêter ou à questionner Misa quand elle éclata de rire. Il se précipita dans une chambre pleine de soleil et de brise, où résonnait le doux chant d’une fontaine des jardins voisins. Il se rendit compte de son apparence repoussante au moment où il glissa sur le sol ciré pour s’arrêter devant l’épouse qu’il désirait tant voir.

Elle était assise sur des coussins brodés, son corps à nouveau mince vêtu d’une ample robe blanche. Ses cheveux étaient libres et elle penchait la tête, un sourire de ravissement se peignant sur son visage lorsqu’elle releva les yeux vers son époux. Et oui, un petit paquet blanc gigotait dans ses bras, avec des yeux sombres comme les siens, des lèvres en bouton de rose, et des langes aux couleurs bleues des Shinzawaï : l’héritier de son sang que lui avait donné la dame qu’il aimait.

— Mon seigneur, fit Mara, ravie. Sois le bienvenu. Laisse-moi te présenter ta fille et ton héritière, que j’ai l’intention d’appeler Kasuma en l’honneur de ton frère.

Hokanu s’arrêta au beau milieu d’un pas.

— Kasuma, dit-il d’une voix plus sèche qu’il ne l’aurait voulu, mais la surprise le rendait maladroit. Mais c’est un prénom de fi… (Il bredouilla et s’arrêta, comprenant enfin.) Une fille ?

Mara hocha la tête, les yeux emplis de bonheur.

— La voici. (Elle lui tendit le petit paquet, qui émit un bruit de contentement.) Prends-la dans tes bras, pour qu’elle puisse connaître son père.

Stupéfait, Hokanu regardait l’enfant sans bouger.

— Une fille.

Les mots ne voulaient pas s’enregistrer dans son esprit. Il restait sous le choc, muet, indigné que les dieux puissent être aussi cruels, que Mara ne puisse avoir qu’un seul enfant, et qu’il soit privé du fils dont il avait besoin pour assurer la grandeur de sa maison.

Mara vit sa confusion, et son sourire disparut. Dans ses bras, le bébé s’agitait avec insouciance, et la jeune mère éprouvait des difficultés à la tenir à bout de bras. Mais Hokanu ne faisait toujours aucun geste pour la prendre.

— Que se passe-t-il ? demanda Mara, la détresse transparaissant dans sa voix. (Elle était encore fatiguée par son accouchement, et incapable de maîtriser complètement ses émotions.) Tu penses qu’elle est laide ? Son visage sera moins rouge et moins ridé dans quelques jours.

Impuissant, blessé par la détresse croissante de son épouse et par son propre nœud de rage devant un destin si cruel, Hokanu secoua la tête.

— Elle n’est pas laide, ma dame bien-aimée. J’ai déjà vu des nouveau-nés avant aujourd’hui.

Tendant toujours le bébé à bout de bras vers son père, Mara se raidit, commençant à éprouver un sentiment d’indignation. Confondue par la froideur de son époux, elle explosa :

— Alors elle vous déplaît, mon seigneur ?

— Oh, par les dieux, rugit Hokanu, furieux d’avoir perdu le moindre vestige de tact, mais incapable de masquer sa déception. Elle est magnifique, Mara, mais j’aurais tellement voulu que ce soit un fils ! J’ai tellement besoin d’un héritier fort.

Les yeux de Mara étincelaient maintenant. D’abord blessée, elle se laissait lentement envahir par la colère. Elle baissa ses bras tendus, serra la petite Kasuma contre sa poitrine, et se raidit, terriblement offensée. Elle demanda froidement :

— Insinues-tu qu’une femme ne peut pas prendre le sceptre d’une grande maison, et faire prospérer le nom de tes ancêtres ? Penses-tu que la maison Acoma aurait pu acquérir une plus grande gloire si elle avait été dirigée par un homme ? Comment oses-tu, Hokanu ! Comment oses-tu présumer que notre fille devienne moins que je suis devenue ! Elle n’est pas infirme ou idiote ! Nous la guiderons et veillerons à son éducation ! Elle personnifiera parfaitement l’honneur des Shinzawaï, et elle n’a nul besoin d’être un petit garçon arrogant pour trouver sa voie vers la grandeur qui lui est destinée !

Hokanu leva ses mains ouvertes. Il s’assit lourdement sur un coussin qui se trouvait à proximité, troublé, fatigué et écœuré par une déception qu’il n’arrivait pas à exprimer. Il voulait ce qu’il avait perdu avec Ayaki et Justin : la camaraderie, la joie de montrer à un garçon la voie du guerrier, de lui enseigner à devenir un souverain intuitif et rusé. Il avait besoin du lien affectif qu’il avait perdu avec son frère, qui vivait maintenant dans le monde des barbares ; et de l’amour d’un homme qu’il avait éprouvé pour son père, parti récemment dans le palais de Turakamu. Il ne pourrait plus jamais retrouver ces liens familiaux, mais il avait ardemment désiré passer son héritage à un fils.

— Tu ne comprends pas, dit-il doucement.

— Pourquoi ne comprendrais-je pas ? rétorqua Mara. (Elle était au bord des larmes.) Voici ta fille, née de mon corps. Qu’as-tu besoin de plus comme héritier ?

— Là…, dit Hokanu. Mara, je t’en prie, j’ai manqué d’égards. Bien sûr que je peux aimer Kasuma.

Il tentait d’apaiser la douleur de son épouse cachée derrière sa colère, et il tendit la main pour la réconforter.

— Ne me touche pas ! explosa Mara, en s’écartant. Prends ta petite fille dans tes bras, et souhaite-lui la bienvenue.

Hokanu ferma les yeux et se réprimanda intérieurement. Son intuition habituellement si pénétrante l’avait déserté en ce moment critique. Il aurait mieux valu que le saganjan tombe sur lui ou que le hadonra impérial ait gagné, plutôt qu’il surgisse dans les appartements de Mara et sabote complètement son accueil. Il tendit les mains, prit l’enfant des bras raidis de son épouse, et la berça. Son cœur se réchauffa devant Kasuma, qui agitait énergiquement les bras et les jambes. Les petites lèvres roses se plissèrent, et les yeux s’ouvrirent pour révéler deux joyaux, brillant d’un noir de jais dans un petit visage rouge et ridé. Elle était exquise et très belle, et effectivement son héritière. Mais rien ne pouvait effacer sa déception qu’elle ne soit pas un garçon.

Hokanu considéra les alternatives, puisque Mara ne pouvait plus avoir d’enfant. Il pouvait prendre une maîtresse, ou une courtisane, et engendrer un fils pour les Shinzawaï. Mais la pensée d’une autre femme sur sa natte le fit immédiatement souffrir et il la rejeta férocement. Non, il ne voulait pas entretenir des femmes pour la reproduction. La plupart des seigneurs ne cilleraient pas une seconde devant ce choix, mais Hokanu trouvait cette pensée répugnante.

Il leva les yeux et trouva Mara en larmes.

— Mon épouse, dit-il doucement. Tu m’as donné un enfant parfait. Je n’ai pas le droit d’être maladroit et de gâcher ce qui aurait dû être un moment de grande joie.

Mara étouffa un sanglot. Au cours des semaines passées au palais impérial, elle avait assisté aux conseils de l’empereur et lui avait servi de bras droit ; elle était parfaitement consciente de l’existence des factions qui cherchaient à saper l’autorité du trône d’or. Elle percevait les remous des marées de la politique, qui voulaient abolir les changements survenus et ramener l’ordre sanglant du règne du seigneur de guerre. Comme une lame posée sur son cou, elle sentait combien les nations de l’empire étaient au bord d’une guerre civile ouverte. Maintenant plus que jamais, il fallait présenter un front solide face aux factions qui préféraient un gouvernement traditionaliste.

— Kasuma fait partie du nouvel ordre, dit-elle à Hokanu. Elle doit reprendre le flambeau après nous, et Justin sera son frère. Si elle le doit, elle conduira des armées, tout comme Justin sera peut-être amené à maintenir la paix sans employer la force des armes, pour construire un avenir meilleur.

Hokanu partageait ce rêve.

— Je sais cela, ma bien-aimée. Je suis d’accord avec toi.

Mais il ne parvenait pas à oublier entièrement son chagrin ni la déception que ses rêves ne se concrétisent pas autour d’un garçon avec qui il aurait pu partager son amour des sports brutaux.

Mara perçut la demi-sincérité dans le ton de sa voix. Elle s’endurcit visiblement alors qu’elle reprenait l’enfant, ses mains caressant le lange qui couvrait la petite Kasuma. Elle ne parvenait pas à pardonner à Hokanu qu’il ne puisse pas accepter l’idée de sa fille aînée comme héritière, car elle ne savait pas que le prêtre de Hantukama avait déclaré qu’elle ne pourrait pas avoir d’autre enfant.

Hokanu garda cette information pour lui. Il savait que s’il lui révélait ce secret, Mara le comprendrait immédiatement. Mais en la regardant, en voyant à quel point ses joues étaient creuses et son visage vieilli par l’inquiétude à cause de son séjour au palais impérial, il décida que cette légère brouille dans leurs relations se dissiperait d’elle-même avec le temps. Mais la souffrance qu’elle éprouverait en apprenant sa stérilité risquait de ne jamais la quitter, sa vie durant. Qu’elle s’accroche à l’espoir, décida-t-il, posant un regard affectueux mais distant sur son épouse et sa fille qui venait de naître.

— Nous nous débrouillerons, songea-t-il, sans se rendre compte qu’il parlait à voix haute. (Puis, inquiet de l’avertissement du Très-Puissant Fumita, il ajouta :) Que les dieux soient remerciés, cependant, que les Shinzawaï n’aient pas de grief contre Jiro des Anasati. Cela engendrerait des complications qu’aucun de nous ne pourrait se permettre.

Mara le regarda étrangement. Hokanu comprit, alors qu’il contemplait la pièce ensoleillée, que la préoccupation de sa dame pour son enfant était éclipsée par un souvenir désagréable. Il interpréta correctement son expression.

— Que se passe-t-il, mon amour ?

Mara n’avait pas oublié son chagrin, mais le tenait seulement à l’écart, car elle répondit brusquement :

— De mauvaises nouvelles. Arakasi a terminé sa mission contre l’obajan du tong hamoï, et il a rapporté ceci.

Elle pencha la tête vers le parchemin qui était posé sur une table basse. Hokanu s’approcha pour le consulter. Les mots avaient été tracés par une main lourde et épaisse, et semblaient codés. Hokanu était sur le point de demander d’où provenait ce texte et qu’elle était sa signification, quand il remarqua une tache d’eau sur le parchemin qui dessinait un léger relief là où frappait la lumière du soleil. Il représentait la fleur du tong hamoï, et le parchemin, avec sa calligraphie hideuse, ne pouvait être que les archives des contrats d’assassinat.

Toujours conscient du regard de son épouse fixé sur lui, le seigneur des Shinzawaï demanda :

— Que se passe-t-il ?

Mara prit une profonde inspiration.

— Mon bien-aimé, je suis désolée. Ton père avait des ennemis, en grand nombre. La vieillesse n’est pas la cause de sa mort, ni des causes naturelles. Un poison inconnu lui a été injecté par une fléchette durant son sommeil. La mort de ton père a été perpétrée par un assassin du tong et payée par Jiro des Anasati.

Le visage d’Hokanu se figea comme du marbre, la peau au-dessus de son crâne se tendant comme une peau de tambour sous l’effet du choc.

— Non, murmura-t-il incrédule, mais conscient de la vérité de la révélation de Mara.

Il reconsidéra sous un jour nouveau l’avertissement de Fumita lors des funérailles, et comprit que son père de sang, un magicien, avait d’une façon ou d’une autre appris l’intervention du tong dans l’ordre naturel des choses. Le chagrin le foudroya à nouveau : la vie de Kamatsu avait été indûment abrégée, et l’on avait volé les derniers jours ensoleillés d’un vieil homme sage et perspicace.

C’était une ignominie ! Une insulte à l’honneur ! Un seigneur des Kanazawaï avait été envoyé prématurément dans le palais du dieu Rouge, et, malgré tous les avertissements du monde, malgré l’Assemblée, Jiro des Anasati allait payer pour cette offense. L’honneur de la famille et l’honneur du clan exigeaient une mort pour rétablir l’équilibre.

— Où est Arakasi ? demanda sèchement Hokanu. Je voudrais lui parler.

Mara secoua tristement la tête.

— Il m’a remis le parchemin et l’a décodé, pour que nous puissions lire ses secrets. Puis il m’a demandé un congé, pour résoudre un problème d’honneur personnel. (Mara ne mentionna pas la grosse somme d’argent qu’il lui avait demandée, ni que la raison de son départ était une jeune femme.) Son exploit contre l’obajan était un acte courageux et risqué. Il a eu beaucoup de mérite de survivre. J’ai accédé à sa requête.

Elle fronça légèrement les sourcils, se rappelant leur entrevue. Elle avait alors pensé qu’il ne lui aurait jamais demandé une faveur à un moment aussi crucial si la confusion dans son cœur n’avait pas été contraignante.

— Il reviendra nous faire son rapport quand il le pourra, conclut Mara.

Personne n’avait été plus conscient du contenu explosif des archives du tong que le maître espion. D’autres morts que celle de Kamatsu étaient indiquées sur la liste ; ainsi que des tentatives d’assassinat qui avaient échoué, notées à côté de la somme payée par des seigneurs désireux d’éliminer des rivaux ou des ennemis.

L’assassinat sous toutes ses formes était un déshonneur pour la victime et, si la vérité était découverte, pour la famille ayant payé le contrat. Le parchemin volé par Arakasi contenait assez d’informations confidentielles pour plonger l’empire dans un chaos de guerres intestines, chaque famille désirant se venger comme Hokanu le voulait.

Que Kamatsu soit mort à cause de la fléchette d’un assassin était une offense que Mara ne pouvait laisser passer. Ses paroles étaient aussi dures que l’acier des barbares quand elle déclara :

— Mon époux, nous n’avons pas le choix. Nous devons trouver un moyen d’échapper au décret de l’Assemblée pour abattre le seigneur Jiro des Anasati.

— Pour Ayaki aussi, intervint Hokanu.

Il n’oublierait jamais le spectacle de la mort du petit garçon, un immense cheval noir affalé sur lui.

— Non, répondit Mara d’une voix empreinte de regret. Pour Ayaki, la dette est déjà payée.

Et, les larmes aux yeux, elle parla à Hokanu de la guerre personnelle de l’obajan contre la maison Acoma déclenchée par un stratagème d’Arakasi, lorsqu’il avait fallu tuer cinq domestiques minwanabi pour mettre fin à un espionnage ennemi.

— Le tong s’est offensé de l’intervention des Acoma, finit-elle. Il a agi de sa propre initiative pour détruire ma lignée, continuant à opérer au-delà du contrat conclu avec Tasaio des Minwanabi. (Sa dernière phrase fut amère :) Ils ont échoué : l’obajan est mort, comme il convenait, de la propre main d’Arakasi.

Hokanu regarda son épouse, aussi dure que du silex, oubliant sa maternité récente devant les sombres conséquences d’une politique meurtrière. Se sentant oubliée, Kasuma commença à s’agiter, son visage se contractant pour pousser un cri perçant.

— Mon épouse, proposa Hokanu, triste, irrité et frustré par les injustices de la vie, rentrons chez nous.

Son cœur alla vers Mara alors qu’elle tournait son regard vers lui, les yeux pleins de larmes contenues.

— Oui, répondit-elle, rentrons chez nous.

Elle ne songeait pas au magnifique domaine près du lac lorsqu’elle prononça ces paroles, mais au grand manoir niché au milieu des pâturages où elle avait grandi. Soudain, Mara désira vivement et désespérément retourner sur les terres de sa famille. Elle voulait retrouver un environnement familier, retrouver les souvenirs de l’amour de son père et d’une époque révolue, avant qu’elle ait goûté au vin enivrant du pouvoir et de la royauté. Sur ses terres natales, peut-être parviendrait-elle à affronter son chagrin et sa peur pour l’avenir des maisons Acoma et Shinzawaï.