La péniche s’éloigna de la rive.
Mara s’appuya contre le bastingage et prit une profonde inspiration, savourant la chaleur de la brise. L’odeur familière de la terre humide, de l’eau fraîche du lac, des planches humides, et les légers effluves de la sueur des esclaves qui manœuvraient les avirons la firent frissonner. Elle rentrait chez elle ! Dans moins d’une heure, elle atteindrait le domaine. Elle appréciait la chaleur du soleil sur sa peau.
C’était la première fois qu’elle voyait le ciel et la lumière du jour depuis le débarquement nocturne secret du Coalteca, suivi de semaines de voyage souterrain à travers l’empire dans les tunnels cho-ja. Car les mages cho-ja lui avaient confirmé ce que jusqu’alors elle n’avait fait que supposer : l’Assemblée des magiciens ne pouvait pas l’espionner à travers la noirceur de la terre. Ce qui se passait dans les tunnels cho-ja dépassait leurs capacités de vision, une concession difficile à obtenir à l’époque du traité. Son escorte de guerriers d’élite, sa servante Kamlio, et les deux Cho-ja de Chakaha étaient donc entrés secrètement dans l’empire.
Ils avaient accompli cette prouesse sans la permission ou l’aide des Cho-ja locaux, car abriter des mages de Chakaha d’une quelconque façon aurait rompu les termes du traité. La présence des mages avait été cachée avec un soin scrupuleux, pour qu’aucun Cho-ja de l’empire ne puisse dire les avoir vus ou avoir appris leur présence. La demande de Mara que tous les Cho-ja évacuent les tunnels devant elle, jusqu’à ce qu’elle soit passée, avait été acceptée par les reines cho-ja tsurani sans qu’elles posent de questions. Elles pouvaient soupçonner ce qui se passait, mais pourraient répondre sincèrement qu’elles ne savaient rien de ce que tentait de faire Mara.
À cause de cet isolement presque total, Mara se sentait cruellement en manque d’informations. Seules quelques bribes de nouvelles lui avaient été données par les ouvriers cho-ja qu’elle avait rencontrés, en attendant l’autorisation de la reine locale pour faire passer son escorte dans la fourmilière sans qu’elle soit observée. La seule information importante avait été qu’un Très-Puissant maintenait toujours une surveillance à l’entrée du temple du dieu Rouge à Sulan-Qu, attendant qu’elle sorte de sa retraite.
Cet acharnement aurait pu être amusant, s’il ne lui avait pas révélé le danger qu’elle courait. Qu’un membre de l’Assemblée, même mineur, juge une telle surveillance encore nécessaire après plusieurs mois signifiait que ses prochaines actions devraient être préparées et exécutées à la perfection. Elle sentait jusque dans la moelle de ses os que seul son rang unique la gardait en vie. Certains membres de l’Assemblée devaient sûrement être à bout de patience.
Mara n’avait pas osé s’arrêter en chemin pour prendre contact avec le réseau d’Arakasi. La rapidité qu’elle avait imposée à son escorte pour rejoindre le cœur de l’empire avait été implacable. Comme elle n’avait pas voulu prendre le risque de se révéler ou de compromettre les fourmilières qui l’avaient abritée, elle ne savait pas comment Jiro avait employé ses mois d’absence. Elle ne savait même pas si son époux avait réussi à calmer ses cousins dissidents et les rivaux de son clan, dont les ambitions risquaient de menacer son héritage. Grâce aux ouvriers travaillant sur les quais, Mara venait juste d’apprendre qu’Hokanu était revenu vivre au domaine du lac, et que dame Isashani tentait par jeu de lui offrir une concubine qui n’avait pas réussi à plaire à l’un des nombreux bâtards de son défunt époux. Hokanu avait envoyé un refus charmant. Bien que Mara ne puisse trouver aucune menace implicite dans ces commérages, elle avait demandé par précaution que les mages étrangers restent enfermés dans une pièce inoccupée de la fourmilière la plus proche du domaine. Elle leur avait laissé deux guerriers pour veiller à leurs besoins, et ceux-ci avaient juré de garder le secret absolu. Ils ne sortiraient que la nuit pour aller chercher des provisions, et ne divulgueraient leur mission ni aux patrouilles acoma ni aux Cho-ja locaux. Mara donna aux soldats une feuille où elle avait apposé son sceau personnel de pair de l’empire, expliquant que les deux guerriers avaient la permission de circuler sans qu’on leur pose de questions. Une telle précaution ne leur procurerait aucune protection contre ses adversaires, mais elle empêcherait des amis ou des alliés de découvrir par erreur son secret.
Mara se pencha dans la brise et sourit légèrement. Elle avait tellement de choses à raconter à Hokanu ! Les merveilles qu’elle avait contemplées durant la convalescence de Lujan à Chakaha défiaient toute description rationnelle, depuis les fleurs exotiques que les ouvriers cho-ja cultivaient et qui fleurissaient dans un mélange de couleurs inconnu ailleurs, jusqu’aux alcools rares distillés à partir du miel d’abeilles rouges, ou autres élixirs qu’ils échangeaient avec leurs voisins humains de l’Est. Elle rapportait dans ses bagages des médicaments, certains confectionnés à partir de moisissures, d’autres extraits de graines ou de rares sources minérales, et dont ses guérisseurs considéreraient les propriétés curatives comme miraculeuses. Elle avait regardé le façonnage à chaud du verre, dans les ateliers où les Cho-ja fabriquaient de nombreux objets, depuis des vases jusqu’à des couverts en passant par des matériaux de construction, dont les couleurs claires brillaient comme des pierres précieuses.
Elle avait vu des apprentis mages maîtriser leurs premiers sortilèges, et les fines ornementations en volutes apparaître sur leurs carapaces vierges de toute marque. Elle avait vu œuvrer le plus ancien des mages, recouvert d’un labyrinthe de couleurs. Il lui avait montré des images du lointain passé, et une vision embrumée par un brouillard de probabilités non résolues qui montrait l’avenir informe. Cela ressemblait beaucoup à des teintures dispersées dans un aquarium, mais avec des mouchetures étincelantes, comme du métal doré.
— Si ceci est mon avenir, avait dit Mara en riant, je mourrai peut-être très riche.
Le mage cho-ja ne lui avait rien répondu, mais l’espace d’un instant, ses yeux d’azur brillant avaient semblé tristes.
Mara ne pouvait pas contenir son excellente humeur. Elle regarda une bande d’échassiers prendre leur essor au-dessus des massifs de roseaux, et se souvint des modèles réduits de Chakaha qui volaient comme des oiseaux… Elle se rappela aussi les vrais oiseaux vivants, sauvages, charmés par magie pour chanter en contrepoint. Elle avait vu des animaux dont la fourrure colorée était aussi brillante que de la soie exotique. La magie cho-ja permettait de filer les fibres de la pierre pour les tisser, et de façonner l’eau en câbles tressés qui remontaient les collines. Elle avait festoyé de temps en temps de nourritures exotiques et de plats épicés aussi enivrants que du vin. Il existait assez de possibilités commerciales avec Chakaha pour pousser Jican à commettre des sacrilèges. Aussi excitée qu’une enfant, Mara désirait ardemment que son dangereux conflit avec l’Assemblée soit résolu, pour pouvoir se plonger dans des projets plus pacifiques. Ses difficultés n’étaient pas terminées, mais son excellente humeur la poussait à croire que les choses tourneraient en sa faveur.
Cette humeur frivole l’avait poussée à ne pas tenir compte de l’avis plus raisonnable de Saric, qui lui avait conseillé de rester dans les tunnels cho-ja jusqu’à ce qu’ils soient le plus près possible du manoir. Mara avait tellement le mal du pays et avait tellement envie de revoir et de sentir Tsuranuanni, qu’elle avait fait revenir sa compagnie à l’air libre sol près des rives du lac, et fait appeler l’une de ses péniches commerciales pour terminer son voyage sur l’eau.
Une ombre obscurcit le pont. Sa rêverie interrompue, Mara leva les yeux. Lujan avait traversé le pont et s’était arrêté à côté d’elle. Il avait terminé son inspection complète de sa garde d’honneur, et si les armures des soldats ne portaient pas les couleurs d’une maison, leurs parements de laque étincelaient au soleil. Lujan avait mis à son casque son plumet vert d’officier acoma. Il boitait encore légèrement, mais sa blessure avait convenablement guéri grâce aux soins des médecins cho-ja. Avec le temps, il retrouverait pleinement ses capacités. À présent, ses yeux luisaient d’espièglerie, et Mara sut que son excitation égalait la sienne.
— Dame, déclara-t-il en la saluant de la main. Vos hommes sont prêts pour leur retour chez eux. (Les commissures de ses lèvres se relevèrent avec ironie.) Pensez-vous que nous allons donner une frayeur bleue aux sentinelles des quais ? Nous sommes partis depuis si longtemps ; en voyant nos amures sans couleurs, elles pourraient penser que nous sommes des esprits revenus du royaume des morts.
Mara rit de bon cœur.
— C’est vrai, dans un sens.
Une seconde silhouette s’approcha et s’arrêta près d’elle, de l’autre côté. Le soleil faisait miroiter une cape de soie cho-ja, décorée par les mages de Chakaha avec des motifs d’une complexité qui aurait fait pâlir d’envie une épouse impériale. Mara vit une cascade de cheveux d’or sous la capuche et son cœur se réchauffa.
— Kamlio, l’accueillit-elle. Tu es extraordinairement belle.
En fait, c’était la première fois que Mara ou les guerriers qui s’étaient aventurés en territoire thuril voyaient la jeune fille vêtue autrement que simplement.
Kamlio baissa ses paupières dans un silence timide. Mais l’embarras croissant provoqué par le regard admiratif de Lujan l’obligea à donner une explication à contrecœur.
— Après nos aventures chez les Thurils, j’ai appris à faire confiance à la parole de ma dame : je ne serai pas mariée ou donnée à un homme que je n’aurai pas choisi. (Elle eut un haussement d’épaules timide qui fit voleter dans la brise les franges colorées de ses vêtements.) Sur votre domaine, je n’ai pas besoin de me cacher sous des guenilles.
Elle renifla, peut-être par dédain, peut-être par soulagement. Lujan reçut un coup d’œil furtif qui le prévint de ne pas insister.
— Nos hommes ne volent pas leurs épouses dans des raids, et si le maître espion Arakasi se trouve par hasard sur les quais, je ne voudrais pas qu’il pense que je suis ingrate devant le statut supérieur qui m’a été accordé.
— Oho ! rit Lujan. Vous avez fait beaucoup de progrès, petite fleur. Vous pouvez maintenant dire son nom sans le cracher !
Kamlio rejeta sa capuche en arrière et envoya au commandant une moue boudeuse qui aurait très bien pu être le prélude à une gifle. C’est du moins ce que pensa Lujan, car il leva sa main dans une peur feinte pour se protéger des conséquences de la fureur féminine.
Mais Mara intervint, se plaçant entre son officier et l’ancienne courtisane :
— Tenez-vous bien, tous les deux. Sinon, les sentinelles du quai ne vous prendront pas pour des fantômes, mais pour des scélérats que l’on envoie pour être punis. Il y a sûrement assez de latrines sales dans les baraquements pour vous occuper tous les deux à les nettoyer pendant une semaine.
Comme Lujan ne répondait pas par une repartie insolente à cette menace, Mara leva les yeux pour voir ce qui n’allait pas. Elle se rendit compte que toute gaieté s’était enfuie du visage de son commandant, et que son expression était aussi sévère qu’à l’instant précédant la charge dans une bataille. Son regard était tourné vers la rive lointaine.
— Dame, dit-il d’une voix aussi dure que le granite, quelque chose ne va pas.
Mara suivit son regard, les battements de son cœur accélérés par une peur soudaine. De l’autre côté d’une bande d’eau qui s’amincissait se trouvaient le débarcadère, les murs de pierre et les corniches pointues du manoir. Au premier abord, tout semblait tranquille. Une péniche commerciale ressemblant beaucoup à celle sur laquelle son groupe naviguait était amarrée au débarcadère. Des balles et des caisses étaient empilées sur le quai, examinées après le déchargement par un comptable et deux assistants esclaves. Des recrues en demi-armure couraient sur le terrain d’entraînement, comme si elles venaient juste de terminer leurs exercices. De la fumée montait en spirale des cheminées des cuisines, et sur un sentier un jardinier ratissait les feuilles mortes dans un jardin.
— Quoi ? demanda impatiemment Mara, mais la réponse fut évidente lorsque le soleil frappa et étincela sur un éclat d’or.
L’anomalie attira son regard, et elle vit le messager impérial qui courait dans l’allée venant au manoir.
Le malaise de Mara se transforma en terreur, car de tels messagers apportent rarement de bonnes nouvelles. La douceur de la brise ne la réconfortait plus, pas plus que la beauté des collines verdoyantes ne lui réchauffait le cœur.
— Capitaine, ordonna-t-elle. Conduisez-nous le plus vite possible à la rive !
Une série d’ordres répondit à sa demande, et les rameurs se penchèrent sur leurs avirons à une cadence redoublée. La lourde péniche commerciale s’élança en avant, des embruns jaillissant de sa proue émoussée. Mara retint l’envie irrésistible de faire les cent pas dans sa folle impatience. Elle payait maintenant pour son impulsion imprudente. Si elle avait écouté la suggestion plus raisonnable de Saric et continué sous terre jusqu’à l’entrée de la fourmilière la plus proche du manoir, elle aurait déjà reçu des informations d’un messager envoyé à sa rencontre. Maintenant, elle était impuissante et ne pouvait que regarder et attendre, pendant que son imagination déroulait tous les scénarios possibles de désastre. Kamlio semblait terrifiée, et Lujan transpirait, saisi d’une hâte fiévreuse. Il craignait que les troupes qu’il aurait dû être en train de commander se rendent sur le champ de bataille sans qu’il sache pourquoi. Il pourrait être contraint de reprendre son épée bien plus tôt que prévu, pensa Mara. À en juger par l’activité fiévreuse sur les quais, il était évident qu’il n’aurait pas l’occasion de laisser à ces blessures le temps de guérir dans le calme.
Des tambours résonnaient déjà dans le manoir, les notes graves et puissantes appelant au rassemblement de la garnison.
— Ce doit être la guerre, supposa Lujan, d’une voix sèche. Le rythme est court, par intervalle de trois battements. Ce code annonce un appel à la mobilisation générale, et Irrilandi ne ferait pas marcher ses vieux jarrets aussi rapidement s’il n’y avait pas de graves troubles.
— Keyoke doit avoir participé à cette décision, pensa Mara à voix haute. Même avant d’être désigné conseiller pour la guerre, il n’était pas le genre d’officier à prendre sans raison des mesures extrêmes. Les mains de Jiro sont sans doute encore liées par l’Assemblée, alors que se passe-t-il ? Est-il possible qu’une tête brûlée ait lancé un appel à l’honneur du clan, ou pire, que la maison Shinzawaï soit attaquée ?
Les nerfs tendus à se rompre, Lujan caressa la poignée de son épée, aussi malheureux que Mara.
— Il est impossible de savoir ce qui se passe, dame, mais je ne peux chasser l’impression que nous assistons au commencement de quelque chose de bien pire que cela.
Mara tourna le dos au bastingage. Elle trouva son conseiller Saric en train d’observer le manoir. Devant le silence de sa maîtresse qui ne desserrait pas les lèvres, il proposa :
— Dois-je secouer le capitaine de la péniche pour l’obliger à faire aller les rameurs plus vite ?
Le visage aussi impassible que du marbre, la dame des Acoma hocha la tête.
— Fais-le.
Les flancs de la péniche étaient assez vastes pour transporter un grand nombre de marchandises, et ses lignes ne convenaient pas du tout à la vitesse. L’accélération, alors que les esclaves appliquaient toutes leurs forces sur les rames, fut négligeable. La seule différence visible était que la proue semblait projeter plus d’embruns, et le roulement des coups d’avirons agiter plus de tourbillons. Mara vit les corps des rameurs se couvrir de sueur en quelques minutes. L’activité sur les quais s’intensifia, alors même qu’elle s’armait de courage pour observer les événements.
Un grand groupe de guerriers emportaient les balles et les caisses qui, quelques minutes auparavant, étaient étalées pour être comptées. La péniche qui n’était qu’à moitié déchargée avait coupé ses amarres, et le comptable qui se trouvait à bord agitait frénétiquement les bras, plongé dans une panique totale. Il bondit en criant vers la proue, tandis qu’un officier à plumet écartait son embarcation du quai en la poussant du pied. Il ne lui restait plus que deux esclaves musclés pour manœuvrer la péniche vers un ancrage sûr, et ses cris d’indignation retentissaient sur le lac comme les glapissements des oiseaux pêcheurs. Ils furent bientôt couverts par des roulements de tambour. Comme les guerriers qui se rassemblaient sur le débarcadère, Mara ne se préoccupait absolument pas du sort du comptable et de la péniche. Sur toute la longueur des hangars bordant les quais, on ouvrait les grandes doubles portes qui donnaient sur les berges, dégageant les rails de bois permettant le lancement des embarcations qui y étaient rangées au sec. À l’intérieur, des dizaines d’esclaves s’affairaient dans l’ombre. Les navires de guerre acoma surgirent de l’obscurité, de longues embarcations à double coque stabilisées par des balanciers, pourvues de plates-formes d’archers construites à la perpendiculaire des carènes élancées. Des esclaves les poussaient vers le débarcadère, où des compagnies entières d’archers embarquaient. Quand les navires étaient pleins, on les poussait sur les eaux du lac, les avirons baissés comme les ailes d’un grand oiseau aquatique. Avant même que les balanciers ne soient complètement stabilisés, les archers avaient pris position le long des étroites plates-formes de tir courant au sommet de chaque flotteur.
Lujan comptait les embarcations sur ses doigts. Après avoir dénombré une dizaine de navires et étudié les bannières qui flottaient à la proue et à la poupe de chacun d’eux, il comprit quelles compagnies avaient été lancées dans l’action. Sa conclusion fut terrifiante.
— C’est un déploiement défensif complet, maîtresse. Une attaque doit être imminente.
L’appréhension de Mara se dissipa dans une vague de colère furieuse. Elle n’avait pas traversé la mer, traité avec des barbares et faillit perdre la vie à Chakaha pour voir tout tomber en ruine à son retour. Elle avait envoyé un message à Hokanu pour lui annoncer qu’elle revenait dans l’empire ; mais une lettre détaillée aurait été trop dangereuse, une invitation pour ses ennemis à préparer une embuscade si le courrier tombait dans de mauvaises mains. Et quand le secret n’était plus nécessaire, pour son propre plaisir égoïste, elle n’avait pas communiqué le moment de leurs retrouvailles dans l’espoir de faire une heureuse surprise à ceux qu’elle aimait. Mais il n’y aurait pas de fête pour son retour. Laissant de côté l’impatience et la déception, elle s’endurcit et se tourna vers Saric.
— Déployez l’étendard des Acoma et mon pennon personnel. Il est temps de faire connaître notre présence. Prions pour qu’il reste au moins une sentinelle qui ne soit pas partie en courant revêtir son armure de guerre, afin qu’elle puisse apporter la nouvelle de notre arrivée et annoncer à Hokanu que sa dame est de retour sur la terre acoma !
La garde d’honneur qui attendait sur le pont de la péniche poussa des acclamations en entendant ces paroles courageuses, et la bannière verte portant le symbole du shatra monta sur une perche au sommet de la poupe. À peine était-elle déployée dans la brise qu’un cri retentit sur la rive. L’une des minuscules silhouettes s’agitant sur le quai les désigna du doigt, et l’armée qui se rassemblait et se préparait à embarquer poussa un grand cri de joie. Le cri se transforma en chant, et Mara entendit son nom répété inlassablement, accompagné du titre que lui avait accordé l’empereur, pair de l’empire ! Pair de l’empire ! Son inquiétude faillit céder la place aux larmes, devant une telle démonstration d’affection au moment de son retour alors que de terribles ennuis menaçaient.
Le capitaine de la péniche criait ses ordres à en devenir aphone. Son embarcation était lentement poussée avec des perches dans l’espace dégagé à la hâte sur le quai encombré, pour permettre à Mara de débarquer. Une silhouette vêtue d’une armure bleue éraflée se frayait rapidement un chemin dans la foule. Sous le casque à crête qui indiquait le rang du seigneur des Shinzawaï, la dame reconnut le visage d’Hokanu, l’inquiétude et la joie se disputant pour faire voler en éclats la réserve tsurani traditionnelle.
Qu’il porte son armure de bataille éraflée et pâlie par le soleil, et non la tenue de cérémonie réservée aux occasions officielles, suffisait à indiquer que les effusions de sang étaient imminentes. Les seigneurs ne marchaient avec leurs troupes que dans les engagements les plus importants. Mais après presque une demi-année d’absence, avec la torture de l’incompréhension, Mara ne prêta pas attention à de tels détails. Elle ne parvint pas à s’arrêter pour un salut formel, mais courut sur le quai dès l’instant où la passerelle fut posée contre le bastingage. Elle se précipita à terre comme une petite fille, dépassant tous ses officiers, et se jeta dans les bras de son époux.
Comme si elle n’avait pas totalement oublié le protocole, Hokanu la serra très fort contre lui.
— Que les dieux bénissent ton retour, murmura-t-il dans ses cheveux.
— Hokanu, répondit Mara, la joue pressée contre la courbe dure de la cuirasse d’Hokanu, comme tu m’as manqué ! (Puis l’inquiétude du moment gâcha leurs retrouvailles, dissipant leur joie fugace, lorsque Mara se rendit compte de l’absence de ses chers enfants.) Mon époux ! Que se passe-t-il ? Où sont les enfants ?
Hokanu la tint à bout de bras. Ses yeux sombres et inquiets semblaient boire le spectacle de son visage. Elle était si mince, si brûlée par le soleil et si pleine de vie ! Son désir brûlant de poser les questions les plus simples pour s’enquérir de sa santé était douloureux à lire sur son visage. Mais la panique dissimulée par la question de Mara exigeait une réponse. L’urgence de la situation lutta contre le tact instinctif d’Hokanu, mais il opta finalement pour la franchise.
— Justin et Kasuma sont saufs pour le moment. Ils se trouvent encore au palais impérial, mais de mauvaises nouvelles viennent d’arriver. (Il prit une profonde inspiration, autant pour se conforter lui-même que pour laisser un instant à Mara pour se préparer.) Mon amour, la Lumière du Ciel a été assassiné.
Mara recula comme si on l’avait poussée, mais Hokanu la retint rapidement pour l’empêcher de tomber dans le lac. Le choc avait chassé tout le sang de son visage. De toutes les calamités qu’elle avait imaginé pouvoir survenir durant son absence, après tous les périls auxquels elle avait échappé pour revenir en compagnie de mages de Chakaha, la mort de l’empereur était le dernier événement qu’elle aurait pu anticiper. Elle réussit néanmoins à rassembler assez de présence d’esprit pour demander :
— Comment ?
Hokanu secoua tristement la tête.
— La nouvelle vient juste de nous parvenir. Apparemment, un cousin des Omechan a assisté au petit dîner impérial hier. Il se nomme Lojawa, et devant trente témoins, il a poignardé Ichindar dans le cou avec un couteau de table empoisonné. Il avait dû dissimuler la fiole de poison dans les plis de ses robes. Un prêtre guérisseur est arrivé en quelques minutes, mais il était déjà trop tard. (Calmement, presque avec douceur, Hokanu termina :) Le poison était à effet très rapide.
Mara frissonna, abasourdie. Cette atrocité semblait impossible ! L’homme mince et digne, assis sur le trône d’or, miné par les soucis et rendu presque fou par ses nombreuses épouses querelleuses, ne pourrait plus jamais tenir audience dans sa haute salle ! Mara le pleurait de tout son cœur. Elle ne lui offrirait plus jamais ses conseils dans l’intimité de ses appartements éclairés par des lampes à huile… Elle n’apprécierait plus son humour ironique et doux. Ichindar avait été un homme sérieux, profondément soucieux du bien-être de son peuple, et négligeant souvent sa santé sous la charge écrasante de son règne. La grande joie de Mara était de parvenir à le faire rire, et quelquefois les dieux lui avaient permis de réussir, libérant enfin son sens de l’humour. La Lumière du Ciel n’avait jamais été pour elle un emblème, comme il l’avait été pour les multitudes qu’il avait gouvernées. Car malgré tout l’apparat et la pompe que son titre exigeait – il devait toujours apparaître aux nations de l’empire comme un dieu sur terre – il avait été son ami. Sa mort était bouleversante et le monde semblait plus pauvre sans lui. S’il n’avait pas eu le courage de saisir toutes les occasions, et de sacrifier son bonheur pour la charge d’un règne absolu, tous les rêves de Mara, pour lesquels elle s’était rendue à Thuril, n’auraient jamais dépassé le stade de la pure fantaisie.
La dame des Acoma se sentit vieille, trop ébranlée pour dépasser son deuil personnel. Et cependant, la morsure des doigts d’Hokanu sur ses épaules lui rappela qu’elle devait se ressaisir. Cette tragédie aurait des répercussions terribles, et pour que les maisonnées combinées des Acoma et des Shinzawaï ne sombrent pas, elle devait se mettre au courant de la situation politique actuelle.
Elle se fixa d’abord sur le nom qu’Hokanu avait mentionné, celui d’un complet étranger.
— Lojawa ? (Le chagrin fissurait sa façade tsurani.) Je ne le connais pas. Tu dis que c’est un Omechan ?
Dans son désespoir, elle faisait appel à son époux, dont les conseillers connaissaient les événements récents, et lui avaient probablement proposé quelques théories.
— Quelle motivation aurait pu pousser un Omechan à accomplir un tel acte ? De toutes les grandes familles capables de s’emparer du titre restauré de seigneur de guerre, les Omechan seraient les plus éloignés du blanc et d’or. Six autres maisons peuvent placer leur propre candidat sur le trône avant les Omechan…
— La nouvelle vient juste de nous parvenir, répéta Hokanu, perdu lui aussi. Il fit signe à un chef de troupe qui attendait de continuer à diriger l’embarquement des troupes à bord des navires. Par-dessus le piétinement des sandales de bataille cloutées, il ajouta :
— Incomo n’a pas encore eu le temps de donner un sens à tous les détails.
— Non, pas pour le titre de seigneur de guerre… intervint Saric, trop enflammé par une soudaine intuition pour respecter le protocole.
Le regard de Mara changea de direction et se fixa sur son conseiller. Elle murmura :
— Non, tu as raison. Pas pour le titre de seigneur de guerre. (Son visage déjà pâle devint blanc comme la mort.) Le trône d’or lui-même est maintenant le trophée à conquérir !
La silhouette voûtée aux cheveux gris, qui se frayait un chemin à coups de coude dans la foule pour les rejoindre, entendit la remarque. Incomo était ébouriffé, avait les yeux rougis, et semblait plus recroquevillé par l’âge que Mara ne s’en souvenait. Les soucis du moment rendaient sa voix grincheuse et perçante.
— Mais il n’y a pas de fils impérial.
Saric expliqua rapidement sa conclusion :
— La personne qui obtiendra la main de la fille aînée d’Ichindar, Jehilia, deviendra le quatre-vingt-douzième empereur de Tsuranuanni ! Une fillette d’à peine douze ans est maintenant l’héritière du trône. Plus d’une centaine de cousins royaux peuvent faire venir leur armée pour s’emparer des remparts du palais impérial et tenter de la réclamer comme épouse.
— Jiro ! s’écria Mara. Quelle brillante manœuvre ! Sinon, pourquoi aurait-il étudié et construit en secret des machines de siège durant toutes ces années ! Il devait travailler à ce complot depuis le début.
Cela signifiait que ses enfants n’étaient plus simplement en danger, mais qu’ils risquaient leur vie. Car si les Anasati entraient dans le palais impérial avec leurs armées, tous les enfants qui appartenaient à des familles ennemies et qui avaient un lien avec la lignée impériale seraient en grand péril.
Comprenant son silence horrifié, Saric laissa échapper :
— Par tous les dieux, Justin !
Mara ravala sa panique devant l’interprétation cruelle de son conseiller. Son plus grand honneur œuvrait maintenant contre elle : en tant que pair de l’empire, elle avait été officiellement adoptée dans la famille d’Ichindar. Selon la loi et la tradition, son fils était légitimement de sang royal. Non seulement Justin avait droit à tous les privilèges royaux, mais il pouvait sans doute devenir l’un des prétendants au trône en tant que neveu royal, et parent mâle le plus proche d’Ichindar.
Jiro se serait fait un plaisir d’arranger la mort de Justin et de Kasuma pour vider sa querelle personnelle avec les Acoma. Mais avec le trône impérial en jeu, il serait encore plus implacable et veillerait à la mort de Justin. Les autres prétendants à la main de Jehilia ne seraient pas non enclins à faire preuve de pitié envers un héritier rival. Justin n’était qu’un petit garçon, mais des accidents fatals surviennent facilement en temps de guerre.
Mara retint une terrible envie de lancer des imprécations contre les dieux devant ce cruel coup du destin. Elle avait dû combattre l’Assemblée depuis le début, mais elle comptait sur son décret pour tenir Jiro à l’écart jusqu’à ce que les magiciens soient neutralisés. Cet assassinat tragique avait une nouvelle fois placé la vie de ses enfants dans le tourbillon de la politique – et les avait même placés au cœur du conflit !
Mara vit dans le regard d’Hokanu qu’il comprenait enfin le péril, et un Incomo à moitié abasourdi exprima à voix haute leurs pires peurs :
— Les Acoma et les Shinzawaï pourraient se retrouver sans héritier en un seul coup.
Se rappelant soudain que des problèmes aussi importants ne devaient pas être discutés au milieu des troupes sur le quai, Mara réagit devant l’insistance d’Hokanu, et se fraya un chemin vers le manoir dans les rangs des guerriers. D’une voix pleine d’appréhension, elle déclara :
— Je vois que vous avez déjà mobilisé notre garnison. Pour sauver nos enfants, nous devons aussi envoyer des messagers à nos alliés et à nos vassaux, et leur ordonner de se préparer à la guerre.
Hokanu la dirigea vers le seuil avec des mains qui, par miracle, ne tremblaient pas. Il n’objecta pas qu’un tel appel aux armes provoquerait certainement une réaction de l’Assemblée, mais ajouta d’une voix de glace :
— Incomo, occupe-t’en. Envoie nos messagers les plus rapides ; choisis les plus loyaux, qui seront prêts à donner leur vie pour cette mission. (À Mara, il précisa :) En ton absence, j’ai placé des relais de messagers entre le lac et le domaine shinzawaï. Arakasi m’a aidé, bien qu’il n’ait pas approuvé le projet. Cela a été fait à la hâte et demande beaucoup d’hommes, mais ces précautions étaient nécessaires pour envoyer nos dépêches sans prendre de retard. Mon cousin Devacaï a provoqué suffisamment de troubles pour qu’on le considère comme l’un des alliés de Jiro.
Alors qu’Incomo partait en hâte, ses jambes maigres s’activant sous l’ourlet battant de sa robe de conseiller, Mara fit signe à Lujan et à Saric de rester pour la conseiller. Découvrant que Kamlio semblait perdue, Mara indiqua à la jeune fille qu’elle devait les suivre, elle aussi.
Puis son esprit revint vers les problèmes plus immédiats, alors qu’Hokanu ajoutait :
— Nos alliés viendront rapidement ajouter leurs forces aux nôtres. Pendant un certain temps, nous pourrons dissimuler certaines de nos troupes sous leurs bannières, mais la supercherie ne tiendra pas longtemps. Que les dieux sourient à notre cause, et envoient le chaos et la poussière pour troubler le regard des Très-Puissants ! Ce sera un soulagement de voir enfin le terme de cette inaction ! (Ses yeux s’étrécirent.) Les Anasati ont échappé trop longtemps à la vengeance des Shinzawaï, pour avoir ordonné l’assassinat de mon père.
Puis il s’arrêta, faisant tournoyer Mara dans ses bras, s’abandonnant enfin à la longue étreinte qu’il avait évitée en public, sur les quais.
— Mon aimée, quel terrible retour. Tu es partie à Thuril pour éviter les horreurs de la guerre, et aujourd’hui tu reviens pour retrouver le jeu du Conseil provoquant de nouvelles effusions de sang.
Il regarda le visage de Mara et attendit, plein de tact, des nouvelles sur le succès de sa mission.
Mara comprit le sens de ses questions muettes. Parmi elles, elle sentit l’émerveillement d’Hokanu qu’elle ne semble plus lui tenir rigueur de sa conduite maladroite lors de la naissance de Kasuma. Avoir frôlé la mort avait remis de l’ordre dans ses priorités. Comme si le destin n’avait pas placé un désastre imminent au-dessus de leurs deux maisons, elle murmura la réponse au sujet le plus proche de son cœur :
— J’ai appris un certain fait que tu aurais dû me révéler, sans tarder. (Les commissures de ses lèvres se relevèrent en un petit sourire triste.) Je sais que je ne peux plus avoir d’enfants. Cela ne doit pas être un obstacle pour que tu engendres le fils que tu désires.
Les sourcils d’Hokanu se levèrent pour protester, d’abord parce qu’elle semblait admettre une telle nouvelle avec sérénité, et ensuite parce qu’elle n’avait pas abordé l’objectif le plus important de son voyage. Mais avant qu’il puisse parler, Mara ajouta :
— Mon époux, on m’a montré des merveilles. Mais nous en parlerons plus tard, en privé. (Elle caressa sa joue et l’embrassa puis, aimant toujours le regarder, elle demanda sans détourner les yeux :) Arakasi a-t-il envoyé des messages ?
— Une dizaine depuis que tu es partie, mais rien depuis hier. Ou alors, ils ne sont pas encore arrivés.
Les mains d’Hokanu se serrèrent autour de la taille de Mara, comme s’il craignait qu’elle s’écarte de lui lorsque les exigences de son rôle de souveraine accapareraient son attention.
Mara ordonna à Saric :
— Envoie un message par le réseau. Je veux qu’Arakasi revienne ici le plus vite possible.
Mara se tourna et vit Kamlio qui attendait, la mine à la fois craintive et déterminée. Tout ce qu’elle avait dit à Mara dans les lointaines montagnes de Thuril, en parlant du maître espion, s’évanouissait maintenant car elle comprenait qu’il serait bientôt là. L’ancienne courtisane remarqua les yeux de Mara posés sur elle, et se jeta à terre pour faire la révérence totale d’une esclave.
— Dame, je ne vous mécontenterai pas.
— Alors ne tourmente pas Arakasi en ce moment, répondit la dame. Car toutes nos vies risquent de dépendre de lui. Lève-toi. (Kamlio obéit et Mara ajouta plus doucement :) Va, et rafraîchis-toi. Les dieux savent que nous avons enduré un voyage épuisant, et que nous disposerons de très peu de temps pour nous reposer, dans les jours à venir. (Alors que la jeune fille partait discrètement, Mara dit vivement à Lujan :) Aide Irrilandi à terminer le déploiement de nos soldats, et quand ils se seront rendus à leur point de rassemblement… (Elle s’arrêta et demanda à son époux :) Quel point de rassemblement as-tu désigné ?
Hokanu lui répondit avec un demi-sourire où l’anxiété l’emportait sur l’amusement :
— Nous nous regroupons sur les rives, aux frontières du domaine, en présumant que Jiro enverra le gros de son armée par le fleuve, en descendant le Gagajin. L’Assemblée ne peut pas nous reprocher la violation de son décret si nous manœuvrons à l’intérieur de nos propres frontières. Sous les couleurs du clan, les troupes shinzawaï marcheront vers Kentosani depuis le Nord, et une garnison mixte de forces tuscalora et acoma venant de ton domaine de Sulan-Qu empruntera la route pour intercepter toutes les compagnies d’alliés traditionalistes ou les troupes anasati qui prendront la voie plus lente, par la terre.
— Jiro s’est sans doute préparé depuis longtemps, supposa Mara.
Lujan reprit son train de pensées.
— Les engins de siège ? Pensez-vous qu’il les a dissimulés dans les forêts, au sud de la Cité sainte ?
— Au sud ou au nord, répondit Hokanu. Arakasi a rapporté que l’emplacement choisi par les ingénieurs anasati est un secret étroitement gardé. Plusieurs des messages qu’il a envoyés en ton absence mentionnent que les engins ont été démontés et envoyés par des routes détournées vers des points inconnus. Il a aussi écrit que les saboteurs que nous avons envoyés avec les plans du fabricant de jouets n’ont pu transmettre qu’un seul rapport. Selon le code utilisé, nous pensons que tout se passe bien, et qu’ils sont en place auprès des engins de siège. Mais le secret du lieu où ils travaillent a été effectivement bien gardé.
J’aurais aussi caché mes troupes, si j’avais été à la place de Jiro, songea Mara. Puis elle finit de donner ses ordres à Lujan avant de lui signifier son congé.
— Je veux une conférence avec Irrilandi et toi avant que les derniers navires quittent les quais. Nous ne connaissons aucun des plans de déploiement de Jiro ?
Elle lut une réponse négative sur le visage d’Hokanu, et sut que lui aussi partageait les craintes d’Arakasi : le réseau d’espionnage de Chumaka avait peut-être évolué jusqu’à surpasser celui des Acoma. Sinon, comment des machines aussi massives auraient-elles pu être déplacées sans que personne ne le remarque ? Mara reprit :
— Nous ne pouvons qu’émettre des suppositions et concevoir notre campagne pour faire face à toutes les éventualités.
Alors que le commandant des armées acoma saluait sa dame et sortait en hâte, Hokanu observa sa femme avec une exaspération affectueuse.
— Mon brave commandant, penses-tu que nous sommes restés oisifs durant ton absence ?
Il l’attira sous l’arche et la fit entrer dans le scriptorium. Des coussins étaient disposés pour une réunion de conseil, et une table de sable remplaçait maintenant les bureaux des copistes. Sous la forme d’argile modelée, Mara vit une réplique complète de la province de Szetac, parsemée des aiguilles et des pions que les tacticiens utilisent pour représenter des compagnies en campagne.
Mara observa attentivement la situation militaire. Elle se redressa avec raideur, la détermination peinte sur le visage.
— Ce que je vois est un déploiement défensif.
Son regard quitta la table de sable et s’attarda sur Saric, le dernier de ses conseillers encore présent. Elle termina par une demande à l’adresse de son époux.
— Nous voulions empêcher le retour d’un seigneur de guerre tout-puissant, mais cela nous a conduits à une situation bien pire : il n’existe plus de Grand Conseil pour ratifier les droits héréditaires de Jehilia et lui permettre d’accéder au trône en tant qu’impératrice. À moins que l’Assemblée elle-même intervienne, Justin est pris dans les mâchoires d’un coup d’état, en tant qu’héritier légitime. Il deviendra une marionnette ou une arme aiguisée, que tout contingent dissident pourra utiliser comme excuse pour plonger cette terre dans la guerre civile. Sans le Conseil, nous ne pouvons pas désigner un régent qui stabilisera le gouvernement jusqu’à ce que la solution rationnelle d’un mariage puisse restaurer un nouvel empereur de la dynastie. Même si nous avions assez d’alliés loyaux dans l’enceinte impériale pour réunir à nouveau le conseil et en prendre le contrôle, nous nous trouverions dans une impasse. Les querelles et les meurtres qui s’ensuivraient feraient paraître la Nuit des épées sanglantes comme un combat d’entraînement entre deux compagnies de jeunes recrues. La violence continuerait jusqu’à ce qu’une maison se montre suffisamment puissante pour forcer les autres à soutenir sa cause.
Saric avait une mine sinistre.
— Quelle cause, maîtresse ? Après l’audace d’Ichindar qui s’est emparé du pouvoir absolu, quel seigneur satisferait son ambition en se contentant de la restauration du titre de seigneur de guerre ?
— Tu as tout compris. (Les paroles de Mara étaient brusques.) Une ratification serait impossible. Même avec notre soutien absolu, peux-tu imaginer une fillette de douze ans en train de gouverner ? Avec la première épouse pomponnée d’Ichindar comme régente ? Si le seigneur Kamatsu était encore en vie et chancelier impérial, peut-être que notre détermination suffirait à placer sur le trône une femme qui, pour l’instant, n’est qu’une enfant. Mais si je comprends bien ta remarque, Hokanu, le soutien du clan Kanazawaï s’est fragmenté sous la pression de tes cousins rivaux et des mécontents. Tu détiens le titre, mais tu ne disposes pas du clan unifié que ton père avait forgé. Peut-être qu’Hoppara des Xacatecas s’avancerait pour s’allier à nous, mais Frasaï des Tonmargu est toujours le commandant impérial. C’est un vieil homme, faible de caractère, mais il est toujours le supérieur d’Hoppara, et surtout le frère de clan de Jiro. Si le chaos se déclenche, je doute qu’il puisse maintenir un cap loyal et indépendant. Non, un nouveau conseil ne pourrait plus empêcher les effusions de sang, maintenant. En fait, le premier seigneur qui prendra le contrôle du palais obligera les prêtres à placer Jehilia sur le trône, puis la prendra comme épouse et se fera lui-même couronner empereur.
Comme toujours, Saric conclut par une nouvelle question :
— Vous pensez que Jiro est l’instigateur de l’assassinat de l’empereur par les Omechan ?
Mais personne ne l’écoutait plus. Hokanu contemplait les profondeurs des yeux de son épouse avec un sentiment se rapprochant de l’horreur absolue. Il parla très doucement, d’une voix empreinte d’une note de menace ou de grande douleur :
— Tu ne songes pas à une défense, dame. Tu ne rallies pas nos troupes pour nous joindre aux gardes blancs impériaux et nous opposer à la tempête qui assaillira bientôt Kentosani ?
— Non, admit Mara avec un calme glacial. Ce n’est pas mon objectif. Si j’arrive à la Cité sainte la première, j’ai l’intention d’attaquer.
— Justin ? (La voix de Saric contenait une note de terreur respectueuse.) Vous placeriez votre propre fils sur le trône, comme époux de Jehilia ?
Mara se retourna aussi rapidement qu’un animal acculé.
— Et pourquoi pas ? (La tension et la nervosité la faisaient trembler de tout son corps.) Il est l’un des prétendants légaux pour le titre divin d’empereur. (Puis, dans le silence choqué qui s’ensuivit, elle lança un cri déchirant :) Vous ne comprenez donc pas ? Ni l’un ni l’autre ? Ce n’est qu’un petit garçon, et c’est le seul moyen de lui sauver la vie !
L’esprit de Saric avait toujours été agile. Il fut le premier à trier toutes les ramifications, et à voir au-delà de la peur et de l’angoisse de Mara. Devant un Hokanu au visage figé, il ajouta sans la moindre trace de son tact coutumier :
— Ma dame a raison. Justin représente une menace pour toutes les factions qui veulent s’emparer de la fillette et la contraindre au mariage. Quelle que soit la puissance de l’armée de l’empereur autoproclamé, il attirera ses ennemis vers le trône avec lui. Aucun point de loi ne sera oublié, et la popularité de Mara comme pair de l’empire les forcera à reconnaître le lien de parenté par adoption de Justin, que nous le voulions ou non. D’autres pourraient même vouloir nous tuer tous, pour placer le garçon sur le trône et en faire leur marionnette.
— La guerre civile, soupira Mara, le cœur serré dans un étau d’acier. Si Jiro ou un autre seigneur s’empare de la couronne, nous n’aurons pas d’empereur, pas de Lumière du Ciel révérée, mais seulement un seigneur de guerre glorifié. Ce serait la pire fusion des deux titres, alors que nous espérions marier le meilleur de leurs responsabilités.
Hokanu bougea soudain. Il attrapa Mara par les épaules, et tourna son visage pour qu’elle puisse l’appuyer à temps contre sa poitrine et dissimuler sa crise de larmes. Puis il la caressa avec une douceur et une tristesse infinies.
— Dame, ne crains jamais de perdre mon soutien. Ne le crains jamais…
Recroquevillée dans la chaleur des bras de son époux, Mara répondit :
— Alors, tu ne désapprouves pas ?
Hokanu lissa les cheveux qui s’étaient échappés de sa coiffure dans la fièvre de leur précédente étreinte. Son visage fut soudain ridé par les soucis et une certaine appréhension.
— Je ne peux pas prétendre que j’aime cette idée, dame de mon cœur. Mais tu as raison. Justin deviendra un souverain sage, quand il atteindra l’âge adulte. Jusque-là, nous sommes ses gardiens, et nous devons continuer à rejeter les atrocités du jeu du Conseil et imposer une nouvelle stabilité à l’empire. Tout le monde devra s’incliner devant sa revendication combinée à celle de Jehilia, et les dieux savent que la malheureuse fillette mérite un compagnon plus proche de son âge et de ses inclinations. Elle serait en réalité très malheureuse, comme marionnette mariée à un homme cruel et dévoré par l’ambition, comme l’est Jiro.
Puis, sentant que le souvenir de la mort d’Ayaki risquait de venir s’ajouter à cette menace glaciale envers Justin, et que le réconfort était ce dont Mara avait le plus besoin pour le moment, Hokanu souleva sa dame du sol et la prit dans ses bras. Il la berça tendrement contre son armure et l’emporta hors du scriptorium. Alors qu’il empruntait le couloir menant à leur chambre à coucher, il déclara à Saric par-dessus son épaule :
— Si vous avez rapporté de Thuril un moyen pour retenir la main de l’Assemblée des magiciens, prie les dieux pour qu’il fonctionne. Car à moins que je me trompe complètement, ce sera bientôt Jiro des Anasati que nous affronterons sur le champ de bataille.
Dans l’intimité de leurs appartements, Mara se débattit impatiemment contre l’étreinte tendre d’Hokanu.
— Nous avons tant de choses à faire et si peu de temps !
Ignorant ses efforts, Hokanu se pencha et la déposa sur les somptueux coussins de leur natte de couchage. Seuls ses réflexes de combattant lui permirent d’être assez rapide pour attraper les poignets de Mara alors qu’elle tentait immédiatement de se relever.
— Dame, nous n’avons pas été surpris et nous sommes bien préparés. Arakasi nous a tenus informés et Keyoke est un stratège bien plus habile que toi ou moi ; Saric ne perdra pas de temps pour les informer que la prétention de Justin doit par nécessité être mise en avant. (Alors que les yeux de Mara transperçaient furieusement les siens, il la secoua assez fort.) Prends une heure de repos ! Tes gens se débrouilleront bien mieux en étant libres de toute distraction. Laisse ton commandant consulter Irrilandi et Keyoke et faire son travail ! Puis, quand il aura eu le temps d’organiser ses idées, nous pourrons tenir conseil et choisir ensemble le cap le plus sage.
Mara semblait une nouvelle fois sur le point de s’effondrer.
— Tu n’es pas inquiet pour tes terres shinzawaï au nord, ou des manigances de ton cousin Devacaï ?
— Non, répondit Hokanu d’une voix ferme. J’ai hérité de Dogondi comme premier conseiller des Shinzawaï, tu te souviens ? Mon père s’est reposé sur lui pendant des années, particulièrement lorsqu’il était absent du domaine pour assumer ses responsabilités de chancelier impérial. Dogondi est le plus rusé des hommes que je connaisse, et, avec notre nouveau système de relais de messagers, il saura demain, avant le coucher du soleil, que nous devons soutenir la cause de Justin. Incomo et lui ont travaillé ensemble comme de vieux compères. Garde confiance en l’efficacité de tes excellents officiers, dame. Tu as gagné sans vergogne mes propres serviteurs à ta cause. Tous les hommes qui portent le bleu shinzawaï n’hésiteront pas à donner leur vie pour toi, mais ce ne sera pas le cas si tu imposes maintenant ton opinion non informée dans leur travail.
Un nouveau frisson violent secoua le corps de Mara.
— Comment ai-je fait sans toi durant tous ces mois ? s’émerveilla-t-elle d’une voix rendue fragile par une tension extrême. Bien sûr, tu as raison.
Hokanu la sentit se détendre. Quand il jugea le moment venu, il ouvrit les bras et fit signe à une femme de chambre d’aider la dame à retirer ses vêtements de voyage. Tandis que la jeune femme s’attelait à la tache, il se rendit bientôt compte qu’il ne pouvait résister à l’envie de se joindre au déshabillage. Lorsque la robe supérieure de la dame fut enlevée, et les liens de sa robe inférieure dénoués, il caressa la douce chaleur de la peau de Mara.
— Un retour bien amer, songea-t-il à voix haute.
— Ce n’est pas celui que j’aurais choisi, mon époux. Tu m’as manqué.
La femme de chambre aurait pu être invisible.
Hokanu sourit.
— Toi aussi, tu m’as manqué.
Il leva les bras pour déboucler les attaches de sa cuirasse, mais perdit sa concentration dans cette tâche si simple lorsque la servante laissa retomber la robe du dessous de Mara. La vue de sa dame, même fatiguée et recouverte de la poussière du voyage, avec sa chevelure libre dégagée de ses épingles, lui coupa le souffle. Mara remarqua sa perplexité et réussit enfin à sourire. Plaçant ses mains sur celles de son époux, elle commença à faire jouer les lanières de cuir et à ouvrir les boucles jusqu’à ce qu’il pose ses lèvres sur les siennes et l’embrasse. Après cela, ni l’un ni l’autre ne remarquèrent que la femme de chambre avait repris la tâche de dévêtir Hokanu, puis s’était inclinée devant son maître et sa maîtresse avant de sortir discrètement de la pièce.
Plus tard, alors qu’ils se reposaient, rassasiés d’amour, Hokanu fit doucement courir un doigt sur la joue de Mara. La lumière qui filtrait à travers les cloisons argentait les mèches blanches qui commençaient à parsemer ses cheveux noirs, et éclairait sa peau qui s’était hâlée sous le soleil plus cruel des terres du sud. Alors qu’il la caressait, Mara remua et murmura une nouvelle fois :
— Nous avons tant de choses à faire et si peu de temps !
Elle se redressa sur un coude, avec une impatience dans ses manières qui refusait maintenant d’être calmée.
Hokanu ouvrit son étreinte, sachant qu’il ne pouvait plus la retenir. Une guerre les attendait, durant laquelle ils devraient encourir ouvertement la désapprobation de l’Assemblée ; la vie de Justin en dépendait.
Mais alors que Mara se levait et frappait dans ses mains pour que sa femme de chambre vienne la vêtir de sa tenue de bataille, son époux la regardait avec une émotion poignante et terrible. Plus rien ne serait jamais pareil entre eux. Soit Jiro s’assiérait sur le trône d’or, et Mara et tous ceux qu’il aimait seraient détruits ; soit ils périraient dans leur tentative de faire couronner Justin ; soit, et c’était peut-être la fin la plus douloureuse, la dame des Acoma gouvernerait Tsuranuanni. Il n’avait simplement pas le choix. Pour l’avenir de sa propre fille, il devait exploiter ses dons pour la guerre et faire confiance à la chance légendaire du noble pair pour les garder en vie, ainsi que leurs enfants. Il se releva de la natte, rejoignit Mara en un pas et, alors qu’elle passait le bras dans un vêtement, prit son visage entre ses mains et doucement, avec amour, l’embrassa. Puis il déclara :
— Prends le temps d’un bain. Je vais te précéder et m’entretenir avec Lujan et Irrilandi.
Mara lui rendit son baiser, et lui lança un sourire éclatant.
— Aucun bain ne pourrait autant me détendre que celui que nous pourrions partager.
Hokanu eut le cœur réjoui par cette remarque, mais alors qu’il reprenait ses vêtements épars et qu’il se hâtait de s’habiller pour rejoindre le conseil de guerre, il ne put s’empêcher de penser que leurs vies seraient inévitablement transformées par cet immense conflit, qu’ils triomphent ou qu’ils perdent. Il ne pouvait se défaire de la crainte que les événements placeraient de la distance entre lui et la dame qu’il chérissait plus que tout au monde.