4. Pourquoi la connaissance du Soi est-elle si importante ?

L’une des dix Upanishads les plus connues (Mundaka 1.1.3) pose la question suivante : quelle est cette chose qui, une fois que nous la connaissons, nous installe véritablement dans la connaissance de tout ? À première vue, cela peut ressembler aux koans zen qui posent des questions hallucinantes n’ayant pas de réponses. Mais l’advaita n’est pas porté sur ce genre de choses et nous dit plus tard (2.2.12) que « tout ce [monde] n’est que Brahman ». Et Brahman est (1.1.6) « ce qui n’est pas l’objet de la perception des sens, ce qui est incréé, ce qui n’a aucun attribut, est éternel et omni-pénétrant, et qui est la cause de tous les êtres ». Et dans la déclaration la plus importante de tout l’advaita, la Chandodya Upanishad affirme : « Tu es Cela ».

Ces faits étonnants – pour autant que ce soient des faits – ne peuvent être glanés dans aucune autre source. S’il est vrai que « je suis Brahman », qui est la seule réalité, alors cela doit être vrai MAINTENANT (l’advaita définit effectivement la vérité comme une connaissance ne pouvant jamais être contredite). Cependant, nous ne savons pas cela, en dépit de tout ce que nous avons connu dans notre vie et que nous nous sommes dit à partir de cela. Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas le connaître.

Supposez qu’un ami, A, et vous-même, êtes allés à l’école avec une troisième personne, X. Bien que vous n’ayez pas été particulièrement en bons termes avec X, vous le connaissiez bien ; depuis que vous avez quitté l’école, vous avez perdu tout contact avec lui et vous l’avez oublié. Aujourd’hui, vous êtes en train de marcher dans la rue avec A et vous voyez Y, un acteur de cinéma célèbre, qui marche sur le trottoir d’en face. Vous avez vu des films avec lui et vous l’admirez beaucoup. A fait alors un commentaire et dit quelque chose comme : « Y a fait beaucoup de chemin depuis l’époque où nous nous connaissions, tu ne trouves pas ? » Vous êtes perplexe, car vous n’avez jamais parlé avec Y et vous demandez à A de vous expliquer ce qu’il veut dire. A fait alors cette révélation : « Y est le X que nous connaissions quand nous étions à l’école. »

Tous les aspects contradictoires – à savoir que X est le péquenaud miteux et boutonneux que vous avez jadis connu à l’école, tandis que Y est un acteur riche, célèbre et talentueux – s’annulent pour laisser place à l’équation nue que X et Y sont la même personne. De plus, la connaissance est immédiate. Nous n’avons pas besoin d’examiner le raisonnement ou de le méditer pendant longtemps.

De la même façon, si nous apprenons tout sur l’advaita avec l’aide d’un maître qualifié qui comprend les textes, c’est comme si nous faisions la connaissance de X. Puis vient le moment où nous entendons les mots « tu es X » et nous pouvons alors réaliser que cela est tout à fait vrai.

Nous considérons en général que nous commençons la vie dans un état d’ignorance et passons ensuite par un processus d’éducation, inspiré d’une source ou d’une autre, et que nous acquérons la connaissance que l’on nous dit nécessaire pour fonctionner dans la vie. Nous observons le monde autour de nous, duquel nous nous construisons progressivement une compréhension, avec ou sans l’aide de nos parents et de nos enseignants.

Les philosophies indiennes ont divisé les « moyens » par lesquels nous acquérons la connaissance en plusieurs catégories, dont voici les trois principales :

  1. La perception – l’information obtenue par l’intermédiaire des cinq organes des sens ; exemple : vous voyez actuellement ce livre devant vous.
  2. L’inférence – l’exemple classique : dans le passé, vous avez remarqué que chaque fois que vous voyiez de la fumée, il y avait invariablement quelque chose qui brûlait. Par conséquent, lorsque vous voyez de la fumée au sommet d’une colline éloignée, vous inférez qu’il doit y avoir un feu.
  3. Le témoignage – quand vous n’êtes pas à même de vérifier directement quelque chose, vous acceptez habituellement ce qu’affirme une personne de confiance, que ce soit un ami qui vous dise que l’une de vos connaissances communes vient de se marier ou un journal qui affirme qu’une éruption volcanique vient d’avoir lieu de l’autre côté du globe.

Toute la connaissance que nous acquérons concerne des choses (certaines d’entre elles peuvent naturellement être « subtiles », comme les concepts). Et comme nous venons de le voir au chapitre précédent, les « choses » sont mithya. Par conséquent, tout ce que nous affirmons savoir ne se réfère qu’à des attributs et pas à la réalité essentielle. En effet, nous ne pouvons percevoir, penser ou parler que de catégories, d’attributs, d’actions ou de relations. Puisque la réalité essentielle n’a rien de tout cela, nous ne pouvons absolument pas parler d’elle.

En outre, la connaissance mondaine implique toujours un « je » sujet qui sait quelque chose sur un objet, lequel est différent du « je ». La connaissance du Soi n’est pas ainsi, parce que sujet et objet sont les mêmes. Les moyens habituels pour obtenir la connaissance ne sont donc d’aucune utilité. C’est la raison pour laquelle la science ne peut jamais nous dire quoi que ce soit sur la nature de la conscience.

Alors, comment pouvons-nous acquérir une quelconque connaissance de la « réalité essentielle » ? Eh bien, nous avons déjà affirmé au chapitre précédent que la réalité est en fait la Conscience que nous sommes. Donc dans un sens, rien ne pourrait être plus facile à découvrir, puisque nous sommes cette réalité.

Du moins c’est ce qu’il semble… Malheureusement, il y a un petit problème : nous sommes ignorants de cette vérité et surimposons à la place une vue erronée de qui-je-suis – « je suis ce corps, qui est né et va mourir ». En conséquence, nous avons besoin que quelqu’un qui ne s’est pas laissé tromper par cette confusion et a directement compris la véritable nature de la réalité nous explique les choses de façon raisonnable et logique, afin que nous puissions finalement la réaliser nous-mêmes.

Et c’est la raison pour laquelle le vedânta peut révéler cette connaissance, en agissant comme un « miroir » dans lequel nous pouvons reconnaître le « reflet » de nous-mêmes. C’est un aspect du « témoignage ». Une célèbre histoire illustre la nécessité d’un maître ou guru :

Dix hommes traversent une rivière en crue et perdent pied. Ils nagent jusqu’à l’autre rive et se rassemblent. Lorsqu’ils comptent le nombre des survivants, ils n’en trouvent que neuf et pleurent la perte de celui qui manque. Un moine vient à passer, qui entend leur histoire et réalise leur erreur. Il touche chaque homme, les dénombre et prouve ainsi qu’ils sont tous les dix présents. En comptant les autres, chacun avait oublié de se compter lui-même. De la même façon, nous oublions tous notre Soi véritable jusqu’à ce qu’il soit pointé par le maître. Dans le contexte de l’histoire, lorsque le moine touche le dernier homme et dit : « Vous êtes là tous les dix », la connaissance directe se produit.

Au début, nous allons nous élever avec force contre toutes ces idées – après tout, nous pouvons voir le serpent et nous savons qu’il est venimeux ! Par conséquent, nous devrions idéalement trouver quelqu’un à l’intégrité duquel nous puissions totalement nous fier ; quelqu’un avec qui nous puissions suspendre temporairement nos croyances actuelles, et que nous puissions écouter avec un esprit ouvert. Une telle personne est appelée « guru ». À défaut d’avoir accès à un guru (et il n’y a pas beaucoup de maîtres réellement qualifiés en Occident – voir le chapitre sur l’enseignement), nous devons nous fier au matériel écrit. Et l’autorité ultime est le texte mentionné au premier chapitre.

Et c’est là qu’intervient le mot « foi », tant décrié. Imaginez qu’un ami en qui vous avez toute confiance vous dit quelque chose, mais que vous êtes incapable de vérifier ses dires par vous-même. Vous ne mettez pas en doute l’honnêteté ou la sincérité de votre ami. Au pire, vous pouvez penser qu’il a lui-même été induit en erreur. Dans le cas des écritures du vedânta, leur vérité a été validée à maintes reprises par des sages au cours de plusieurs milliers d’années.

Aussi, pour employer un terme moins émotionnel que le mot « foi », nous pourrions parler de « confiance » dans les enseignants et de « respect » pour les textes sacrés et de la valeur avérée de ces derniers à travers les siècles. Jusqu’à ce que nous réalisions la vérité nous-mêmes, nous devons avoir confiance dans le fait que ceux qui sont venus avant nous, qui étaient dans la même situation que nous et qui sont parvenus à dissiper leur ignorance sont honnêtes avec nous. Remarquez que cela ne veut pas dire que nous devions nous passer de la raison. Au contraire, on ne nous demande jamais d’accepter quoi que ce soit qui soit contraire à la raison ou à notre propre expérience. On nous demande en revanche de mettre temporairement de côté nos convictions sur ce que nous pensons déjà connaître, et de considérer à nouveau le monde qui nous entoure et nous-mêmes à la lumière des nouvelles idées qui nous sont présentées.

Cela est bien différent de ce qui se passe dans la plupart des religions, où l’on nous demande par exemple d’accepter l’existence d’un paradis et d’un enfer que l’on ne peut jamais valider avant d’être mort ! Avec l’advaita, il est parfaitement possible de réaliser la vérité pour nous-mêmes, dans cette vie – beaucoup l’ont fait. La vérité est que vous êtes déjà parfait, complet et sans aucune limitation – même si vous ne le savez pas et que vous êtes certainement très peu enclin à le croire !