Voici le chapitre le plus difficile, alors assurez-vous d’être bien réveillé avant de commencer !
Dans le monde que nous voyons autour de nous, il semble qu’il y ait des gens distincts de nous-mêmes. Nous consacrons une bonne partie de notre vie à interagir avec ces « autres », au niveau physique comme au niveau mental. Il semble indiscutable que mon corps soit différent du vôtre et, bien que nous puissions trouver difficile de définir exactement ce que nous voulons dire par « esprit », il semble également incontestable que nous ne savons pas ce que les autres pensent ou ressentent.
Les gens naissent, vieillissent et finissent par mourir. Vous pouvez douter du fait qu’ils reprennent ensuite naissance dans différents corps, mais les principes (fondés) qui sous-tendent le karma et la réincarnation ont déjà été discutés dans le chapitre sur l’action. L’advaita parle du « jiva », qui « habite » le corps et transmigre après la mort (remarquez que tous les êtres vivants, plantes comprises, « contiennent » un jiva, ou plus précisément peut-être « sont » des jivas).
Selon l’advaita, le processus de renaissance continue jusqu’à ce que soit obtenue la connaissance de la véritable nature du Soi. Quand on parle d’« individu », on appelle Atman son « soi véritable ». Un être humain a la possibilité de réaliser cette vérité. Malheureusement, comme on l’a décrit au chapitre précédent, l’esprit a la tendance naturelle d’identifier ce « Je » avec le corps matériel inerte, l’esprit, les rôles et fonctions, etc. Quand je dis que « Je suis conscient » et que « J’existe », le « Je » est l’Atman, bien que la pensée elle-même soit associée à l’esprit et au cerveau d’une personne individuelle. La personne mourra, mais pas le « Je ».
Et comme nous l’avons déjà dit au début de ce livre, l’Atman est Brahman. Par conséquent, le corollaire de ce qui précède, si vous deviez encore avoir un doute, est que mon « Je » et votre « Je » – le « Je » de chaque être, d’ailleurs – est le même. Il n’y a en effet qu’un « Je », qui prend le nom et la forme de tout.
Quand je rêve, mon esprit fait apparaître tout un monde, empli de montagnes et de villes, et de gens qui en apparence vaquent à leurs affaires. Pendant la durée du rêve, tout semble aussi réel que le monde de veille. À l’évidence, je (le jiva) ne fais pas apparaître le monde « réel » de la même manière. L’advaita attribue cette fonction à Ishvara, qui se manifeste en tant qu’entièreté du monde de la dualité, laquelle dualité a comme être réel la réalité non-duelle, Brahman. Ishvara exerce le pouvoir de maya, comme décrit précédemment, pour produire le monde-illusion.
Tout comme on accorde une réalité empirique au monde, avec sa myriade de formes de vie et d’objets en apparence séparés, ainsi en va-t-il des nombreux dieux dont on dit qu’ils contrôlent le fonctionnement de l’univers. Ainsi, il y a des dieux pour le soleil et la lune, le vent et le feu, la connaissance et la prospérité. L’idée derrière cela, c’est que quoi que nous fassions quand nous vaquons à nos occupations quotidiennes ou à nos activités personnelles, nous pouvons reconnaître l’existence d’un principe supérieur qui représente la vérité derrière les apparences. Il est donc dit qu’il y a de nombreuses divinités dans l’indouisme, mais un seul Dieu. Chacune est un aspect d’Ishvara, qui en définitive contrôle toute la manifestation. Remarquez que cela ne revient pas à dire que les divinités sont imaginaires, simple idée fantasque faisant partie d’un système religieux complexe développé à partir d’une ignorance originelle et non scientifique. Les divinités ont autant de réalité que les jivas. Mais en dernière analyse, elles aussi sont mithya.
Se référant à la métaphore de la vague et de l’océan, etc., le nom donné à l’eau par opposition à la vague ou à l’océan est Brahman. Brahman est l’« essentiel », la seul réalité, éternelle et illimitée. Toute chose apparente n’est qu’un nom et une forme de Brahman.
La plupart des lecteurs auront entendu parler de Ramana Maharshi, qui enseignait dans les années 1930. Il est surtout connu pour sa « méthode » qui préconise que les chercheurs mènent une enquête sur le Soi en se posant sans cesse la question « qui suis-je ? » J’affirmerai que cela ne devrait pas être pris littéralement – le simple fait de se poser cette question sans les instructions des textes ou d’un maître a peu de chance de conduire quelque part. Mais la réponse à la question, lorsqu’enfin elle arrive, est la réponse à tout ! Parce que, bien sûr, « Je » suis tout !
Et cette dernière déclaration est le type de déclaration qui cause tant de confusion quand les gens rencontrent l’advaita. Dans le précédent chapitre, nous avons déjà vu comment nous nous identifions à notre corps, à notre esprit et aux rôles que nous jouons dans notre vie. L’une des pratiques de l’enseignement de l’advaita examine les trois différents états d’expérience que l’esprit traverse tous les jours : la veille, le rêve et le sommeil profond. En Occident, nous nous considérons comme étant « la personne à l’état de veille ». Nous reconnaissons qu’il existe un état de rêve dans lequel toutes sortes de choses inhabituelles se passent, mais nous croyons qu’elles sont simplement le produit d’un esprit qui n’est pas contrôlé, à ce moment-même, par un « je ». Et, bien sûr, il y a un état de sommeil profond, mais là, nous pensons que le « je » est totalement absent.
Le point de vue de l’advaita à ce sujet est très différent. L’Atman est qui nous sommes vraiment. À l’état de veille, la conscience est dirigée vers le monde extérieur (grossier) et « Je » est pris pour le corps, qui est une partie de ce monde. En rêve, l’esprit génère son propre monde (subtil) et un nouveau corps imaginaire. Dans l’état de sommeil profond, ce n’est pas que le « Je » soit absent (bien que la « pensée du Je », elle, soit absente !), mais plutôt qu’il n’y a ni objets grossiers, ni objets subtils. En conséquence, nous ne sommes conscients de rien et il n’y a pas d’esprit actif pour identifier l’Atman avec quoi que ce soit.
Ainsi, l’advaita dit que nous ne sommes pas celui qui est réveillé, celui qui rêve ou celui qui dort profondément – nous sommes l’Atman toujours présent, le témoin qui est « derrière » ces trois états ; l’Atman qui « illumine » les expériences de veille et de rêve, et la « non-expérience » (ou plutôt l’« expérience de rien ») du sommeil profond.
En fait, l’advaita reconnaît cinq « états » de conscience : la veille, le rêve, le sommeil, l’inconscience et la mort (remarque : pas cinq états de l’Atman – l’Atman n’a pas d’états ! L’esprit expérimente des états changeants, mais l’Atman est immuable). Chaque état d’expérience a ses propres caractéristiques particulières, ce qui signifie que chacun doit être considéré comme unique. À l’état de veille, la conscience est dirigée à l’extérieur vers le monde grossier par l’intermédiaire des sens et des organes de l’action. Dans l’état de rêve, elle est dirigée à l’intérieur vers l’esprit, lorsque cet esprit crée son propre monde subtil. Et elle est non manifestée dans l’état de sommeil profond, quand « je ne connais rien ».
Il y a toutefois un problème avec cette explication. Si, comme le dit l’advaita, il n’y a que la Conscience, comment se fait-il que je ne voie que par mes yeux dans l’état de veille, et que je ne voie que le contenu de mes rêves dans l’état de rêve ? La réponse à cette question est élucidée par la métaphore du miroir. La « conscience » qui fait que je vois pendant l’état de veille et de rêve n’est qu’une conscience « reflétée ». L’Atman lui-même n’est pas du tout une entité qui voit, fait, jouit, etc.
Imaginez une pièce sombre dont les volets sont fermés. Il y fait si sombre que nous ne pouvons rien y trouver. Nous ne pouvons qu’ouvrir la porte et, bien que le soleil brille à l’extérieur, il ne pénètre pas assez loin pour illuminer l’intérieur. Il n’y a pas d’électricité et je n’ai pas de lampe de poche. Cependant, j’ai un miroir. En me tenant sur le pas de la porte, je peux orienter le miroir selon un angle tel que la lumière du soleil reflétée dans le miroir éclaire le contenu de la pièce. Bien que le miroir soit lui-même inerte, qu’il n’ait pas de lumière propre, il devient une source de lumière en vertu du fait qu’il reflète la lumière du soleil qui, lui, a sa propre lumière. C’est bien sûr aussi de cette manière que nous recevons la lumière de la lune qui nous permet de voir la nuit, lorsque la lune brille dans un ciel sans nuage. La lumière de la lune est simplement la lumière reflétée du soleil.
Le parallèle peut maintenant être fait avec nos propres équipements inertes et avec la Conscience. Brahman est l’équivalent du soleil, la seul véritable « source » de Conscience. Brahman « éclaire » l’instrument de l’esprit qui n’est lui-même pas une source de Conscience. Mais en vertu de cet éclairage, l’esprit est apte à refléter la Conscience par l’intermédiaire des sens dans la « pièce » du monde, et à devenir conscient des objets qui s’y trouvent et à interagir avec eux (y compris avec le corps-esprit lui-même). C’est l’esprit qui « connaît », pas l’Atman. L’Atman est ce par quoi tout est connu, tout comme que le soleil est ce par quoi tout est vu – le soleil lui-même ne voit pas.
De plus, lorsque nous voyons un objet, nous enregistrons l’objet lui-même (c’est-à-dire son nom, sa forme et ses attributs), mais il nous arrive rarement de penser que cela n’est possible que parce que la lumière se reflète sur lui à partir d’une source extérieure. De la même façon, pour ce qui est de notre conscience des objets ou de nos propres corps et esprit, nous réalisons que nous sommes conscients de quelque chose mais pas de ce par quoi nous sommes conscients, à savoir l’Atman lui-même. Dès lors que j’ai reconnu que mon sentiment d’être un être conscient est lié au fait que la Conscience se reflète dans mon esprit inerte (séparément), je peux aussi reconnaître que c’est la même Conscience qui, se reflétant dans d’autres esprits inertes séparément, donne l’impression d’autres personnes.
Le jiva est le reflet de la Conscience dans un corps-esprit particulier. Chaque personne est par conséquent différente, puisqu’elle est dépendante de ce corps-esprit particulier (qui provient des karmas des vies passées), tout comme la façon dont le soleil est reflété dans un miroir dépend de la nature du miroir. Un miroir sale aura un reflet trouble ; un miroir déformant donnera une image déformée, et ainsi de suite. La « Conscience originelle » est totalement non affectée, tout comme le soleil n’est pas affecté par le caractère de son reflet. La « Conscience originelle » (Brahman) n’est pas une entité qui agit ou jouit. Elle est plus subtile que l’espace, qui est partout, non affectée par le mouvement des objets en son sein.
Par conséquent, et pour revenir à la question de Ramana Maharshi, « Qui suis-je ? », nous commençons par croire que nous sommes l’ego, mais à la fin nous réalisons que nous sommes la Conscience elle-même, dont le reflet « illumine » l’esprit qui, autrement, serait inerte. Tant que nous restons identifiés avec le reflet, nous continuons à croire que nous sommes mortels et limités, parce que nous croyons que notre existence dépend du corps/esprit. Dès que nous réalisons que nous sommes l’original, nous reconnaissons que nous sommes éternels et libres à jamais. Et aussi longtemps que nous confondons les deux, nous demeurons dans la confusion !
Les textes sacrés nous disent que le Soi n’agit pas. Voilà qui pourrait à première vue sembler inexplicable mais, au vu de l’explication ci-dessus, nous pouvons maintenant comprendre que cette déclaration est vraie – du point de vue de la réalité absolue. Au niveau empirique toutefois, il n’y a rien d’autre que la Conscience qui puisse engager l’action. C’est cette « Conscience reflétée », opérant à travers l’instrument de l’esprit, qui agit effectivement, c’est-à-dire le « je » que d’habitude nous supposons être. Nous pouvons donc dire que du point de vue empirique, « je » suis à la fois « celui qui fait » l’action et « celui qui jouit » de l’action. Mais du point de vue de la réalité absolue, je ne suis ni l’un, ni l’autre. Si nous voulions formuler cela dans le style explicatif des Upanishads, nous dirions : la Conscience n’est pas un « agent », mais il n’y a pas d’autre agent que la Conscience, de même que l’eau n’est pas une vague mais que la vague n’est autre que de l’eau.
Et si vous avez suivi l’explication précédente, encore un dernier point à noter : la réalité est non-duelle, et par conséquent parler d’une « Conscience » et d’une « Conscience reflétée » n’a aucun sens ! Vous devez donc toujours vous rappeler (je suis désolé de répéter cela continuellement mais c’est très important) que toutes ces explications ne sont qu’intérimaires et qu’elles sont destinées à susciter la connaissance du Soi. Au bout du compte, elles sont mithya. Elles sont comme la perche dont on se sert pour élever son corps jusqu’au niveau de la barre dans le saut à la perche. Si vous voulez franchir la barre, vous devez lâcher la perche !