Bon nombre des titres de chapitre de ce livre n’évoqueront rien pour le lecteur qui aborde tout cela pour la première fois. Il aura entendu dire qu’il y a un « état » appelé illumination et qu’il est désirable, et il souhaitera simplement savoir ce qu’il faut faire pour l’obtenir.
Le but de tout enseignement de l’advaita est de provoquer l’illumination chez l’étudiant, ce qui soulève la question : que voulons-nous dire exactement par illumination ?
La plupart des gens qui n’ont pas auparavant étudié les enseignements non-duels, et l’advaita en particulier, auront très certainement une vue déformée sinon une impression totalement fausse du sens du mot « illumination ». Leur source de « connaissance » sera sans doute un magazine, un film ou une fiction grand public, qui tous défendent invariablement l’idée que l’illumination est une sorte d’expérience, suscitée par une conscience accrue, peut-être déclenchée par des drogues. En fait, l’illumination n’est pas une expérience du tout. Les expériences vont et viennent, alors que l’illumination, une fois qu’elle se produit, est permanente. Ce n’est pas un état d’esprit ; il n’y a pas de niveaux, de sorte qu’elle n’est ni élevée ni profonde. C’est binaire – soit vous êtes illuminé, soit vous ne l’êtes pas. Et bien que les drogues puissent déformer la perception mentale, elles n’apportent pas l’illumination.
L’illumination, en fait, revient à la connaissance du Soi. Par conséquent, ce que vous avez à faire pour commencer, c’est de comprendre et d’accepter totalement tout ce que vous lisez dans ce livre ! Quand vous reconnaissez directement la vérité de ce qui est indiqué ici, c’est cela, l’illumination.
Le lecteur qui aurait un petit peu plus d’expérience pourrait avoir entendu parler de six ou sept « voies » différentes, que l’on peut suivre. En bref, il s’agit du karma yoga ou voie de l’action, du bhakti yoga ou voie de la dévotion, du jnana yoga ou voie de la connaissance, du raja yoga ou yoga royal (aussi connu sous l’appellation de ashtanga yoga), la voie directe, l’enquête du Soi, le satsang à l’occidentale et le néo-advaita. Je voudrais dire quelques mots sur chacune d’elles avant de développer l’approche correcte et traditionnelle de l’illumination. Remarquez que ces descriptions sont nécessairement très simplistes et, comme pour tous les sujets abordés dans ce livre, vous pouvez trouver des volumes sur chacun d’eux (bien qu’ils puissent être écrits en sanskrit). Certains de ces aspects seront développés un peu plus loin au dernier chapitre.
En fait, on peut considérer que l’advaita traditionnel représente des aspects de chacune de ces voies, même du néo-advaita (puisqu’il y a certains éléments de correspondance avec les enseignements de Gaudapada, par exemple, bien que la plupart des néo-advaitins n’en aient probablement pas conscience). Comme nous l’avons déjà vu, la théorie du karma constitue un élément fondamental de l’enseignement. Nous devons agir, et les actions génèrent nécessairement des conséquences. Et tout ce que nous faisons devrait être fait dans un esprit de révérence envers la vérité. Jusqu’à ce que nous réalisions cela pour nous-mêmes, nous devons vénérer le guru. C’est l’élément de bhakti. Naturellement, le jnana yoga est la clé de tout. Dans un sens, c’est la seule approche qui fonctionne ; tout le reste est en plus. Seule la connaissance peut éliminer l’ignorance. Afin d’établir l’esprit dans un état adéquat et qui lui permette d’acquérir cette connaissance, certaines disciplines mentales, etc., sont nécessaires. C’est là où le raja yoga intervient. L’enseignement traditionnel intègre des méthodes qui examinent nos croyances sur qui nous sommes et révèlent que nous ne sommes pas ce que nous pensions être – et c’est là qu’interviennent des éléments de la voie directe et de l’enquête du Soi. Finalement, les écritures révèlent qu’il n’y a jamais eu de création, qu’il n’y a en réalité pas d’individus, et que par conséquent il est vain de dire que de tels individus parviennent à l’illumination – « Je » suis déjà libre. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que ce message soit compris avant les derniers stades. Au départ, nous croyons fermement que nous sommes des individus séparés et nous devons donc être traités comme tels.
L’une des questions les plus fréquemment posées par les chercheurs – et cela se comprend – est : « Que dois-je faire pour devenir illuminé ? » Et la réponse déconcertante qu’il faudrait leur donner, si l’on voulait être totalement honnête, c’est que l’on ne peut rien faire. Quand on parle de « faire », il est question de changer quelque chose – d’aller de A à B ; d’acquérir quelque chose que vous n’avez pas actuellement ; de créer, de modifier, d’accomplir, d’exécuter, et ainsi de suite. Une métaphore puissante en explique la raison : une dame découvre qu’elle a perdu son collier après être revenue d’une visite chez une amie, à laquelle elle l’avait d’ailleurs montré. Elle réalise qu’elle doit l’y avoir laissé, se précipite dans la rue, court jusqu’au domicile de cette amie, laquelle lui fait remarquer que son collier était resté autour de son cou pendant tout ce temps. La question intéressante est de savoir si le fait de retourner chez son amie pour trouver le collier lui a été nécessaire.
À l’évidence, elle avait déjà le collier mais, tout aussi clairement, elle ne savait pas qu’elle l’avait. Et c’est là le point essentiel de la métaphore. Nous sommes déjà libres mais nous ne le savons pas. Le seul but de toute pratique que nous puissions faire est, pour commencer, d’acquérir la connaissance qui éliminera la notion que nous sommes entravés.
Il n’y a rien que vous puissiez faire pour devenir ce que vous êtes déjà, mais il y a des choses que vous pouvez faire afin de le reconnaître. C’est ce que l’« illumination » signifie – « éclairer » ce qui a toujours été là !
Comme on le verra au dernier chapitre, on dit que l’illumination survient lorsque l’ignorance de notre véritable nature est remplacée par la connaissance. Afin que cela soit possible, il faut que l’esprit soit dans un état convenablement préparé. Un esprit soucieux, qui spécule, qui ergote ou qui se trouve dans n’importe quel autre état d’agitation sera incapable de comprendre ou d’accepter un enseignement qui contredit notre manière habituelle d’envisager notre vie. Au contraire, notre esprit doit être calme et ouvert, capable de voir clairement et d’exercer le discernement. Ces caractéristiques, et bien d’autres, doivent être cultivées si l’on veut que l’esprit soit convenablement réceptif à l’enseignement. Sans elles, la recherche sera une perte de temps.
Le processus consistant à découvrir notre véritable nature peut donc effectivement se diviser en deux aspects. En fin de compte, nous devons acquérir la connaissance qui va détruire notre ignorance du Soi – il n’y a pas d’autre voie. Mais certaines dispositions mentales sont propices à cela, tandis que d’autres ne le sont pas. Nous allons tout d’abord examiner ces dispositions et disciplines.
Elle consiste traditionnellement en deux étapes.
Le karma yoga
La première est habituellement appelée karma yoga, que l’on peut considérer comme « l’action juste ». Traditionnellement, les actions sont accomplies en offrande au Seigneur et, chose plus importante, tout ce qui arrive est accepté comme un « cadeau » du Seigneur. Naturellement, nous continuons à agir afin d’obtenir un résultat spécifique (sans quoi nous ne sortirions jamais de notre lit), mais quelle que soit l’issue, « ça va ».
De façon plus générale, l’on devrait être un bon citoyen et membre de notre famille – témoigner le respect qu’il faut à ses parents et à la société, consacrer une partie de son temps à aider la communauté et donner assistance à ceux qui sont moins fortunés que soi, etc. Même des choses comme « vivre d’une façon intelligemment écologique », « éviter toute cruauté inutile envers les animaux », et ainsi de suite, sont pertinentes.
Voilà qui procède vraiment du bon sens. Cela signifie simplement que l’on se comporte à toute occasion de manière moralement responsable et prévenante envers autrui, en accord avec le dharma. On peut très bien chercher à satisfaire ses propres désirs, dans la mesure où ils ne vont pas à l’encontre de ces considérations.
Le karma yoga consiste essentiellement à modifier notre comportement de manière à ce que les deux premiers buts de la vie mentionnés dans le chapitre sur l’action prennent de moins en moins d’importance alors que les deux derniers deviennent prédominants. Finalement, le désir prépondérant est d’atteindre « moksha », la « libération ».
L’upasana yoga
Le terme « upasana » signifie littéralement « servir, présenter ses respects, service, assistance, respect » ou « hommage, adoration, vénération », mais il est effectivement employé pour désigner tous les aspects qui ne sont pas l’acquisition de la connaissance du Soi (jnana), c’est-à-dire l’aspect de préparation dont s’occupe la première partie des Vedas plutôt que les « étapes finales » de la dernière partie (le vedânta). Il s’agit essentiellement d’acquérir la discipline qui permettra à l’esprit d’intégrer le message de l’advaita.
À un niveau simpliste, cette discipline englobe tous les aspects essentiels du corps et de l’esprit – observer un style de vie sain, avec un équilibre entre travail, repos et jeu, discipliner ses pensées et ses actes, son esprit et ses sens. Ces derniers aspects sont compris dans ce qu’on appelle la « sextuple discipline », qui forme le troisième niveau de la « quadruple qualification » indiquée dans les écritures (les textes les plus simples qui en parlent sont peut-être le Tattva Bodha, qui s’adresse en particulier au chercheur novice, et le Vivekachudamani ou « Joyau cimier du discernement »).
Voici comment se décompose la quadruple qualification :
Le discernement
Dans ce domaine, l’advaita parle de plusieurs aspects différents. Il y a le discernement entre ce qui est transitoire et ce qui est éternel ; entre l’observateur et l’objet ; entre le Soi et le non-Soi. Le discernement permet de faire le juste choix parmi des alternatives, en se basant sur la raison et la moralité. Spécifiquement, discriminer ou discerner revient à choisir ce qui, finalement, est « bon » plutôt que ce qui n’est que provisoirement « agréable ». Le discernement implique de réaliser que les aspects changeants de la vie ne peuvent jamais apporter de bonheur durable.
L’absence de passion
Un discernement juste n’est pas vraiment possible sans absence de passion. L’absence de passion signifie « sans désir » – n’avoir ni convoitise ni dégoût pour les objets mondains. C’est la capacité de prendre de la distance, de voir les choses telles qu’elles sont, de ne pas s’impliquer, et autres lieux communs de ce genre. Si nous sommes attachés à quelque chose, c’est-à-dire si nous désirons cela à l’exclusion d’autre chose, il est clair qu’il est difficile de discriminer. Le discernement implique une impartialité raisonnée. Il ne signifie pas que nous devions toujours nous détourner de ce qui est agréable, ce qui serait simplement absurde, mais que nous traitions la quête de vérité comme la force motrice de notre vie. Le discernement et l’absence de passion se développent en parallèle.
La sextuple discipline
C’est le contrôle dans tous ses aspects, de la discipline de l’esprit afin qu’il ne se complaise pas dans des fantasmes à la discipline des sens pour éviter la tentation ou la distraction. Le succès, ici, implique que l’esprit évite l’agitation. Seul un esprit calme peut voir clairement et exercer le discernement. Il s’agit également de discipliner le corps et pratiquer la retenue dans ce que l’on dit aux autres. Il n’est pas possible d’orienter son esprit vers des considérations de nature spirituelle si le corps souffre. C’est là où la pratique du Hatha yoga devient pertinente. Le yoga physique n’a rien à voir avec l’illumination en tant que telle, mais il aide à faire en sorte que le corps et ses prosaïques soucis physiques ne fassent pas obstacle à la quête spirituelle.
Il s’agit aussi de modération dans tout ce que nous faisons. Les excès de nourriture ou de boisson, d’exercice physique ou une paresse immodérée doivent être évités ; nous devons tendre vers un style de vie dans lequel travail, repos et jeu s’équilibrent. De même, nous devons éviter de perdre du temps et de l’énergie dans des activités telles que disputes ou commérages, spéculations sur l’avenir ou réminiscence du passé.
Pour ce qui est des sens, il n’est pas toujours possible d’empêcher les impressions d’émerger dans l’esprit, conséquence du fonctionnement naturel de l’un des sens. Ici aussi, le discernement et l’absence de passion sont nécessaires.
Concernant l’esprit, nous avons aussi besoin de discernement pour éviter les situations qui pourraient s’avérer stressantes. Comme cela n’est pas toujours possible, l’esprit doit être entraîné à être capable de faire face à de telles conditions. Nous devons avoir la clarté et le sang-froid nécessaires pour pouvoir nous concentrer sur ce qui importe vraiment, en éliminant tout ce qui est superflu et sans rapport avec l’essentiel. Et nous devons être capables de reconnaître les activités qui nous conduisent vers notre but ultime (l’acquisition de la connaissance du Soi) et celles qui nous en éloignent. Nous devons avoir la patience de faire face aux inévitables circonstances qui ne sont pas propices, en faisant simplement ce qui est nécessaire pour les évacuer et faire de la place pour celles qui sont utiles. Tout cela exige à la fois mesure et concentration. On peut considérer que cela revient à conserver son énergie (de sorte qu’elle soit disponible pour approfondir ce qui compte vraiment et ne soit pas gaspillée pour des choses sans intérêt) pour ensuite la diriger de façon contrôlée et efficiente.
Conjointement à tout cela, nous devons être patients lorsque les obstacles surgissent et avoir la force de les gérer. C’est l’une des raisons essentielles pour lesquelles les religions recommandent des pratiques comme le jeûne et les pèlerinages, afin de développer notre résistance aux épreuves et d’éviter que notre résolution ne faiblisse.
Si nous lisons les textes ou, si possible, écoutons un maître qualifié nous les lire puis nous en expliquer clairement le sens, nous aurons besoin de deux qualités particulières : la confiance et la concentration.
La confiance en l’enseignant et le respect des textes sacrés ont été mentionnés au chapitre 4. On ne vous demande jamais d’accepter quoi que ce soit qui s’opposerait à la raison ou à votre propre expérience et à vos sens. Comme nous allons le voir, le processus d’apprentissage passe par trois étapes et, à la fin, vous apprécierez directement la vérité par vous-même. Mais cela prend du temps et dépend de l’aptitude de l’étudiant.
La concentration est la capacité de diriger son attention et d’éviter les distractions. De nos jours, cette compétence semble devenir moins courante. Les programmes documentaires à la télévision semblent tout naturellement s’attendre à ce que les spectateurs soient incapables d’assimiler quoi que ce soit à moins que le contenu ne leur soit présenté par petites doses agrémentées de graphiques informatisés et de musique. Un texto – et l’esprit a besoin de passer à autre chose.
Le désir de libération
C’est la force motrice derrière tout ce qui précède. On dit familièrement que c’est comme de mettre sa tête dans la gueule d’un tigre (une fois dedans, elle n’en ressort jamais). Ce doit être la seule chose importante dans la vie – tout le reste étant sans conséquence ou, au mieux, accessoire. Ce désir survient souvent chez des personnes qui, pendant la majeure partie de leur vie, ont cherché bonheur et sens dans toutes les activités traditionnelles (et peut-être même illégales) et ont réalisé la futilité de ne jamais les trouver. Ou alors une expérience transformatrice majeure impliquant peut-être une mort imminente ou une autre catastrophe aura pu provoquer une nouvelle vision de la vie. Celle-ci impliquera la croyance que l’on est limité et voué à l’échec, et suscitera le désir désespéré d’en échapper.
Le jnana yoga, ou processus d’acquisition de la connaissance du Soi, comporte trois étapes : shravana, manana et nididhyasana.
Il est bien sûr possible qu’en entendant pour la première fois les mots « Tu es cela (le Brahman non duel) », le chercheur réalise instantanément la vérité de cette déclaration, de la même manière que vous comprenez immédiatement que la vedette du film est le péquenaud boutonneux que vous connaissiez à l’école – mais c’est peu probable. Pour la plupart des gens, le processus d’écouter, de réfléchir et de méditer doit être répété très souvent. Même l’Upanishad qui utilise cette phrase la répète neuf fois, pour bien faire comprendre le message.
En théorie, il est possible de réaliser la vérité simplement en l’entendant, mais il est en général nécessaire de chercher à la clarifier en posant des questions – d’où l’intérêt d’un enseignement, puisqu’un livre pourrait ne pas répondre à vos questions spécifiques. Bien que vous puissiez devenir illuminé après shravana et manana, il est peu vraisemblable que vous en recueilliez tous les bienfaits – le « fruit de la connaissance », comme on l’appelle, ou jnana phalam. Tout dépendra dans quelle mesure vous aurez parachevé les étapes préparatoires décrites plus haut. Si votre esprit est complètement préparé, l’illumination donne lieu à une paix et à une acceptation totales de tout ce que la vie peut encore vous apporter. Autrement, vos tendances habituelles, votre sentiment d’insatisfaction, etc., peuvent se maintenir. Pour en venir à bout, il faudra encore pratiquer nididhyasana. Cela peut se faire en continuant à lire les textes, à suivre des cours, en enseignant à d’autres, éventuellement, si l’on en a les capacités, etc. Finalement, les bienfaits seront obtenus, et une telle personne est alors appelée jivanmukti. On peut la reconnaître non seulement à sa paix intérieure et à sa connaissance, mais aussi à l’amour et à la compassion qu’elle manifeste pour tous. Que cette étape soit atteinte ou non, une personne éveillée ne reprend pas naissance.