Dans le cadre de l’enseignement traditionnel, L’advaita recourt à de nombreux « prakriyas ». Ce sont des moyens particuliers d’expliquer les aspects essentiels, qui ont fait preuve de leur efficacité et ont été transmis de maître à disciple au fil des siècles.
L’adage le plus célèbre des Upanishads est une équation frappante : « Tat tvam asi » qui signifie, en sanskrit, « Tu es cela ». Ce que cela veut dire, c’est que ce que vous êtes fondamentalement est identique à Brahman, la réalité non-duelle ou, pour le dire de manière plus théâtrale : « Tu es Dieu ». À première vue, il y a peu de chances pour que vous en soyez convaincu ! Le sens doit être « déployé » par un maître expérimenté qui utilise les prakriyas des Upanishads.
Un exemple simple tiré de l’arithmétique illustre l’idée des prakriyas. Supposez qu’un enfant soit capable de reconnaître et d’utiliser les chiffres comme moyen de compter mais qu’il ne connaisse pas encore l’arithmétique. L’enseignant montre à l’enfant l’équation suivante, en lui expliquant que les deux côtés du signe « égale » sont identiques :
5 + 7 = 3 x 4
L’enfant voit les chiffres et les signes et affirme ce qui suit : le côté gauche contient les chiffres 5 et 7 et un caractère « + », qu’il ne comprend pas encore. Le côté droit contient deux chiffre complètement différents, 3 et 4, ainsi qu’un caractère entièrement différent, « x », qu’il pourrait reconnaître comme étant une lettre. Il est clair, se dit-il, que les deux côtés du signe « = » sont tout à fait différents. Comment pouvez-vous dire qu’ils sont identiques ?
L’enseignant demande ensuite à l’enfant de mettre ces considérations de côté pendant un moment. Il lui explique le sens du signe « + » et lui montre comment fonctionne le procédé mathématique de l’addition, puis finit par lui montrer que si l’on traite le côté gauche comme la somme d’une addition, on peut calculer que la « réponse » est 12.
Plus tard, comme exercice séparé, il demande à l’enfant de regarder le côté droit et lui explique le principe de la multiplication. L’enfant finit par trouver que le côté droit correspond à la réponse « 12 ».
Il n’est désormais plus nécessaire d’expliquer quoi que ce soit. Le caractère identique des deux membres de l’équation est évident.
Nous pouvons maintenant revenir à l’affirmation « Tu es Cela » (la réalité non-duelle). Vous êtes à présent dans la position de l’enfant à qui l’on avait montré l’équation arithmétique ci-dessus. Vous savez que vous êtes un individu séparé et souffrant (le « petit moi »), qui n’est ici que pour peu de temps et qui est destiné à redevenir poussière, hélas bien trop tôt. La vie est, comme le dit Thomas Hobbes, « solitaire, médiocre, désagréable, brutale et courte ». La « totalité » est infinie, éternelle, omnisciente, toute-puissante, etc. Qu’est-ce qui pourrait être plus différent, et comment pouvons-nous seulement admettre une déclaration aussi extravagante ?
Ainsi, comme à l’enfant, on nous demande de mettre de telles croyances de côté, puisque s’y accrocher ne générera que des problèmes. Si nous levons constamment les bras au ciel et objectons que 5 n’égale pas 3 et que 7 n’égale pas 4, cela ne nous aidera pas à assimiler ce que l’enseignant nous dit.
L’enseignant prend maintenant la partie de gauche et nous conduit à travers le raisonnement et le déploiement scriptural jusqu’à ce que nous arrivions finalement à la réalisation que notre nature essentielle est la Conscience. Puis il prend la partie de droite et, tout à fait indépendamment, nous conduit à la compréhension que la nature de la réalité elle-même est la seule Conscience. Ensuite, le caractère identique des deux côtés devient évident, et il n’y a plus besoin d’explication.
Jusqu’à la fin de ce chapitre, nous allons voir un modèle particulier présenté dans une des Upanishads (Taittiriya). Non pas parce que c’est l’une de mes métaphores favorites, mais parce qu’il illustre plusieurs de ces prakriyas, ces techniques ou formules.
Pour simplifier, c’est l’idée qu’il y a différents niveaux d’identification de « Qui je suis vraiment » avec des aspects du corps-esprit, et que ceux-ci doivent être abandonnés pour que l’on puisse réaliser sa vraie nature. Pour commencer, je dois vous mettre en garde contre une méprise fréquente de la part des chercheurs, qui peuvent prendre la métaphore dans un sens plus littéral et croire à tort que le Soi est littéralement « recouvert » par ces « couches » et qu’il doit d’une certaine manière être « découvert », comme une poupée russe. Ce n’est PAS le cas.
La première de ces « enveloppes » – la plus « grossière » et celle avec laquelle nous avons tendance à nous identifier – est le corps. On en parle comme de l’enveloppe faite de nourriture. Le corps naît, vieillit, meurt et se décompose pour redevenir la nourriture dont il provient à l’origine (ou tout au moins de la nourriture pour les vers), mais il n’a rien à voir avec le vrai Soi qui est bien plus proche de nous que notre main ou notre peau).
La seconde couche est appelée « enveloppe vitale » ou enveloppe faite de souffle. D’après la mythologie hindoue, l’« air » insuffle la vie dans le corps. On pourrait dire que c’est la force vitale par laquelle le corps s’anime et les actions s’accomplissent. Bien que cette force provienne du Soi, comme d’ailleurs toute chose, elle n’est pas le Soi (rappelez-vous que nous parlons au niveau de vyavahara !) Nous avons tous tendance à croire que, d’une certaine façon, nous sommes immortels. Tout en reconnaissant que le corps doit finalement mourir, nous sentons que cette force vitale survivra à la mort. C’est l’identification à l’enveloppe vitale.
La couche suivante est l’enveloppe mentale, à savoir l’esprit pensant et les organes de la perception. Cette partie de la structure mentale a pour fonction de servir d’intermédiaire entre le corps et le « monde extérieur », à la différence de l’intellect. L’intellect est la faculté supérieure de l’esprit, responsable du discernement, reconnaissant le vrai du faux, le réel de l’irréel, sans recourir aux éléments prosaïques comme la pensée et la mémoire. Dans le silence, il sait sans avoir besoin de penser.
La dernière enveloppe est appelée l’enveloppe de « béatitude ». Certains lecteurs qui pratiquent la méditation ont pu avoir la chance d’expérimenter, par moments, une paix et un silence très profonds, où l’esprit est complètement absent et où l’on peut éprouver un intense sentiment de contentement. On peut croire que c’est là l’état de réalisation auquel nous aspirons, si seulement nous parvenions à le maintenir. Mais il ne dure généralement que quelques minutes pour la plupart d’entre nous, même si les ascètes indiens sont réputés pour demeurer dans de tels états pendant des périodes bien plus longues. Même si elle est peut-être désirable et bienheureuse, ce n’est toutefois qu’une autre enveloppe. Nous sommes encore en train de l’observer et par conséquent ne pouvons pas être elle.
Ce que nous sommes véritablement est le « Vrai Soi » ou simplement le « Soi », avec un « S » majuscule. Mais le Soi se trouve voilé par l’identification avec ces différentes couches ou enveloppes. Il est comme de l’eau contenue dans une bouteille de verre coloré. L’eau semble avoir pris la couleur du verre alors qu’elle est, elle-même, incolore.
Dans un chapitre précédent, nous avons abordé l’exercice intellectuel consistant à distinguer ce que, dans un premier temps, nous pouvons penser que nous sommes de ce que nous sommes vraiment. Dans une des Upanishads, la phrase connue « neti, neti » (pas cela, pas cela) est employée à cet effet. Cette sorte de différenciation est appelée discernement entre le Soi et le non-Soi. En pratique, si je reconnais que je, le sujet, ne peux être ce corps, cet esprit, etc. parce que je le vois comme un objet, alors c’est un exemple de discernement entre celui qui voit et ce qui est vu.
Cet exercice comporte deux aspects. Tout d’abord, on rejette les objets perçus ou le corps-esprit, etc., comme étant « non moi ». Ensuite, on reconnaît qu’il y a quelque chose qui demeure inchangé et présent dans toutes ces expériences, à savoir « Je », le témoin. Le corps, par exemple, vieillit et meurt – mais « Je » demeure le même.
Une autre méthode utilisée ici dirige notre attention vers des niveaux de plus en plus subtils de sorte que, même si au début nous ne pouvons apprécier ce que l’on veut dire par Atman, nous finissons par en être capables.
On appelle cela la « logique d’Arundhati » d’après le nom indien donné à une étoile, Alcor, dans la constellation de la Grande Ourse. C’est l’un des exemples les plus clairs de la méthode aidvaitique d’enseignement.
Lors des cérémonies de mariage en Inde, l’étoile est présentée à la fiancée comme un exemple à suivre puisqu’elle est « fidèle » (on pourrait aussi dire « attachée », « dévouée ») à son étoile compagne, Mizar ou Vasishtha (Arundhati était l’épouse de Vasishtha). Comme l’étoile est à peine visible, il faut diriger son regard sur elle progressivement. On peut ainsi d’abord localiser la constellation par rapport à la Lune. Puis l’attention peut être dirigée vers l’étoile brillante sur le manche de la Grande Ourse. Finalement, il y a une étoile compagne qui ne se trouve qu’à une distance de onze minutes et qui a une luminosité de magnitude quatre, et que seules des personnes dont la vue est exceptionnelle sont capables de percevoir. C’est Arundhati.
De la même façon, dans ce modèle des enveloppes, la Taittiriya Upanishad désigne le corps comme étant l’Atman, mais indique ensuite que l’énergie vitale est plus subtile et que le corps n’est après tout que de la nourriture. Le disciple est ainsi guidé à travers des niveaux successifs jusqu’à ce qu’il soit capable de reconnaître le caractère erroné de ses identifications antérieures et qu’il comprenne sa nature essentielle.
C’est aussi un exemple de la principale méthode de l’advaita – adhyaropa-apavada, introduite dans le chapitre sur le monde. Pour commencer, nous apprenons que nous sommes le corps. Puis on nous montre que c’est une surimposition erronée due à l’ignorance, et cette explication est alors retirée. On nous dit ensuite que nous sommes la force vitale, prana. Après quoi on nous prouve que c’est faux et cette affirmation est réfutée. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que finalement nous comprenions que nous devons être l’Atman.
Shankara commente ce modèle en ces termes : « L’âme individuelle, bien qu’elle ne soit intrinsèquement autre que Brahman, s’identifie toujours et s’attache aux enveloppes faites de nourriture, etc., qui sont externes, limitées et composées des éléments subtils. » Et il fait référence à l’histoire du dixième homme décrite plus tôt. De la même façon, « l’âme individuelle, sous l’emprise de l’ignorance caractérisée par la non-perception de sa véritable nature, Brahman, accepte les non-Soi extérieurs, tels le corps composé de nourriture, comme étant le Soi et en conséquence commence à penser : « Je ne suis rien d’autre que ces non-Soi composés de nourriture, etc. »
En pratique, bien sûr, nous ne nous identifions pas consciemment avec l’enveloppe elle-même, mais avec un ou plusieurs de ses attributs. Ainsi, nous prétendons par exemple que nous sommes stupides, en nous identifiant effectivement à l’esprit ou à l’intellect. Le Soi n’est jamais vraiment associé à ces attributs ou aux enveloppes elles-mêmes, parce que seul le Soi est réel – le reste est mithya. L’incapacité à comprendre cela conduit certains enseignants à déclarer que nous devons « nous débarrasser de l’esprit » ou « détruire l’ego » afin d’atteindre la réalisation. C’est comme si l’on disait que nous devons tuer le serpent afin de découvrir la corde.
En définitive, ce modèle est aussi un exemple de la méthode de co-présence et de co-absence (anvaya-vyatireka). Le corps physique est absent à l’état de rêve, bien que « Je » sois présent dans les deux états. Par conséquent, je ne suis pas le corps. Le corps subtil est, pareillement, absent dans le sommeil profond, bien que « Je » demeure. Je ne peux donc pas être non plus l’enveloppe vitale, mentale ou intellectuelle. Finalement, l’ignorance (qui correspond à l’enveloppe de béatitude) disparaît dans l’état de samadhi (un état méditatif exceptionnel que la philosophie du Yoga considère comme le but ultime), et je ne peux donc pas être cette enveloppe non plus.
En fait, je suis l’Atman, présent dans tous les trois états, témoin des soi-disant enveloppes. Elles ne sont des couches ou des voiles que dans la mesure où, à cause de l’ignorance, je me considère comme autre que l’Atman. Je dis : « Je suis gros », « je suis vieux », etc., parce que je me prends pour le corps physique. Mais ce sont des attributs du corps, et non le Soi. L’Atman lui-même n’a aucun de ces attributs ; et il en va de même des autres enveloppes.
Le point fondamental que nous devons comprendre, prévient Swami Dayananda (qui est probablement le plus grand enseignant vivant de l’advaita à l’heure où j’écris ces lignes), c’est qu’il n’y a pas de « Soi intérieur » dont il faille faire l’expérience au-delà ou à l’intérieur de toutes ces enveloppes. Nous sommes cet Atman tout le temps, indépendamment de la vue erronée que l’esprit pourrait adopter. Rien n’est jamais vraiment « caché ».