Un long voyage
La tour Taipei 101 figure parmi les plus hauts immeubles du monde. Certains disent que c’est le plus haut, si l’on compte la flèche de soixante mètres qui le surmonte, mais d’autres objectent qu’une flèche n’est pas un espace habitable et que Taipei 101 ne peut être considéré, au sens strict du terme, que comme la plus haute structure du monde. En tout cas, quatre édifices en construction – deux en Asie, un en Afrique, le quatrième en Arabie Saoudite – ont pour ambition d’être les plus hauts du monde. Celui de Taipei n’aura donc peut-être qu’une gloire passagère.
Artemis et compagnie atterrirent à l’aéroport international Tchang Kaï-chek dans un Lear jet de location trois heures à peine avant l’heure limite. Et bien que Butler eût un brevet de pilote de jour et de nuit pour toutes sortes d’appareils, ce fut Artemis qui tint les commandes la plupart du temps.
Voler lui permettait de réfléchir, prétendait-il. Et ainsi, personne ne l’interromprait pendant qu’il mettrait la dernière touche à son plan audacieux. Artemis était pleinement conscient des risques qu’il prenait dans la mise en œuvre de ce stratagème. L’élément central était purement théorique et le reste hautement improbable.
Il informa les autres des détails de l’opération sur la banquette arrière d’une Lexus de location au cours des quarante minutes de trajet qui séparaient l’aéroport du centre de Taipei. Tout le monde paraissait épuisé, bien qu’ils se fussent reposés et restaurés à bord de l’avion. Seul No 1 était en pleine forme. Partout où il tournait les yeux, il y avait de nouvelles merveilles à admirer et il n’imaginait pas que qui que ce soit puisse lui faire du mal tant qu’il serait sous la protection de Butler.
– La mauvaise nouvelle, c’est que l’heure limite approche, dit Artemis. Nous n’aurons donc pas le temps de préparer un piège.
– Et la bonne nouvelle ? demanda Holly d’un ton grincheux.
Elle avait plusieurs raisons d’être de mauvaise humeur. D’abord, elle était habillée comme une petite humaine, car Artemis lui avait recommandé de conserver ses réserves magiques pour le moment où elles seraient nécessaires. Elle avait réussi à renforcer son énergie magique en enterrant un gland de chêne qu’elle portait autour du cou, scellé dans un étui, mais il n’y avait pas de pleine lune et son pouvoir serait donc limité. Elle était en outre complètement coupée du Peuple des fées et pour couronner le tout, il ne faisait aucun doute qu’Ark Sool lui demanderait des comptes, si toutefois ils sortaient vivants de l’échange. N’avait-elle pas emmené No 1 à l’autre bout du monde, au lieu de l’escorter sans dommage jusqu’à Haven-Ville ?
– La bonne nouvelle, c’est que Kong ne doit pas avoir beaucoup d’avance sur nous, donc lui non plus n’a pas eu le temps de préparer un piège.
La Lexus entra dans le quartier de Xinyi et la tour Taipei 101 s’éleva à l’horizon comme un immense bambou. Les immeubles voisins semblaient se recroqueviller autour d’elle comme par révérence.
Butler tendit le cou pour voir le sommet de l’édifice haut de plus de cinq cents mètres.
– Nous ne faisons jamais les choses en petit, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pourrions-nous pas, pour une fois, avoir rendez-vous dans un Starbucks ?
– Ce n’est pas moi qui ai choisi cet immeuble, dit Artemis. C’est lui qui nous a choisis. Le destin a décidé de nous amener ici.
Il donna une tape sur l’épaule de Butler et le garde du corps se rangea dans le premier espace libre qu’il put trouver. Il lui fallut un temps interminable. La circulation matinale de Taipei était dense, lente, et crachait de la fumée à la manière d’un dragon furieux. Parmi les milliers de piétons et de cyclistes, beaucoup avaient le visage recouvert de masques antipollution.
Lorsque la voiture fut arrêtée, Artemis poursuivit son exposé :
– Taipei 101 est un miracle de technologie moderne. Les architectes se sont inspirés du modeste bambou. Mais cette simple forme n’aurait pas suffi à protéger le gratte-ciel d’un tremblement de terre ou des vents qui soufflent en altitude ; les concepteurs l’ont donc bâti sur des super-piliers en béton renforcés d’acier et ont suspendu à l’intérieur une sphère métallique de sept cents tonnes qui sert d’amortisseur de masse et permet d’absorber la force des vents. Ingénieux. Cet immense pendule se balance à la place de la tour. C’est devenu une attraction touristique. On peut le voir de la plateforme d’observation. Les propriétaires de la tour ont fait recouvrir la sphère d’une couche de quinze centimètres d’argent massif, gravée par le célèbre artiste taïwanais Alexander Chou.
– Merci pour cette conférence sur les beaux-arts, l’interrompit Holly. Si vous nous expliquiez votre plan, maintenant ? J’aimerais bien en avoir fini et me débarrasser de ce ridicule survêtement. Il est tellement brillant qu’on doit me voir depuis les satellites d’observation.
– Moi non plus, je n’aime pas beaucoup cette tenue, se plaignit No 1 qui était habillé d’une robe hawaïenne à fleurs orange, appelée muumuu, et coiffé d’un bonnet.
La couleur orange, estimait-il, ne lui allait vraiment pas.
– Ta tenue devrait être le dernier de tes soucis, fit remarquer Holly. Je crois que nous allons te livrer à un tueur sanguinaire, n’est-ce pas, Artemis ?
– En effet, confirma celui-ci. Mais pour quelques secondes seulement. Il n’y aura quasiment pas de danger pour vous. Et si ce que je soupçonne se révèle exact, il est possible que nous sauvions Hybras.
– Pourriez-vous m’en dire un peu plus sur le danger que je vais courir pendant quelques secondes ? s’inquiéta No 1, ses épais sourcils se plissant en un profond sillon. À Hybras, quelques secondes peuvent durer très longtemps.
– Pas ici, répliqua Artemis d’un ton qu’il espérait rassurant. Ici, quelques secondes, c’est le temps que vous mettrez à ouvrir votre main.
No 1 ouvrit les doigts à deux reprises, à titre expérimental.
– C’est quand même très long. On ne pourrait pas abréger ?
– Pas vraiment, car cela voudrait dire sacrifier Minerva.
– Elle m’a ligoté à une chaise.
No 1 regarda autour de lui les visages choqués.
– Quoi ? Je plaisantais. Bien sûr que je vais le faire. Mais s’il vous plaît, plus d’orange.
Artemis sourit, mais son regard resta sérieux.
– D’accord, plus d’orange. Maintenant, voici le plan. Il comporte deux parties. Si la première ne marche pas, la seconde sera superflue.
– Superflu, répéta No 1 presque machinalement. Qui n’est pas nécessaire, redondant.
– Exactement. Donc, je vous l’expliquerai lorsque ce sera nécessaire.
– Et la première partie ? demanda Holly.
– Dans la première partie, nous allons nous trouver face à un tueur redoutable, accompagné de sa bande de malfaiteurs, qui va s’attendre à ce qu’on lui livre No 1.
– Et qu’allons-nous faire ?
– Nous lui livrerons No 1, déclara Artemis.
Il se tourna vers le diablotin un peu nerveux.
– Comment trouvez-vous mon plan, jusqu’ici ?
– Je n’aime pas le début et je ne connais pas la fin. J’espère donc que la partie centrale est extraordinaire.
– Ne vous inquiétez pas, répondit Artemis. Elle l’est.
TAIPEI 101
Ils prirent un ascenseur ultrarapide qui les mena du vaste hall du rez-de-chaussée jusqu’à l’étage de la plateforme d’observation. Holly et No 1 avaient, d’un point de vue strictement formel, reçu la permission de pénétrer dans le bâtiment grâce à une petite plaque, au-dessus de la porte principale, qui invitait les visiteurs à entrer et sortir à leur guise. En constatant qu’elle n’était prise d’aucune nausée dans l’ascenseur, Holly en conclut que la plaque équivalait à une invitation.
– Des ascenseurs Toshiba, dit Artemis, lisant une brochure qu’il avait prise au bureau d’accueil. Ce sont les plus rapides du monde. Nous montons à une vitesse de dix-huit mètres par seconde, nous devrions donc atteindre le quatre-vingt-neuvième étage en une demi-minute.
Artemis consulta sa montre lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un tintement.
– Mmm. Exactement comme prévu. Impressionnant. Je vais peut-être en faire installer un comme ça à la maison.
Ils sortirent sur la plateforme d’observation qui comportait un restaurant à l’autre extrémité. Les visiteurs pouvaient faire tout le tour de la terrasse pour profiter de ce point de vue exceptionnel et prendre des vidéos panoramiques du paysage. À cette hauteur, il était même possible de voir la Chine continentale, au-delà du détroit de Taïwan.
Pendant un moment, le petit groupe oublia ses soucis, admirant la grâce impressionnante de l’immense structure. Au-delà des vitres, le ciel se fondait presque sans aucune ligne de séparation avec la mer qui s’étendait à l’horizon. No 1 était particulièrement ébahi. Il tournait sur lui-même en petits cercles, les pans de son muumuu virevoltant autour de ses jambes.
– Modérez un peu vos pirouettes, petit bonhomme, conseilla Butler qui fut le premier à reporter son attention sur leur tâche. On voit vos jambes. Et cachez votre visage derrière le bonnet.
No 1 s’exécuta, bien qu’il n’appréciât guère le bonnet. Il était informe, avachi, et donnait à sa tête l’aspect d’un sac à linge.
– Bonne chance, Holly, dit Artemis, apparemment dans le vide. Nous nous retrouverons au quarantième étage.
– Faites le plus vite possible, murmura Holly à son oreille. Mon bouclier ne tiendra pas longtemps, je n’ai plus assez de magie. J’arrive tout juste à me rendre invisible.
– Compris, répondit Artemis du coin des lèvres.
Le petit groupe s’avança lentement vers le bar et s’assit à une table sous l’énorme amortisseur de masse suspendu à un mètre au-dessus du quatre-vingt-neuvième étage. La sphère de sept cents tonnes valait la peine d’être vue. On aurait dit une lune intérieure, sa surface gravée de motifs traditionnels des Yuanzhumin, les premiers peuples de Taïwan.
– C’est la légende du Nian, expliqua Artemis d’un ton dégagé, tandis que Butler scrutait la salle. Une bête féroce qui se nourrissait de chair humaine à la veille du Nouvel An. Pour faire fuir le Nian, on allumait des torches et des pétards car on savait qu’il avait peur de la couleur rouge. D’où les taches de peinture rouge. D’après les tableaux, il semblerait que le Nian était en fait un troll. Chou a dû s’inspirer de récits contemporains.
Une serveuse vint à leur table.
– Li ho bo, dit Artemis. Pourrions-nous avoir du thé Oolong ? Bio, si possible.
La serveuse cligna des yeux puis leva la tête vers Butler qui était resté debout.
– Vous êtes Mr Fowl ? demanda-t-elle dans un excellent anglais.
– C’est moi qui suis Mr Fowl, répondit Artemis en tapotant la table pour attirer l’attention sur lui. Vous avez un message à me transmettre ?
La serveuse lui donna une serviette.
– De la part du monsieur assis près du bar, dit-elle.
Artemis jeta un coup d’œil à la balustrade circulaire et au système antichoc qui empêchait les visiteurs d’approcher de la sphère et, plus important encore, empêchait la sphère de s’approcher d’eux.
Billy Kong était installé une douzaine de tables plus loin et les regardait en remuant les sourcils. Il n’était pas seul. Trois hommes – qui ne haussaient pas les sourcils – se trouvaient assis à la même table et plusieurs autres dispersés dans la salle de bar. Kong tenait fermement le bras de Minerva, assise sur ses genoux. Les épaules de la jeune fille étaient tendues mais son visage affichait une expression de défi.
– Alors ? dit Artemis à Butler.
– Ils sont au moins douze, répondit le garde du corps. Billy doit avoir des amis à Taïwan.
– Aucun d’eux n’est invisible, Dieu merci, remarqua Artemis en dépliant la serviette.
« Envoyez la créature à la table réservée, était-il écrit. Je vous enverrai la fille. Pas de coups tordus ou il y aura du sang. »
Il passa la serviette à Butler.
– Qu’en pensez-vous ?
Butler jeta un rapide coup d’œil au message.
– Je pense qu’il ne tentera rien ici. Trop de caméras. Si la sécurité ne le filme pas, un touriste s’en chargera. Si Kong prépare un piège, ça se passera dehors.
– Et à ce moment-là, il devrait être trop tard.
– Espérons-le.
La serveuse revint avec un plateau de bambou sur lequel étaient disposés une théière et trois verres. Artemis prit son temps pour se verser un peu du liquide fumant.
– Comment vous sentez-vous, No 1 ?
– Ma jambe me fait un peu mal.
– Les effets de l’antidouleur s’estompent. Je demanderai à Butler de vous faire une autre piqûre plus tard. Êtes-vous prêt à y aller ? Tout se passera très bien, je peux vous l’assurer.
– Je n’ai rien d’autre à faire qu’à ouvrir la main ?
– Dès que nous serons dans l’ascenseur.
– C’est tout ? Si vous voulez, je peux distraire le méchant en lançant quelques bonnes plaisanteries, comme vous avec Holly.
– Non, ce ne sera pas nécessaire. Contentez-vous d’ouvrir la main.
– Dois-je avoir l’air effrayé ?
– Ce serait une bonne chose.
– Très bien. Ça ne devrait pas être difficile.
Butler était au maximum de ses capacités. Généralement, il se retenait, marchant un peu voûté pour éviter d’attirer l’attention. Mais à présent, il s’était dressé de toute sa hauteur, tendu, prêt à passer à l’action. Ses yeux brillaient d’un éclat féroce, les muscles de son cou saillaient. Il croisa le regard de Billy Kong et se concentra sur ses globes oculaires. Même à travers une salle bondée, son hostilité était presque palpable. Deux ou trois visiteurs à la sensibilité plus aiguisée que la moyenne éprouvèrent une soudaine anxiété et jetèrent des regards autour d’eux pour repérer les toilettes les plus proches.
Lorsqu’il eut fini de fixer Billy Kong, Butler s’agenouilla pour donner à No 1 ses dernières instructions :
– Tout ce que vous aurez à faire, c’est aller jusqu’à cette table avec le carton marqué « réservé ». Attendez que Minerva vous y ait rejoint et continuez à avancer vers Kong. S’ils vous entraînent tout de suite dehors, comptez jusqu’à vingt puis ouvrez la main. S’ils attendent que nous soyons partis, ouvrez la main lorsque les portes de l’ascenseur se seront refermées sur nous. Compris ?
– Je comprends tout. Quelle que soit la langue que vous souhaitiez utiliser.
– Vous êtes prêt ?
No 1 respira profondément. Il sentait sa queue vibrer d’inquiétude. Il avait été plongé dans une sorte d’hébétude depuis sa sortie du tunnel temporel. Comment assimiler tout cela d’un seul coup ? Des gratte-ciel ! Des constructions qui frôlaient vraiment le ciel !
– Je suis prêt, dit-il.
– Alors, allez-y. Bonne chance.
No 1 commença son long chemin solitaire vers une nouvelle captivité. Des dizaines d’humains se pressaient autour de lui, excités, transpirant, mâchant des choses, se visant les uns les autres avec des machines.
« Des appareils photo, je suppose. »
Le soleil de midi étincelait à travers les baies vitrées qui s’étendaient du sol au plafond, et se reflétait sur la surface argentée de la sphère, l’éclairant comme la boule à facettes d’un club disco. Les tables lui arrivaient juste au-dessus de la tête. Des serveurs et des serveuses s’affairaient, chargés de plateaux. Des verres tombaient, des enfants criaient.
« Trop d’humains, pensa No 1. Les démons me manquent. Même Abbot. Enfin, non, peut-être pas Abbot. »
No 1 atteignit la table réservée. Il dut se dresser sur la pointe des pieds pour apercevoir le carton plié sur lequel le mot était imprimé. Il releva alors le bord de son bonnet pour avoir une meilleure vue d’ensemble. Il commençait à se rendre compte que la tenue typique des Enfants de Boue ne se composait pas d’un muumuu et d’un bonnet, contrairement à ce qu’Artemis lui avait affirmé.
« Cet accoutrement est affreux. J’ai l’air d’un monstre. Quelqu’un va sûrement voir que je ne suis pas humain. J’aimerais bien me rendre invisible, comme Holly. »
Malheureusement, même si No 1 avait pu contrôler ses pouvoirs magiques naissants, le bouclier n’avait jamais fait partie de l’arsenal des démons sorciers.
No 1 fit un pas vers la droite, plissant les yeux pour atténuer la clarté de la sphère géante. Minerva s’avançait à petits pas prudents en direction de la table réservée. Derrière elle, Kong, toujours assis, était penché en avant. Rendu nerveux par l’attente et l’excitation, il tapotait machinalement le sol du bout de ses chaussures. On aurait dit un chien en laisse qui aurait soudain senti l’odeur d’un renard.
Minerva arriva à sa hauteur et souleva le bord du bonnet pour vérifier qu’il s’agissait bien de No 1.
– Le bonnet n’est pas à moi, précisa-t-il. Et le muumuu non plus.
Minerva lui prit la main. Avant son enlèvement elle était à quatre-vingts pour cent un génie et à vingt pour cent une fillette de douze ans. À présent, c’était plutôt cinquante-cinquante.
– Je suis désolée de tout ce qui s’est passé. De vous avoir ligoté et tout le reste. J’avais cru que vous essaieriez de me manger.
– Nous ne sommes pas tous des sauvages, répondit No 1. Et mes poignets m’ont fait mal pendant longtemps. Mais je crois que je vous pardonne. Du moment que vous n’avez plus envie de me ligoter.
– Je vous le promets.
Minerva regarda par-dessus la tête de No 1 en direction de la table d’Artemis.
– Pourquoi veut-il m’aider ? Vous le savez ?
No 1 haussa les épaules.
– Je n’en suis pas très sûr. Notre amie Holly dit que c’est lié à la puberté. Il paraît que vous êtes jolie bien que, pour être franc, je ne m’en rende pas compte moi-même.
Leur conversation fut interrompue par un sifflet qui retentit un peu plus loin. Billy Kong s’impatientait. L’ex-employé de Paradizo remua l’index pour faire signe à No 1 d’approcher.
– Il faut que j’y aille. Que je parte. Que je vous quitte.
Minerva approuva d’un hochement de tête.
– D’accord. Soyez prudent. Je vous reverrai bientôt. Où est-il ? Dans votre main ?
– Oui, répondit machinalement No 1 avant d’ajouter : Comment le savez-vous ?
Minerva avança lentement.
– Le génie. Je n’y peux rien.
« Cet endroit est peuplé de génies, pensa No 1. J’espère que Mr Kong n’en est pas un, lui aussi. »
Il poursuivit son chemin, attentif à ne pas laisser dépasser ses pieds ou ses mains du muumuu. Il ne voulait surtout pas provoquer un mouvement de panique en exposant ses doigts gris et boudinés. Quoique – qui sait ? – les humains s’inclineraient peut-être devant lui pour l’adorer. Après tout, il était extraordinairement séduisant, comparé à tous ces mâles beaucoup trop grands.
Billy Kong était tout sourire lorsque No 1 atteignit sa table. Sur son visage, un sourire ressemblait plutôt au premier symptôme d’une maladie. Ses cheveux étaient coiffés en pointes parfaites. Même en plein milieu d’un kidnapping, Kong prenait le temps de soigner sa coiffure. Le soin que l’on apporte à son apparence est toujours révélateur.
– Bienvenue, démon, dit-il en saisissant un pan du muumuu. Je suis ravi de te revoir. Si c’est bien toi…
– Si c’est bien moi ? s’étonna No 1, perplexe. Je ne peux être personne d’autre que moi-même.
– Excuse-moi si je ne te crois pas sur parole, répliqua Kong d’un petit ton railleur en soulevant le bord du bonnet pour jeter un rapide coup d’œil à son visage. Si ce jeune Fowl est moitié aussi intelligent qu’on le dit, il va sûrement tenter quelque chose.
Kong examina la tête du diablotin, appuyant sur l’écaille au-dessus de ses yeux, relevant ses lèvres pour vérifier ses gencives roses et ses dents blanches et carrées. Enfin, il suivit du doigt le tracé de la rune inscrite sur son front pour s’assurer qu’elle n’était pas peinte.
– Satisfait ?
– À peu près. J’imagine que le petit Artemis n’a pas eu le temps de te substituer quelqu’un d’autre. Je l’ai trop pressé.
– Vous nous avez tous trop pressés, se plaignit No 1. Nous avons dû voler jusqu’ici dans une machine. J’ai vu la lune de près.
– Tu me fends le cœur, démon. Après ce que tu as fait à mon frère, tu as de la chance d’être encore vivant. Une situation à laquelle j’espère remédier dans quelques minutes.
No 1 tourna la tête pour essayer d’apercevoir les ascenseurs. Artemis, Butler et Minerva n’étaient qu’à deux pas des portes.
– Ne les regarde pas. Ils ne peuvent pas t’aider. Personne ne peut t’aider.
Kong claqua des doigts et un homme à la large carrure les rejoignit à la table. Il portait une grande valise de métal.
– Au cas où tu te poserais la question, ceci est une bombe. Tu sais ce qu’est une bombe, n’est-ce pas ?
– Bombe, répondit No 1. Explosif. Engin incendiaire.
Ses yeux s’écarquillèrent.
– Mais quelqu’un pourrait être blessé. Et même beaucoup de « quelqu’un ».
– Exactement. Mais pas des humains. Des démons. Je vais fixer cette bombe sur toi, déclencher un minuteur et te renvoyer sur ton île. L’explosion devrait au moins provoquer une baisse sensible de la population des démons. Pendant un bout de temps, vous ne pourrez plus venir la nuit pour vos petites parties de chasse.
– Je ne le ferai pas, répliqua No 1 en tapant du pied.
Kong éclata de rire.
– Tu es vraiment sûr d’être un démon ? D’après ce que j’ai entendu, le dernier était plus… démoniaque.
– Je suis un démon. Un démon sorcier.
Kong se pencha suffisamment près de lui pour que No 1 puisse sentir son after-shave au citron vert.
– Eh bien, monsieur le sorcier, peut-être que tu seras capable de transformer cette bombe en bouquet de fleurs, mais permets-moi d’en douter.
– Je n’aurai pas besoin de transformer quoi que ce soit parce que vous ne pourrez pas me renvoyer à Hybras.
Kong sortit des menottes de sa poche.
– Au contraire, je sais exactement comment m’y prendre. J’ai appris une ou deux choses, au château. Il suffit de retirer de ta jambe la fléchette en argent qui y est plantée et tu seras aspiré par Hybras.
No 1 jeta encore un coup d’œil en direction des ascenseurs. Les portes se refermaient sur ses nouveaux amis.
– Ah, vous voulez dire ce petit projectile qu’on a tiré sur moi ? demanda No 1 en montrant à Kong ce qu’il avait caché dans sa main.
– Il l’a enlevé, murmura Billy Kong dans un souffle. Fowl l’a enlevé.
– Il l’a enlevé, approuva No 1. Extrait. Ôté.
Il lâcha alors le petit morceau d’argent et disparut.
Holly s’était accroupie sur la sphère et avait observé le déroulement des événements. Jusqu’à présent, tout s’était passé selon le plan prévu. Minerva avait rejoint Artemis et Butler les avait entraînés tous deux vers les ascenseurs. À l’autre extrémité du bar, Billy Kong faisait son numéro de psychopathe souriant. Lorsque tout serait terminé, l’Homme de Boue devrait subir un effacement de mémoire. Il faudrait aussi régler quelques petits détails. Mais ce ne serait pas elle qui s’en chargerait – elle n’appartenait plus aux FAR. Après toute cette histoire, elle pourrait s’estimer heureuse d’être à la Section Huit.
Holly pressa un bouton sur l’ordinateur qu’elle portait au poignet, agrandissant l’image de No 1. Le diablotin leva la main gauche. Le signal. Et voilà. Le moment était venu de mettre la théorie à l’épreuve. Ce serait « rebonjour » ou bien « adieu à jamais ».
Le plan d’Artemis présentait de grands risques car ses calculs reposaient sur des données purement abstraites, mais c’était la seule chance de sauver l’île des démons. Et pour l’instant, Artemis avait eu raison. Si Holly devait se fier aux spéculations de quelqu’un, elle préférait que ce soit celles d’Artemis Fowl.
Lorsque Holly vit No 1 lâcher le projectile en argent et disparaître, elle ne put résister à l’envie de prendre une photo de la tête de Kong avec la caméra de son casque. Sa réaction était impayable. Plus tard, ils en auraient des fous rires.
Puis elle activa ses ailes, s’élevant au-dessus de l’immense sphère, guettant le moindre signe.
Quelques secondes plus tard, une faible décharge électrique en forme de rectangle bleu tournoya au sommet de la sphère d’argent, à l’endroit exact prévu par Artemis. No 1 revenait. Conformément aux calculs du jeune Irlandais.
« Une masse d’argent aussi considérable dans un rayon de trois mètres devrait interrompre le voyage de retour de No 1. Elle devrait provoquer une matérialisation temporaire au sommet de la sphère, là où son champ d’énergie est le plus concentré. Vous, Holly, vous devrez être sur place pour faire en sorte que cette matérialisation temporaire devienne permanente. »
La silhouette de No 1 était visible à l’intérieur du rectangle lumineux. Il paraissait un peu déboussolé, comme à moitié endormi. L’un de ses bras se glissa comme un serpent hors du rectangle, cherchant à s’accrocher à la réalité de ce monde. C’était suffisant pour Holly. Elle fondit sur lui et attacha un bracelet d’argent autour du poignet grisâtre de No 1. Les doigts fantomatiques remuèrent puis se solidifièrent. La matérialisation se répandit le long du bras de No 1, le sauvant des limbes. Une créature tremblante apparut, accroupie à l’endroit où il n’y avait que du vide quelques secondes auparavant.
– Suis-je parti ? demanda le petit diablotin. Suis-je revenu ?
– Oui et oui, répondit Holly. Maintenant, tais-toi et reste tranquille. Il faut que nous sortions d’ici.
L’amortisseur de masse se balançait lentement, dissipant la force du vent qui soufflait sur la tour Taipei 101. Holly suivit le mouvement d’oscillation, attrapa No 1 au vol et s’éleva verticalement, en prenant soin de dissimuler le diablotin derrière les sept cents tonnes de la sphère argentée.
L’étage supérieur était aussi une plateforme d’observation mais on l’avait fermée pour refaire la décoration. Un ouvrier solitaire découpait un morceau de moquette dans un angle de mur et ne sembla pas surpris de voir un diablotin vêtu d’un muumuu voler par-dessus la rambarde.
– Tiens, lança-t-il, voilà un diablotin vêtu d’un muumuu. Tu veux que je te dise quelque chose, diablotin ?
No 1 atterrit sur le sol avec un bruit sourd.
– Oui, répondit-il prudemment. Dites-moi.
– Je ne suis absolument pas surpris de te voir, déclara l’homme. En fait, tu es si peu intéressant que je t’aurai complètement oublié dès que tu seras parti.
No 1 se redressa, rajustant son bonnet.
– Je vois que vous avez eu une petite conversation avec lui.
Holly désactiva son bouclier, redevenant visible.
– Je lui ai envoyé une décharge de mesmer.
Elle se pencha par-dessus la rambarde pour regarder dans le restaurant.
– Viens, No 1, tu vas t’amuser.
No 1 s’appuya contre la balustrade de verre. En bas, Kong et ses acolytes semaient un véritable chaos, se frayant brutalement un chemin vers les ascenseurs. Kong, le plus furieux de tous, écartait sans ménagement les touristes de son chemin et retournait les tables.
– Nous n’avons sans doute pas le temps de regarder ça, fit remarquer No 1.
– Sans doute pas, approuva Holly.
Mais aucun des deux ne bougea.
– Tiens, dit le poseur de moquette. Une autre fée. Tout aussi inintéressante.
Ce fut seulement lorsque les portes de l’ascenseur Toshiba se furent refermées sur Billy Kong et son équipe que Holly se décida à partir.
– Où va-t-on, maintenant ? demanda No 1 en essuyant une larme de rire.
– Nous passons à la phase deux, répondit Holly.
Elle appela un ascenseur.
– Le moment est venu de sauver Hybras.
– On ne s’ennuie jamais avec vous, remarqua No 1 au moment où il s’engouffrait dans la cabine. Hé, vous avez entendu ça ? Pour la première fois, je viens d’employer un cliché.
Artemis et Butler avaient regardé Minerva traverser le restaurant dans leur direction. Compte tenu des circonstances, elle faisait preuve d’un courage remarquable. La tête haute, elle avançait d’un air décidé.
– Butler, puis-je vous poser une question ? demanda Artemis.
Le garde du corps s’efforçait de garder un œil sur chacun des clients du restaurant.
– Je suis un peu occupé pour l’instant, Artemis.
– Rien de bien compliqué. Un « oui » ou un « non » suffira. Est-il normal, au cours de la puberté, d’éprouver cette maudite attirance dans des moments de stress ? Lors d’une remise de rançon, par exemple ?
– Elle est jolie, n’est-ce pas ?
– Extrêmement. Et drôle aussi. Vous vous souvenez de cette plaisanterie sur le quark ?
– Je m’en souviens. Il faudra d’ailleurs que nous parlions de plaisanteries, un jour. Minerva pourrait peut-être assister à la conversation. Et en réponse à votre question, je dirai que c’est normal. Plus la situation est stressante, plus votre corps produit d’hormones.
– Bien. Normal, donc. Revenons à nos affaires, à présent.
Minerva ne se précipitait pas. Elle se faufilait parmi les touristes et les tables en s’avançant vers eux d’un pas assuré.
Lorsqu’elle fut parvenue à leur hauteur, Butler posa sur son dos une main protectrice et la guida.
– On dirait que vous vous faites kidnapper tous les jours, grogna-t-il en la dirigeant vers un ascenseur.
Artemis leur emboîta le pas, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. Kong ne les regardait même pas, trop heureux de sa prise.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et le trio pénétra dans la cabine. Sur la paroi, les voyants qui indiquaient les étages descendirent rapidement.
Artemis tendit la main à Minerva.
– Artemis Fowl II, se présenta-t-il. Heureux de vous rencontrer enfin.
Minerva lui serra chaleureusement la main.
– Minerva Paradizo. Moi aussi, je suis heureuse de vous rencontrer. Vous avez renoncé à votre démon pour moi. Sachez que j’apprécie ce geste.
Elle rougit légèrement.
L’ascenseur ralentit pour s’arrêter en douceur et la porte d’acier coulissa dans un chuintement à peine audible.
Minerva jeta un coup d’œil à l’extérieur.
– Nous ne sommes pas au rez-de-chaussée. Pourquoi ne partons-nous pas ?
Artemis sortit sur le palier du quarantième étage.
– Notre travail ici n’est pas terminé. Je dois récupérer notre démon et il est temps que vous sachiez ce que vous avez failli faire rater.