On rentre
Artemis traînait péniblement la bombe lorsque survint le grand bouleversement. Le débordement de magie le frappa de plein fouet, comme si on l’avait plaqué sur un terrain de rugby, et il tomba à genoux. Pendant un moment, ses sens furent totalement submergés, il se retrouva haletant dans une sorte de vide. Sa vue fut la première à revenir, déformée par les larmes et la clarté des étoiles.
Il vérifia le minuteur de la bombe. Encore trois minutes, à condition que le mode de calcul ne soit pas désintégré. Il jeta un coup d’œil à sa gauche où Qwan et No 1 étaient occupés à faire apparaître des figures magiques tandis que derrière lui, à sa droite, Holly maintenait à distance ce qui restait de démons. Tout autour, le monde, parcouru de vibrations, quittait son existence présente. Le vacarme était infernal et l’odeur qui se dégageait se déposait à l’intérieur de ses narines.
La bombe était si lourde que les jointures d’Artemis craquaient sous son poids et il regretta encore une fois que Butler ne soit pas à son côté pour lui épargner cet effort. Mais le fait est qu’il n’y était pas et qu’il n’y serait plus jamais si Artemis n’allait pas jusqu’au bout. Le plan était simple : déplacer la bombe jusqu’à l’endroit convenu. Amener l’objet A au point B. Il était inutile de réfléchir davantage.
Puis Holly reçut un coup d’épée et le plan se compliqua.
Du coin de l’œil, Artemis vit la lame s’enfoncer dans sa poitrine. Pire encore, il entendit le son qu’elle produisit. Un claquement bien net, comme une clé qu’on glisse dans une serrure.
« Ce ne peut être vrai, pensa-t-il. Nous avons traversé trop de choses ensemble pour que Holly s’en aille aussi vite. »
Le bruit de l’épée quand elle s’arracha de la blessure de Holly fut si atroce qu’il dépassait l’imagination. Artemis savait que ce bruit le suivrait jusqu’à sa propre tombe.
Abbot se réjouissait.
– La magie ne pourra pas t’aider, elfe. Il y a longtemps que je travaille sur cette épée.
Artemis se laissa tomber sur ses talons, résistant à l’envie de ramper jusqu’à Holly. Sans doute la magie ne pouvait-elle pas l’aider à elle seule, mais peut-être une combinaison de magie et de science aurait-elle plus de chance d’obtenir un résultat. Il se força à ne pas prêter attention aux jaillissements de sang d’un rouge foncé que laissait échapper la blessure. Holly n’avait d’autre avenir que sa mort.
D’avenir actuel, en tout cas. Mais on pouvait changer l’avenir.
No 1 et Qwan n’avaient pas vu l’attaque dont elle avait été victime. Ils étaient profondément concentrés, occupés à faire apparaître les cercles bleus. Abbot se dirigeait vers eux, à présent. Le bout de son épée laissait tomber des gouttes de sang sur la cendre, tel un stylo qui aurait fui, traçant une ligne jusqu’à sa prochaine victime.
Holly prononça ses derniers mots :
– Artemis, murmura-t-elle. Artemis, aidez-moi.
Artemis lui jeta un coup d’œil. Un seul. Très bref. Il n’aurait pas dû. La vue de son amie mourante faillit lui faire perdre le fil de son compte à rebours. Et pour l’instant, ce compte était plus important que tout.
Holly mourut sans un ami pour lui tenir la main. Artemis la sentit partir – un autre don de la magie. Il continua de compter, essuyant d’un geste les larmes qui coulaient sur ses joues.
« N’arrête surtout pas de compter, c’est la seule chose importante. »
Artemis se releva, s’approchant rapidement de son amie tombée à terre. Abbot le vit et pointa son épée sur lui.
– Tu seras le prochain, Bonhomme de Boue. D’abord, les sorciers, puis toi. Une fois que vous ne serez plus là, les choses redeviendront comme avant.
Artemis ne lui accorda aucune attention. Il continuait de compter, marquant chaque seconde d’un hochement de tête, veillant à ne pas aller trop vite. Le compte devait être exact ou tout était perdu.
Abbot écarta Qwan et No 1 d’un coup de coude. Ils étaient si concentrés qu’ils s’aperçurent à peine de sa présence. En deux coups de son épée maudite, l’affaire fut terminée. No 1 tomba à la renverse, des traînées de magie bleue s’échappant de ses doigts. Qwan resta debout, retenu par l’extrémité de la lame d’Abbot.
Artemis ne regarda pas Holly dans les yeux. Il ne le pouvait pas. Il lui prit simplement son pistolet des mains et le pointa loin de lui.
« Attention, maintenant. Tout est une question de secondes. »
Abbot arracha son épée de la poitrine de Qwan et le corps frêle du sorcier s’effondra sans vie sur le sol. Trois morts en moins de temps qu’il n’en faut pour lacer une chaussure.
Artemis resta indifférent à leurs derniers souffles et au craquement régulier de la cendre qui lui indiquait qu’Abbot s’approchait de lui. Le démon ne cherchait même pas à étouffer le bruit de ses pas.
– Me voici, l’humain. Pourquoi n’essayes-tu pas de retourner le temps ?
Artemis chercha autour de Holly des traces de pas. Il y en avait beaucoup mais seulement deux côte à côte, là où Abbot se tenait quand il avait porté le coup d’épée. Pendant tout ce temps, il ne cessait de compter, se souvenant de ses propres calculs.
« Une heure par seconde pendant quarante secondes, ensuite une décélération à trente minutes par seconde pendant dix-huit secondes, puis un léger retour en arrière, une minute par seconde pendant deux secondes. Après, on répète. »
– Je vais peut-être te garder, dit Abbot avec un petit rire en piquant le dos d’Artemis du bout de son épée. Ce serait amusant d’avoir un humain comme animal familier. Je pourrais t’apprendre à faire des tours.
– En voici déjà un, répliqua Artemis qui tira une unique décharge de pistolet.
Le rayon jaillit du canon puis fut ramené d’une minute dans le passé, exactement selon le calcul d’Artemis. Il s’effaça de l’instant présent et réapparut juste à temps pour atteindre l’image fantomatique d’Abbot au moment où il levait son épée pour l’enfoncer dans la poitrine de Holly.
L’Abbot qui s’était trouvé là une minute auparavant fut projeté en l’air et précipité contre la paroi du cratère.
L’Abbot de l’instant présent eut à peine le temps de dire : « Que s’est-il passé ? », avant de se volatiliser. Il n’était plus un être de chair, mais une potentialité sans existence matérielle.
– Vous n’avez pas tué mes amis, répondit Artemis, qui se parlait en fait à lui-même. Cela ne s’est jamais produit.
Artemis regarda par terre avec inquiétude. Holly n’était plus là. « Dieu merci. »
Un autre bref coup d’œil lui confirma que Qwan et No 1 continuaient de construire leur cercle magique, comme s’il ne s’était rien passé.
« Normal. Il ne s’est rien passé. »
Artemis se concentra sur le souvenir. Se représentant dans sa tête l’image d’Abbot qui tournoyait dans les airs. Il enveloppa cette vision de magie pour la préserver telle quelle.
« Souviens-toi », se dit-il. Tout ce qu’il venait de faire, il n’avait à présent jamais été nécessaire de le faire, et donc, il ne l’avait pas fait. Sauf que, bien sûr, il l’avait bel et bien fait. Il valait mieux oublier ces contradictions du temps si l’on ne voulait pas devenir fou, mais Artemis répugnait à effacer l’un de ses souvenirs, quel qu’il fût.
– Hé, lança une voix familière, n’auriez-vous pas un travail à accomplir, Artemis ?
C’était Holly. Elle était occupée à ligoter Abbot avec ses propres lacets.
Artemis ne put que la regarder et sourire. Il ressentait encore la douleur de sa mort mais il s’en remettrait vite, maintenant qu’elle était revenue à la vie.
Holly remarqua son sourire.
– Artemis, pourriez-vous transporter cette bombe à l’endroit indiqué ? C’est pourtant un plan très simple.
Artemis continua de sourire un instant, puis il se reprit.
– Oui, bien sûr, je vais la porter là-bas.
Holly avait été morte et maintenant, elle était vivante.
Artemis ressentait des fourmillements dans la main, comme le souvenir fantôme d’un pistolet qu’il avait peut-être tenu – ou pas – quelques instants auparavant.
« Il y aura des conséquences, pensa-t-il. On ne peut altérer les événements dans le cours du temps sans en être affecté. Mais quelles que soient ces conséquences, je les assumerai, car l’autre hypothèse était trop atroce. »
Il reporta son attention sur sa tâche, traînant la bombe sur les derniers mètres qui le séparaient de la surface plate. Il s’agenouilla et poussa l’engin d’un coup d’épaule pour le glisser entre les jambes de Qwan et de N°1. Celui-ci ne remarqua même pas la présence d’Artemis. Les yeux du petit apprenti sorcier étaient entièrement bleus, remplis de magie. Les runes de sa poitrine brillèrent puis se mirent à bouger, ondulant comme des serpents en direction de son cou. Elles tournoyèrent alors sur son front, à la manière d’un soleil de feu d’artifice.
– Artemis ! Aidez-moi !
Holly se démenait pour essayer de rouler le corps inconscient d’Abbot sur le sol accidenté du cratère. À chaque fois que le démon faisait un tour sur lui-même, ses cornes s’enfonçaient dans le sol, y traçant un petit sillon.
Artemis la rejoignit en pataugeant dans la cendre. Ses efforts pour escalader et redescendre les parois du cratère avaient rendu les muscles de ses jambes douloureux. Ils saisirent Abbot chacun par une corne et le soulevèrent.
– Vous lui avez tiré dessus ? demanda Artemis.
Holly haussa les épaules.
– Je ne sais pas. Peut-être. Les choses se sont un peu embrouillées pendant une minute. Sans doute les effets du sortilège temporel.
– Sûrement, approuva Artemis, soulagé que Holly n’ait conservé aucun souvenir de ce qui s’était produit.
Personne ne devrait avoir à se rappeler sa propre mort, bien que lui-même eût envie de savoir exactement ce qui se passait après.
Le temps se déroulait dans tous les sens, il déferlait et s’épuisait tout à la fois. D’une manière ou d’une autre, l’île de Hybras ne resterait plus ici bien longtemps. Ou bien le sortilège temporel la réduirait en morceaux ou bien Qwan parviendrait à maîtriser l’énergie de la bombe et les ramènerait sur terre. Artemis et Holly traînèrent Abbot jusqu’au cercle, le laissant tomber aux pieds de Qwan.
– Désolée, il est évanoui, dit Holly. C’était cela ou le tuer.
– Le choix n’est pas facile avec celui-là, répondit Qwan en saisissant Abbot par une corne.
Artemis prit l’autre et tous deux soulevèrent Abbot pour le mettre à genoux. Ils étaient à présent cinq dans le cercle.
– J’avais espéré cinq sorciers, grommela Qwan. Un sorcier, un apprenti, un elfe, un humain et un égocentriste endormi ne correspondent pas exactement à l’idée que j’avais en tête. Les choses vont devenir un peu plus compliquées.
– Que pouvons-nous faire ? demanda Artemis.
Qwan fut parcouru d’un frisson et une pellicule bleue recouvrit un instant ses yeux.
– Nom de nom, jura-t-il. Ce jeune a des pouvoirs puissants. Je ne pourrai pas le retenir beaucoup plus longtemps. Encore deux minutes comme ça et il va nous liquéfier le cerveau à l’intérieur du crâne. J’ai vu cela un jour. Un fluide qui sortait par les oreilles. Horrible.
– Qwan ! Que pouvons-nous faire ?
– Désolé, je suis un peu sous pression. Bon. Voici ce qui devrait se passer. Avec l’aide de Junior je vais nous soulever dans les airs. Lorsque l’engin explosera, je transformerai son énergie en magie. Capitaine Short, je vous charge du « où ». Artemis, vous vous occuperez du « quand ».
– Où ? dit Holly.
– Quand ? dit Artemis au même instant.
Qwan serra si étroitement la corne d’Abbot qu’elle craqua.
– À vous de savoir où cette île doit aller, Holly. Représentez-vous l’endroit. Artemis, écoutez l’appel de votre temps. Laissez-le vous emporter. Nous ne pouvons retourner dans notre temps à nous. Cela entraînerait de telles contradictions que la planète tomberait sans doute dans une orbite plus proche du soleil, et tout ce qu’il y a à sa surface serait grillé.
– Je l’admets, répondit Artemis. Mais laisser le temps m’emporter ? Je préférerais des faits et des chiffres. Pourriez-vous m’indiquer une trajectoire ? Des adresses spatiales ?
Qwan s’apprêtait à entrer en transe.
– Pas de science. Rien que de la magie. Vous devrez sentir les choses pour retrouver le chemin du retour, Artemis Fowl.
Artemis, mécontent, fronça les sourcils. Sentir les choses n’était pas dans ses habitudes. Les gens qui sentaient les choses sans se référer à des faits scientifiques précis finissaient généralement ruinés ou morts. Mais quel autre choix avait-il ?
C’était plus facile pour Holly. La magie avait toujours fait partie de sa vie. Elle l’avait prise en option à l’université et tous les officiers des FAR devaient régulièrement suivre des cours de mise à niveau. En quelques secondes, ses yeux furent constellés d’étincelles bleues et son pouvoir intérieur avait ajouté un cercle bleu à ceux qui scintillaient déjà autour d’eux.
« Visualise, songea Artemis. Vois où tu veux aller, ou plutôt quand tu veux arriver. »
Il essaya, mais bien que la magie fût en lui, elle n’était pas dans sa nature. Les fées étaient absorbées dans l’action de jeter le sortilège tandis qu’Artemis Fowl ne pouvait que contempler la bombe posée à leurs pieds et s’émerveiller de voir tout le monde attendre l’explosion qu’il avait prévue.
« Un peu tard pour avoir des doutes. Après tout, cette histoire de “maîtriser la puissance de la bombe” était ton idée. »
Bien sûr, il avait réussi un peu auparavant à faire apparaître une étincelle. Mais c’était différent, il y était parvenu sans y penser. L’étincelle n’avait fait que souligner son affirmation. À présent, la vie de chacun, sur cette île, dépendait peut-être de son pouvoir magique.
Artemis observa tour à tour chaque membre du cercle magique. Qwan et No 1 étaient parcourus de vibrations surnaturelles et les marques de leur front tournoyaient comme des minitornades. La magie de Holly s’écoulait de ses doigts, enveloppant sa main d’une lumière bleue d’un aspect presque liquide. Abbot n’avait toujours pas repris conscience mais ses cornes étaient baignées d’un scintillement bleu et des jets d’étincelles en jaillissaient en cascade, comme un effet spécial sur la scène d’un concert de rock. L’image n’aurait pas été déplacée dans un clip vidéo.
De toutes parts, l’île subissait sa propre destruction. L’effondrement continu du tunnel temporel arrachait des morceaux de plus en plus grands, les expédiant dans d’autres dimensions. Les cercles électriques qui craquaient autour d’eux fusionnèrent pour former un hémisphère magique. Il n’était pas parfait, cependant – des espaces vides trouaient sa surface, menaçant l’intégrité de la structure tout entière.
« Le problème, c’est moi, songea Artemis. Je n’arrive pas à jouer mon rôle. »
Artemis était au bord de la panique. Chaque fois qu’une telle impression s’emparait de lui, il ordonnait à son esprit de changer de registre et d’entrer dans le mode de la méditation. C’est ce qu’il fit : son rythme cardiaque ralentit et il sentit s’estomper la folie qui se déchaînait autour de lui.
Il ne se concentra plus que sur une chose : la main de Holly dans la sienne. Il serra ses propres doigts et laissa s’écouler un flot de vie et d’énergie. Les doigts de Holly se convulsèrent, envoyant des flux de magie qui se ramifiaient le long des bras d’Artemis. Dans son état de relaxation, sa réceptivité était totale, et la magie de Holly déclenchait la sienne, la puisant aux sources de son cerveau. Il sentit la puissance magique s’animer dans ses terminaisons nerveuses, le remplir entièrement et élever sa conscience à un niveau supérieur. L’expérience était euphorique. Il se rendit compte que s’ouvraient des parties de son cerveau que les humains n’avaient plus utilisées depuis des millénaires. Il comprit aussi que les humains avaient dû disposer de leur propre magie jadis, mais qu’ils en avaient oublié l’usage.
« Prêts ? » demanda Qwan, sans faire usage de sa voix. Ils partageaient leurs pensées, à présent, comme ils l’avaient fait dans le tunnel. Mais cette fois, la communication était plus claire, comme un son digital par rapport à une onde radio.
« Prêts », répondirent les autres, leurs pensées se superposant en une harmonie mentale. Mais la disharmonie et l’hostilité étaient également présentes.
« Ce n’est pas suffisant, pensa Qwan. Je ne parviens pas à sceller l’hémisphère. J’ai besoin d’une plus grande énergie de la part d’Abbot. »
Les autres poussaient leurs efforts au maximum mais ils n’avaient plus aucune réserve de magie. Abbot allait tous les tuer dans son sommeil.
« Oui ? Qui est là ? » demanda une nouvelle voix, ce qui peut paraître surprenant dans un cercle magique fermé, même s’il s’agit du premier auquel on participe.
La voix fut accompagnée d’une série de souvenirs. De grandes batailles, une trahison et une plongée dans un volcan en éruption.
« Qweffor ? dit Qwan. C’est toi, mon garçon ? »
« Qwan ? Est-ce possible ? Êtes-vous également coincé ici ? »
Qweffor. L’apprenti qu’Abbot avait entraîné dans le volcan, là-bas, sur terre. Qwan comprit aussitôt ce qui avait dû se passer.
« Non, nous sommes à nouveau dans le cercle magique. J’ai besoin de ton pouvoir. Tout de suite ! »
« Oh, par tous les dieux. Maître Qwan. Il y a si longtemps. Vous ne croiriez pas ce que mange ce démon. »
« Ton pouvoir, Qweffor ! Tout de suite ! Nous parlerons lorsque nous serons de l’autre côté. »
« D’accord. Désolé. Cela fait tellement de bien d’entendre à nouveau les pensées d’un sorcier. Après si longtemps, je croyais… »
« Ton pouvoir ! »
« Excusez-moi. Il arrive. »
Quelques instants plus tard, une puissante impulsion fit bourdonner le cercle. L’hémisphère se scella, transformé en un bouclier de lumière solide. Qwan dévia une parcelle de magie pour entourer la bombe elle-même. Un sifflement aigu s’éleva de la petite sphère dorée.
« Contre-ut », pensa machinalement Artemis.
« Concentrez-vous ! répliqua Qwan sur le ton de la réprimande. Emmenez-nous dans votre temps. »
Artemis se concentra alors sur tout ce qu’il avait laissé d’important derrière lui et se rendit compte qu’il s’agissait uniquement de personnes. Sa mère, son père, Butler, Foaly et Mulch. Des objets qu’il avait crus essentiels ne signifiaient plus rien. Sauf peut-être sa collection de tableaux impressionnistes.
« Laissez l’art de côté, avertit Holly, sinon, nous arriverons au XXe siècle. »
« Au XIXe, répliqua Artemis. Mais vous avez raison. »
Cette petite discussion peut sembler une perte de temps précieux, mais elle eut lieu instantanément. Un million de messages multisensoriels s’échangèrent en empruntant des chemins magiques qui auraient fait apparaître les câbles à fibre optique comme un moyen de transmission aussi efficace que deux boîtes de conserve reliées par un fil. Les souvenirs, les opinions, les secrets étaient mis à nu et chacun dans le cercle pouvait les percevoir.
« Intéressant, songea Artemis. Si je parvenais à recréer ce processus, ce serait une révolution dans le domaine des communications. »
« Vous étiez une statue ? s’étonna Qweffor. Ai-je bien lu ? »
Au centre du cercle, le minuteur égrenait son compte à rebours. En une seule seconde, il passa à la dernière heure du cadran. Lorsqu’il afficha zéro, une charge fut envoyée dans plusieurs détonateurs, dont trois factices, jusqu’à un bloc de plastic de la taille d’un petit téléviseur.
« Ça y est », pensa Qwan.
La bombe explosa, transformant son enveloppe de métal en un million de fléchettes supersoniques. Le bouclier intérieur arrêta net les projectiles mais absorba leur énergie cinétique, l’ajoutant à celle qui s’exerçait sur le bouclier extérieur.
« J’ai vu, pensa Artemis, impressionné. Très habile. »
D’une certaine manière, il l’avait vu, en effet. Grâce à une sorte de vision latérale qui permettait à chacun de distinguer les événements à son propre rythme et du point de vue qu’il privilégiait. Cette faculté autorisait également son esprit à se concentrer sur son propre temps tout en appréciant le spectacle. Artemis décida de projeter ce troisième œil à l’extérieur du cercle. Ce qui se passait sur l’île devait être spectaculaire.
L’explosion libéra la puissance électrique d’un orage dans un espace de la taille d’une tente de camping à quatre places. Tout aurait dû être vaporisé mais la flamme et les ondes de choc restèrent contenues par la petite sphère dorée. Elles tourbillonnèrent à l’intérieur, traversant la surface en divers endroits. Chaque fois que cela se produisait, la force errante qui se dégageait était attirée par les cercles bleus du pouvoir magique et s’y collait à la manière d’un éclair frappant la terre.
Artemis vit certains de ces éclairs traverser son corps et ressortir de l’autre côté. Mais il ne fut pas blessé. Au contraire, il se sentait plus fort, plus énergique.
« Le sortilège de Qwan me protège, pensa-t-il. C’est de la simple physique – l’énergie ne peut être détruite, il la convertit sous une autre forme : la magie. »
Le spectacle était impressionnant. L’énergie de la bombe alimentait la magie à l’intérieur du cercle jusqu’à ce que les flammes orange qui roulaient en tous sens soient enfin maîtrisées par les étincelles bleues. Progressivement, la puissance de la bombe se consuma et se transforma sous l’effet de la sorcellerie. Les anneaux brillèrent d’une lumière bleue aveuglante et les silhouettes qui constituaient le cercle semblèrent composées d’énergie pure. Elles scintillaient, comme privées de substance, tandis que le sortilège temporel inversé s’emparait d’eux.
Soudain, les anneaux bleus palpitèrent, injectant une onde de choc magique dans l’île elle-même. Le phénomène de transparence se répandit comme de l’eau, à la surface d’abord, puis au-dessous. Les pulsations se succédèrent jusqu’à ce que la transparence s’étende au-delà du cratère. Aux yeux des démons dans leur village, le volcan devait donner l’impression d’être dévoré par la magie. Le vide grandissait à chaque pulsation, ne laissant que des étincelles dorées et scintillantes là où une terre compacte existait quelques instants auparavant.
La dématérialisation atteignit le rivage et s’enfonça dans les dix mètres d’océan qui avaient été transportés en même temps que l’île. Bientôt, il ne resta plus que le cercle de magie bleue qui flottait dans les ondulations rougeoyantes des limbes.
Qwan s’adressa à eux : « Concentrez-vous, maintenant, Artemis et Holly, ramenez-nous à la maison. »
Artemis serra étroitement la main de Holly. Ils n’auraient pu être plus proches. Leurs esprits ne faisaient plus qu’un.
Artemis tourna la tête et regarda son amie de ses yeux bleus. Holly lui rendit son regard. Elle souriait.
– Je me souviens, dit-elle à haute voix. Vous m’avez sauvé la vie.
Artemis sourit à son tour.
– Cela ne s’est jamais produit, répondit-il.
À ce moment, leur esprit et leur corps se fragmentèrent en particules subatomiques et filèrent à travers les galaxies et les millénaires.
L’espace et le temps n’avaient plus de forme reconnaissable. Ce n’était pas comme s’ils avaient volé en ballon au-dessus d’une ligne temporelle en disant : « Regardez, voici le XXIe siècle. Atterrissons ici. »
Tout n’était qu’impressions et sensations. Artemis dut se fermer aux désirs des centaines de démons qui l’entouraient et se concentrer sur sa propre boussole interne. Son esprit aspirerait à retrouver son temps naturel et il lui faudrait simplement le suivre.
Cette aspiration ressemblait vaguement à une lumière qui lui procurait une légère chaleur lorsqu’il se tournait vers elle.
« Bien, pensa Qwan. Entrez donc, il y a de la lumière. »
« C’est une plaisanterie ? » demanda Artemis.
« Non, répondit Qwan. Je ne plaisante jamais quand des centaines de vies sont en jeu. »
« Bonne politique », songea Artemis et il se tourna vers cette lumière.
Holly se concentra sur l’endroit où faire atterrir l’île. La tâche lui parut d’une incroyable facilité. Elle avait toujours chéri les souvenirs de ses voyages en surface et parvenait à présent à les évoquer avec une précision étonnante. Elle se souvenait d’une excursion avec l’école, là où se trouvait jadis l’île de Hybras. Dans son esprit, elle revit la plage au sable doré qui ondulait en étincelant sous la clarté du soleil d’été. Elle aperçut à nouveau l’éclat bleu-gris sur le dos d’un dauphin qui avait surgi d’une vague pour accueillir ses visiteurs féeriques. Elle revoyait également la surface sombre de l’eau, parsemée d’argent, dans ce que les humains appelaient le canal Saint-Georges. La lumière de tous ces souvenirs la réchauffa.
« Bien, pensa Qwan. Entrez donc… »
« Je sais. Il y a de la lumière. »
Artemis essayait de transcrire en mots l’expérience qu’il était en train de vivre, afin de l’écrire dans son journal intime. Mais il trouva cela difficile – une situation inédite pour lui.
« Je crois que je vais simplement m’occuper de retrouver mon propre temps », pensa-t-il.
« Bonne idée », approuva Qwan.
« Alors, comme ça, vous vous êtes transformé en statue ? »
C’était à nouveau Qweffor qui mourait d’envie de connaître l’histoire.
« Pour l’amour du ciel, marmonna Qwan. Regarde toi-même. »
Et il envoya à son ancien apprenti le souvenir de l’épisode.
Tout le monde put ainsi assister à la reconstitution animée de la création originelle du tunnel temporel, dix mille ans auparavant.
Ils virent en pensée sept sorciers suspendus juste au-dessus du cratère d’un volcan en activité, protégés de la chaleur par un cercle magique. Le spectacle était plus impressionnant que le cercle improvisé observé par Artemis quelques instants auparavant. Ces sorciers-là étaient sûrs d’eux, imposants, vêtus de robes ornées de motifs contournés. Leur cercle magique était en fait une sphère de lumière multicolore. Ils n’avaient pas à patauger dans la cendre – ils restaient en vol stationnaire à sept mètres au-dessus de la gueule du volcan. Scandant de mystérieuses formules d’une voix profonde, ils déversaient des éclairs de magie dans le magma jusqu’à ce qu’il se mette à bouillonner, à se convulser. Tandis que les sorciers se concentraient pour transmettre leur énergie au volcan, Abbot et son acolyte, Bludwin, sortaient subrepticement de leur cachette, derrière un amas rocheux situé un peu plus haut. Et bien que la peau des démons puisse supporter une chaleur intense, tous deux transpiraient abondamment.
Sans prendre le temps de penser à quel point leur plan était sot et à courte vue, les saboteurs bondissaient de l’amas rocheux vers le cercle qui se trouvait au-dessous. Bludwin, qui avait reçu en partage le double don d’idiotie et de malchance, manquait sa cible et plongeait en gesticulant vainement dans le magma bouillonnant. La combustion de son corps provoquait à la surface de la lave une légère augmentation de température, peu significative, mais suffisante pour fausser le sortilège. Abbot, quant à lui, parvenait à s’accrocher à Qweffor, l’entraînant hors du cercle magique jusqu’au bord du cratère. La peau d’Abbot se mettait à fumer et le malheureux Qweffor, toujours plongé dans son hébétude magique, était sous son poids aussi impuissant qu’un nouveau-né.
Tout s’était passé au pire moment possible. Le sortilège était à présent lâché sans contrôle dans le volcan et les sorciers ne pouvaient pas l’arrêter davantage qu’une souris n’aurait pu contenir la mer.
Une colonne magique de lave épaisse jaillissait du volcan, magnifique dans ses couleurs rouges et orangées, et pointait droit vers la demi-sphère de magie bleue semblable à un chaudron renversé. Grimaçant, visiblement désorientés, les sorciers transformaient alors la roche fondue en pouvoir pur, renvoyant l’énergie vers le sol.
Abbot et Qweffor se trouvaient emportés tous les deux par le mouvement d’éruption et de reflux de la lave. Qweffor, que la magie avait déjà plongé dans un état insubstantiel, se muait en un amas d’étoiles qui épousait la forme de sa silhouette et finissait par être absorbé dans le corps d’Abbot. Abbot se convulsait de douleur, déchirant pendant un bref instant sa propre peau, puis disparaissait, étouffé sous un déluge de magie.
Les sorciers maintenaient le sortilège aussi longtemps qu’ils le pouvaient jusqu’à ce que la plus grande partie de l’île ait été transportée dans une autre dimension. Mais la lave continuait d’affluer des profondeurs du sol et, à présent que le cercle était rompu, ils ne parvenaient plus à maîtriser le déchaînement de sa puissance. L’éruption les projetait alors violemment dans l’espace, comme un ours écarte à coups de patte des insectes importuns.
Les sorciers malmenés tournoyaient dans les airs en une ligne brisée, leurs robes enflammées laissant dans leur sillage une traînée de fumée. Leur île avait disparu, leur magie était épuisée et la mer qui s’étendait au-dessous d’eux s’apprêtait à les engloutir en leur fracassant les os. Ils n’avaient plus qu’une seule chance de salut. Dans un dernier effort, Qwan rassemblait ses ultimes étincelles de magie et jetait le sortilège de la gargouille. Le plus élémentaire des talents de sorcier. Au milieu de leur chute, les sorciers étaient ainsi pétrifiés et précipités dans les eaux écumantes. L’un d’eux mourait sur le coup, la tête tranchée net, deux autres perdaient bras et jambes et les derniers ne survivaient pas aux effets du choc. À part Qwan, qui avait eu le temps de se préparer. Ils sombraient alors au fond du canal Saint-Georges où ils allaient servir d’abri pendant plusieurs milliers d’années à d’innombrables générations d’araignées de mer.
« Pendant plusieurs milliers d’années, songea Qweffor. Peut-être que rester coincé dans le corps d’Abbot n’était pas si mal, après tout. »
« Où est Abbot, à présent ? » demanda Artemis.
« Il est en moi, répondit l’apprenti sorcier. Il essaye de sortir. »
« Très bien, pensa Qwan. J’ai deux mots à lui dire. »